Revue dramatique - 14 mars 1903

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Revue dramatique - 14 mars 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 446-457).
REVUE DRAMATIQUE


Odéon : les Appeleurs, comédie en trois actes par M. Ambroise Janvier. — Théâtre Sarah-Bernhardt : Werther, drame en cinq actes par M. Pierre Decourcelle. — Gymnase : le Secret de Polichinelle, comédie en trois actes par M. Pierre Wolff. — Variétés : Un beau jeune homme, comédie en cinq actes par M. A. Capus. — Vaudeville : Heureuse, comédie en trois actes par MM. Hennequin et Bilhaud.


La paix règne dans les théâtres. Quelques différends personnels et fuites d’étoiles y causent sans doute un émoi légitime ; mais c’est de l’art dramatique que je m’occupe : il est au calme. Une certaine fièvre de nouveautés y avait naguère apporté un peu de trouble : on semblait lassé d’y employer toujours les mêmes procédés pour y répéter les mêmes propos inutiles ; on faisait un effort pour rapprocher les tableaux de la scène de ceux de la vie ; on poussait l’ambition jusqu’à souhaiter qu’il y eût des idées dans les pièces et qu’un ouvrage dramatique ne fût pas sans portée et sans influence sur les mœurs. Ces velléités sont restées sans effet. Les auteurs se sont, à quelques exceptions près, remis à l’école des maîtres hier encore les plus honnis. Le règne de Scribe recommence d’être incontesté. Une pièce de théâtre ne prétend plus qu’à une valeur de divertissement. Cette esthétique, si j’ose m’exprimer ainsi, a tous les suffrages du public, qui sait infiniment de gré aux auteurs de si bien comprendre ses goûts. C’est pour le critique une indication. Qu’il n’essaie pas de déranger ce touchant accord ! Qu’il ne jette aucune fausse note dans ce concert ! Le rôle de trouble-fête et de rabat-joie est un rôle fâcheux, et bon tout juste pour qui veut avoir tout le monde contre soi. Surtout qu’il n’aille pas à ce propos et hors de propos faire étalage de considérations de morale qui ne sont pas ici à leur place et dont personne ne se soucie ! Qu’il réserve ses sermons pour une meilleure occasion ! C’est le conseil de la sagesse. Nous aurons soin pour notre part d’en tenir compte, et, en passant la revue des pièces qui, dans ces dernières semaines, ont figuré parmi les plaisirs parisiens, nous ferons en sorte d’y assister uniquement en spectateur amusé.

Nous citerons d’abord, en manière de contraste, la comédie de M. Ambroise Janvier : les Appeleurs, conçue précisément dans le système aujourd’hui passé de mode, mais qui, il y a quelques années, aurait eu ses enthousiastes. M. Ambroise Janvier a fait cette remarque : c’est qu’il y a des gens qui semblent avoir le monopole du bonheur. Ils ont la veine, comme d’autres ont la guigne ; tout leur réussit, leurs fautes tournent à leur avantage, et leurs maladresses ne nuisent qu’à autrui. Ces privilégiés, se demande l’auteur, ne seraient-ils pas des instrumens entre les mains de la destinée ? Un rôle ne leur aurait-il pas été assigné dans ce monde où rien n’est sans objet ? Il consisterait à abuser les autres hommes en leur faisant croire à la possibilité du bonheur. Les yeux fixés sur ces quelques spécimens d’existences heureuses, disposés çà et là pour l’exemple, les hommes continuent de s’évertuer. De la sorte, ils ne laissent pas se perdre le goût de la vie et de l’activité. D’ailleurs tous ces efforts et tout le mouvement où nous nous dépensons, ne sont pour nous qu’autant de moyens d’aller au-devant de la souffrance. Ainsi les paysans se servent pour la chasse de canards apprivoisés : les canards sauvages accourent à l’appel de ces derniers : les chasseurs embusqués les attrapent au passage.

Qui sait pourtant s’il n’y aurait pas moyen de tirer parti de ce stratagème déloyal de la destinée ? Puisqu’il y a des gens faits pour être heureux et qui forment une espèce de confrérie du bonheur, entrons dans leur confrérie ! Du jour où notre fortune fera partie de leur fortune, notre prospérité sera donc assurée. Les « appeleurs » sont ici M. et Mme Jacquelin, braves rentiers, qui achèvent de vivre dans un joli coin de province, cultivent leurs terres, vendangent leurs vignes et ne connaissent pas de mauvaises années. Ils ont un fils qui se couvre de gloire aux colonies ; une fille, Germaine. Leur jeune ami, Maurice, n’a su jusqu’ici que gâcher des dons exceptionnels et son patrimoine. Il est en passe de devenir un raté. Pour conjurer le mauvais sort, il aurait un moyen tout simple qui est d’épouser Germaine. Telle est la donnée de la pièce : elle est ingénieuse, et le premier acte où elle nous est exposée est presque excellent : l’auteur y a esquissé un joli tableau de mœurs provinciales, et les propos qui s’y échangent ne dépassent pas le niveau où peut se tenir la discussion entre honnêtes gens.

Désormais l’œuvre va devenir flottante et de signification incertaine. En effet l’horizon des Jacquelin s’obscurcit : ils sont sans nouvelles de leur fils, le colonial, et ce silence, en se prolongeant, rend plus probable une mauvaise nouvelle. Elle éclate au dernier acte. Le jeune homme est mort, la mère est comme folle de douleur : la maison du bonheur se change en celle du deuil et des regrets ; on s’en éloigne ; ceux qui lui portaient envie la prennent maintenant en pitié. Que devient pourtant à travers ces fâcheux événemens l’aspirant à la main de Germaine ? Il aspire de moins en moins, à mesure que semble cesser l’espèce d’enchantement de la maison. Après quoi, et lorsqu’il est bien établi que les Jacquelin ont été frappés à leur tour, ainsi que le veut la loi commune, Maurice épouse Germaine. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Apparemment c’est que le mot de la sagesse antique est toujours vrai : « Ne vous hâtez pas de proclamer qu’un homme est heureux ; mais attendez la fin. » Puisque d’ailleurs les Jacquelin, au moment qu’ils perdent leur fils, en retrouvent un autre, c’est donc qu’il y a dans la nature une loi de compensation. Les motifs qui poussent Maurice vers Germaine ne se ramènent plus au désir égoïste de détourner à son profit un peu de la chance de ces professionnels du bonheur ; c’est donc qu’il y a quelque chose de vulgaire et de grossier dans l’attrait qu’exerce sur nous le bonheur : l’infortune seule nous permet de lier connaissance avec ce qu’il y a de meilleur dans le cœur d’autrui : c’est à travers la brume des larmes que nous voyons se dessiner l’image idéale de l’humanité... Voilà du moins une interprétation qu’on pourrait donner de la pièce de M. Ambroise Janvier : je la propose sans assurance ; et je sais bien qu’une idée n’a de valeur au théâtre qu’autant qu’elle nous est présentée en plein relief et dans un jour aveuglant.

Un autre défaut du sujet est qu’il ne contient aucun élément d’action. Les personnages y sont réduits à une entière passivité. Ils subissent la destinée, et que pourraient-ils faire pour en contrarier le cours ? Un homme attend une lettre, elle arrive et le tue ; c’est en ces quelques mots que Vigny résumait tout son drame de Chatterton. De même ici on ne fait qu’attendre une mauvaise nouvelle, qui d’ailleurs est tout de suite prévue par le spectateur et ne lui causera aucune surprise. Mais on a maintes fois redit que tout l’intérêt naît au théâtre de la lutte des personnages contre un obstacle de quelque nature qu’il soit. Aussi dans les Appeleurs, l’intérêt languit, la marche est traînante, et la pièce finit quand il plaît à l’auteur. Pouvait-on du sujet des Appeleurs tirer un roman ? il semble en tout cas qu’il ne fût point fait pour la scène.

Il s’en faut d’ailleurs que ces trois actes soient sans mérite. M. Ambroise Janvier a un réel talent d’observateur. Il a dessiné avec finesse un portrait d’envieux. C’est un voisin, un ami des Jacquelin. Mon Dieu ! préservez-moi de mes amis ! A force de maladresse, cet imbécile a gâté des affaires florissantes, s’est ruiné, a mené les siens à la misère ; c’est pourquoi il en veut de sa propre insuffisance à tout le genre humain et il traite comme ils le méritent ceux qui ont eu le mauvais goût de se montrer moins inhabiles et moins ineptes que lui. Il abonde en réflexions amères et allusions désobligeantes. Il n’a garde de s’en tenir aux paroles, et, par une combinaison d’événemens assez embrouillés, il s’arrange pour faire du mal aux Jacquelin et leur nuire effectivement. Il est regrettable que M. Ambroise Janvier ait éprouvé le besoin de convertir sur la fin de la pièce ce vilain homme. Ce qui eût été de bonne observation, aurait été de nous le montrer se réjouissant du désastre de ses amis, et trouvant dans le spectacle du malheur d’autrui la seule consolation, la seule joie que la vie lui tînt encore en réserve.

Le type de l’envieux faisait partie intégrante d’une pièce qui a pour sujet le bonheur : au contraire le personnage d’une servante dévote, et pour ainsi dire abêtie par un mysticisme farouche, y est autant qu’il est possible un personnage épisodique. Ce n’est qu’une caricature. Mais elle est amusante. C’est le seul élément de gaieté que contienne cette pièce triste. Les Appeleurs sont une œuvre sans clarté, sans mouvement. Il y a des gens dont on dit qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent, mais qu’ils le veulent bien : il semble que M. Janvier n’ait pas su exactement ce qu’il voulait dire et que, d’ailleurs, il ne l’ait pas bien dit. Toutefois, on a été fort injuste pour lui : on n’a pas tenu compte des qualités qui sont comme enveloppées dans ces trois actes : un tour d’esprit original et quelquefois une pénétration psychologique intéressante.

Les Appeleurs ont eu une courte fortune. La pièce était convenablement jouée : une débutante, Mlle Sylvie, a donné au rôle de la servante beaucoup de relief.

Au contraire de M. Ambroise Janvier, l’auteur de Werther, c’est M. Pierre Decourcelle que je veux dire, est un dramaturge des plus expérimentés. On le savait de reste : il vient de nous en administrer une preuve nouvelle. La fable qu’il a portée au théâtre est très simple : un jeune homme du nom de Werther rencontre une jeune fille, Charlotte, déjà promise à un autre ; il l’aime, la retrouve mariée avec un certain Albert Schmidt, et, ne pouvant supporter la pensée qu’elle est heureuse avec un autre, il se tue. Mais sur cette trame un peu nue, que d’ornemens ! Que d’élémens d’intérêt !

D’abord des rondes enfantines, à ne pas les compter. Aimez-vous les enfans ? on en a mis partout. Il en sort de tous les coins du jardin, on en retrouve derrière tous les meubles. Il y en a de grands et de petits, des filles et des garçons. Ils mangent leurs tartines, ils courent, ils sautent, tombent et se relèvent ; ils jouent à toutes sortes de jeux, donnent et reçoivent des gages ; ils chantent, ils dansent ; on leur dresse un bel arbre de Noël, on leur joue la comédie, on leur conte des histoires, on leur apporte des poupées, des moutons et des dadas. On les embrasse. On les envoie se coucher. Direz-vous qu’on aurait dû commencer par là ? c’est que vous ignorez quel attrait a pour un certain public l’exhibition des enfans sur la scène. Il en a suffi de deux pour assurer le succès des Deux Gosses. Il y en a ici cinq de plus.

Ensuite un crime passionnel. Werther a pris pension chez une fermière, qui est jeune, belle et veuve. Elle a à son service un valet, Gurth, espèce de sauvage, qui aime la fermière avec cette violence brutale et cette délicatesse exquise qui sont les deux traits de. la passion chez les natures primitives. Éperdument amoureux, Gurth est férocement jaloux. Il a des rugissemens de fauve chaque fois que la belle fermière s’attarde à causer avec les hommes du voisinage. Celle-ci n’en a cure et suit la pente de sa coquetterie. Il est inévitable que Gurth finisse par massacrer l’objet de son amour. Après quoi, il rentre dans les bois d’où il n’aurait jamais dû sortir. Comment rester insensible à la beauté de ce fait-divers ? Et comment n’être pas remué par cet exemple d’une passion si évidemment sincère ?

Un sauvetage. Au moment où Albert Schmidt rendent de voyage pour rejoindre sa fiancée, un orage éclate. Nous voyons les éclairs ; nous entendons les coups du tonnerre. Les cours d’eau débordent avec violence et soudaineté : toute la plaine est inondée ; on annonce qu’un voyageur, qui s’est imprudemment aventuré parmi cette nature déchaînée, va être emporté par les eaux. Que Werther laisse faire aux élémens ! Charlotte est libre. Mais lui, n’écoutant que son courage, vole au secours de celui qu’il a cent fois maudit dans son cœur. Il sera l’héroïque sauveteur de son heureux rival. Cependant, un gentilhomme français, M. de Magalon, qui, parmi ces Allemands, personnifie l’insouciance, la légèreté et l’esprit caractéristiques de notre race, tient à être de la partie. « A toi le voyageur ! à moi le cheval ! » s’écrie cet autre d’Artagnan. M. de Magalon ne pouvait manquer d’être brave : il réjouit notre patriotisme.

Enfin un suicide. La mise en scène de cette opération douloureuse remplit tout le dernier acte. Werther a fait demander à Albert Schmidt ses pistolets, et, de même que Charlotte, nous ne doutons pas que ce ne soit pour s’en servir. Les derniers instans d’un homme qui a résolu de trancher la trame de ses jours ont une solennité particulière. Nous suivons avec angoisse ses mystérieux préparatifs, et les ruses qu’il déploie pour dépister la surveillance de ses amis ; nous savourons l’amertume des mots à double entente. La rédaction de la dernière lettre adressée du seuil de la tombe à un objet trop aimé, les rappels d’un temps plus heureux, les phrases prononcées jadis par une voix adorée et qui chantent dans la mémoire du désespéré, les passages d’attendrissement, les larmes qu’on verse sur soi-même, tous les rites du cérémonial usité en pareil cas ne peuvent manquer d’agir sur nos nerfs. Magalon, Charlotte, Albert Schmidt attirés par un même soupçon accourent et se retrouvent chez Werther. On enfonce la porte. Une détonation retentit. Trop tard ! Le malheureux ne rentre en scène que pour tomber inanimé sous nos yeux qui se brouillent.

Toutefois il manque à ce drame si fourni un élément, qui, à vrai dire, est essentiel. Pas de bon mélodrame sans un personnage sympathique, or il nous est bien impossible d’éprouver pour Werther aucune espèce de sympathie. Ce beau ténébreux, ce rêveur à nacelle, ce phraseur et ce déclamateur est proprement insupportable. Parce qu’un garçon vous a tiré de l’eau cela ne lui constitue pas un droit à vous imposer la vue de sa triste figure et le poids de son ennuyeuse présence. A quel titre ce gêneur vient-il troubler la paix d’une famille qui n’est pas allée le chercher et qui ne lui a fait aucun mal ? Il est trop clair que sa disparition sera pour tout le monde une délivrance. Cela par avance diminue nos regrets et tarit les sources de notre sensibilité. Nous devrions dire : hélas ! Nous disons : ouf !

Werther est un compromis entre le mélodrame et la comédie de sentiment ; la partie sentimentale est languissante et nuit à l’effet d’ensemble. L’auteur des Deux Gosses nous avait habitués à des œuvres d’une allure plus franche ; on retrouve sans doute beaucoup de ses qualités dans son œuvre nouvelle : mais il y a mis trop de littérature.

On aura sans doute noté au passage certaines similitudes entre ce drame et un roman fameux qui a même titre. Mais ce ne sont que des analogies toutes superficielles, portant sur des situations qui par elles-mêmes sont quelconques et sur des noms qui appartiennent à tout le monde cela ne diminue en rien la part d’invention du dramaturge. Il n’y a aucune espèce de rapprochement à établir entre l’œuvre de M. Decourcelle et celle de Goethe. La remarque en était importante à faire, car M, Decourcelle serait inexcusable s’il s’était cru en droit de saccager un chef-d’œuvre.

La pièce est montée avec beaucoup de goût. Mme Sarah-Bernhardt qui a voulu être Werther, après avoir été Lorenzaccio, Hamlet et le duc de Reichstadt, a tiré du rôle tout le parti possible sans parvenir à donner au personnage de M. Decourcelle aucune espèce de consistance. Ne manquons pas de signaler le succès obtenu par M. de Max dans le rôle de Gurlh, et ne laissons pas passer l’occasion, — unique jusqu’ici, — de complimenter cet acteur. C’est un supplice de l’entendre déclamer des vers de Racine ; mais ce rôle en monosyllabes lui a porté bonheur.


Il n’y a qu’un enfant dans le Secret de Polichinelle, mais c’est un enfant naturel. Il est à lui seul la pièce entière. Il emplit de sa gentillesse tout le second acte, et c’est cet acte qui a fait aller la pièce aux nues.

Il est impossible que vous ne sachiez que le jeune Henri Jauvenel, fils de bons bourgeois, vient de refuser un mariage avantageux. Pourquoi ? Parce qu’il a une maîtresse, Marie, fleuriste ; et que de cette maîtresse il a un enfant. Cet enfant, nous le voyons et nous l’entendons dès le début de ce fameux second acte. Il joue au chemin de fer :

« Maman, je n’ai pas de voyageur. — Mon enfant, tu en prendras un à la station. — Quelle station ? — La station qui est sur la route. — Quelle route ? — Allons, mon enfant ! laisse-nous tranquilles. » Marie achève un travail pressé : elle n’a que le temps de monter sur leurs tiges ses dernières roses et ses derniers lilas, puis d’enfermer le tout dans un carton dont Henri se chargera ; ce licencié en droit n’est pas fier : il fait les courses et porte l’ouvrage à domicile. Cependant un fauteuil se retourne et dans ce fauteuil nous apercevons qui ? M. Jauvenel, le grand-papa du petit enfant. Il y a un mois, apprenant que le gamin était gravement malade, il n’a pu se tenir de venir le voir ; depuis ce temps il est revenu chaque jour : il a son fauteuil habitué chez sa bru de la main gauche. L’épisode de la maladie de l’enfant nous est d’ailleurs conté tout au long par la mère avec des larmes dans la voix. Et le grand-papa s’apitoie rétrospectivement. « Maman, j’en ai trouvé un de voyageur ! — Tu vois ! je te l’avais bien dit. — Mais il ne veut pas entrer dans le chemin de fer, le voyageur. » C’est le petit qui suit son idée. Survient un ami de la famille, Trévoux. Lui aussi, il a ses habitudes dans le home de Henri. L’enfant lui saute au cou et l’appelle « Mon oncle ! » D’où, jalousie du grand-père. On sonne. Qui serait-ce ? sinon Mme Jauvenel qui, elle non plus, n’a pu résister au désir de connaître son petit-fils ? Elle arrive en grand mystère, tapote sur les joues du petit homme et fait à la mère de minutieuses recommandations pour la santé du convalescent. « Maman, est entré, le voyageur. — Qu’as-tu fait, petit malheureux ? Tu as encore cassé la tête de ton bonhomme. — Maman ! c’était la tête qui l’empêchait d’entrer. »

Tout le monde s’est accordé à constater que le Secret de Polichinelle est un spectacle délicieux. Au spectacle de la scène je préfère encore celui de la salle. La pièce de M. Pierre Wolff a été adoptée par les familles. On y mène les collégiens et les vieillards. Cet attendrissement de nos contemporains sur les joies de la famille selon la nature, ce sort fait à des bavardages puérils, ce plaisir pris à larmoyer en commun... on trouverait difficilement image plus parfaite de notre actuelle déliquescence.

Le Secret de Polichinelle est admirablement joué par M. Huguenet, très différent de lui-même, mais toujours égal dans la perfection, par Mme Judic, et par une petite Baudry qui se tire de son rôle avec cette sûreté imperturbable et terrifiante qu’ont si souvent les enfans au théâtre.


M. Capus a coutume de faire avec rien de petites pièces aimables, gaies, ingénues, rouées, souriantes. Elles plaisent par leur nonchalance et leur décousu. On en aime l’esprit facile. C’est l’article de Paris. Il serait bien impossible d’ailleurs de définir exactement et d’exposer doctoralement les raisons de leur prodigieux succès ; il y a là de l’inexpliqué. M. Capus a su deviner ce qui, à un certain moment, convenait à un certain public : c’est l’instinct, c’est le flair. Il a su doser avec une habileté qui a des airs de n’y pas toucher les différens élémens de raillerie, de bonne humeur, de plaisanterie leste qui pouvaient composer la formule de la comédie légère à la date d’aujourd’hui. Il est naturel qu’il ait confiance dans sa recette ; toutefois, en s’y fiant trop aveuglément, il risque de devenir victime de sa dangereuse facilité, et d’être dupe de sa propre ironie.

C’est dans la solitaire bibliothèque de province confiée à sa garde que nous est présenté Valentin Bridou, le héros du Beau jeune homme. Il s’ennuie dans sa province et dans sa bibliothèque. Il est bien vrai que l’institutrice de l’endroit vient de temps en temps consulter le Larousse ; mais Valentin n’a qu’une envie médiocre d’épouser cette petite fonctionnaire ; et elle est honnête. C’est pourquoi Valentin rêve de s’échapper et de venir, à la première occasion, chercher fortune à Paris. Elle se présente, cette occasion, sous la forme d’un M. Jounel, bourgeois important qui, voulant se présenter aux élections, a besoin d’un homme d’esprit pour secrétaire. En route pour Paris ! Ce premier acte n’est ni plus mauvais, ni meilleur qu’un autre. Toute la question est de savoir à quoi il nous prépare et quelles aventures attendent à Paris le beau Valentin.

Devenu le secrétaire de M. Jounel, Valentin est bientôt l’homme indispensable de la maison. Tout irait pour le mieux et ce serait le commencement de la fortune, si Mme Jounel ne semblait avoir pris en grippe cet intrus, et ne profitait de l’absence de son mari pour lui signifier son congé. Alors revirement subit : « Madame ! je puis bien vous le dire, maintenant que je m’en vais : je vous aime ! » Brusque déclaration aussitôt suivie de cette réponse : « Et moi aussi, Valentin, je vous aime ! » Voilà donc les affaires de Valentin remises en état ; mais elles vont se brouiller derechef. Valentin en quittant le salon a mis un baiser sur les cheveux de Mme Jounel. Le mari rentre et s’avise, contrairement à toutes ses habitudes, de mettre un baiser sur les cheveux de sa femme qui soupire : « Finissez, Valentin ! » Fâcheuse méprise ! Cette fois Valentin est flanqué à la porte, et pour de bon. A la rigueur cet acte qui est le mieux venu pourrait passer pour un acte de comédie. Mais déjà voici que nous tombons dans la bouffonnerie.

Nous sommes dans les bureaux de l’agence Bluche. Le respectable M. Bluche tient une agence de renseignemens qui est en même temps un bureau de placement. C’est assez dire qu’il est un important per sonnage dans notre société moderne, et que tout Paris, en y ajoutant la province et l’étranger, doit défiler dans ses salons. Le fait est que nous y allons voir arriver successivement tous les personnages de la pièce : Valentin, M. Jounel, Mme Jounel et l’institutrice, et la sœur de l’institutrice qui est cocotte, et d’autres qu’il ne m’a pas semblé indispensable de vous présenter. A Valentin, M. Bluche trouve une place de comptable chez un emballeur ; à l’institutrice, une place de caissière dans un restaurant à vingt-deux sous.

Maintenant, de la bouffonnerie nous dégringolons dans la farce et dans la parade, sans rime, sans raison, mais surtout sans drôlerie. Non, elles ne sont pas drôles les choses qui se passent dans le restaurant du quatrième acte. Bien entendu tous les personnages s’y retrouvent une fois de plus. Valentin attablé avec un copain y déguste un savoureux repas qu’il sait ne pouvoir payer, n’ayant pas un rouge liard dans sa poche. Pourquoi ? À quoi sert ce tableau ? L’auteur a-t-il voulu nous montrer la progressive déchéance d’un garçon venu pour conquérir Paris et que Paris a tôt fait de dévorer ? Et puisqu’il est plus de onze heures du soir, comment tout cela finira-t-il ?

Du restaurant borgne nous passons à l’hôtel louche où Valentin abrite ses rêves et ses déceptions. Tous les personnages de la comédie s’y rencontreront à nouveau, depuis Mme Jounel qui décidément ne se soucie pas d’être la maîtresse de ce pauvre hère, jusqu’à l’institutrice, que Valentin se résigne à épouser. Le couple retournera en province ; le séjour à Paris n’aura été pour Valentin qu’une escapade ; c’est l’épisode de fantaisie romanesque et de folle gaieté dans la vie d’un homme né provincial et fonctionnaire.

Le Beau jeune homme est une pièce manquée. Un auteur a toujours tort de manquer sa pièce ; M. Capus plus qu’un autre. Il traverse un moment qui est difficile dans la carrière de tout auteur acclamé. Précisément parce qu’il a été dans ces derniers temps un enfant gâté du succès, il doit craindre que le vent ne vienne à tourner. Il est un trop avisé théoricien de la chance pour ne pas savoir u qu’il ne faut pas interrompre la chance. » Il a beaucoup trop d’esprit pour ne pas se rendre compte qu’il y a une notable disproportion entre la valeur effective de ses pièces et l’accueil qu’elles ont reçu. Son succès n’a pu manquer de lui faire des envieux parmi ceux mêmes qui y ont contribué. Il a de bons confrères qui n’attendent que l’instant où il sera dévoré. Il devrait faire tout son effort pour leur faire attendre le plus longtemps possible cet instant où aspire leur camaraderie. Il devrait songer que si le public est prompt à se donner, il ne l’est pas moins à se ressaisir.

L’excellente troupe des Variétés n’a pas tout à fait réussi à égayer cette pièce. M. Albert Brasseur y exécute avec une verve un peu laborieuse les pitreries où il est sans rival. M. Baron est, à son ordinaire, d’une bouffonnerie monumentale. M. Guy est d’une très plantureuse bonhomie dans le rôle de M. Jounel, Mlle Yahne joue avec esprit celui de Mme Jounel ; Mlle Lavallière dans celui de la cocotte est d’une gaminerie souvent agaçante.

Voulez-vous la preuve qu’au théâtre le public se soucie de la nouveauté comme du temps qu’il fait ? Ce qu’il y a d’amusant dans l’agréable comédie-vaudeville de MM. Hennequin et Bilhaud, Heureuse, c’est justement qu’elle ressemble à un tas de vieilles connaissances que nous avons et qu’il ne nous déplaît pas de revoir. Toutes les situations nous en sont familières ; tous les types en ont été déjà vus ; nous devinons à chaque minute ce qui va se passer à la minute suivante : c’est une sécurité.

Gilberte est mariée à M. Château-La plante. C’est une Parisienne, une mondaine, coquette, futile, futée. Château-Laplante est un type de hobereau et qui exagère son type. Ce rustre, qui ne s’intéresse qu’à ses bestiaux et n’a de conversation suivie qu’avec son vétérinaire, a une grosse voix, de gros vêtemens de velours à côtes, de gros souliers à clous, une grosse pipe. C’est le modèle du ménage mal assorti. Nous souhaitons de toutes nos forces que Gilberte trompe son butor de mari ; nous cherchons l’amant. Il ne saurait être loin : c’est l’élégant Boisgibert. On se donne des rendez-vous à Paris où Gilberte fait des fugues fréquentes sous prétexte de courir les magasins de nouveautés. Encore sont-ils trop rares ces fréquens rendez-vous ! Quelle tristesse d’être obligés de se quitter ! Quelle humiliation d’être obligés de se cacher, sans compter qu’on risque toujours d’être découverts. Ah ! si on pouvait s’appartenir pour toujours ! Que Gilberte divorce, Boisgibert est prêt à épouser. Une querelle habilement ménagée survient à la fin de l’acte entre Gilberte et son mari. Une gifle. C’est le divorce souhaité.

A l’acte suivant, tout est consommé. Gilberte est remariée avec Boisgibert. L’amant est devenu le mari. De ce changement initial nous déduisons sans peine tous les autres changemens qui suivront par voie de conséquence nécessaire. Le délicieux Boisgibert est devenu insupportable. Il est assommant et stupide, car telle a toujours été sa définition, et, pour donner le change sur le néant du personnage, il ne fallait rien moins que les grâces d’état attachées à la situation d’amant. Il est jaloux et d’autant plus soupçonneux qu’il se souvient de tous les stratagèmes dont il bénéficiait jadis. Que Gilberte reçoive une lettre de modiste ! « Non, non ! pas celle-là ! Je les connais, les lettres de modiste. On croit qu’elles renferment une facture, on y trouve une déclaration. » Que Gilberte annonce une visite au Bon-Marché ! « Non ! non ! Pas à moi ! Je les connais les visites au Bon-Marché ; traduisez : une journée dans une garçonnière. » Cet animal fait regretter son prédécesseur. Au moins Château-Laplante n’était pas jaloux. Avec lui on avait de bons momens, ceux qu’on passait avec l’autre. Gilberte est prise d’une envie folle de se venger de son tyran ; une femme a toujours une vengeance prête ; et le fait est que depuis quelque temps Gilberte reçoit des lettres incendiaires signées d’un simple prénom : Georges. Son adorateur, presque anonyme, la supplie de passer un de ces jours, de deux à quatre, à une adresse qu’il lui indique. Gilberte, après avoir dûment enfermé son mari, court au rendez-vous de M. Georges.

Il faudrait n’avoir aucune espèce d’habitude du théâtre pour n’avoir pas établi tout de suite l’identité de M. Georges. C’est Château-La-plante, le premier mari, inévitablement ! C’est d’ailleurs un Château-Laplante méconnaissable ; il s’est taillé la barbe, coupé les cheveux. habillé chez le bon faiseur. Pourquoi a-t-il tant tardé à opérer cette métamorphose ? Il se serait fait aimer. D’ailleurs il cet encore temps. Cependant que l’ancien mari et son ex-femme ébauchent une liaison toute nouvelle, qui vient les surprendre ? Boisgibert, qui a été prévenu par Château-Laplante lui-même. A chacun son tour ! Comme Boisgibert est complètement entré dans son rôle de mari, il a une joyeuse surprise en reconnaissant dans le faux M. Georges le seul homme dont il ne puisse être jaloux. Ainsi le ménage à trois est reconstitué. C’est l’important. Et nous savons gré aux auteurs d’avoir opéré avec sûreté cet ingénieux chassé-croisé. En dépit de quelques trucs qui sont du pur vaudeville, la pièce est tenue suffisamment dans le ton de la comédie légère.

Mme Réjane est d’une espièglerie charmante dans le rôle de Gilberte, où elle met toute sa fantaisie, toute la variété de ses mines, toutes ses intentions et tous ses sous-entendus. M. Dubosc est plus à son aise en Château-Laplante rustre qu’en Château-Laplante fringant. Et nous avons eu plaisir à revoir sous les traits de Boisgibert l’excellent comédien qu’est resté M. Noblet.


RENE DOUMIC.