Revue dramatique - 14 janvier 1913

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Revue dramatique - 14 janvier 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


Théâtre Sarah-Bernhardt : Kismet, conte arabe en 3 parties de M. Knoblauch, traduit par M. Jules Lemaître. — Odéon : Faust, adapté par M. Emile Vedel. — Théâtre-Antoine : L’homme qui assassina, pièce en 3 actes, tirée du roman de M. Claude Farrère par M. Pierre Frondaie. — Gymnase : La Femme seule, pièce en 3 actes, par M. Brieux.


Je l’attendais. J’attendais ce Kismet que M. Guitry a monté avec le luxe et le soin que vous savez. Je l’attendais sans impatience, comme on attend ce qu’on est sûr de voir venir à l’heure dite. Je l’attendais, non pas seulement parce que la pièce, en tournée à travers l’Europe, ne pouvait manquer d’être jouée à Paris, un jour ou l’autre, mais parce, qu’il était juste et équitable qu’elle fût représentée chez nous et comme elle l’a été, parce que cela était dans l’ordre, dans la logique et dans la nature des choses, en conformité avec le mouvement qui se poursuit dans notre théâtre et que cette exhibition sensationnelle illustre magnifiquement. Sous des influences qui, pour la plupart, ne sont pas des influences françaises, et pour des causes dont j’essaierai tout à l’heure d’indiquer quelques-unes, on est arrivé progressivement, — je ne dis pas dans les théâtres de féerie et dans les music-halls, mais dans les théâtres « littéraires, » — à donner une importance de moins en moins grande à ce qui jadis était le principal, le texte de la pièce, et à augmenter d’autant celle du cadre et des accessoires : décors, figuration, costumes, jeux de lumière, spectacle, danse et musique. Avec cette pièce, nous voici au terme de l’évolution : il n’y a plus de pièce, il n’y a que des décors. Ces décors sont splendides : c’est un cadre merveilleux autour d’un tableau absent. Ainsi Kismet, à défaut d’autre signification, a du moins celle-ci : il symbolise cette manie moderne, la folie de la mise en scène.

Le « conte arabe » de M. Knoblauch, qui n’est pas un auteur allemand, comme son nom pourrait le faire croire, mais un auteur anglais, est un pur rien. Quelques penseurs d’avant la première nous avaient suggéré que ce récit d’aventures incohérentes pouvait bien contenir une philosophie subtile et profonde. Kismet signifie : destinée. La journée d’un mendiant qui, à midi, tente d’assassiner le calife, et, le soir, marie sa fille à ce même calife, n’est-ce pas l’image elle-même de la destinée humaine ? Non. Ce ne l’est pas. C’est un conte à dormir debout, si vous voulez, mais ce n’est pas l’image de la destinée humaine. Le tailleur d’un grand-duc, ayant dissipé l’argent dont il devait acheter l’étoffe nécessaire à confectionner un costume d’apparat, fit le geste de passer à ce naïf principicule des habits d’un tissu tellement délicat qu’il en était invisible. Le peuple, un instant dupe découvrit pourtant la vérité : le grand-duc était complètement nu. C’est ici l’inverse : le costume est magnifique, mais il n’y a personne dedans.

Les habits n’habillent personne, mais qu’ils l’habillent bien ! Car, si je trouve cet étalage de mise en scène absurde, cela ne m’empêche pas de reconnaître l’art du metteur en scène. Ce que j’admire ici, plus encore que la somptuosité, c’est le goût, autant du moins que le goût est compatible avec la profusion. Chaque décor forme un tableau, d’une composition et d’une tonalité exquises ; chaque costume est par lui-même une œuvre agréable à voir et donne, non pas l’illusion d’oripeaux qui de loin font leur effet, mais l’impression d’une de ces choses rares que se disputent, pour des fortunes, antiquaires et collectionneurs. Si M. Guitry a voulu seulement, quoi qu’il dût lui en coûter, montrer, en réponse à l’invasion d’un exotisme somptueux et barbare, ce que nous pouvons faire de la mise en scène en y apportant la délicatesse traditionnelle du goût français, il y a pleinement réussi.

Ce sont, au premier tableau, les abords d’une mosquée, dans la lumière matinale. Le mendiant Haji accueille, de sa cantilène suppliante, tous les fidèles qui viennent à la mosquée faire leurs dévotions. Il en arrive, il en arrive, ex chaque nouvel arrivant porte un costume dont la richesse différente provoque dans la salle un frémissement d’aise. Les personnages enturbannés passent, sans mot dire, font un tour sur la scène et puis s’en vont. Et le défilé, une fois commencé, ne s’arrêtera plus. Il ne s’arrêtera plus jusqu’à la fin de la pièce. En effet, pour remplir les intervalles entre deux tableaux, pendant les changemens de décor, on a imaginé de faire passer devant une toile de fond des figurans superbement costumés qui entrent par un côté de la scène et sortent par l’autre, venus uniquement pour nous faire admirer l’un son costume bleu, l’autre son costume vert, jaune, orangé, ou de quelque nuance que ce soit de l’arc-en-ciel. En sorte que, lorsqu’on ferme les yeux et qu’on songe à Kismet, ce qui s’évoque d’abord, c’est cette procession bariolée et silencieuse, cette série mouvante de costumes qui vont...

Ensuite le tableau du souk. A mesure qu’il se découvre, c’est dans le public un « ah ! » de surprise et de contentement. Ce qui m’a surtout frappé, c’est l’art avec lequel on a su produire une impression de profondeur et d’immensité. Je m’excuse d’ailleurs de l’insuffisance qu’aura nécessairement ce compte rendu : plutôt qu’un critique de théâtre, il y faudrait un critique d’art, un écrivain pour qui le monde extérieur existe, comme disait Théophile Gautier, qui certainement aurait pris à de tels spectacles un plaisir extrême et l’aurait fait goûter à ses lecteurs. Toujours est-il que le grouillement de peuple m’a paru on ne peut mieux imité. Marchands, passans, mendians, tout cela s’agite dans un brouhaha parfaitement réglé. On perçoit des sons gutturaux, qui d’ailleurs n’offrent aucun sens, car il est à noter que, quand on parle dans cette pièce, c’est le plus souvent par onomatopées empruntées à un idiome que nous ne comprenons pas. Tout à l’heure, le devant de la scène sera occupé par un chanteur et une chanteuse hindous qui, en s’accompagnant sur des luths de là-bas, moduleront des complaintes lentes, lentes, infiniment lentes. Au tableau du souk, un long et magnifique cortège traverse la scène. Est-ce le calife, ou n’est-ce pas plutôt le wazir ? Car ne dites plus « vizir » qui manque déplorablement de couleur locale, mais « wazir, » qui tout de suite impressionne par une saveur d’authenticité... Et tout cela pour nous apprendre que le mendiant Haji, ayant reçu une bourse d’or, est venu s’acheter des habits, mais que, l’habitude étant la plus forte, au lieu de les acheter, il les a volés.

Un repos au milieu de ces splendeurs : c’est la chambre où Marsinah, la fille d’Haji, reçoit son amoureux, qu’elle croit être le fils de leur voisin le jardinier, et qui est le calife en personne.

Et l’éblouissement recommence. Nous voici dans le palais du wazir Mansour. Il y a des colonnes, des moucharabiehs, des bassins, des jets d’eau, des portiques, que sais-je encore ? tout ce que les guides vantent dans l’architecture mauresque. On songea l’Alhambra et on trouve que cela dispense du voyage. De telles richesses n’ont pas pour habitude d’être acquises honnêtement. Le wazir Mansour est une abominable canaille, qui en outre manque de tact ; si bien que, pour le punir d’avoir eu la main lourde, le calife va lui faire couper la tête. Il n’a qu’une ressource, qui est de faire assassiner le calife. Il charge de cette commission Haji, qui accepte sans aucune espèce de scrupule.

Et ce tableau n’est rien auprès de celui qui suit. Le palais du wazir est un taudis, si vous le comparez à celui du calife qui maintenant ouvre devant nous sa grande salle, richement décorée, d’où la vue, par de larges baies, se prolonge en des perspectives bleutées. Le calife rend la justice, à moins qu’il ne tienne son Conseil des ministres. Pour égayer un peu cette séance austère, on introduit un faiseur de tours, qui n’est autre qu’Haji. Il tente de poignarder le calife, mais comme il est novice dans le métier, il manque son coup et les policiers l’emmènent en prison, ce qui est, de la journée, la première chose qu’il n’ait pas volée.

A quoi bon poursuivre l’énumération de ces tableaux : la prison, le harem de Mansour, la mosquée ? Il suffit de répéter que chacun en son genre est un chef-d’œuvre de pittoresque. A quoi bon dire comment se termine l’aventure d’Haji ? Elle n’intéresse personne, et il faut bien en convenir. Je pense que j’ai rendu au décorateur et au costumier un assez complet hommage ; mais, puisque nous sommes au théâtre, il est bien impossible de ne pas tenir compte de l’impression que produit au théâtre cette prestigieuse exhibition. Et, ici, il n’y a qu’un mot qui serve : c’est l’ennui.

Un ennui morne règne dans la salle, tandis que, sur un accompagnement monotone et lent de vagues musiques pour danse du ventre, défile l’interminable procession de personnages quelconques aux beaux costumes. Je ne nie pas que quelques dilettanti, amoureux des jeux de nuances et des harmonies de couleurs, n’y puissent trouver une vive jouissance. Mais combien sont, dans une salle de spectacle, ces connaisseurs, doués à l’extrême du sens artiste ? Et ceux-là mêmes ne préféreraient-ils pas se promener à loisir, au milieu de ces merveilles, dans quelque exposition ? J’entends bien que Kismet est une féerie, et qu’il ne faut pas chercher malice aux féeries, quoique, depuis l’Oiseau Bleu, la mode soit d’y découvrir une forêt de symboles. Mais alors, qu’on nous rende la Biche au Bois et le Pied de Mouton ! Une féerie s’adresse aux enfans, et ce qui manque cruellement à celle-ci, c’est le caractère bon enfant. Il y faut de la gaieté, de la fantaisie, des trucs divertissans ; celle-ci est triste, tout à la fois frivole et grave. Enfin, quels que soient notre âge et nos goûts, nous tous qui allons au théâtre, c’est pour y être au théâtre et non au musée du costume.

Si l’on voulait maintenant rechercher par quel chemin et par quelles étapes nous sommes arrivés à cette débauche de spectacle et à ce délire de mise en scène, il y en aurait long à dire. Cela mériterait toute une étude. Je me borne à signaler un ou deux faits, à titre d’indications. — Le premier est le progrès des moyens matériels. La machinerie se perfectionne tous les jours. Les jeux de lumière surtout prêtent à des effets merveilleux. On en use et on en abuse. Dès que la toile se lève, la salle est plongée dans une obscurité complète : c’est, me dit-on, l’influence des représentations de Wagner. Cependant sur la scène les personnages s’agitent dans une pénombre lumineuse, parmi des brouillards de toutes les couleurs. On a parfaitement la sensation que tout cela se passe en rêve. Les yeux et l’esprit sont noyés dans une brume éminemment artiste. — Un autre fait est l’augmentation du nombre des spectateurs, coïncidant avec les perfectionnemens du spectacle. Parce que chaque pièce, pour être montée à la manière et avec le luxe d’aujourd’hui, exige des frais considérables, il est indispensable qu’elle ait un grand nombre de représentations : il ne lui suffit plus d’un public, il lui faut une foule. Cette foule est en partie cosmopolite. Quand on prête l’oreille aux réflexions qui sont faites dans les entr’actes, on devine tout ce qu’on perd à ne pas être polyglotte. Il en résulte que les pièces ne doivent pas exiger un trop grand effort d’esprit pour être accessibles à cette foule bigarrée où plusieurs ne suivent qu’avec peine le dialogue français. Beaucoup même de ces pièces sont elles-mêmes cosmopolites. Elles ont « fait » les capitales du monde avant la nôtre. Elles retiennent quelque chose de berlinois, de viennois, d’anglais ou d’américain. C’est l’importation étrangère qui nous envahit ici comme ailleurs. Ce sont des pièces pour clientèle de Palace-hôtels. — Cette subordination de la pièce au spectacle, cet étalage de beautés confuses et de merveilles éblouissantes, est en contradiction avec les habitudes de notre théâtre, qui est mesure, clarté, mouvement, action, observation, fantaisie, esprit. Je souhaite de toutes mes forces et j’espère une réaction qui nous débarrassera de cet envahissement d’un luxe parasite, et rétablira dans ses droits l’auteur dramatique, aujourd’hui dépossédé par le machiniste,. l’accessoiriste, le costumier, le décorateur, le metteur en scène, l’électricien, et tous ceux, artistes, artisans et ouvriers, dont les efforts combinés tendent à la suppression de ce qui se dit, au profit de ce qui se voit.

M. Guitry, qui est un si puissant acteur de comédie et qui, dans des rôles faits à sa taille, exerce sur le public une action incontestable, n’a rien de ce qui constitue l’acteur de féerie. Il a été parfaitement détestable dans le rôle du mendiant Haji, et je le dis à son éloge. Auprès de lui, faut-il citer Mme Marie-Louise Derval, toujours charmante et toujours digne de meilleurs rôles, et Mlle Jeanne Desclos, très gracieuse en Marsinah ? Encore une fois, les rôles de Kismet n’en sont pas. Tout ici n’est que parade et figuration.


Si vous voulez, par un autre exemple, juger du péril que fait courir à la littérature dramatique cette exubérance de la mise en scène, allez voir à l’Odéon l’adaptation de Faust, qui y est en ce moment représentée avec grand succès. N’est-ce pas à ce même Odéon que. l’an dernier, nous eûmes une Esther dont le succès fut surtout un succès de décors, ô Racine ! mais les vers n’étaient pas de Racine. Je me souviens que jadis, ayant à faire l’analyse d’une pièce dont l’auteur était peu goûté des lettrés, M. Jules Lemaître, dans un de ses délicieux feuilletons, s’amusa, pour chaque acte, à décrire le décor ; puis, deux lignes lui suffisaient pour noter ce qui s’y passait. Cette méthode conviendrait fort bien ici. Seulement, cette fois, le texte est de Gœthe !

Au premier tableau les remparts d’une ville. Le jour tombe. Nous suivons d’un œil curieux et charmé les changemens de la lumière, jusqu’à ce que les feux du soleil couchant colorent le faîte des maisons et qu’après cet embrasement splendide, qui est l’adieu de « l’astre du jour, » nous assistions aux progrès de l’ombre qui s’étend ; c’est le moment pour le docteur Faust de regagner la ville.

Le deuxième tableau est un Rembrandt. Dans une chambre voûtée, près de la fenêtre, un « vieux philosophe » est penché sur ses livres. Toute la pièce est enveloppée de ce fameux « clair-obscur » que nous admirons dans les tableaux du maître hollandais, et qu’on est parvenu à reproduire par un de ces effets d’éclairage où se joue l’industrie de nos habiles spécialistes. Le vieux philosophe se désespère de sa vieillesse, évoque les esprits, el vend son âme au diable, par un engagement écrit et dûment signé de lui.

Le quatrième tableau est un Téniers. Dans la taverne d’Auerbach, des buveurs sont attablés ; il y a des ivrognes affalés sur les bancs, tandis que, par un escalier placé sur le côté, Faust s’introduit dans ce lieu de délices et s’initie enfin aux joies de la terre.

Ici non plus, je n’aurai garde d’énumérer tout au long, et un par un, les tableaux successifs : le jardin de Marguerite, la nuit de Valpurgis, la prison. J’ai hâte d’arriver à celui qui est certainement le clou de la soirée et qui est une pure merveille. C’est la nuit, au bord d’un lac. De l’onde sortent des elfes, des sylphides, tout un petit peuple des eaux et de l’air. Ces êtres légers qui semblent l’âme du lac, des arbres et de la prairie, exécutent dans une atmosphère vaporeuse des danses de rêve, cependant que l’aurore, qui peu à peu éclaire le paysage, efface par degrés l’illusion et fait s’évanouir l’essaim voltigeant. Ce sont des enfans, élèves de la Loïe Fuller, qui exécutent ces danses et, en agitant des gazes au-dessus de leur tête, donnent cette impression de nuées multicolores. On n’imagine pas de spectacle plus gracieux et plus poétique, — poésie des gestes, des mouvemens, des ondes lumineuses, à laquelle on se rend bien compte que la poésie des mots n’ajouterait rien.

Nous aurons encore la vision d’un temple au bord de la mer. Assise sur un rocher, Hélène est entourée de quelques nymphes. Vous ai-je dit qu’à un des tableaux précédens nous avions vu une Vénus presque nue, à quelques guirlandes de fleurs près ? Ce sont, comme disait Bossuet.de ces cas où les paroles languissent auprès des réalités. Enfin nous assisterons à la mort de Faust, dans son cabinet peint par Rembrandt. Les cloches de Pâques sonnent gaiement. On entend la voix de Marguerite qui intercède pour son hideux séducteur ; et, puisque Faust ne sera pas damné, c’est donc qu’il y a aussi peu de justice dans l’autre monde que dans celui-ci.

On a été un peu surpris de constater que cette adaptation se limite presque exclusivement à l’épisode de Marguerite et diffère à peine du livret de Barbier. Toutefois y avait-il, dans ces décors et parmi ces divertissemens, place pour autre chose que pour un Livret d’opéra ? C’est bien à un opéra que nous avons été conviés. Ballet, tableaux vivans, machines, trucs, musique d’orchestre, il n’y manque que le chant. Peut-on même dire qu’il y manque ? Les mélodies de Gounod et de Berlioz qui traînent dans notre mémoire viennent d’elles-mêmes se mettre sous les paroles. Mais, s’il faut s’en rapporter à l’amusante saynète de M. Pierre Veber : Une loge pour « Faust, » l’opéra qu’on joue à l’Opéra se démode : on ira l’entendre à l’Odéon.

L’interprétation est très convenable. M. Joubé qui joue le rôle de Faust m’a paru meilleur en Faust vieillard qu’en Faust gentilhomme. Sa voix qui est grave se prête mieux aux lamentations du philosophe qu’aux déclarations de l’amoureux. M. Desfontaines s’est tiré tout à fait à son honneur du rôle de Méphistophélès. Il y met beaucoup de souplesse et de variété, et, en plus d’un endroit, il a fait sentir la raillerie méchante et la dérision amère du mauvais esprit. Mlle Sylvie est une Marguerite d’une simplicité louable, quoique peut-être excessive. Enfin, pourquoi ne pas dire que le philosophe et le diable, l’ingénue et la duègne, nous les avons tous et toutes oubliés, quand ont paru les petites élèves de la Loïe Fuller ?


Les décors sont très soignés, quelques-uns même tout à fait suggestifs, dans l’Homme qui assassina ; et on pourrait continuer de s’étendre, à ce propos, sur l’art moderne de la mise en scène... Mais enfin, cette fois, il y a une pièce, et nous pouvons cesser de raconter des décors. La pièce de M. Frondaie est tirée d’un roman de M. Claude Farrére ; elle en est fort différente ; toutefois, c’est la condition même de ce genre d’ouvrages que la pièce suppose la connaissance du roman, et que, se bornant à faire allusion à certains développemens du livre, elle paraisse en maints endroits d’un art sommaire et d’une psychologie obscure, à moins qu’il ne soit superflu de parler ici de psychologie.

Nous sommes à Constantinople. Pendant que s’achève une fête, vont et viennent des personnages du monde officiel. Et voici ce que nous apprenons. Le directeur de la Dette ottomane, lord Archibald Falkland, a une maîtresse, une certaine Edith, recueillie par lady Falkland, et qui paie ainsi sa dette de gratitude pour l’hospitalité reçue au foyer. Les deux amans veulent à toute force se débarrasser de lady Falkland ; ils lui infligent humiliations sur humiliations ; ils veulent lui prendre son enfant. Tout notre intérêt se porterait sur cette femme malheureuse, si celle-ci n’avait eu une faiblesse que nous avons bien de la peine à lui pardonner. Elle a un amant, elle aussi. C’est un prince russe, Cernuwitz, ignoble personnage, de ceux dont l’approche salit une femme. Comme il doit à lord Archibald la forte somme, il est entre ses mains son âme damnée. Ah ! comme nous aurons de la peine à sympathiser avec la maîtresse de ce misérable ! Voilà de bien vilain monde. Mais il y a là, droit et fier, un officier fiançais, le colonel marquis de Sévigné, attaché militaire de l’ambassade. Nous ne savons pas encore en quoi consistera son rôle ; mais nous savons que ce sera le beau rôle.

Le second acte commence par une conversation beaucoup trop longue, si même elle n’est tout à fait inutile, entre Sévigné et Mehmet pacha, qui est quelque chose comme le préfet de police du Sultan. Arrive lady Falkland, pressée de faire auprès de l’officier français une démarche dont nous avons quelque peine à nous expliquer l’opportunité et la convenance. L’attaché militaire français lui inspire estime et confiance, tant et si bien qu’elle croit devoir lui apprendre qu’elle est la maîtresse du prince russe. Un de mes amis, conseiller municipal de Paris, m’a conté qu’une dame de son quartier vint un jour lui confier ses histoires de famille les plus intimes. Et comme il lui demandait : « Pourquoi me contez-vous tout cela ? » elle répondit simplement : « Pour que vous soyez au courant. » Les dames de Constantinople jugent nécessaire, paraît-il, que l’attaché militaire de France soit au courant de leurs affaires de cœur. Mais on ne saurait tout prévoir. Le marquis de Sévigné ne laisse pas à lady Falkland le temps de parler, ayant lui-même un important secret à lui confier : c’est qu’il est amoureux d’elle. Lady Falkland juge que le moment serait mal choisi pour lui avouer précisément qu’elle est la maîtresse d’un autre, et de qui !... La situation ne laisse pas d’être dramatique, et la scène, bien menée, a provoqué l’applaudissement.

Tout cela d’ailleurs n’est que pour amuser le tapis et nous préparer aux fortes émotions du troisième acte, en vue duquel l’auteur a réservé tout son effort et combiné tous ses artifices. Comme au troisième acte de Bagatelle, M. Hervieu amenait tous les personnages de la pièce dans la chambre d’une de ses héroïnes, nous allons les voir tous se donner rendez-vous dans la chambre de lady Falkland, où ils pénètrent les uns par la fenêtre, les autres par la porte ou par un escalier intérieur. C’est la nuit. Sévigné arrive le premier et par la fenêtre ; un second visiteur nocturne s’étant annoncé, il feint de se retirer par le même chemin ; mais il se ravise et, à l’insu de lady Falkland, disparaît par un escalier comme par une trappe et se blottit dans une cachette d’où il peut tout voir sans être vu. Ce qu’il voit d’abord, c’est le prince russe auprès de lady Falkland, et celle-ci en train de se déshabiller. Plaignons cet amoureux ! Mais à l’instant psychologique, et avec une précision qu’il est difficile d’attribuer au seul hasard, nouvelle intrusion : Falkland avec Edith. Scène de flagrant délit où il ne manque que le commissaire. Pour éviter qu’on n’aille chercher son fils, et qu’on n’en fasse le témoin de son déshonneur, lady Falkland signe un papier, qui est l’aveu de sa faute : le mari serre précieusement ce papier dans son portefeuille, à toutes fins utiles. Puis chacun rentre chez soi et Falkland reste seul en scène... Alors surgit de l’ombre et de l’escalier une forme humaine : c’est le marquis de Sévigné. Il bondit sur Falkland, d’un coup de couteau l’étend mort à ses pieds, lui prend son portefeuille et disparaît par la fenêtre... Cela ne dure qu’une minute, mais qui est, je crois bien, la minute pour laquelle toute la pièce a été faite. L’effet est très grand et la scène, — de pantomime, à vrai dire, plutôt que de drame, — a été jouée par M. Gémier de la façon la plus saisissante.

Mais allez donc commettre un crime pour la femme que vous aimez, quand elle ne vous aime pas ! Elle en sera éperdument reconnaissante, — à un autre, qui a sur vous la supériorité d’être celui qu’elle aime. Lady Falkland ne doute pas que le crime qui la libère n’ait été commis par le prince russe et sa passion redouble pour le sympathique assassin. Et à qui vient-elle faire confidence de son admiration pour le sublime meurtrier ? A Sévigné. Tout de même il nous semble que cette femme pousse plus loin que les limites connues le manque de clairvoyance. Comment n’a-t-elle pas compris que le guet-apens de la nuit précédente avait été combiné entre son mari et son amant ? L’attitude de celui-ci suait la traîtrise... Sévigné est désespéré, mais il n’est pas dégrisé. Il reste aussi amoureux ; et il n’en sera que plus héroïque. Il poussera l’héroïsme jusqu’à l’absurde. Afin de sauver l’immonde Cernuwitz, il se dénonce lui-même à Mehmet pacha. Mais il paraît que la police turque est pleine de bonhomie. Mehmet pacha a sous la main un criminel déjà titulaire de tant d’assassinats qu’un de plus ou un de moins ne changerait rien à son affaire. On lui fera endosser l’assassinat du directeur de la Banque ottomane... Lady Falkland a tout entendu d’une pièce voisine. (On écoute beaucoup aux portes dans cette pièce, comme d’ailleurs dans tous les drames et tous les mélodrames.) Cette révélation la plonge dans la confusion et lui fait souhaiter de renoncer au monde, où décidément elle s’adapte mal... Tout cela est terriblement artificiel et combiné uniquement en vue de l’effet ; mais, telle qu’elle est, la pièce est bien faite et agit comme il faut sur les nerfs.

J’ai déjà dit le succès de M. Gémier au troisième acte. Il a soutenu l’intérêt au quatrième par l’intensité avec laquelle il a traduit son émotion, et par la concentration de son jeu. Le rôle de lady Falkland a trouvé en Mme Madeleine Lély une excellente interprète. Elle a été extrêmement touchante au troisième acte où, pour exprimer sa détresse, elle a trouvé de vraies larmes et de réels sanglots.


M. Brieux ne fait du théâtre que pour mettre des idées au théâtre et pour y soutenir, sinon des thèses, du moins des causes généreuses. La pièce l’intéresse moins que l’idée, et le succès de la pièce n’a de prix à ses yeux que parce qu’il aide au succès de la cause. Parmi les problèmes de l’époque présente, il en est un qui n’a cessé de le préoccuper : celui de la condition faite à la femme par notre état social. Il faut croire qu’en vingt ans, malgré les sociologues, malgré les auteurs dramatiques et malgré M. Brieux lui-même, la question n’a pas beaucoup avancé puisque, débutant au théâtre il y a vingt ans, M. Brieux y faisait représenter Blanchette et que, vingt ans après, il fait jouer la Femme seule qui est comme une transposition, ou une réplique, de Blanchette. Au lieu d’une boutique de cabaretier, nous sommes dans un intérieur de bourgeoisie. Chez M. et Mme Guéret on joue Barberine. Ce décor de fête est pour encadrer la nouvelle d’un désastre. Les Guéret sont complètement ruinés, et une orpheline qu’ils avaient recueillie, Thérèse, est frappée par le même coup. Cette jeune fille nous a été présentée comme un type de la jeune fille moderne. Instruite, active, laborieuse, elle a une franchise d’allures et une liberté de langage qui scandalisent parfaitement les bourgeois ancien style que sont les Guéret, Avertie par le notaire, elle connaissait la ruine de toute la famille, ce qui ne l’empêchait pas d’être la plus sémillante et la plus gaie des Barberine. Son parrain et sa marraine lui offrent de l’emmener avec eux en province, où ils vivront auprès d’un de leurs parens, M. Féliat, industriel, qui leur confiera la direction d’un atelier de reliure. Mais s’enterrer en province, en compagnie de protecteurs maussades, ne lui dit rien qui vaille. Nous sommes au XXe siècle, dans un temps d’individualisme et de féminisme : c’est pour s’en servir. Thérèse décide de venir à Paris chercher fortune, ou, du moins, chercher sa vie.

Elle s’adresse d’abord à un journal rédigé par des femmes, la Femme libre. L’auteur a décrit ce milieu pittoresque de façon curieuse et peu engageante. Je doute qu’il inspirée à beaucoup de ses spectatrices le goût de faire carrière dans la littérature féministe. Une certaine Caroline Legrand, qui fait dans le bureau de rédaction une entrée tumultueuse, énonce d’une voix de virago que, pour être une vraie féministe, il faut être vieille et laide, sans quoi on a trop d’occasions de manquer à son programme. Thérèse va en faire l’expérience. Ce journal de femmes est dirigé et exploité par un homme. M. Néris, dans un langage d’un parfait cynisme, déclare à la jeune fille qu’elle n’a le choix qu’entre deux partis : ou devenir sa maîtresse, ou quitter le journal. C’est la scène capitale de l’acte. A ces propositions sans vergogne, la jeune fille répond avec une juste indignation, et c’est au nom de toutes les pauvres filles, placées ainsi entre la misère et la honte, qu’elle proteste, dans un beau mouvement d’éloquence élargie, contre le bas égoïsme et la cruelle sensualité du sexe masculin.

Cette tentative d’émancipation, qui vient de lui si mal réussir dans le monde bourgeois, Thérèse va la renouveler dans le monde ouvrier. C’est le sujet du troisième acte, le plus original de la pièce. Thérèse a pris la direction de l’atelier de reliure, à la papeterie Féliat, près Êvreux Elle a organisé parmi ses ouvrières un syndicat de femmes, à l’instar des syndicats d’hommes. Mais ce que les hommes jugent commode pour eux, ils ont eu de tout temps soin de l’interdire aux femmes. Si bien que la C. G. T. envoie tout exprès un délégué à l’effet de dissoudre le syndicat féminin... Une scène excellente est celle où un ouvrier, Vincent, vient solliciter Thérèse de prendre sa femme comme ouvrière. Il ne demande pas pour elle un fort salaire, un salaire d’homme, bien sûr ; mais il rêve qu’elle gagne assez pour lui payer son tabac et les parties de billard où il l’invitera à le regarder. Une autre, vraiment saisissante, est celle où une vieille femme répond à l’argument de ceux qui veulent que la femme reste à la maison au lieu d’aller à atelier. « A la maison ? C’était bon autrefois, quand on avait quelque chose à faire à la maison. La ménagère avait mille occupations : filer la quenouille, tirer l’eau du puits, allumer les feux, que sais-je ? Aujourd’hui on ne file plus : les grands magasins vous livrent à meilleur marché des vêtemens confectionnés : on tourne un robinet pour faire couler l’eau, sortir le gaz, jaillir l’électricité... « Il va sans dire que M. Féliat cède aux injonctions du Délégué de la C. G. T. Thérèse est, une fois de plus, repoussée, sans asile et sans pain.

Tel est l’égoïsme, telle est la brutalité de l’homme. M. Brieux les dénonce avec une virulence que je ne trouve pas exagérée. Mais qu’y faire ? Espère-t-il vraiment un changement dans les mœurs ? Ou plutôt, ne serait-il pas d’avis que, depuis vingt ans de revendications féministes et de prétendue émancipation de la femme, nous faisons fausse route ? Je remarque que si Thérèse n’avait pas été une jeune fille moderne, férue d’indépendance, elle serait allée vivre paisiblement avec des parens un peu ennuyeux, un peu désagréables, mais enfin supportables, près d’Evreux qui est une bonne petite ville, où il n’est pas du tout impossible que son charme discret et sa grâce mélancolique eussent touché le cœur d’un brave garçon.

Le rôle de Thérèse a fourni à Mlle Provost une création remarquable, où elle a révélé des qualités de sentiment et d’émotion qu’on ne lui connaissait pas encore. Mme e Marquet a mis en plein relief et personnage épisodique de Caroline Legrand. M. Signoret (Féliat) le M. Calmettes (Néris) ont été suffisans.


RENE DOUMIC.