Revue dramatique - 14 mai 1899

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Revue dramatique - 14 mai 1899
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 439-444).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Le Torrent, comédie en quatre actes, par M. Maurice Donnay. — Odéon : Ma Bru, vaudeville en trois actes, par MM. Fabrice Carré et Paul Bilhaud.


M. Maurice Donnay a compris, semble-t-il, que la veine d’où il a tiré ses précédentes comédies est un peu épuisée ; justement lassé d’avoir tant de fois déjà refait la même chose, il a tenté de faire autre chose. Passant des théâtres de genre à la Comédie-Française, il a été très pénétré des devoirs que lui imposait cette promotion. Il a voulu nous donner une pièce d’un art plus solide, une comédie où il y eût de la matière, des idées, de l’émotion, en même temps que de l’observation et de l’esprit. Il n’y a guère réussi. Le Torrent a été médiocrement accueilli par le public et par la presse. On peut craindre que cet insuccès n’ait pour conséquence de rejeter M. Donnay en arrière, vers le genre qui lui a valu jusqu’ici des applaudissemens faciles. Il recommencera à recommencer Amans. Ce serait fâcheux. Il y aurait moyen pour le jeune écrivain de tirer meilleur parti de la leçon qu’il vient de recevoir et d’en mieux saisir la portée. En effet le tort de M. Donnay dans cette pièce n’est pas d’avoir trop changé sa manière, mais c’est bien plutôt d’y être resté trop semblable à lui-même. M. Donnay a été dupe des complimens qu’on lui a prodigués. On trouvait dans son théâtre un mélange d’ironie et de sensualité dont on ne cessait de célébrer la grâce, l’aimable fantaisie, la délicatesse et la légèreté. Ce qui me frappait au contraire dans ce théâtre c’en était, je ne dirai certes pas la grossièreté, mais l’inélégance ; j’ai pour ma part essayé de l’insinuer, avec un peu de timidité et de honte, comme il arrive lorsqu’on se sent en désaccord avec l’opinion commune. La nouvelle pièce de M. Donnay n’a fait que mettre en un jour cru et révéler à tous les yeux cette inélégance foncière.

Car, cette fois, M. Donnay ne s’est pas borné à faire la satire des mœurs, et à nous présenter telle qu’elle est la pleutrerie de ses contemporains. Il a imaginé des personnages sympathiques, incarnant la distinction morale telle qu’il la conçoit. Versannes et Mme Lambert sont des êtres supérieurs, incapables de se prêter aux compromis usités dans notre société pharisienne et qui conforment leur conduite à leur idéal. Versannes a été d’abord un oisif, un mondain, un homme de cercle ; dégoûté d’une vie frivole et désireux de se régénérer, il s’est retiré dans ses terres afin d’y mener l’existence saine et utile de gentilhomme fermier. Par malheur, il est marié à une petite femme jolie et sotte qui n’a ni cervelle, ni cœur, ni même de sens. Elle lui plaisait ainsi, du temps qu’il n’avait lui-même qu’une âme de vanité ; depuis sa conversion, il la trouve insupportable. De se sentir lié à cette perruche, ce lui est une souffrance de tous les instans. Il a des aspirations qui ne sont pas satisfaites. Il a des rêves généreux et sans emploi. C’est un incompris. Que va-t-il faire pour réaliser les fins supérieures de sa nature ? Or, il y a dans un intérieur voisin une femme d’une trentaine d’années, deux fois mère de famille. Il deviendra l’amant de la mère de famille. Celle-ci, Mme Lambert, est pareillement une créature d’élite. Pour pénétrer cette âme exquise, voilée de délicatesse, de pudeur et de fierté, il n’eût pas fallu moins que toute l’intelligence et tout le soin attentif d’un mari éminent qui n’aurait eu aucun autre emploi de son temps. Mais la vie est mal faite, comme chacun sait. M. Lambert est d’une intelligence bornée, d’une nature épaisse, et d’ailleurs fort occupé à diriger une entreprise industrielle. Et voilà encore une incomprise ! Que va-t-elle faire afin d’échapper à cette atmosphère de vulgarité où elle étouffe ? Elle deviendra la maîtresse de Versannes. Ces deux incompris se consoleront en se comprenant l’un l’autre. Rien de plus naturel. Cela est si naturel, en effet, que c’est la nature elle-même dans ce qu’elle a de moins éthéré. C’est l’adultère né de l’ennui et des commodités du voisinage. C’est l’aventure vulgaire, médiocre, misérable. C’est le dernier mot de la platitude et de la banalité.

Ce pauvre adultère provincial fournit aux deux partenaires les joies qu’il comporte, et qui sont d’ailleurs de tous points conformes aux joies de l’adultère parisien. Seulement il survient un accident. Mme Lambert s’aperçoit qu’elle est enceinte ; et comme elle est trop pure pour se résigner à un partage auquel du reste son mari ne la sollicite pas, elle se trouve très embarrassée. Telle est la situation. Tel est le « cas de conscience » qui va être débattu pendant tout le cours de la pièce. Les solutions qui s’offrent ne sont ni très nombreuses, ni surtout très réjouissantes. Ou bien les heureux amans se sauveront. Ce sont de ces sottises qu’on commet dans un moment d’exaltation, mais qui ne résistent pas à un quart d’heure de réflexion. Ou bien on se souviendra qu’il y a un mari pour endosser la paternité. Mme Lambert préfère lui avouer sa faute ; et comme celui-ci se fâche, étant bien décidément dépourvu de toute grandeur d’âme, elle se précipite dans le torrent sous la roue de l’usine. Ce dénouement de mélodrame nous a laissés froids, comme les angoisses des amans nous avaient trouvés indifférens. La raison est trop simple ; c’est qu’il nous est vraiment impossible de plaindre en eux les victimes d’une fatalité inéluctable. Ils savaient à quoi ils s’exposaient. Versannes est un grand garçon, et il ne peut ignorer que les distractions extra-conjugales entraînent parfois des conséquences. Mme Lambert n’est plus une pensionnaire ; elle ne peut se dissimuler que, s’il est agréable pour une mère de famille de s’aller jeter dans les bras d’un beau ténébreux au lieu de rester auprès de ses enfans, et de filer le parfait amour au lieu de filer la laine, cela ne va pas sans quelques dangers. Donc qu’ils se tirent de là comme ils pourront !

Si encore l’auteur s’était borné à développer une situation ; mais il a cru devoir, à cette occasion, développer une thèse. Le Torrent n’est pas seulement la mise à la scène d’un fait divers quelconque ; c’est par surcroît une pièce à thèse. C’en est une puisqu’il y a un « raisonneur, » un certain Morins, psychologue de profession. Oh ! ce Morins ! C’est bien la peine de s’être fait, comme M. Donnay, une réputation d’écrivain ultra-moderne pour s’en aller exhumer du fatras romantique des déclamations quasiment antédiluviennes ! À la manière des bousingots, ce Morins accable de son mépris le « bourgeois. » Mais qu’est-ce donc que la profession de psychologue pour dames, si ce n’est une profession essentiellement bourgeoise ? Et Morins, et Versannes, et Mme Lambert et nous tous, que sommes-nous donc si nous ne sommes des bourgeois ? Consulté par son ami sur la question de savoir s’il doit ou non « fuir » avec sa maîtresse, Morins lui demande s’il sent en lui l’amour, le véritable amour, cet amour qui se distingue des autres amours en ceci qu’il est l’amour et que les autres ne sont que la contrefaçon de l’amour. Il le dépeint, ce véritable amour, en des termes qui jadis eussent fait se pâmer d’aise les modistes abonnées des cabinets de lecture. Après quoi, il entonne un couplet sur les droits de la passion. Les droits de la passion ! Quelle psychologie les a révélés à ce psychologue ? Où les a-t-il vus ? Qui est-ce qui les a jamais vus ? Par quelle opération miraculeuse la passion créerait-elle des droits et non des servitudes ?

Mais c’est qu’en effet ces niaiseries surannées recommencent d’avoir cours. Un auteur qui respecte son public ne se croit pas quitte envers lui, s’il ne lui a débité une thèse contre le mariage. Une pièce à thèse, selon la mode de 1899, doit contenir une thèse contre le mariage, « cette institution féroce. » C’est par là que le Torrent porte la marque d’aujourd’hui. Seulement on se borne d’habitude à demander que le lien du mariage soit rendu aussi lâche que possible, allégé par toutes les facilités de divorce imaginables. Il faut bien surenchérir. C’est pourquoi M. Donnay réclame tout uniment le mariage libre. Telle est, aux maux de notre société, la véritable panacée ; tout le reste n’est que palliatif. Versannes et sa maîtresse semblaient désignés pour inaugurer l’avènement d’une humanité supérieure fondée sur le mariage libre… L’excuse de ces « hardiesses », c’est qu’on n’est pas tenté un seul instant de les prendre au sérieux, et qu’on ne risque pas d’avoir envie de les discuter. Ce sont, non pas même des idées, mais des mots vides de sens. Car on ne saurait fonder ni le mariage sur l’amour, ni une société sur le caprice d’unions passagères. Le mariage libre, du jour où il serait décrété, cesserait d’être libre, parce qu’il serait le mariage. Pour ce qui est de prétendre que l’humanité s’élèverait au-dessus d’elle-même du jour où la loi nous autoriserait à avoir des enfans de ménage à ménage, par une méthode de croisement, c’est se moquer du monde, et cette fois sans grâce. On ne pouvait manquer de déclarer que ces opinions subversives viennent en droite ligne du théâtre d’Ibsen. Hélas ! Cela n’est pas même ibsénien. Ce n’est que puéril.

Dans une pièce qui est bien d’aujourd’hui, il est de même nécessaire qu’il y ait un rôle de prêtre. Depuis une dizaine d’années, on a définitivement installé le curé au théâtre, et dans tous les théâtres, au Palais-Royal et aux Variétés comme au Gymnase. Même il est étonnant que cette intrusion n’ait pas inquiété les personnes libérales et tolérantes qui se donnent pour mission de surveiller les empiétemens du cléricalisme. À l’heure qu’il est, il y a un prêtre dans la Dame de chez Maxim’, il y en a un dans le Vieux Marcheur, il y en a un dans le Torrent. Comme les curés qu’on nous montre ne sont ni assassins, ni faussaires, ni surtout fanatiques, et qu’on en fait plutôt de braves gens un peu sots, indulgens et doucereux, on déclare que toutes les convenances sont gardées et que, pour trouver ces exhibitions choquantes, il faudrait être l’esprit le plus affreusement étroit. Soyons donc cet esprit étroit. Dans la Dame de chez Maxim’ et dans le Vieux Marcheur, la drôlerie consiste à mêler à toutes sortes de polissonneries l’innocence d’un abbé candide qui ne voit, ne comprend, ne devine rien. Et tant pis pour ceux qui trouvent cela drôle ! Dans le Torrent, il est de même fâcheux d’avoir mêlé un personnage dont l’habit est respectable à cette histoire d’une coucherie et de ses suites. L’abbé Bloquin donne à Mme Versannes le conseil de quitter son amant, de retourner à son mari. Ce conseil aurait du moins l’avantage d’éviter un grand malheur aux enfans déjà nés de Mme Lambert et qui sont fort innocens de tout ce qui se passe. Au surplus, ce n’est pas la faute de l’abbé Bloquin, c’est la faute de Mme Lambert, si elle s’est mise dans une situation d’où il est, de quelque manière que ce soit, impossible de sortir décemment. Mais nous ne sommes pas dans la réalité, nous sommes au théâtre, où la seule morale qui ait cours est la morale la plus conventionnelle. Au théâtre, nous ne voyons qu’une chose, et à notre grand scandale, c’est que l’abbé Bloquin conseille à Mme Lambert un mensonge : comme si, depuis le jour où elle a commencé d’avoir avec son amant des relations probablement clandestines, la chaste Mme Lambert ne s’était pas enfoncée dans le mensonge jusqu’au cou ! Un prêtre conseillant un mensonge ! Les voilà bien, les conseils de la religion ! Qui dit religion, dit hypocrisie… Encore une fois, tout cela n’est pas sérieux. Mais que cela est de mauvais goût !

C’est de plusieurs degrés que les auteurs de ce temps nous auront fait descendre dans la vilenie. De plus en plus nous perdons jusqu’à la notion de ce que ce peut être qu’un homme bien élevé. À ce point de vue, la conversation de Versannes avec son ami Morins est très significative. Il ouvre largement, pour l’édification de ce tiers, l’alcôve conjugale et l’autre. On avait cru longtemps que, dans ces sortes de matières, une certaine discrétion s’impose. Hier encore, ce gentleman eût passé pour un goujat.

Enfin il y a toute une série de détails, de symptômes et d’images que je n’avais pas vu encore étaler avec cette complaisance au théâtre ou du moins sur les scènes où on a quelque souci de dignité. Sauf erreur, je ne me souviens pas qu’on eût encore à la Comédie-Française mis à la scène le diagnostic de la grossesse. C’est par là que le Torrent pourra avoir sa place dans l’histoire des progrès du théâtre contemporain. Au premier acte, Mme Lambert se trouve incommodée. Elle a le cœur tout brouillé. Et ces maux de cœur ne sont que le classique avant-coureur d’une situation intéressante. Au second acte, elle informe Versannes de son état, et elle se plaint d’être un peu gênée pour lui faire cet aveu qu’elle eût préféré lui murmurer très bas quand ils auraient été dans l’intimité la plus douce, la plus confiante, à l’un de ces momens où l’on se dit tout. Ces choses difficiles à avouer dans le tête-à-tête on va donc les dire tout haut devant douze cents personnes assemblées. Enfin, au dernier acte, on fera venir un médecin, pour donner à ce genre de description un caractère tout à fait scientifique. Il est clair qu’il reste encore à nous mettre sous les yeux les péripéties de l’accouchement. C’est donc qu’il y a de l’avenir pour notre première scène. La Comédie-Française n’a jamais prétendu ne nous donner que de bonnes pièces ; et on ne saurait le lui demander. Mais elle avait jusqu’ici tenu à honneur de conserver certaines traditions de goût, de tact, de politesse. On ne s’était pas encore habitué à y trouver le ton de la mauvaise compagnie.

Le Torrent a été fort joliment mis en scène et les acteurs tirent tout le parti possible des rôles qui leur sont confiés. M lle Bartet est comme toujours d’une distinction parfaite. La distinction étant, au théâtre comme dans les salons, l’une des qualités qui se font le plus rares, on ne saurait trop louer cette artiste unique de nous en avoir donné tant et de si charmantes images. M. Duflos a de la chaleur, de la conviction dans le rôle de Versannes, et il y est amoureux à souhait. M. de Féraudy dessine avec beaucoup de justesse une figure de curé brave homme. Il a contribué pour sa forte part à faire passer ce rôle déplaisant et à atténuer ce que la situation pouvait avoir de scabreux. M. Le Bargy débite avec mordant les tirades du psychologue Morins. M. Laugier est un bon mari de comédie. Mlle Muller a beaucoup de jeunesse et de grâce coquette sous les traits de cette petite perruche de Mme Versannes. Enfin M. Coquelin cadet, dans un rôle d’ailleurs tout à fait inutile, a beaucoup amusé. Peut-être seulement l’espèce de solennité avec laquelle on ne peut s’empêcher de jouer à la Comédie-Française a-t-elle fait mieux ressortir encore l’indigence de l’ouvrage.


L’Odéon tient un gros succès qu’il suffit de signaler. Ma Bru, par MM. Fabrice Carré et Bilhaud, est un vaudeville exécuté sur un vieux sujet, d’après des recettes pareillement vieilles, mais dont l’effet est à peu près sûr. Tant qu’il y aura des belles-mères en France, on fera rire un public français aux dépens des belles-mères. La pièce de MM. Carré et Bilhaud enrichit ce cycle et ne prétend pas à le fermer. Il y a beaucoup de verve et de belle humeur dans ce vaudeville, dont le second acte n’a été qu’un long éclat de rire.

Mme Tessandier est très comique dans le rôle de la belle-mère et Mlle Vahne charmante dans celui de la bru. Il faut citer avec éloges MM. Albert Lambert, Marquet, Coste, Céalis, Mlles Kesly et Béryl.


RENE DOUMIC.