Revue dramatique - 14 mai 1884

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Revue dramatique - 14 mai 1884
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 452-465).
REVUE DRMATIQUE

LA PARODIE DANS LE THEATRE DE M. DUMAS FILS

Porte Saint-Martin : la Dame aux camélias. — Vaudeville : Diane de Lys. Comédie-Française : l’Étrangère.

Adèle n’est pas morte sous le poignard d’Antony ; après la scène de l’auberge, sa destinée ne pouvait finir si tôt : un viol, au théâtre, est-il jamais stérile ? Guérie de sa blessure, Adèle est devenue mère. Le fils d’Antony, depuis cinquante ans, a crû en force et en sagesse ; oui, en sagesse ! Il s’est senti inspiré d’une sorte de démon expiatoire : il a fondé, en mémoire de son père, une société pour le découragement des passions.

Je me suis laissé conter cette histoire : il se pourrait que ce fût un mythe. Nous avons dit récemment que la littérature de 1830, pour l’expression des sentimens, se tenait au-dessus de la vérité, celle de nos jours, au-dessous. Nous avons dit avec quelle puissance, lorsqu’il s’agissait d’élever le ton, Dumas père représentait sa génération ; depuis qu’il s’agit de le rabaisser, M. Dumas fils, lui aussi, par l’énergie qu’il y met, apparaît comme un type. Il faudra qu’un jour, sur la place Malesherbes, leurs statues se dressent face à face ; entre les deux passeront des hommes vivans, à peu près pareils, dans le secret de leur cœur, aux contemporains de tous les deux, et qui cependant interrogeront l’un et l’autre avec une inquiétude égale. « Nous connaissons ton œuvre, diront-ils au premier : se peut-il que d’un fond sincère ait coulé ce débordement de passion ? » Et au second : « Se peut-il qu’aussitôt ait succédé une telle sécheresse ? » Mais nous-mêmes, sans plus attendre, après avoir contemplé le père, nous sommes invités naturellement à regarder un peu le fils : aussi bien, cette fin de saison est-elle favorable, et M. Dumas ne s’est-il pas laissé oublier, cet hiver. Un coup de chapeau, un coup de pistolet, un coup d’épée, voilà, coup sur coup, de quoi réveiller l’attention des Parisiens. Ce coup de chapeau, c’est M. Dumas qui le refuse à la courtisane ; de ce coup de pistolet, c’est lui qui tue un amant ; de ce coup d’épée, c’est lui qui tue un mari. La Dame aux camélias à la Porte-Saint-Martin, Diane de Lys au Vaudeville, l’Étrangère à la Comédie-Française, nous ont fait revoir, en quelques semaines, trois époques de ce rare et vigoureux esprit : les deux premières, toutes voisines et pourtant distinctes, sont marquées au commencement de sa carrière ; la troisième est proche de la fin. Profitons de la conjoncture pour admirer les variations et la suite d’un génie si particulier, les dons divers et même contraires qui, selon leurs combinaisons, en forment l’identique et changeante substance ; et aussi les divers effets qu’ils produisent sur le public.

L’affaire du chapeau a son dossier : n’en retenons que l’essentiel. Au troisième acte de la Dame aux camélias, M. Duval père, figuré par l’acteur Lafontaine, se présente chez Marguerite Gautier, figurée par Mme Sarah Bernhardt ; il parait sur la scène, le chapeau à la main, et demande : « Mlle Marguerite Gautier ? — C’est moi, monsieur, » répond la jeune femme. Là-dessus, M. Duval remet son chapeau ; il le garde pour reprocher à Marguerite de ruiner son fils, et ne l’ôte que cinq minutes après, lorsqu’elle a produit les preuves de son désintéressement. Ce jeu de scène déplaît au public, ces cinq minutes lui durent une heure ; un petit frémissement d’impatience court le long des fauteuils ; un soupir de soulagement s’exhale quand M. Duval se découvre : « Enfin ! » murmure la salle. M. Sarcey, le lundi suivant, se fait l’interprète du sentiment commun ; il gourmande le comédien et lui crie : « Chapeau bas ! » M. Dumas, aussitôt, revendique la responsabilité de ce jeu de scène ; il le justifie non-seulement par des raisons tirées du caractère du personnage, mais par des raisons absolues : « Dans la même circonstance, écrit-il, j’agirais de la même façon. Je saluerais une fois pour toutes, parce que ce serait une femme que j’aurais devant moi ; après quoi, je remettrais mon chapeau sur ma tête pour bien faire comprendre à cette femme qu’après avoir rendu cet hommage banal à son sexe, je prends l’attitude d’un homme qui sait ce qu’elle a fait de ce sexe et le trafic qu’elle en tire. »

Est-ce l’auteur de la Dame aux camélias qui parle ainsi ? N’est-ce pas l’auteur des Filles de marbre ? N’est-ce pas là, reconnaissable encore, l’accent de ce Barrière, qui, par le porte-voix de Desgenais, alors que tout Paris pleurait à l’élégie passionnée de Marguerite, lança la riposte fameuse : « Allons, mesdemoiselles, passez à l’ombre, rangez un peu vos voitures ! Place aux honnêtes femmes qui vont à pied ! » N’y a-t-il pas, dans cette déclaration de mépris, un écho de cet anathême ? Se peut-il que M. Dumas, suspect naguère de trop de tendresse, se soit endurci à ce point ? Hélas ! M. Dumas n’en peut mais ; s’il ne s’agissait que de lui, la pauvre fille aurait encore du recours, et je gage qu’après avoir murmuré à son oreille : « Dors en paix, Marguerite ! il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé, » l’auteur n’aurait pas le courage de lui dire, en prenant une grosse voix : « Hors du mariage point de salut ! » Mais ne voyez-vous pas que ce chapeau n’est point un chapeau ordinaire ? C’est le couvre-chef du juge, qui, une fois couvert, ne connaît plus personne. M. Dumas tout seul n’est pas en jeu dans cette affaire. À cette crudité de vertu qui se marque en chaque parole, à cette rodomontade d’une pudeur qui prend des attitudes, on devine le rôle et la fonction. De même que le héros impersonnel de Barrière crie à tout venant : « Je ne suis plus Desgenais, je m’appelle la raison ! .. Je ne m’appelle plus Desgenais, je m’appelle l’opinion, je m’appelle le monde ; » de même ici, le dramaturge peut dire : « Je ne suis plus Dumas, je suis la loi sociale, » — et en effet il le dit : « La société et la famille n’interviennent et ne peuvent intervenir que cette fois-ci dans cette pièce ; il faut qu’elles y aient toute l’autorité, toute la cruauté même qu’elles doivent avoir finalement en face de situations comme celles-ci. » Aussi, quand M. Sarcey et quelques autres, pour alléger la pièce et soulager le public, proposent de tailler dans le rôle de M. Duval et de presser l’acteur, M. Dumas les déboute avec l’aisance d’un pouvoir supérieur et fort de son désintéressement ; ce n’est pas un écrivain qui défend sa prose, mais un magistrat qui maintient l’intégrité du droit écrit : « Ce n’est qu’à des déductions implacables, ce n’est qu’à d’irréfutables vérités que l’amour de Marguerite doit se rendre. Il n’y a pas à couper, et c’est comme Lafontaine le joue maintenant que le rôle doit être joué. »

Voilà qui est net : il ferait beau voir que, sous prétexte d’agrémens et pour épargner les paresseux de l’audience, on ménageât des éclaircies dans le texte juridique ! M. Sarcey et les autres sont remouchés de la bonne manière : ce qui m’étonne, à vrai dire, c’est qu’ils aient fourré le nez là. Savent-ils si peu de quelle humeur est M. Dumas aujourd’hui ? Ce morceau qu’ils attaquent, il était certain, par avance, qu’il serait le plus précieux au jugement du maître : au besoin, l’auteur du Demi-Monde et de l’Ami des femmes, de la Visite de noces et de la Femme de Claude ferait bon marché de tout le reste de sa première pièce ; dites que dans le commencement de l’ouvrage, Armand est froid et ne se meut que par des ressorts, Marguerite ne parait ni vraiment courtisane ni vraiment amoureuse ; le manège scénique est gauche et forcé ; le quatrième acte est paralytique et le cinquième est sec comme pendu… soit ! l’auteur accordera tout cela ; mais ne touchez pas au père Duval ! Duval père ou Dumas fils, c’est tout un ; c’est le représentant de la loi sociale. Cette bienheureuse scène du troisième acte se trouve là pour le rachat de tout le reste, qui, sans elle, serait un peu compromettant. Aux hommes de courte vue elle fait l’effet d’un pavé au milieu du drame, pavé utile, à vrai dire, et sur lequel pivote l’action, mais qui ne serait, à leur sens, rien davantage ; à M. Dumas, elle apparaît comme une pierre d’attente placée tout exprès pour que son édifice favori vînt s’y relier. Préoccupé de l’unité de son œuvre, il considère avec une partialité naturelle cette glorieuse amorce de morale : à peine sera-t-il permis d’insinuer, tout en reconnaissant qu’elle a rempli son office, qu’elle fût posée là naguère par un moraliste qui s’ignorait.

C’est que le fils de Dumas, par son coup d’essai, révéla de quels dons d’artiste il était doué. Il aimait la vie, et d’instinct, il savait la rendre ; il la sentait ; il l’exprimait pour le plaisir ; l’ayant exprimée, il la ressentait à nouveau : n’est-ce pas là tout l’artiste ? Cellini, conseillant un élève, lui dit simplement : « Tu dessineras tel os, il est très beau ; et puis tel autre, il est admirable. » Il ne prescrit pas de s’inquiéter si tel ou tel, mis en mouvement par un muscle, ne sera pas l’instrument d’un crime ou d’une bonne action ; l’élève n’en aura cure ; il sera ému par la beauté de la nature, il communiquera cette beauté à son œuvre, il recevra de l’œuvre une émotion nouvelle. Ainsi de l’auteur dramatique ; ainsi de M. Dumas lui-même, quand il lit la Dame aux camélias. Voulut-il, comme le croient encore des mères de famille et des collégiens, les unes maudissant les cabinets de lecture, les autres bouillonnant d’un trop-plein de générosité, voulut-il déifier la courtisane ? Assurément non. A la dernière page du roman, il avait écrit en toutes lettres que Marguerite Gautier est une exception ; à la première ou peu s’en faut, avant des peintures d’amour qui pouvaient égarer les innocens, il avait mis le tableau de l’exhumation comme un sévère memento quia pulvis es ; pas plus que le roman, la pièce n’était hardie contre l’opinion et la loi. Était-elle, au contraire, un exercice de morale en action ? Parce qu’on y voyait, comme dans Manon Lescaut, « un exemple terrible de la force des pussions, » devait-elle, comme ce petit ouvrage au gré de son auteur, — les auteurs ont de ces chimères ! — « servir à l’instruction des mœurs ? » Parce que le bonheur de Marguerite périssait au troisième acte et parce qu’elle-même expirait au dénoûment, était-ce une démonstration édifiante du peu de cas qu’il faut faire de ce genre d’amours ? Mais l’amour de Marguerite, pour être malheureux, n’est pas méprisable ; il n’est brisé, d’ailleurs, que par le sacrifice qu’il fait de lui-même ; d’autre part, tous les Armands de la salle peuvent espérer une Marguerite qui ne soit pas poitrinaire ; enfin, sans accident, la liaison du héros et de l’héroïne dût-elle finir de façon piteuse, après un certain nombre d’années, par la mésintelligence et la mésestime, par la lassitude de l’homme et la décrépitude de la femme, c’est bien quelque chose, pour le commun des mortels, que ce nombre d’années ; c’est quelque chose qu’une félicité dont on prévoit la fin ; — même pour beaucoup, cette fin prévue est ce qui les rassure : — ainsi la Dame aux camélias ne détournera personne des courtisanes. Si ce n’est pas un plaidoyer pour elles, c’est encore moins un réquisitoire contre ; dans l’un et l’autre cas, l’œuvre eût été froide, inanimée comme les Filles de marbre, qui portent la peine d’un parti-pris d’origine : elle est, à l’opposé, toute chaude et frissonnante de vie.

L’auteur, ici, ne s’est fait ni avocat ni ministère public ; il n’est qu’artiste, et c’est tant mieux. Est-ce à dire qu’il soit impassible et le demeure ? Au contraire. La vie ne coulerait pas de son pinceau s’il n’était épris de son modèle, et, à mesure que sa créature naît sur la toile, il frémit de sympathie pour elle. Cette sympathie se communique à nos âmes ; chaque sentiment de l’héroïne retentit à la fois chez le poète et chez nous : lui et nous, qui ne formons qu’un système sensible, aimons avec elle, souffrons avec elle ; si nous nous détachons d’elle par la conscience, ce n’est pas au point de la juger, de la condamner ni de l’absoudre ; ce n’est pas pour faire acte de raison et de volonté à son détriment ni à son profit ; c’est pour la prendre en amitié, pour la prendre en pitié. Vainement aujourd’hui M. Dumas déclare que « le père Duval, » dans son discours, « parle, non-seulement à Marguerite, mais au public qu’il représente et qui doit être impitoyable. » Le père Duval représente le monde, la société, le préjugé, la loi, d’accord ; mais le public, non pas ; non plus que l’auteur, tel qu’il était alors qu’il fit l’ouvrage. Nous en appelons de ce témoignage sur nous à nous-mêmes et de M. Dumas épistolaire à M. Dumas dramaturge. Nous, public, sommes pitoyable et l’auteur est notre complice.

L’atrocité de ce chapeau remis sur la tête nous incommode, nous gêne, et bientôt nous met en colère. Cette délicatesse est-elle récente ? Faut-il croire que la grossièreté du procédé nous choque parce qu’elle paraît aujourd’hui peu vraisemblable ou serait vite réprimée, parce que les mœurs depuis trente ans se sont adoucies, parce que les courtisanes, au moins de haut prix et de haut rang, sont traitées de façon plus courtoise et qu’une Marguerite Gautier aurait tôt fait de jeter le chapeau par la fenêtre et l’homme à la porte ? — Ainsi, lors d’une récente reprise de Demi-Monde, les façons d’Olivier de Jalin, traitant Suzanne d’Ange et même ces femmes du monde, Mme de Vernières et de Santis, en outlaws, nous avaient causé quelque malaise. Aussi bien, M. Weiss, en 1858, témoignait déjà d’un malaise pareil ; et, pour ce qui est d’un salut donné et refusé, on connaît la réplique d’une contemporaine de Marguerite, ou plutôt d’une devancière, au moraliste improvisé qu’elle avait décoiffé par force : comme il lui demandait, en manière de défi et d’injure : « Madame, avez-vous un amant ? — Non, fit-elle, j’en ai deux : M. X.., qui tire le pistolet, et M. Z… qui tire l’épée ! » — Mais ce n’est point ici une question d’usage et de convenance : quand même il eût été de bon ton vers 1845 (date supposée de l’action) ou vers 1852 (date de la première représentation), ou l’hiver dernier, de se couvrir en présence d’une courtisane ; quand même c’eût été une preuve d’excellente éducation et de courageuse vertu, ce jeu de scène récent, — Mme Doche, qui créa le rôle de Marguerite, ne s’en souvient pas, et l’édition du Théâtre complet de M. Dumas (1868) n’en porte aucune trace, — ce jeu de scène nous fâcherait encore et il eût fâché nos aînés. Pourquoi ? Parce que Marguerite Gautier, pour le public, n’est pas « une courtisane » rangée dans sa classe et associée à des milliers d’autres, mais une femme et une certaine femme. De même pour l’auteur, alors qu’il l’imagina ; il ne voyait pas sa qualité sociale, mais sa personne humaine ; il n’était pas censeur, mais artiste. A prouver comment il sentait, si le texte même de l’ouvrage ne suffisait pas et si l’on citait, en retour de telle ou telle parole qui nous est favorable, telle ou telle autre qui serait contraire, il faudrait dire que c’est l’air qui fait la chanson et que, plus même que les notes, c’est le timbre et l’intonation qui font le sens : l’un et l’autre ici sont vibrans de sympathie et de pitié. M. Dumas, aujourd’hui, doit-il renier ce trop d’humanité ? Parce qu’il s’est fait ermite, doit-il regretter d’avoir été trop bon diable ? Il me parait que non, même dans l’intérêt de sa doctrine ; si ce premier drame, en effet, renferme une moelle de morale, il faut qu’il nous attire pour que cette moelle nous profite ; s’il nous attire, comme on l’a bien vu cet hiver, c’est qu’il n’est pas encore tout sec ni pourri : et pourquoi ne l’est-il pas, sinon parce que le poète, frémissant du plaisir de voir la nature et de l’exprimer, a fait part à son œuvre de sa substance et de sa sève ?

Mais M. Dumas fils n’était pas seulement artiste et ne pouvait borner là son rôle ; il était né pour être moraliste ou du moins censeur, et se connut bientôt. Observer la vie pour l’imiter ne devait pas longtemps lui suffire : au lieu de regarder devant lui, à hauteur d’homme, pour jouir du spectacle des passions, il se mit au-dessus de l’humanité pour voir jusqu’à leurs conséquences ; il aperçut, non plus leur origine dans les personnes, mais leurs contrecoups, dont les personnes voisines reçoivent dommage et dont l’ordre social est ébranlé. Il n’examina plus si la fleur est plus ou moins belle, mais si ses propriétés en pharmacie sont nuisibles ou salutaires. Aussi bien il estima que tous les auteurs dramatiques depuis Eschyle jusqu’à lui, sans oublier Shakspeare ni Racine ni Molière, et particulièrement les écrivains de la première moitié de ce siècle, à commencer par son père, avaient poussé aussi avant qu’il est possible l’étude et la description des maladies de l’âme ; il pensa modestement que le travail de ses précurseurs était parfait et que ce serait perdre son temps que d’y vouloir rien ajouter. Pourtant ce labeur séculaire devait-il être inutile ? Point ! Les maladies connues, restait à trouver les remèdes. C’était la tâche de l’avenir. Mais en attendant de détruire ces maladies dans leur germe, — entreprise délicate, insidieuse et peut-être chimérique, qui serait celle d’une philosophie patiente ou d’une religion, — il était urgent et possible d’en corriger les effets publics ; ce serait la fonction d’une chirurgie des mœurs qui décréterait la santé civique par le fer et par le feu. M. Dumas fut le chirurgien. Dès lors, il ne regarda plus les personnes, mais leur qualité sociale : ainsi font nécessairement les mandataires de la société, chargés de l’administrer pour le bien général, sans respect minutieux des individus, et de maintenir l’ordre visible par l’application de règlemens certains. Peuvent-ils pénétrer dans les âmes ? Assurément non ; ils en sont dispensés : ils traitent chacun selon l’étiquette qu’il porte. S’il y a des Madeleines à Saint-Lazare, Dieu les reconnaîtra et les fera passer à sa droite ; s’il y a des Pharisiennes parmi les prétendues honnêtes femmes, Dieu les précipitera par la gauche ; mais la police des mœurs n’est pas tenue de faire ce triage ; un discernement plus grossier lui suffit, elle classe d’après les papiers. Les filles, oui ou non, exercent-elles des ravages à Paris ? Oui. Marguerite Gautier est-elle une fille ? Oui encore. — Mais ce n’est pas une fille ordinaire, c’est une créature sincère, amoureuse et douloureuse, qui vaut mieux que bien des vierges sages après avoir valu plus que toutes les vierges folles ; si ce n’est pas une sainte, c’est une martyre, et son sacrifice… — Trêve de fariboles ! C’est une fille ! Libre aux connaisseurs d’âmes de la canoniser plus tard. Vous donnez à votre enfant sainte Madeleine pour patronne ; mais, de son vivant, à moins d’être un débauché ou un Dieu, vous ne l’auriez pas reçue à votre table. Vous seriez peut-être allé dîner chez elle, mais c’est tout ; et, supposé que vous fussiez juge, le jour où elle aurait comparu devant vous, vous auriez dépouillé votre indulgence d’homme pour lui parler avec la rigueur du magistrat… Place à M. Dumas ! Le voici qui monte au tribunal ! — Et M. Dumas, qui, en 1852, était amoureux de Marguerite Gautier avec Armand et la prenait en pitié avec tout le public ; M. Dumas, qui, sans l’adorer comme son père avait adoré la divine Fernande, l’accompagnait d’un murmure d’admiration et de tendresse ; M. Dumas, qui la traitait en grande dame, sinon de l’ordre social, au moins de l’ordre de l’élégance et du sentiment ; M. Dumas, aujourd’hui, du haut de son siège de censeur, couvert de sa toque, l’interpelle : « Fille Gautier, levez-vous ! » Plus de complaisance humaine, plus même de charité chrétienne : sur la plainte d’un critique, M. Dumas ordonne que désormais, en fermant les yeux de la fille Gautier, on ne prononcera plus la parole évangélique, épigraphe naturelle de son histoire : — l’administration de Saint-Lazare refuse à ce lit de mort un crucifix !

A faire cette dure police, il faut convenir que M. Dumas, dès 1849 (année où la pièce fut écrite) ou même dès 1848 (année du roman), montrait quelques dispositions. La crudité de certains mots, sous sa plume, était une cruauté première qui annonçait comme prochaine celle de son jugement. Lorsqu’il écrivait, après l’inventaire d’un cabinet de toilette : « Je regardais toutes ces choses, dont chacune me représentait une prostitution de la pauvre fille, » si l’épithète de « pauvre » indiquait son sentiment de l’heure présente, « prostitution » marquait assez qu’il ne serait pas longtemps dupé de sa pitié. Mais surtout ce personnage du père Duval, sans avoir l’importance qu’il lui a prêtée depuis, trahissait déjà son penchant à faire intervenir la morale publique dans les drames de la vie privée.

Sans doute, à la rigueur, le père Duval peut se justifier comme caractère de comédie. M. Dumas, dans sa récente lettre, a indiqué un des traits de cette justification possible : « Cet homme de province ne voit pas de différence entre Marguerite Gautier et la dernière fille des rues. » On ajouterait, avec une apparence de raison, que ce bourgeois, — vertueux selon le monde et jusqu’où le monde l’exige, — furieux quand il croit que son fils se ruine pour une maîtresse, et subitement radouci quand il apprend qu’elle ne lui coûte rien, — usant tour à tour de l’invective, de l’attendrissement et peut-être de la ruse pour décider cette femme à se sacrifier, — lui contant l’histoire sentimentale du mariage compromis de sa fille pour émouvoir sa bonté ou sa bêtise, — la condamnant comme le rebut des honnêtes gens, et faisant appel à son honnêteté pour lui persuader de s’exécuter elle-même, — on ajouterait que ce père de famille, receveur-général vers le milieu du siècle, est un Géronte assez vraisemblable. Il me paraît pourtant que ce serait le mal prendre que le considérer ainsi.

Le père Duval n’est pas un homme qui par l’expression de ses sentimens éveille des sentimens chez autrui ; il est le premier en date des personnages d’un répertoire qui ne sera que dialectique animée ; il est le représentant de la nécessité sociale ; il n’est mû que par la logique et ne frappe que par elle. Déjà, dans le roman, il ne se borne pas, — comme fera tout à l’heure, à la scène, dans la Vie de bohème, l’oncle Durandin parlant à Mimi, comme avait fait sans doute le père de Frédéric parlant à Bernerette, — il ne se borne pas aux ressources naturelles et personnelles, il ne dit pas seulement ce qui doit sortir de son âme pour s’adresser à cette âme qui l’écoute ; il emploie les raisons de la raison plus que celles du cœur, et les raisons générales plus que les particulières. Un autre, à sa place, pourrait prononcer le même discours, et pour d’autres) oreilles ; et la preuve en est que, dans la pièce, écrite l’année d’après, ce discours se continue et s’augmente d’un discours prêté dans le livre à Prudence, écouté par Armand. Oui, dans le livre, ce n’est pas le père de famille, mais l’entremetteuse, qui prononce ces graves paroles : « Ou vous seriez un homme ordinaire, alors lui jetant son passé à la face, etc.. ; ou vous seriez un honnête homme, et vous croyant forcé de la garder auprès de vous, vous vous livreriez vous-même à un malheur inévitable, car cette liaison, excusable chez le jeune homme, ne l’est pas chez l’homme mûr. Elle devient un obstacle à tout, elle ne permet ni la famille, ni l’ambition, ces secondes et dernières amours de l’homme… » Le père Duval, dans la comédie, peut reprendre à peu près cette dissertation et dire : « Ou il sera un homme ordinaire, etc., ou il sera un honnête homme, et vous épousera, ou tout au moins vous gardera auprès de lui. Cette liaison ou ce mariage, qui n’aura eu ni la chasteté pour base, ni la religion pour appui, ni la famille pour résultat, cette chose excusable peut-être chez le jeune homme, le sera-t-elle chez l’homme mûr ? Quelle ambition lui sera permise ? .. » Il peut ratiociner dans ce goût ; il peut s’écrier même : « Qui vous dit que les premières rides de votre front ne détacheront pas le voile de ses yeux ? » Mais, de vrai, quelque tour qu’ils prennent, ce n’est ni le père Duval ni Prudence qui déroulent ces argumens ; ce n’est ni pour Marguerite ni pour Armand que cette chaîne se développe ; c’est l’auteur qui parle, et pour nous : « Nous ne faisons que de la logique, » pourrait dire le personnage en scène, comme dit Jacques Vignot, et avec autant de raison. « Ce n’est qu’à des déductions implacables, ce n’est qu’à d’irréfutables vérités que l’amour de Marguerite doit se rendre, » écrit aujourd’hui M. Dumas. Tout de bon, dans la nature, l’amour se rend-il à des déductions et sait-il ce que c’est que l’irréfutable ? Il habite une sphère et la logique une autre : à marcher contre lui, la logique risquerait de marcher éternellement. Pourtant, nous voyons que Marguerite est vaincue, selon l’annonce de l’auteur : comment et pourquoi, sinon parce que l’auteur, héraut de la loi sociale, le veut ainsi ? La défaite de Marguerite est symbolique. Qu’est-ce que le droit de l’amour et du repentir ? Chimères ! Il faut que le droit positif soit victorieux. Même, cette fable singulière du mariage de la sœur d’Armand, qui, prise à la lettre, prêtait à rire, interprétée selon l’esprit acquiert une valeur nouvelle : il convenait, pour M. Dumas, qu’une vierge servît à l’extermination de la courtisane : l’une figure le principe d’ordre, et l’autre de désordre ; la prédominance de l’un sur l’autre n’est-elle pas nécessaire ?

Mais cette nécessité sociale qui n’est pas nouvelle, ou plutôt qui ne l’était pas en 1848 et en 1852, il est, pour les écrivains, plusieurs manières de la constater. Cette nécessité sociale qui est proscrit l’adultère, l’auteur d’Indiana aussi, en 1832, la constatait, mais pour protester contre elle au nom de la passion ; cette nécessité sociale qui écrase la courtisane, l’auteur de Fernande, vers 1845, la constatait, mais pour la déplorer au nom de l’équité : l’auteur de la Dame aux camélias la constate en pleurant sur sa victime, et, sinon par les paroles, au moins par le ton de son récit, il nous invite à mêler nos larmes aux siennes. Qu’il nous pardonne aujourd’hui d’avoir recueilli ces gouttes précieuses, tombées naturellement de ses yeux : c’étaient les premières et les dernières. Deux ans à peine s’étaient écoulés qu’il faisait représenter Diane de Lys : déjà il était sec ; non pas féroce, comme il fut plus tard, mais sec, impartial et même indifférent entre la nécessité sociale et la passion. La première de ces puissances a le dessus sur l’autre : l’écrivain, comme un scribe, enregistre froidement le fait.

Diane aime vraiment Paul ; par lui et pour lui, elle échappe à cette galanterie qui guette, dans la haute société contemporaine, la femme délaissée par son mari ; il la sauve de ces hontes frivoles, — avec quelle grâce, avec quelle décence, avec quelle dignité sans pédantisme, il faut le voir dans cette charmante scène qui termine le deuxième acte ; il l’aime vraiment, lui aussi, — avec quelle ardeur sincère, on peut en juger dans le troisième acte et dans le quatrième. Chacun d’eux a donné sa vie à l’autre, et, autant que nous pouvons le prévoir, ne la reprendra pas ; chacun s’est livré, sans arrière-pensée, l’une avec étourderie, l’autre avec gravité, mais tous les deux avec une générosité pareille. Cependant le mari intervient ; quels sont ses droits ? Ceux d’un mari, parbleu ! Sa qualité sociale suffit ; elle prévaut contre celle de Paul, qui n’est qu’un amant. Le comte de Lys a négligé sa femme ; il ne laisse qu’à peine entrevoir un caractère d’homme : qu’importe ? Il est le mari, cela répond à tout. L’acte de mariage en main, il entre dans le drame. Pour se faire suivre de Diane, quels moyens emploiera-t-il ? Elle-même l’interroge ; lui-même répond : « Tous ceux que la loi met en mon pouvoir. » Un peu plus loin, il argumente contre elle (encore la logique ! ) Il lui dit posément : « Notre mariage n’a pas été l’élan simultané de deux sympathies l’une vers l’autre. » Il discute sur son cas ainsi qu’un docteur : « Quel usage ferez-vous de votre liberté ? Vous en ferez à l’instant même un esclavage au profit d’une autre personne, etc. » Plus loin encore, devant sa femme et l’amant de sa femme, surpris en flagrant délit de fuite et de rapt, il établit nettement quelle est sa situation légale ; il leur donne une consultation comme un juriste pourrait le faire ; il oppose à Paul cet avis, comme ferait un conseil étranger dans son cabinet : « Monsieur, il est possible que la société soit mal faite, que vous ayez intérêt à réparer ses erreurs, qu’on ait eu tort de nous marier, madame et moi ; mais ce dont je suis sûr, c’est que je suis le mari de madame… Je vous donne ma parole d’honneur que, si jamais je vous retrouve avec madame dans les conditions où je viens de vous trouver, j’use du droit que la loi m’accorde et je vous tue ! » Et à la fin, il fait comme il a dit ; content de cette sommation préalable et sans ajouter un mot, il tue Paul dans la coulisse d’un coup de pistolet qui sonne sec ; puis il rentre en scène et dit avec calme : Il Oui, messieurs, cet homme était l’amant de ma femme ; je me suis fait justice, je l’ai tué. »

Là-dessus la toile baisse ; l’auteur, sans commentaire, comme le secrétaire d’un commissaire de police, dresse procès-verbal. Quand il voyait Marguerite Gautier, la courtisane, repoussée de l’amour et du bonheur vers le désespoir et vers la mort, il nous contait ce qu’il voyait, sans diminuer la victoire de la loi sociale, mais en murmurant à demi-voix : « C’est dommage ! » Il voit ici mourir J’amant, frappé par le mari au nom de cette loi : il constate le décès et ne souffle mot. L’amant a succombé : est-ce bien fait pour lui ? Est-ce mal fait ? C’est ainsi. Le comte de Lys n’a pas été poussé au meurtre par sa jalousie et son amour comme Othello ; il s’est institué froidement l’exécuteur des volontés du code : pourquoi l’auteur serait-il moins froid ? Sans doute, il y aurait duperie à s’échauffer pour le personnage tt mauvaise grâce à s’échauffer contre : M. Dumas s’abstient.

Ainsi Diane de Lys, cette seconde œuvre du dramaturge, est posée en équilibré entre le respect de la nécessité sociale et celui de la passion : équilibre instable où l’écrivain ne pouvait se maintenir, qui fait pour les amateurs la valeur singulière de l’ouvrage et qui déconcerte le public ! Diane de Lys, à nos yeux, est l’exemplaire unique d’un procédé où l’artiste et le moraliste conspirent : voilà son prix. Par les mêmes raisons, elle inquiète le spectateur et le déroute. M. N.., dans son fauteuil, et Mme ***, dans sa loge, se doutent vaguement qu’ils assistent à une expérience curieuse et menée, en quelques passages, avec une netteté magistrale, ; mais quelle fin ils doivent souhaiter à cette expérience, et, quand la fin en est connue, ce que l’auteur en ressent et ce qu’il les invite à en ressentir, ils n’en savent trop rien, et de cette incertitude ils lui tiennent rigueur. Si Diane de Lys, cet hiver, n’a pas eu la même fortune que la Dame aux camélias, ce n’est pas seulement parce que la débutante, Mlle Brandès, si naturelle et si brave qu’elle fût, n’avait pas le génie élégiaque et pathétique de Mme Sarah Bernhardt ; c’est parce que le public n’entend pas qu’on l’intéresse à des personnes humaines pour les sacrifier ensuite en raison de leur qualité sociale : à ce jeu, il se demande si l’auteur ne se moque pas de lui. En retour, cependant, il se moque de ces qualités sociales dont l’auteur paraît entêté : ce qui l’émeut encore dans ce document de caractère mixte et met d’abord sa sympathie en branle, c’est la vie communiquée aux personnages avant qu’on les immole ; en un mot, c’est la passion. Mais le moraliste, en M. Dumas, ne devait pas se laisser faire sa part. Ce n’était pas assez, après avoir permis que la Dame aux camélias mourût, d’avoir tué Paul Aubry ; après avoir une fois mené le deuil de la passion vaincue en duel par la société, ce n’était pas assez de l’avoir, une autre fois, abandonnée sur place ; après avoir pleuré la victime, de l’avoir regardée d’un œil sec : il fallait la déshonorer. Le censeur ne pouvait à moins de frais être quitte de sa tâche. Après avoir constaté à regret le triomphe de la nécessité, après l’avoir constaté sans commentaire, il fallait le justifier. Nécessité douloureuse, nécessité sans épithète, nécessité adorable et bonne, à qui des autels doivent se dresser, voilà les trois déesses que M. Dumas devait honorer chacune à son tour, et la dernière n’a pas reçu le moins souvent ses hommages. A Marguerite Gautier devait succéder Suzanne d’Ange ; à Diane de Lys, la comtesse de Terremonde et la femme de Claude. La passion, chez celles-ci, n’est plus malheureuse, elle est mauvaise ; elle n’est plus destinée seulement à l’infortune, mais à la honte ; elle ne condamne plus seulement les êtres à qui elle s’attache, mais elle les condamne avec justice. L’Ami des femmes et la Visite de noces donnent la formule de l’amour adultère : — ô Antony, n’écoute pas ! — Ce n’est plus seulement un breuvage mortel, mais un breuvage dégoûtant ; un poison tiré des fleurs, mais un élixir de boue. Quiconque y trempe ses lèvres est marqué désormais, non plus d’une brûlure, mais d’une lèpre ; il porte sa qualité sociale gravée sur le visage, et qui abolit aussitôt ce qu’il pouvait avoir de personne humaine : amant on maîtresse, ce n’est plus un homme ni une femme, mais un objet de scandale désigné par le censeur pour être retranché de la société ; — voilà le régime établi dans ce théâtre de la Loi !

Cependant quel est cet homme qui tombe transpercé d’un coup d’épée ? C’est le duc de Septmonts, un mari : sa mort ensanglante la dernière pièce de M. Dumas, ou du moins l’avant-dernière, celle où, de son aveu même, il a mis les enseignement suprêmes de sa philosophie, et son testament de moraliste. Par une belle imprudence, après avoir bâti son monument, il a essayé d’y ajouter un étage : la dame aux camélias était l’entresol ; l’Étrangère porte le faîte ; si l’écrivain, dans quelqu’une de ses œuvres, a touché des vérités plus hautes qu’à l’ordinaire, c’est apparemment ici. Le duc de Septmonts, un mari, expire sous l’épée de Clarkson, et Clarkson ne le tue guère que par procuration de l’amant, ou, parlons mieux de l’auteur. Si le père Duval, si le comte de Lys est un deus ex machina suscité par le dramaturge, si le comte de Terremonde et Claude, si Olivier de Jalin, Ryons et Lebonnard sont ses instrumens, à plus forte raison Clarkson ; le drame, ici, est purement sympathique, et les intentions de l’écrivain ne sont pas douteuses. Il sauve l’amant et tue le mari ; — que dis-je ? Il envoie l’un en possession de l’héritage de l’autre, — comme s’il se trompait sur leurs qualités sociales, comme si un mauvais plaisant avait changé les étiquettes, mis celle-ci à la place de celle-là, fait conduire le duc dans la cellule des amans condamnés à mort, et Gérard dans le préau glorieux des maris. Quel est donc ce scandale ?

C’est que M. Dumas, — après avoir rangé les individus sous les nécessités de la loi humaine, sans examiner si ces nécessités étaient iniques ou équitables, — après avoir proclamé qu’il faut obéir au droit positif parce qu’il est, sans se donner la peine, même quand le droit naturel était du même côté, de constater ce renfort, — M. Damas s’est avisé à la fin que, pour que ce régime ne fût pas épouvantable, il fallait d’abord mettre la loi humaine en perpétuel accord et parfaite harmonie avec la loi morale, et le droit positif avec le droit naturel. Après avoir observé dans le domaine des faits les combats de l’ordre et du désordre, après avoir vu tant de fois la scandaleuse résistance de celui-ci et le triste avantage de celui-là, il s’est élevé à la contemplation des luttes invisibles du bien et du mal, il a vu que le mal était quelquefois du côté de l’ordre, et, pour se consoler, il a voulu croire au triomphe définitif du bien. Moraliste, cette fois, et non plus censeur, mystique et pris d’optimisme autant qu’il était jusque-là désespérément attaché à la terre, il est revenu, par ce détour, au respect des personnes. Voulant exposer sur la scène le duel des puissances morales qui, selon lui, se disputent le monde, il a choisi pour incarner le mal, — dans ce pays où le mariage est indissoluble, — un mari, pour incarner le bien un amant. Il a repris la fable de Diane de Lys ; mais, pour un dénoûment contraire, il a rétabli le caractère du mari tel qu’il était dans le roman (je parle du roman de la Dame aux perles : Diane de Lys, roman, n’a guère fourni à la pièce, après le titre, que la mise en scène du premier acte). Ce personnage, qu’il avait purifié naguère tout exprès pour rendre supportable sa victoire, il l’a restitué dans son abjection, et tel sans doute que la nature le lui avait offert ; il l’a sacrifié à l’amant. Il ne l’a pas sacrifié seulement, comme son père avait fait dans Madame de Chamblay, pour satisfaire le spectateur : il a marqué avec force le caractère providentiel de cette fin. Il n’a pas vu dans les deux adversaires un amant et un mari, mais deux hommes, l’un meilleur que l’autre : il a voulu que le meilleur l’emportât.

Cette justice distributive n’a pas déplu au public : voyez plutôt sa joie tout au long de cette amusante scène du cinquième acte, entre Septmonts et Clarkson, renouvelée avec un art si curieux, avec un tour de main si magistral, du cinquième acte de Madame de Chamblay, et jouée en perfection par MM. Coquelinet Febvre. Sans doute, cette joie serait plus complète encore si l’auteur, au lieu de revenir par le chemin que j’ai dit à l’observation des personnes, s’y était tenu dès l’abord, en toute simplicité d’artiste. Exempt du souci desséchant de la symbolique, il eût mis plus d’humanité dans ces hommes dont il ne veut pas voir la qualité sociale, mais le caractère. L’un d’eux, il est vrai, tel quel, est terriblement bien partagé : c’est le duc de Septmonts. Ce damnable héros est l’un des plus vivans, des plus minutieusement et des plus profondément vrais, des plus brillamment neufs du théâtre moderne. Aussi, quand, au quatrième acte, il rencontre sa femme, animée, elle aussi, d’une parcelle de feu moral, quelle lancée dramatique des personnages ! Comme la scène, en sa violence, éclate de véritables beautés ! Mlle Bartet et M. Coquelin y sont excellens, mais comme le texte les porte ! C’est par ce qu’elle renferme d’humain et par son équité finale que l’Etrangère touche le spectateur : le reste, à parler franc, n’importe guère, sinon aux abstracteurs de quintessence ; l’apocalypse négrophile et démoniaque du troisième acte abasourdit l’auditoire sans l’attacher, — et ce n’est pas seulement parce que Mlle Pierson joue en comédienne raisonnable un rôle que Mme Sarah Bernhardt déclamait en tragédienne fantastique.

C’est l’humain et l’équitable de ce dernier ouvrage, il faut le répéter encore, c’est l’équitable et l’humain qui nous plaît : alors, à quoi bon, par ce progrès que nous avons tenté de suivre et avant d’en revenir à ce point, avoir imaginé tout un théâtre qui se vante d’être inhumain et ne s’inquiète pas s’il est inique ? L’auteur, dans cet épilogue de son œuvre, accuse « la morale cruelle des hommes, qui n’a pas cru devoir rechercher les causes et n’a tenu compte que des effets ; » n’est-ce pas justement à cette morale qu’au prix de son plus grand labeur et de ses plus nombreuses veilles, il a élevé un monument ? .. A quoi bon ?

La réponse est lisible entre toutes les lignes de cette brève étude : artiste et moraliste, M. Dumas a laissé se combiner en lui ces dons opposés selon des formules diverses ; aux différentes époques de ce génie complexe, qui est le sien, il est resté dramaturge ; il a édifié ainsi un assemblage de drames, le plus original qui soit dans notre siècle, et peut-être sans analogue dans aucun autre ; il y a dépensé plus de forces que personne des contemporains ne pouvait faire. Son œuvre entière durera comme un objet de curiosité pour la critique ; une partie seulement peut-être, dans l’avenir, intéressera le public, qui se détournera du reste, — et pourquoi ? Parce que la vieille humanité, qui rajeunit à chaque génération comme la terre à chaque printemps, répète à M. Dumas ce que dit au fâcheux Taupin la grisette Aurore : « Si vous n’aimez plus l’amour, n’en dégoûtez pas les autres ! »


Louis GANDERAX.