Revue dramatique - 14 juillet 1883

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Revue dramatique - 14 juillet 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 453-466).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Mademoiselle du Vigean, comédie en 1 acte, en vers, de Mlle Simone Arnaud.

« Un amant et une maîtresse qui se quittent ne sont pas, sans doute, un sujet de tragédie. » Ainsi l’a décrété Voltaire, et Mlle Simone Arnaud s’est peut-être souvenue de ce décret lorsqu’elle a fait imprimer sous ce titre : Mademoiselle du Vigean, ce mot : comédie. Mais Voltaire, en l’espèce, n’est-il pas un peu léger ? « Un amant, une maîtresse qui se quittent,.. » c’est bientôt écrit : encore faut-il savoir quel amant, quelle maîtresse et comment ils se quittent. La qualité de l’action suit la qualité des caractères et des sentimens. Marinette et Gros-René, qui rompent la paille, ne sont point un sujet de tragédie, non plus que d’épopée : il me paraît cependant que la séparation d’Énée et de Didon fournit à Virgile un assez beau chant de poème épique, et je ne puis oublier Bérénice. Aussi bien c’est à propos de Bérénice que Voltaire s’avise de cet arrêt : or, le malin Racine avait répondu par avance : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Mlle Simone Arnaud, assurément, connaît la préface de Bérénice ; elle a fait tous ses efforts pour que l’action de Mademoiselle du Vigean fût grande, pour que les acteurs en fussent héroïques, pour que les passions y fussent excitées ; ces efforts pouvaient réussir : si l’auteur, après coup, n’a réclamé pour son ouvrage que cette qualité de comédie, c’est apparemment pour en diminuer l’importance, et par une modestie plus touchante qu’elle n’est soucieuse du mot propre. Comme tout le public, l’autre soir, nous avons applaudi Mademoiselle du Vigean, et nous sommes heureux de donner à ce début les éloges qu’il mérite ; aucune arrière-pensée ne se serait mêlée à notre faveur, aucune réserve ne se glisserait sous notre plume, si M. Perrin nous eût présenté cette pièce, le 19 mai, pour le deux-cent-quarantième anniversaire de la bataille de Rocroy. Mlle Arnaud, justement, a voulu tourner nos arrière-pensées et désarmer nos réserves : elle s’est aperçue, — le mot de comédie en témoigne et ne peut avoir ici d’autre sens, — qu’elle avait réduit un sujet de tragédie historique aux mesures d’un à-propos.

La toile, en se levant, découvre un de ces tableaux que l’administrateur de la Comédie-Française excelle à composer, un tableau que tel ou tel des personnages, s’il passait dans la salle, déclarerait « fait à souhait pour le plaisir des yeux. » La scène représente les jardins de l’hôtel de Rambouillet ; on ne sait que louer davantage de la fraîcheur du décor ou de cette belle ordonnance de dames et de cavaliers. Voici, entourée de sa cour, la majestueuse Catherine de Vivonne :


Eh bien ! quoi de nouveau, monsieur de Bassompierre ?


demande-t-elle pour commencer. « Tout ! madame, » répond le maréchal ; et, en effet, il passe en revue, dans un discours lestement tourné, les nouveautés politiques du jour. Il nous apprend ainsi à quel point de l’histoire de France nous en sommes. C’est au lendemain de la mort de Louis XIII, alors que les disgraciés de l’avant-veille accourent vers la régente : « La reine est si bonne ! » Elle est bonne surtout pour ceux de Beaufort et de sa cabale, ceux, dit la marquise,


Qu’on appelait hier les mécontens,
Et qu’il faudra demain nommer les Importans !
— Ah ! le mot restera, marquise !


s’écrie Voiture : — en effet, le mot est resté ! — Mais on ne s’occupe pas seulement des intrigues de la cour ; on s’inquiète de l’armée qui marche contre les Espagnols et de son chef, le jeune duc d’Enghien, ou plutôt, comme on l’appelle déjà, Condé. « Il est jeune, Condé ! » dit avec une désinvolture plaisante le vieux Bassompierre ; et la marquise de répondre : « Le Cid avait vingt ans ! » La marquise, M. de Montausier, M. de Tréville, tous ceux qui sont là, hormis ce fâcheux de maréchal, forment des vœux pour le fils de M. le Prince ; une jeune fille qui ne dit mot, Élise du Vigean, prie plus ardemment que tous. Elle aime Louis de Bourbon, elle est aimée de lui ; mais il est prince du sang, elle est de petite noblesse ; leur tendresse n’a que peu d’espoir et s’est tenue secrète. C’est un amour pur et généreux ; la marquise l’encourage, et c’est la main d’Élise qu’elle saisit lorsqu’on annonce un des compagnons d’armes du prince, M. de La Moussaye.

Il arrive de Rocroy, ce La Moussaye, comme le soldat de Marathon ; mais, plus heureux, il n’expire pas. Il garde encore assez de souffle pour faire un récit de la victoire, qui se peut écouter encore après celui de Bossuet. Il a sur l’orateur sacré cet avantage qu’il est militaire : il fait voir plus clairement que lui cette manœuvre improvisée qui décida de la journée et fut la plus glorieuse des trouvailles, ou, pour parler comme le panégyriste des « illuminations » de Condé. Nous l’attendions, cependant, au fameux morceau : « Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne. » Comment ce guerrier, qui paraît sur la scène de la Comédie-Française en 1883, qui ne peut ignorer que ce morceau résonne dans toutes nos mémoires, évitera-t-il de répéter les propres paroles de l’orateur ou les remplacera-t-il par une paraphrase qui ne paraisse pas trop misérable ? Eh bien ! il faut le reconnaître, La Moussaye se tire de ce mauvais pas à l’honneur de Mlle Arnaud. Avec la voix chaude de M. Baillet, il jette ce morceau de bravoure :

Quand on voudra, messieurs, de cette infanterie,
Raconter un exploit qui passe ses exploits,
On dira que Condé dut la charger trois fois…
On ne vit point fléchir la vivante muraille ;
Il fallut la saper à grands coups de mitraille :
Les derniers résistaient, un à un, corps à corps…
Si nous sommes vainqueurs, messieurs, c’est qu’ils sont morts !


Cependant, sur les pas de La Moussaye, voici Condé lui-même : il est tout blond, tout rose et tout frais dans son justaucorps blanc. Ce n’est pas Condé tel que nous nous attendions à le voir, tel qu’il apparut à Bussy-Rabutîn, au siège de Mardick, comme échappé « d’un de ces tableaux où le peintre a fait un effort d’imagination pour bien représenter un Mars dans la chaleur du combat ; » ce n’est pas ce jeune Bourbon à tête d’aigle que nous ont fait connaître les gravures et les mémoires : maigre, noir de peau, les cheveux foisonnans et frisés, les yeux vifs, le nez arqué, la bouche grande, mais, à tout prendre, » comme dit Mademoiselle, avec « cet air relevé » qui sied bien mieux à un homme que la « délicatesse des traits. » Celui-ci, que voulez-vous ? c’est M. Delaunay qui s’est ajusté de la façon la plus aimable pour faire honneur au prince qu’il représente dans cette cérémonie d’un à-propos. Ce n’est pas l’aigle qui s’est enlevé du champ de bataille, fond vers nous à tire-d’aile et s’abat, les plumes hérissées, noir de poudre et souillé de sang ; c’est un pigeon blanc qui se rengorge et va roucouler pour sa belle. Soit ! nous nous rappelons que, si le duc d’Enghien avait été formé par son père pour être-chef d’armée, il avait été élevé par sa mère dans un petit cercle de beautés polies. D’ailleurs, c’est ici, comme dit La Moussaye en un joli vers :

Un guerrier de vingt ans, vainqueur au mois de mai !


Laissons-le s’épanouir aux premiers feux de sa gloire ; laissons-le demeurer seul avec Élise, se pencher vers elle et lui dire en souriant : « J’ai peur ! » Elle a peur, elle aussi, mais sa peur est raisonnable, car tout la sépare de son héros ; lorsqu’il lui parle de leur amour, elle le détourne de ce cher entretien :

L’espoir s’envolerait au bruit de nos paroles !


Il la rassure : il est vainqueur, il aime, il imposera son choix ; il la presse avec tant d’ardeur qu’elle se recule, et pudiquement murmure :

Pas si près, monseigneur ! je pourrais vous entendre !


D’autres aussi pourraient l’entendre : La Moussaye, qui revient avec la marquise et rapporte cette nouvelle qu’au Louvre la cabale de Beaufort clabaude contre Condé. La victoire du jeune prince le grandit trop au gré des courtisans ; ils prétendraient pour un peu qu’elle est séditieuse. En vain Condé a envoyé son fidèle Gassion ; il faudrait que lui-même allât rendre hommage à la régente. Il s’y refuse pourtant et reste seul avec Voiture, chétivement représenté par M. Joliet, — qu’il prie d’occuper le théâtre en sa compagnie et de lui réciter un sonnet par manière d’intermède jusqu’à sa grande scène avec Gassion.

Cette façon d’ent’racte dure peu ; Gassion est tout prêt dans la coulisse. Il se précipite, le bon colonel à moustache grise, pour emporter son jeune général chez la reine. Il n’est que temps ! Si Condé ne paraît sur-le-champ au Louvre, Turenne obtient les deux commandemens de Flandre et d’Alsace. — Ah ! s’écrie Condé, c’est ainsi qu’on me paie ! .. Rapidement il cite quelques précédens, quelques exemples de guerriers que l’ingratitude royale a dégoûtés du service de l’état et qui sont passés à l’étranger ; il en trouve dans sa famille, — il le dira magnifiquement tout à l’heure :

Dans mes veines je sens de terribles aïeux !


Sa résolution est prise, il mettra son épée au service de l’Espagne ; et, — comme s’il prévoyait le parallèle que Bossuet établira dans son oraison funèbre, ou celui de Saint-Evremond, — à Gassion qui se désole il répond avec ironie :

Ce sera bien plus beau : Condé contre Turenne !


« Ah ! je le sauverai ! » s’écrie Gassion, et pour commencer, il se sauve ; comme il sort par une allée, Mlle du Vigean rentre par l’autre.

« Élise, m’aimez-vous ? » demande vivement le prince, tout de même que don Diègue à son fils : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » C’est qu’il s’agit, en effet, d’avoir du courage, et non plus seulement de l’amour, pour suivre en disgrâce, en exil, — notons que, dans le feu roulant de ces nouvelles, il oublie d’annoncer sa trahison, — ce Louis de Bourbon qui ne souffre pas l’insulte, qui ne veut pas fléchir, dont on a peur,

Quand un certain frisson a passé sur son cœur.

Élise, — ai-je dit que c’était la frêle, l’ardente, la vibrante Mlle Bartet ? — Élise chancelle à ce coup imprévu qui la rapproche de son amant. Condé n’est plus « qu’un soldat qui s’exile : » Mlle du Vigean peut devenir sa femme ; dès ce soir, elle accompagnera sa fuite ; que dis-je, dès ce soir ? Dans une heure ! Après un court brindisi d’amore, Condé ne demande qu’une heure pour aller préparer le départ ; mais avant que deux minutes de cette heure décisive s’écoulent, voici revenir Gassion.

Celui-ci, par Dieu ! sous les traits de M. Laroche, c’est bien le Gassion de l’histoire, le rude soldat que nous a peint Tallemant. Il charge sur l’amour d’Élise comme sur un parti d’Espagnols ; il la somme de retenir Condé :

— Sa destinée est aux mains d’une femme !
Le destin d’un héros ! Vous y songez, madame ?

Elle pourrait répondre qu’elle y songe, mais qu’étant femme et justement cette femme, elle trouve cette destinée fort bien où elle est. Mais d’abord elle s’oublie elle-même ; elle ne parle que de la gloire outragée du prince. — Chimère ! répond l’autre ; cette gloire n’est plus outragée : Mazarin a ramené la reine à de plus justes conseils, elle s’apprête à récompenser le vainqueur de Rocroy. Condé sera le champion du nouveau règne ; il sera demain à l’honneur comme il fut hier à la peine ; qu’il revienne à l’état seulement, mais qu’il y revienne libre de tout lien.

C’est donc le sacrifice de son amour que ce Mentor à cheval réclame de la jeune fille. Mais ce sacrifice, a-t-elle droit de le faire ? Non, non ; même victorieux de cette première intrigue, Condé a besoin, pour y reposer son cœur, de la compagne qu’il s’est choisie :


Je sens que mon amour devient tout mon devoir.


s’écrie-t-elle, et dans son discours apparaît l’espoir qu’en dépit de la raison d’état, le héros pourra la faire accepter pour sa femme. — Détrompez-vous, reprend Gassion ; le soupçon, va vous mettre encore plus bas que vous n’étiez, et jamais Condé ne pourra vous relever de là. Suivez-le ce soir : pour tout le monde, vous êtes sa maîtresse, et jamais vous ne serez sa femme ! — À ces mots, la fière et chaste Elise redresse la tête : — Soit ! dit-elle ; c’est la honte où je m’engage, et sans espoir de retour ; je le savais :

… On n’en vient pas là sans deviner d’avance :
Le cœur, si pur qu’il soit, n’a pas tant d’ignorance.


Elle s’emporte et, par un beau mouvement d’éloquence amoureuse, elle renverse le dernier argument de Gassion :

Honneur ou déshonneur, qu’est-ce que tout cela ?..
Je ne sais plus… Mais quand une femme en est là
De sourire à sa perte et de bénir sa honte,
On ne vient pas pour voir si le rouge lui monte,
Et la forcer à dire, en arrêtant ses pas,
Des choses qu’elle-même enfin ne se dit pas !

Mais le dernier argument de Gassion n’était pas le dernier ; sans le savoir, il en gardait encore un, et celui-ci est le bon. Au moment de se retirer, il murmure :

Le vainqueur de Rocroy, de l’Autriche invincible,
Qui passe à l’ennemi ? Mais non, c’est impossible !


« L’ennemi ! » Élise arrête Gassion. Au visage bouleversé de la jeune fille, le soldat devine qu’elle ignorait la trahison. Il s’incline devant elle et lui demande pardon ; il achève en deux mots d’exposer la situation de l’état : Turenne battu en Alsace, Mercy qui menace Fribourg ; la France perdue ou sauvée selon que le prince marche avec les Impériaux ou contre eux. C’en est fait ! Comme tout à l’heure Condé passait à l’Espagne, Mlle  du Vigean passe à Dieu. Gassion peut porter cette lettre au couvent du Carmel : à moins qu’il ne parte seul, Condé ne partira pas. Gassion s’éloigne, et Mlle  du Vigean demeure pour remplir ce deuxième entr’acte, plus court que le premier, de quelques soupirs et d’un beau vers :

Jeunesse ! amour ! désirs ! mourez au fond de moi !

On devine aisément le dernier de ces trois actes en un seul. Condé revient ; Élise lui apprend que l’orage de sa disgrâce est dissipé, que la reine et Mazarin lui font justice. « À quel prix ? demande-t-il. — Au prix du sacrifice ! » Mais le sacrifice, apparemment, n’est pas pour effrayer Condé :

Admirateur du Cid, vous êtes de sa race,
Vous, prince, qui pleurez au mot du vieil Horace !
Et quand c’est notre tour, qu’ils nous ouvrent les rangs,
Nous ne trouverions pas la force d’être grande !

Condé s’inquiète peu du cardinal et de la reine. — Mais ce n’est ni de l’un ni de l’autre qu’il s’agit, répond Élise, c’est de la patrie !.. La patrie, où donc est-elle ? réplique le prince avec une ironie froide. — Fondez-la ! reprend Élise, — et, dans un couplet de cantate sur le devoir étroit des grands hommes envers le sol natal, elle s’efforce de l’échauffer pour cette noble idée. Il ne s’échauffe que pour elle seule, il la prend dans ses bras, elle va défaillir, quand tout à coup elle s’arrache de lui, montre le ciel et s’écrie : « J’ai Dieu pour époux ! » Alors, furieux et désespéré, parcourant la scène à grands pas, avec une ironie non plus froide, cette fois, mais terrible, Condé invoque le souvenir et l’exemple du connétable de Bourbon. Soit ! puisqu’il est maudit, il méritera sa destinée, il sera le fléau de la France, et voilà ce que la froideur d’Élise aura fait de lui ! Cependant cette grande colère se fatigue et l’attendrissement y succède, quand Élise agenouillée prend la tête du prince dans ses mains ; elle sent couler des pleurs entre ses doigts : Louis de Bourbon est sauvé ! Elle bénit ces pleurs :


Cette rosée est belle au printemps de vos armes !


Elle bénit ce front incliné ; elle murmure un dernier conseil, une dernière prière, qui sera comme une relique d’elle dans la mémoire du héros. Cependant, au fond du jardin, un pavillon s’éclaire ; la porte s’ouvre, on aperçoit trois ombres sur le seuil : la marquise, Gassion et une carmélite. Quand Louis de Bourbon relève la tête, Élise a disparu, Gassion est debout à sa place. En quatre phrases bien nettes, il communique à son chef l’ordre du jour ; Condé l’accepte et, se redressant :


Allons prendre Fribourg !


Ce cri prophétique achève l’ouvrage. Le don de prophétie n’est-il pas attribué, par une convention naturelle, aux personnages d’à-propos, et n’avais-je pas raison d’avertir, pour commencer, que Mademoiselle du Vigean était une tragédie réduite aux mesures d’un à-propos ?

Assurément ce pouvait être une tragédie historique : nous en retrouvons ici toute la matière. Quelques historiens se récrieront que cette matière est fausse : que le prince de Condé, en 1643, ne s’appelait pas le prince de Condé, mais le duc d’Enghien ; qu’il n’était pas célibataire, mais marié depuis deux ans à Mlle de Brézé ; qu’après Rocroy, il ne revint pas à Paris, mais alla mettre le siège devant Thionville ; qu’entre Rocroy et Fribourg, ces deux victoires qu’on fait jumelles, il y eut quinze mois d’intervalle ; que jamais peut-être Louis de Bourbon ne fut le héros aimable et pur, frère de Marcellus ou de Marceau, que Mlle Simone Arnaud nous présente, mais que, d’autre part, en 1643, il était loin de prévoir « « ces choses » dont Bossuet eût voulu « pouvoir se taire éternellement ; » que Mlle du Vigean ne s’appelait pas Élise, mais bien Marthe ? qu’elle n’entra pas aux Carmélites en 1643, mais en 1647, ni pour laisser le prince qu’elle aimait tout à ses devoirs envers l’état, mais parce qu’après Nordlingen, en 1645, on avait appris à la fois, selon le dire de Mademoiselle, que le prince « était guéri de sa fièvre et d’une forte passion qu’il nourrissait depuis plusieurs années pour Mlle du Vigean. »

Hé ! qu’importent ces chicanes ? Avec une page de Tallemant, une page de Mme de Motteville, deux pages de Mademoiselle, quelques feuillets tournés de la Jeunesse de Mme de Longueville et de l’Histoire de la société française au XVIIe siècle d’après le Grand Cyrus, nous en savons autant sur Mlle du Vigean que le plus rigoureux historien du monde. Sur le vainqueur de Rocroy, après les Mémoires de Lenet, de Coligny et de la duchesse de Nemours, fallait-il un surcroit d’instruction ? M. Cousin regrettait que Napoléon n’eût pas étudié les guerres de Condé comme celles de Turenne et de Frédéric ; les lecteurs de la Revue savent qu’aujourd’hui le regret de M. Cousin serait adouci : ni la Première Campagne de Condé, ni le caractère de Condé, à cette époque, n’ont plus de secrets pour nous. Sur l’héroïne comme sur le héros de Mlle Arnaud, nous sommes assez sûrs de notre science pour faire bon marché des vétilles ; nous avons droit, sans être suspects d’ignorance, d’octroyer à l’auteur des libertés nécessaires. Qu’importe si Mlle Arnaud appelle son héros Condé trois années et demie avant qu’il ait le droit de porter ce nom ? « Richelieu, écrit M. le duc d’Aumale, trouva deux hommes, Henri de La Tour d’Auvergne et Louis de Bourbon, duc d’Anguien : l’histoire a dit Turenne et Condé. » Le poète dit comme l’histoire, et le poète dit bien. Qu’importe s’il appelle son héroïne Élise au lieu de Marthe ? C’est que peut-être il trouve Élise plus harmonieux ; nous n’avons pas une telle habitude d’appeler Mlle du Vigean par son petit nom, que ce changement puisse nous gêner. Qu’importe si Condé se donne pour célibataire sur la scène ? Faut-il dans la salle nous rappeler sa femme, Marie-Clémence de Maillé-Brézé, plus que lui-même ne se la rappela dans tout le cours de sa vie ? Qu’importe s’il ne revint pas à Paris après Rocroy pour voir Mlle du Vigean ? Il aurait pu revenir, et son dernier historien témoigne qu’au lendemain de la victoire, il reçut un message de félicitations précieux entre tous, sa mère et sa sœur passant la plume « aux aimables personnes qui les entourent : » à leurs signatures se joignent celles de Julie d’Angennes, de Louise de Crussol, de Marie de Loménie, de Mlle de Boutteville,.. et de Mlle du Vigean. Qu’importe si l’auteur restreint l’intervalle entre Rocroy et Fribourg ? Je ne me sens pas écrasé entre les deux ; je pardonne cette licence, — pourvu qu’elle serve au drame, — comme de mettre en 1643 sur la table de Mme de Rambouillet le Grand Cyrus, qui ne parut qu’en 1650, et la Carte de Tendre, qui ne fut connue, avec Clélien qu’en 1656, — pour peu que l’un et l’autre contribuent à l’ornement de l’ouvrage. Je fais plus que pardonner à l’auteur, je l’approuve d’avoir donné d’une entrée en religion d’autres raisons que les vraies, si les vraies étaient moins dramatiques. Pour les reproches qui touchent proprement aux caractères des personnages, ceux-là seraient plus graves s’ils étaient fondés ; je ne vois pas, en vérité, qu’ils le soient plus que le reste. Quelques-uns n’admettent pas que Louis de Bourbon ait jamais été un héros désintéressé ; dès l’époque de Rocroy, ils veulent qu’on le montre attaché atrocement à son intérêt. Ont-ils lu cette lettre adressée à Mazarin trois jours avant la bataille : « Je vous puis assurer que cette armée ira droit, et contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans, s’il y en a d’assez meschans pour l’estre ? » Au contraire, quelques fâcheux se courroucent parce que l’auteur allume chez le vainqueur de Rocroy cet esprit factieux qui n’y flambera que plus tard. Ceux-là sont, à mon sens, trop délicats sur la chronologie ; encore devraient-ils s’assurer que le personnage a toujours mené ses passions par ordre, qu’il n’a jamais senti, lorsqu’il était tout dévoué aux bonnes, les premières atteintes des mauvaises ; et cela même ne ferait pas que le poète n’eût le droit de les resserrer toutes en un même espace, de présenter en même temps que les fleurs de celles-là les germes de celles-ci et de montrer dans l’adolescence du héros « le monstre naissant. »

J’accorderais davantage à ceux qui s’étonnent de voir Mlle du Vigean patriote, soutiennent que le mot ni même l’idée de patrie n’étaient d’usage en ce temps, et dénoncent une contradiction entre les caractères de l’héroïne et du héros : si la patrie existe pour l’un, disent-ils, elle doit exister pour l’autre, et celui-ci perd toute excuse de sa trahison. Je reconnais du moins que l’auteur, au lieu de nommer « la patrie » ferait mieux de nommer « l’état, » et que souvent son héroïne, en poussant trop l’expression de ses sentimens pour la France, va jusqu’à ce genre d’anachronisme avantageux qui est le privilège des personnages d’à-propos dans les soirées de fêtes nationales. Cependant, j’admets que Marthe du Vigean, deux siècles après Agnès Sorel et Jeanne d’Arc, ait aimé ce pays de France et haï l’étranger ; où l’on voit une contradiction de caractères, je ne vois qu’une contrariété qui n’est pas intolérable. Il est certain qu’à diverses époques de notre histoire quelques âmes plus avancées que les autres ont conçu l’amour de la patrie à peu près tel que nous le sentons ; le reste, à ces mêmes époques, n’entendait même pas ce qu’un tel sentiment pouvait être. Condé, grand féodal, peut se rencontrer avec Marthe du Vigean, bonne Française ; il peut, sans être insupportable à voir, garder l’indépendance de la plupart des hommes de son temps à l’égard de son pays ; elle peut, comme Agnès à Charles VII, selon l’expression de Brantôme, lui mettre le « frein aux dents » et lui tourner la tête contre l’ennemi. Ainsi même les critiques les plus graves des historiens sur cette matière de tragédie s’évanouissent ou se réduisent à peu de chose : Mademoiselle du Vigean pouvait être une tragédie historique.

Aussi bien l’essentiel, et sur quoi nous devons insister le plus fortement, sinon le plus longuement, est que c’était une matière de tragédie. L’histoire, en notre siècle, peut faire chaque jour une plus grande figure ; elle peut troubler de son prestige les méditations des auteurs dramatiques, les inviter à instruire leurs concitoyens en les amusant, à Berner leurs ouvrages de détails authentiques et d’allusions que les bacheliers se réjouiront de comprendre. Il n’est pas moins vrai que là-dessus la théorie de Leasing reste laponne : « L’histoire n’est pour la tragédie qu’un répertoire de noms, auxquels nous avons coutume d’attacher de certains caractères. » Assurément, le poète doit respecter les caractères, car « le moindre changement essentiel détruirait la raison pour laquelle ils portent tels noms plutôt que d’autres ; » mais l’important est que ces caractères et le jeu de l’un contre l’autre soient émouvans. Nous en revenons au jugement de Racine : l’important est que les acteurs soient héroïques, l’action grande et les passions excitées. Le sujet de Mademoiselle du Vigean admet-il tout cela ? Il est difficile d’y contredire.

Un grand capitaine, âgé de vingt ans, illuminé d’une des plus belles victoires, des plus originales et des plus souriantes que raconte l’histoire du monde et que puisse imaginer un poète ; animé d’un de ces généreux amours qu’applaudiraient à l’envi Corneille et Scudéry, Pascal et Descartes, d’une de ces grandes passions dont les grands esprits seuls sont capables, « parce que le mouvement, la vie tumultueuse leur est agréable » et « que leurs pensées sont toujours tournées vers le remuement et l’action[1] ; » — un guerrier dont Mme la duchesse de Nemours ne prévoit pas qu’elle pourra dire : « il savait mieux gagner les batailles que les cœurs ; » — un prince qui échappe mieux qu’il ne fera plus tard à l’apostrophe de Bossuet : « Loin de nous les héros sans humanité ; .. » — avec lui, une jeune fille, dont ce mot heureux d’un contemporain nous rafraîchit l’image ? « un bouton s’épanouissant… ; » une jeune fille nourrie des mêmes pensées, des mêmes lettres, de la même philosophie ; une sorte de La Vallière, aussi avenant et plus grave, plus passionnée peut-être, qui, à vingt-cinq ans, ravie en religion par un désespoir d’amour et par les conseils de Vincent de Paul, déclarera qu’elle ne changerait pas sa condition de carmélite « à celle d’être impératrice de tout le monde[2] ! » quels « acteurs » plus héroïques Racine eût-il-pu souhaiter ? Ne valent-ils pas, aux regards d’un tragique, Titus et Bérénice ? D’ailleurs, quelle « action » plus grande que celle-ci : une telle héroïne repousse loin d’elle ce héros qu’elle aime et qui l’aime, elle sacrifie son amour au salut de l’état et se dévoue elle-même à Dieu ? Titus ne fait rien de plus « grand, » lorsqu’il renvoie Bérénice malgré lui, malgré elle, — invitus invitam ! Quant aux « passions » qui doivent être « excitées, » combien ne faut-il pas qu’elles le soient pour que de telles péripéties aient pour fin un pareil dénoûmens ! D’ailleurs on ne fera pas difficulté, de convenir qu’à l’exaltation causée par un tel spectacle se mêle « cette tristesse majestueuse qui fait le plaisir de la tragédie. »

Pourquoi donc Mademoiselle du Vigean n’est-elle pas une autre Bérénice ? On n’imagine pas que j’aie cette sottise d’opprimer Mlle Arnaud sous la gloire de Racine. Hélas ! s’il faut que ma réponse écrase quelqu’un, ce ne sera pas seulement Mlle Arnaud, mais tous nos contemporains. Pour tirer d’une matière tragique une tragédie, ce n’est peut-être pas le génie de Corneille et de Racine qu’il faut avoir et leurs dons naturels, — il serait oiseux de constater que tel d’entre nous ne les a pas ; — mais c’est leur connaissance de l’âme, leur discipline philosophique et religieuse, leur culture du cœur humain, leur solide malice de directeurs de conscience. Pour tirer d’une matière tragique une tragédie, ne faut-il pas savoir et montrer par quelle suite insensible de sentimens, par quels délicats mouvemens de la raison, par quelle ondoyante allure des passions et de la volonté des personnes de tel caractère, dans telles circonstances, devront commettre de tels actes ? Nous avons perdu la subtile et forte psychologie des classiques ; nous avons acquis le mot, ils possédaient la chose. Encore une fois, je le répète, je ne veux pas faire triompher Racine de Mlle Arnaud plutôt que de tel ou tel contemporain dont le nom ne vient pas aujourd’hui sous ma plume ; ce serait mal récompenser un nouvel auteur de s’être exposé à notre jugement ; Mais relisez, avant de lire ou d’entendre Mademoiselle du Vigean, un acte de Bérénice, combien les résolutions et les actes du ; héros et de l’héroïne, — j’entends de Mlle du Vigean et de Condé, — vous paraîtront pauvrement, grossièrement expliqués ! Combien l’intérieur de ces âmes vous paraîtra vide, ou quelles brutales mécaniques y verrez-vous tourner ! Dans Titus et Bérénice, au contraire, quelle richesse de substance morale n’aurez-vous pas admirée ! Quelle sinueuse souplesse, quelle douceur, quelle harmonie de ressorts imitant le jeu de la vie ! Cette pauvreté, cette grossièreté, ce vide, cette mécanique brutale, qui nous affligent, chez Mlle Arnaud, ne sont pas les vices de son talent, mais de notre psychologie : les qualités, la grâce et la force de ses vers, l’éloquence de sa phrase et, dans quelques passages, la propriété de son style, sont bien à elle ; ses défauts sont de notre temps. Je m’attends bien que, pour défendre à la fois Mlle Arnaud et ce temps-ci, on rejettera tous les torts sur la nécessité de resserrer trois actes en un seul. On a raconté que Mademoiselle du Vigean, soit par l’effet de certains conseils, soit par les exigences de la Comédie-Française, avait subi cette opération : les cicatrices s’en voient encore et j’ai pris soin de les marquer. Trois actes sont pressés en un seul : de là peut-être cette indigence qui nous apitoie et ces heurts qui nous froissent. Je suis persuadé qu’une telle raison ne serait qu’une méchante défaite. La pâte de cette tragédie a pu être réduite, et de là sans doute un air de contrainte dans l’affabulation de l’ouvrage ; la qualité pour cela n’en a pas été changée ; le titre du métal n’est pas plus bas qu’il n’était. Qu’on remette Mademoiselle du Vigean, si l’on veut, en trois actes ou même en cinq ; je trouverai peut-être ces cinq actes, pour parler comme Racine, plus « chargés de matière » que n’est celui-ci ; j’y trouverai plus d’incidens, ou les mêmes incidens, si j’ose dire, mieux aérés ; je n’y trouverai pas plus de véritable essence de tragédie : pour citer encore Racine, je n’y trouverai pas plus d’invention. « L’invention, pour l’auteur de Bérénice, consiste à faire quelque chose de rien ; » le poète « n’invente » que s’il a dans son génie « assez d’abondance et de force pour attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens, et de l’élégance de l’expression. » A qui n’aurait pas assez « d’abondance et de force » pour faire de « rien » un seul acte, comment supposer qu’il soit possible de faire de « rien » trois ou cinq ? Aujourd’hui l’on fait de « rien, » c’est-à-dire d’un sujet moral, tellement quellement, un petit ouvrage, sans tirer aucune végétation de ce « rien, » mais en y ajoutant un peu de « matière ; » pour faire, s’il le faut, du petit ouvrage un grand, on se contentera d’ajouter à cette « matière, » ou de la délayer : le « rien, » qui proprement est le germe de vie, n’y profitera pas. Supposez que Mademoiselle du Vigean se mette à l’aise et se développe en cinq actes : ces cinq actes ne seront pas une tragédie, pas plus que le géant Gayant, ce mannequin d’osier, n’est une personne, tandis qu’un seul discours d’Antiochus, ce personnage sacrifié de Bérénice, est un organisme tragique comme chaque cellule de ma chair est un exemplaire de vie.

C’est par l’abus de la « matière » qu’on supplée à l’indigence morale pour faire un semblant de tragédie ; ainsi l’on fourre sa fable de menus détails historiques, d’allusions ingénieuses, de prophéties faites après coup, au risque de donner à l’ensemble, comme nous voyons ici, l’air d’un morceau de circonstance. Une autre ressource est de souffler l’ouvrage par des bouffées de déclamation lyrique. Le romantisme offre pour cela d’incomparables recettes ; le dommage est que ce procédé de style jure étrangement avec de certains sujets. On peut blâmer d’étranges caprices dans le vocabulaire de, Mlle Arnaud ; elle n’hésite pas à dire un « affût de mitraille » pour fournir une rime à « bataille, » — à écrire que le canon « dénombre » des soldats pour signifier qu’il diminue leur nombre, — à nous montrer dans une note Condé « marchant devant lui ; » mais ces taches qu’il est facile de noter, il serait facile de les enlever ; elles ne me fâchent qu’à moitié dans l’ouvragé d’une femme. Ce qui m’irrite davantage, c’est, vers la fin surtout, un débordement de phraséologie romantique ; c’est le décousu, la fausse familiarité des derniers discours d’Élise et de Condé ; c’est les « Oh ! » les « Ah ! » les « Tiens ! « les « Va ! » les « Dis ! « les » Voilà ! » les « Vois-tu ! » les « Voyons ! » les « Mon Dieu ! » les « Je sais bien ! » les « Comme si ! .. « les « Allons donc ! » jetés et prodigués, comme autant d’accens d’éloquence dans ce suprême entretien de Louis de Bourbon et de sa fiancée. Je consens, puisqu’un poète de génie m’y forcé, que ces agrémens divers entrecoupent les adieux de Marion Delorme et de Didier, ce personnage de fantaisie ; je suis gêné de les retrouver sur les lèvres du grand Condé. On m’objectera qu’un auteur parle toujours la langue de son temps, et que Racine prête à l’empereur Titus le style d’un honnête prince du XVIIe siècle : ainsi Mlle Arnaud peut prêter à Condé les interjections qu’emploie M. Meurice ou M. Vacquérie quand il est ému. J’entends bien ; mais je ne me figure pas d’une façon trop présente quel était le langage ordinaire de Titus et de sa cour, de sorte que le style de Racine ne m’incommode pas ; tandis que je me représente à peu près l’entretien de Condé avec ses amis, de sorte que le style de Mlle Arnaud, en quelques passages, m’exaspère. Je supporte sans malaise que Titus ou Bérénice ordonne trop magnifiquement ses périodes ; il me déplaît qu’Élise du Vigean dise à Louis de Bourbon :


Est-ce qu’on y songeait seulement ? .. Vous, blâmé ?
Allons donc, monseigneur ! vous, bravé, diffamé ?
D’autres que vous avoir la faveur de la reine ?
Comme s’il en était d’autres ! .. Mon Dieu, Turenne,
Il est défait là-bas !


Ces phrases désossées, hachées pour inviter à simuler l’émotion l’actrice qui doit, en les disant, faire palpiter sa gorge, tout ce pathétique des points d’exclamation, des points d’interrogation et des points de suspension me choque plus qu’un barbarisme dans la bouche de la fiancée de Condé. Que dire de cette réplique du prince :


Voyons, enfin ! c’est du vertige ! ..

et de celle-ci, qui suit de près :


Ah ! je me moque bien de tout ceci, vraiment ! ..


et de la conclusion, qui passe le reste :


On est de son parti, voilà !


J’avoue que ces calembredaines tragi-comiques attribuées à Condé m’agacent prodigieusement. Dans le cours d’une longue analyse, j’ai mis assez de scrupule à citer les meilleurs vers de Mlle Arnaud pour avoir le droit de ne pas lui cacher ici mon sentiment : ces adieux de Mlle du Vigean et de son héros me paraissent détestables. D’honnêtes gens qui s’étaient aimés se séparaient au XVIIe siècle avec d’autres façons. Je n’ose citer encore le discours d’Antiochus à Bérénice, dans le premier acte de ce chef-d’œuvre, pour lequel le prince de Condé justement professait une spéciale tendresse : on accuserait sans doute l’artifice de la tragédie classique ; on protesterait que la nature n’a jamais parlé de la sorte. Je préfère recommander à Mlle Arnaud la fin de cette délicieuse lettre de rupture adressée au comte de Maulevrier par Mme de Fouquerolles et que Mme de Montbazon voulut prêter à Mùe de Longueville ; au moins, si l’on calomniait la belle duchesse, ne lui supposait-on pas un vilain style : « Je ne veux plus vous donner d’autre punition de votre négligence à me voir que celle de vous en priver tout à fait ; je vous prie de ne plus venir chez moi, parce que je n’ai plus le pouvoir de vous le commander. » Que si l’on trouve cette cadence un peu précieuse et s’il faut choisir entre les grossiers et les précieux, je confesse que je me range avec ceux-ci, au moins quand il s’agit de faire parler un héros du XVIIe siècle et son amie : — « on est de son parti, voila ! » comme dit le Condé de Mlle Arnaud… Mais je suis aussi du parti des personnes lettrées et des talens nouveaux ; et c’est pourquoi, malgré les réserves que j’ai dû faire, je salue avec plaisir l’auteur de Mademoiselle du Vigean.


Louis GANDERAX,.

  1. Pascal, Discours sur les passions de l’amour.
  2. Lettre de la mère Agnès à Mlle d’Épernon.