Revue dramatique - 14 juin 1887

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Revue dramatique - 14 juin 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 937-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Raymonde, comédie en 3 actes, de MM. André Theuriet et Eugène Morand ; Vincenette, drame en 1 acte, en vers, de M. Pierre Barbier.

Lisez un peu ces lignes, sans demander le titre ni la signature : « Ils s’étaient engagés dans une allée ombreuse, humide, encaissée entre de verdoyans talus, plantés de tilleuls et baignés par des sources qui coulaient à petit bruit sous l’herbe épaisse des fossés. Cette ombre et cette abondance d’eau avaient développé une végétation plantureuse : des reines des prés et de hautes impératoires croissaient confusément le long des rigoles ; les sveltes hampes des digitales jetaient çà et là une note pourprée au milieu de ce fouillis d’ombelles grises et d’aigrettes pâles, sur lesquelles de grands papillons fauves se jouaient dans un rayon de soleil. » — Vous avez reconnu bien vite l’auteur de cette aquarelle, M. André Theuriet.

C’est un jeu à la mode, je le sais, que d’emprunter à la peinture son idiome pour donner une idée d’une couvre littéraire ; il s’y commet d’agaçans abus de mots : les peintres eux-mêmes, aujourd’hui, se plaignent que nous leur fassions trop d’honneur. Je déclare que, d’abord, en copiant ces deux phrases, je ne préméditais aucun exercice de ce genre ; mais, soudain, un petit carré de papier m’est apparu, où le pinceau de Mme Madeleine Lemaire avait, de sa pointe facile, traîné quelques gouttes d’eau : — un coin de paysage, une étroite pente gazonnée au-dessus d’une mare, ou plutôt d’une flaque limpide ; de l’herbe drue et haute s’élèvent de frêles tiges de carottes sauvages, épanouies en parasols de dentelle… M. Theuriet, lui aussi, a ce double don de la fraîcheur et de la netteté. Lui aussi connaît à la fois le mystère de la sève et la figure personnelle de chaque plante. Ni pour l’écrivain ni pour l’artiste, ainsi que pour la plupart de leurs devanciers, une parcelle de campagne n’est une masse indistincte qui verdoie. Et cependant on ne prendra pas cette peinture pour une planche d’un traité de botanique, ni cette description pour le texte d’un pareil ouvrage. M. Theuriet ne sait pas seulement les noms des arbres et des graminées ; il sait encore la façon de les dire. Il pense, avec Perdican, que « cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix ; » et, pour peu que vous demandiez, selon le vœu de maître Bridaine, « à quel sexe, à quelle classe elle appartient, » il ne sera pas embarrassé pour répondre : « il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur. » Perdican, il est vrai, murmure cet aveu : « Je n’en sais pas si long… Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout. » M. Theuriet, au contraire, en sait plus long que personne ; mais s’il vous « ravit, » en effet, c’est qu’il trouve encore, avec toute sa science, que cette petite fleur sent bon, c’est qu’il vous en communique l’odeur.

Un tel charme est assez neuf et particulier pour qu’on n’attende guère, de qui en est doué, un autre mérite. Ce peintre est destiné aux fleurs ; cet écrivain, de même, reprendra le chemin des bois, où résonne l’écho de ses vers ; il s’arrêtera sous bois, où flotte le souvenir de sa prose. J’ai entrevu, cependant, il y a quelques jours, certaine série d’aquarelles, dédiées à une autre gloire que celle des roses ou des églantines : deux formes féminines y sont écloses, deux jeunes Américaines, qui sont de nos amies ; et dans ce jardin, qui est celui de l’abbé Constantin, je n’ai pas reconnu seulement ses laitues et ses fraisiers, mais lui-même, en compagnie du lieutenant, son filleul. M. Theuriet, pareillement, place des figures humaines dans ses paysages bocagers ; et ce ne sont pas non plus des apparitions, évoquées du tronc des saules ou de la corolle des campanules, mais les véritables habitans des lieux qu’il décrit, les passans familiers qu’il a salués dans ses promenades. Pas plus que cette feuille ou que cette mousse, les gens que voici ne sont chimériques. S’ils sont présentés par un poète, c’est par celui-là qui, naguère, à tel de ses récits, donnait cet humble sous-titre : « poésie de la vie réelle. » Et c’est pourquoi, s’il plaît à quelqu’un de les y appeler, ils peuvent se produire sur la scène. M. Theuriet, sans doute, n’avait pas voué à cet emploi, dès leur naissance, les personnages de Raymonde[1] ; une dizaine d’années durant, il les a laissés dans la paix et le silence du livre. Un jeune homme zélé, M. Morand, s’avise de les faire gesticuler et parler au théâtre : soit ! La prétention serait vaine si ces personnages n’étaient que des silhouettes ; mais, par bonheur, ils sont vivans.

La poésie de la vie réelle, — on ne saurait mieux définir la puissance par laquelle ce premier tableau gagne les cœurs. Pour décor, la « salle » d’une maison champêtre : au fond, près de la fenêtre ouverte, par laquelle on aperçoit des feuillages, le bahut aux assiettes de faïence ; à droite, la haute cheminée ; à gauche, l’armoire au linge ; au milieu, la table de famille. Au-dessus de la cheminée, des fusils, couchés au râtelier ; pendu au long du mur, un caban de caoutchouc : le maître du logis est garde forestier, garde-général, s’il vous plaît ; l’ancien soldat porte des galons d’officier. Mi-paysanne, mi-bourgeoise, Mme Verdier, sa femme, est en notre présence, occupée à couvrir des pots de confitures. Il rentre, le cher homme, porteur d’une lettre d’Antoine, leur fils bien-aimé : Antoine a fini ses études à Paris, il est agrégé des sciences physiques, il est nommé professeur au Muséum ; et le meilleur, c’est que sa lettre le précède à peine, et qu’il va passer ici les trois mois de ses vacances. Pour lire elle-même ces nouvelles, la mère affermit ses lunettes sur son affable visage ; mais bientôt, à un passage qui la concerne, ses yeux se brouillent de larmes ; elle renonce à lire, et elle s’excuse : « C’est écrit si fin ! — Oh ! les femmes ! .. » gronde le père, et il veut achever la lecture ; mais, dans ces complimens, il a son tour ; alors il balbutie : « Tu as raison,.. c’est écrit trop fin. » Arrive le voisin, M. Noël, un vieux savant, retiré de l’Université, de la vie citadine et surtout de la société des femmes, contre lesquelles il nourrit une mystérieuse rancune. Point méchant, d’ailleurs : c’est lui qui, par bonne grâce, a été le maître d’Antoine ; et, comme les parens le remercient : « Vous ne me devez rien, répond-il ; j’avais plaisir à voir les belles facultés de votre garçon, comme vous en auriez à voir pousser un bel arbre. » Il reprend la fameuse épître ; et lui aussi, et pour la même cause, il baisse la voix et se frotte les paupières : « Votre cheminée tire mal ; la fumée pique les yeux ! .. — Ma cheminée ? riposte la mère ; mais le feu n’est pas allumé ! .. »

Verdier va au-devant de son fils, M. Noël s’esquive devant une visite imprévue : c’est le jeune Osmin de Préfontaine, gentilhomme campagnard, qui amène ici une amazone surprise par l’orage, Mlle Raymonde La Tremblaye, fille d’un couple parisien récemment installé dans les environs. Un ourson du meilleur naturel, une biche pétulante et gracieuse, voilà, en deux traits, Osmin et Raymonde. « Prenez-moi, » dit l’ourson avec une brusquerie respectueuse, avec une gaucherie touchante, alors que l’hôtesse est allée préparer des vêtemens secs pour sa compagne. Il sait qu’il n’est pas beau, ni amusant, le pauvre diable, mais il a le cœur sur la main, et il offre l’un et l’autre : que Mlle Raymonde dise seulement qu’elle n’aurait pas trop de répugnance à se nommer un jour Mme de Préfontaine. Elle rit, l’enfant gâtée ; puis elle s’écrie : « Je vous adore ! » mais pourquoi ? Parce qu’Osmin a consenti, pendant qu’elle irait changer d’habits, à ranger les provisions de Mme Verdier. « Je vous adore, » de ce ton gamin, en dit beaucoup moins que « je vous aime : » il a tort, l’excellent Préfontaine, de lever les bras au ciel en signe de reconnaissance, de les abaisser ensuite, de les rapprocher, et de choquer ainsi l’un contre l’autre deux pots de confitures !

Un moment après, la belle est revenue, affublée d’une vieille cape de maman Verdier. Demeurée seule, elle se pelotonne dans la profonde bergère, sous l’abri de la cheminée, tournant le dos à la porte et à la fenêtre. Or voici que, par cette fenêtre, un leste jeune homme, sans bruit, fait son entrée ; il reconnaît la cape, il veut surprendre sa bonne femme de mère ; il s’approche sur la pointe du pied, il saisit rapidement cette tête et l’incline en arrière, il a posé sur le front un baiser sonore… Deux cris à la fois : « Oh ! monsieur ! — Ah ! mademoiselle ! » Il s’explique ; elle réplique : « Je savais déjà que vous aimiez votre mère ; mais maintenant, j’en suis sûre. » La mère accourt, en personne ; après force embrassades, elle veut présenter son gars ; mais Raymonde, avec un sourire : Monsieur s’est présenté tout seul. » Pour devenir amis, après ce début, les jeunes gens n’ont plus qu’à renvoyer la mère à sa besogne (il s’agit de soigner le dîner d’Antoine ! ) et à mettre le couvert ensemble… Ah ! qu’il est bien mis ! Mieux encore que dans la maison des deux Barbeaux[2]. Il est vrai que tante Lénette, si précieuse dans le roman, était morte avant le commencement de la pièce ; Raymonde et Antoine, au contraire, sont ici bien vifs. Ici et là, d’ailleurs, pour séduire d’emblée notre bienveillance, même odeur de bonhomie domestique. C’est un délice honnête, pour nous autres scélérats de la grand ville, que de respirer cette atmosphère provinciale, où passe un fumet de cuisine au bois. Oui, je garantis qu’elle ne met de charbon nulle part, sinon dans sa chaufferette, l’aimable commère qui fait de Raymonde cet éloge : « Elle aime ses parens, tout de même ! C’est gentil, pour une Parisienne ! .. » Bonnes gens et bonne chère ! Sur la table et autour, tout est simple et sain. Volontiers, avant que le rideau baisse, on prendrait place entre M. Noël et Mme Verdier, entre le garde et son fils, on goûterait avec confiance de ce plat de a bolets » ou « d’agarics » cueillis par le vieux savant au milieu des bruyères : en pareille compagnie, on ne suppose pas que même un champignon soit mauvais !

Un chroniqueur, la semaine dernière, citait un joli mot de Toussenel ; au cours d’un entretien sur les champs et la ville, un prêtre s’écriant : « Dieu est partout ! » l’ami des bêtes fit cette réponse : « Il voyage peut-être, monsieur le curé, mais je vous affirme qu’il habite la campagne. » M. Theuriet, apparemment, est du même avis. Où donc loge-t-il le diable ? A la ville, cela va sans dire. Mais le diable aussi voyage ! Il a sa part dans cette histoire, qui ne veut pas être une berquinade. C’est de Paris que viennent les nouveaux voisins de nos amis Verdier, les parens de Raymonde, ces inconnus. M. Theuriet les connaît bien : car il n’est pas toujours en vacances ; il a eu l’occasion d’observer des êtres moins innocens que les familiers de la nature. L’idée de ce faux ménage, telle qu’il l’a imprimée naguère dans l’esprit du lecteur, est délicate et forte ; la rareté même et la discrétion des traits, tous justes et précis, contribuent à inspirer une sorte de crainte, après laquelle cette vision demeure inoubliable : — un bomme bon, mais faible, amoureux jadis et tombé hors de la société pour avoir trop penché vers l’objet de son amour ; épuisé, à présent, exténué, à bout de force nerveuse et d’énergie morale ; une femme, auprès, qui lui a cédé, au mépris de son devoir conjugal, ou plutôt qui l’a entraîné dans sa chute ; une femme sanguine et sensuelle, volontaire, impérieuse, qui a dévoré sa substance physique et spirituelle, et s’en est enrichie ; ces deux créatures, liées à jamais, réfugiées dans un trou de campagne ; enfin, pressée entre elles, gênée, comme une plante qui aspire malaisément à la lumière, une fille, cette charmante Raymonde. Elle ignore, — ainsi que le lecteur jusqu’à la fin du volume, — quel ferment impur aigrit les sentimens mutuels de son père et de sa mère et alourdit, même pour elle, l’air de leur maison ; elle souffre pourtant. — Qu’est-ce donc quand l’altière Clotilde, qui n’a pas renoncé au monde, veut faire de son enfant l’outil de son ambition ! Elle prétend, par une alliance avec la gentilhommerie de cette province, rentrer dans l’ordre social d’où elle est sortie : elle a désigné pour son gendre Osmin de Préfontaine ; et ce n’est guère La Tremblaye qui peut soutenir Raymonde en sa résistance, alors même qu’elle s’est éprise d’Antoine. — Et nous aussi, nous avons ressenti un trouble particulier, aux veillées de la Maison Verte : nous avons pris en pitié ce père, à la moelle et à l’âme fondantes, qui s’endort après diner dans son fauteuil ; nous avons respiré dans la pénombre, hors du cercle lumineux de la lampe, avec la même angoisse que les amoureux ; nous avons frissonné du même frisson, quand la voix de commandement de la mère, éclatant sur le seuil, a secoué leur rêverie. Ce tableau d’intérieur est gravé dans nos mémoires ; reproduit sur le théâtre, au deuxième acte, il serait le pendant de cet autre, plus riant, qui s’est d’abord offert à nos yeux : Verdier par-ci, La Tremblaye par-là, le paradis et l’enfer domestiques. L’intention des auteurs, sans doute, est bien d’établir ce contraste : ils ont mis un art ingénieux à disposer dans le jardin de la Maison Verte la série des scènes où le drame se noue. Je n’ose affirmer, cependant, que le faux ménage soit animé ici de la même vie à la fois particulière et mystérieuse que dans le livre. Ce La Tremblaye, cette Clotilde, est-ce les nôtres ? L’un ressemble plus à tant de maris débonnaires, l’autre à tant de femmes arrogantes, que nous avons vu disputer sur le choix d’un gendre, dans des comédies. Et le milieu où ils se meuvent, y flairons-nous encore la décomposition morale ? C’est le même, plutôt, où dansent trop de personnages de théâtre, c’est-à-dire le vide.

Mais ce qu’il faut louer sans réserve, c’est le duo d’amour que soupirent ces jeunes gens, appuyés l’un près de l’autre au mur bas de la terrasse. Dans ce morceau unique se joignent toutes les phrases de tendresse éparses à travers le roman, — les mélodies murmurées, tantôt sur le banc de gazon, à l’heure où pointent les étoiles, tantôt sous les lambris obscurs de la bibliothèque, ou bien encore par les sentiers de la forêt, par les clairières et les taillis non frayés où l’on s’égare, la nuit, en revenant de la fête. Disons mieux : elle n’est pas formée, cette double cantilène, de bribes musicales rapportées ; mais elle seule, en son heureuse suite, exprime tant de sentimens disséminés naguère. Ce changement fait honneur au sens théâtral de M. Theuriet ou de son aide ; et l’exécution de cette nouveauté est encore d’un poète : la parole chantante du jeune homme et les réponses de la jeune fille, accompagnées à la fin du tintement rythmique de l’Angélus, toute cette harmonie sied à ce décor, — et ce décor, en sa simplicité, est une merveille. De l’étroite vallée, par-delà ce petit mur, montent les cimes vertes des arbres ; et derrière ces feuillages prochains s’étage la futaie rousse, au flanc du coteau ; le crépuscule épand sa magie sur les êtres et les choses, — et voici que s’élève, comme au gré de doña Sol, a une voix des nuits, tendre et délicieuse… »

On connaît la fin du livre : il appert, fort à propos, que le vieux maître d’Antoine est le propre et légitime époux de la mère de Raymonde. Il dit lui-même à La Tremblaye : « Vous ne vous attendiez pas à me retrouver dans ce pays perdu, et vous comptiez bien être débarrassé à tout jamais du mari gênant dont vous aviez pris la femme ? .. C’est un de ces hasards qui feraient presque croire à une Providence, n’est-ce pas ? » Un personnage épisodique ne saurait avouer avec meilleure grâce qu’il intervient pour la conclusion d’une histoire comme un deus ex machina. Le fait est que cette brusque détente d’un ressort qui paraît emprunté d’un mélodrame, nous surprend quelque peu à la fin d’une idylle. Noël, suivant la loi, est le père de Raymonde ; il contraint Clotilde et La Tremblaye de la donner à Antoine : tout est bien qui finit bien ; mais, en effet, on n’en passe par là que pour en finir. Au théâtre, ce dénoûment est préparé de plus loin, et surtout avec plus de suite : il cause donc moins de surprise et obtient plus de créance. C’est dommage que Noël, après qu’il s’est révélé à la femme coupable, à son complice et au public, imagine, en guise de suprême péripétie, un supplément d’explications pour la jeune fille : son discours est obscur, et, si peu qu’elle en doive comprendre, ce peu est déplaisant. Mais ce petit embarras ne saurait compromettre, à la dernière minute, un si agréable ouvrage. On applaudit, en souvenir du premier acte, et de la scène d’amour du second, et de maint joli détail, les noms de MM. Theuriet et Morand. On applaudit aussi Mme Baretta, espiègle autant que naïve, plus fringante qu’on ne pouvait l’espérer, au demeurant une Raymonde presque parfaite ; M. Le Bargy, qui récite le rôle du héros en ténor exercé aux vocalises de Musset ; M. de Féraudy, qui a composé en comédien le personnage du rival malheureux ; Mlle Montaland, fort avenante sous la coiffe et les cheveux blancs de Mme verdier. M. Leloir, en garde-général, n’est qu’estimable ; M. Febvre aurait pu conserver à Noël un peu plus de caractère : je lui citerai comme exemple M. Coquelin, le maître d’école des Rantzau. Ni la majesté un peu molle de Mlle Lloyd ni la tenue impassible de M. Dupont-Vernon ne pouvaient prêter une physionomie bien particulière au ménage de la Maison Verte. Mais bah ! la grâce de Raymonde est assez forte. Et puis, c’est une pièce de saison : qui ne voudrait en humer la senteur forestière ? Il est fâcheux, seulement, qu’on ne lise pas sur l’affiche : Avis — toute cette comédie se passe à la lisière d’un bois.

Celle-ci, — Vincenette, — se passe dans une plaine, et dans une plaine désignée, la Crau. Mistral écrivait naguère, dédiant Mireille à Lamartine : « C’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles t’offre un paysan. » Dédiée à Mistral, Vincenette, aujourd’hui, est un grappillon du même terroir, offert par un poète français que son père a élevé parmi les paysans de l’Opéra-Comique. Il semble, d’ailleurs, que le pied de vigne où M. Pierre Barbier a cueilli ce léger fruit ait été transplanté du domaine de George Sand : Vincenette, pour l’action, c’est Claudie au pays de Mireille — ou de l’Arlésienne. — L’auteur déclare qu’une aventure authentique lui a suggéré l’idée de son petit drame : c’est donc que des gens du village de Maillane ont joué Claudie au naturel. Toute la différence est que, dans la nouvelle pièce, Denis Ronciat faisant défaut, l’honnête Sylvain (il a gardé son nom), est lui-même le séducteur de l’héroïne, le père de l’enfant, et que celui-ci, au lieu d’être mort, se prépare seulement à naître.

Mais Vincenette, aussi, c’est Claudio resserrée en un seul acte, et par un jeune homme : de là je ne sais quoi de forcé, un changement de ton, un passage du mode simple à un autre, assez voisin du déclamatoire. Sylvain n’est plus ce garçon de sentimens réservés, de parole discrète ; il est forcené d’amour, il est éloquent. Claudie, je veux dire Vincenette, a beau confesser qu’elle a aimé sans plus de cérémonie que l’oiselet au printemps, et reconnaître qu’elle n’a pas, cette fois, l’ordinaire excuse :

Il n’avait rien promis que j’étais dans ses bras ;


elle n’en parle pas moins, même pour déclarer son amour, le jargon ingénu d’une première communiante :

Ma mère qui n’est plus, le ciel en qui j’espère,
Les anges et les saints et Dieu non créateur
N’ont pas autant que toi de place dans mon cœur ;

et c’est Dieu lui-même qu’elle réclame pour accoucheur :

Sur le bord du chemin, c’est lui, ce Dieu virant
Qui dans ses bras ouverts recevra mon enfant !


Aussi bien le père de Vincent, moins modéré que celui de Claudie, a promis de la tuer si jamais ! .. Il faut qu’on arrête son bras pour qu’il manque à sa promesse. Le père de Sylvain, plus dur et plus violent sous le nom de maître Claude que sous le nom de Fauveau, chasse la pauvrette sans crier gare ; il repousse avec indignation une bru dont la dot n’augmenterait pas son domaine ; et, un moment après, quand son fils menace de passer outre, il ne parle de rien moins que de le détruire, ce domaine chéri : qu’on arrache la vigne 1 qu’on rase le verger ! les mûriers, les oliviers à bas ! le feu à la maison ! — Des mots ! des mots ! .. Je les donnerais tous pour un seul, échappé à la mère du héros, une bonne femme qui demeure dans la vraisemblance ; après avoir combattu, elle aussi, le mariage de son fils, comme elle intercède, ayant appris la grossesse de Vincenette, pour que le père y consente, maître Claude lui oppose son premier langage : « Ah ! tantôt, s’écrie-t-elle, je n’étais pas grand’mère. » — Si forcé ou renforcé, d’ailleurs, que soit un caractère, il peut se briser tout à coup, par commandement de l’auteur. Maître Claude, juste après ses imprécations, se radoucit comme par miracle ; à cette prophétie de Vincenette, qui somme Dieu de lui ouvrir les bras, il répond en ouvrant les siens… : est-il pris de la folie des grandeurs ?

Ainsi, M. Pierre Barbier, qui s’est efforcé de donner à ses personnages « un peu de vie et de vérité, » n’a pu leur en donner, malgré ce louable désir, autant que nous en trouvons aux personnages de George Sand. Et pourtant on a fêté sa Vincenette, et ce n’est pas seulement parce qu’elle est jouée à merveille par MM. Got, Albert Lambert et Laugier, par Mmes Pauline Granger et Reichenberg ; non, mais des vers gracieux et pimpans, des couplets fleuris et d’un facile essor sont les agrémens des rôles de Vincenette et de Sylvain ; et ce qui permet de mieux augurer encore de ce jeune poète dramatique, c’est que deux ou trois répliques de maître Claude, pour la probité de la langue et la carrure du rythme, ont rappelé aux amateurs la façon de M. Augier.


Louis GANDERAX.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 1er et du 15 mai 1870.
  2. Voir notre chronique du 15 février 1885.