Revue dramatique - 14 mars 1910

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REVUE DRAMATIQUE


GYMNASE : La Vierge folle, pièce en quatre actes, de M. Henry Bataille. — RENAISSANCE : Une femme passa, pièce en trois actes, de M. Romain Coolus. — COMEDIE-FRANÇAISE : Boubouroche (reprise), comédie en deux actes, de M. Georges Courteline. — L’Imprévu, pièce en deux actes, de M. Victor Marguerite. — Le peintre exigeant, comédie en un acte, de M. Tristan Bernard — THEATRE-REJANE : La Flamme, pièce en trois actes, de M. Dario Niccodemi. THEATRE SARAH-BERNHARDT : La Beffa, drame en quatre actes en vers, de M. Sem Benelli, transposition en vers français de M. Jean Richepin.


La Vierge folle a obtenu un brillant succès. La presse a été à peu près unanime à déclarer que cette pièce est le chef-d’œuvre de M. Henry Bataille et qu’elle est probablement un chef-d’œuvre. Me voilà en règle avec l’auteur, le directeur du théâtre et mes confrères de la presse, et bien à l’aise pour traiter une question de littérature qui dépasse de beaucoup la fortune particulière d’une pièce plus ou moins bien venue. Car la comédie de mœurs qui est, apparemment, la forme maîtresse de notre théâtre contemporain et qu’après les Dumas fils et les Augier, les Henry Becque et les Paul Hervieu se sont efforcés de maintenir sur un terrain exactement délimité, cette comédie d’observation sociale et morale est en train de dévier. Il n’est que temps de reconnaître et de signaler la fâcheuse erreur de direction qui la mène droit à l’écueil.

L’art, et cela peut se dire aussi bien de tous les arts, a une tendance continuelle à s’écarter du réel et du vrai. Cette réalité qui est celle des mœurs et de l’état social, cette vérité qui est celle des sentimens de notre cœur, lui sont d’insupportables contraintes et dont il médite sans cesse de s’affranchir. Nature, raison, logique, vraisemblance, autant de dures maîtresses qui lui interdisent les plus agréables tours d’adresse et les plus prestigieuses jongleries. Le jour où il se libère de ces entraves, il se peut qu’il y soit d’abord encouragé par la complaisance du public, celui-ci ne demandant qu’à être diverti et commençant par applaudir à toutes les excentricités qui le distraient de son ennui. C’est alors que la critique peut tenir un emploi utile. Elle rappelle à l’écrivain que l’art du théâtre est essentiellement un art d’imitation, qu’une comédie de mœurs est un portrait, et que le premier mérite d’un portrait est de ressembler. Si encore, et faute de ressembler, la figure avait les couleurs et les proportions, de la vie ! Mais votre bonhomme ne tiendrait pas debout ! Mais il trébucherait au premier pas ! Cela me gêne à un degré que vous ne sauriez croire, et me gâte mon plaisir au point de le détruire entièrement. Un être humain est fait pour se tenir de ses deux pieds solidement sur le sol. Tant que vous n’aurez pas changé les conditions de l’humanité, vous serez obligé de vous y conformer, ou vous aurez tort… Ce tort est celui du théâtre nouveau, de celui que représentent avec le plus d’éclat aujourd’hui M. Henry Bernstein et M. Henry Bataille, le premier avec plus de brutalité, et le second avec plus de nervosisme. Il se place en dehors de toutes les conditions de la vie réelle, il imagine des situations de fantaisie, il en tire des effets qui peuvent donner l’illusion de la vigueur, mais ne supportent ni la discussion, ni l’examen.

Ces procédés feraient merveille dans le drame romantique et dans le mélodrame, comme des procédés analogues triomphent dans le vaudeville. Mais c’est de comédie de mœurs qu’il s’agit. Ces pièces nous sont données pour être des images de la vie contemporaine. Nous aussi nous connaissons la vie de notre temps ; nous aussi nous en avons sous les yeux les spectacles ; nous aussi nous avons pris l’habitude, douce ou amère, de regarder autour de nous : il nous est impossible, en entrant au théâtre, de dépouiller toutes les données que l’expérience et la réflexion nous ont lentement apportées. On exige de nous que nous déposions au vestiaire, avec notre paletot, toutes les notions acquises, toutes les constatations, tous les souvenirs, tous les aveux qui risquent de démentir des tableaux enlevés de chic par une brosse exaspérée. Pourquoi et de quel droit ? Puisque la Vierge folle est le chef-d’œuvre du genre, ce chef-d’œuvre vient à point pour nous aider à caractériser, par un exemplaire de choix, le genre lui-même.

Nous sommes dans un milieu éminemment aristocratique : chez le duc et la duchesse de Charance. Ce n’est pas, faites-y bien attention, une maison de petite, ni de récente noblesse. Tout le monde, avec un peu de bonne volonté, peut se découvrir une vague baronnie. Mais duc et duchesse, cela ne court pas les rues. Ils ne sont pas si nombreux dans la France du XXe siècle ; on les compte ; on les connaît ; on les voit vivre. Il y a autour d’eux une atmosphère de sentimens, de manières, de langage, dont il est indispensable qu’on nous donne l’impression. Nous ne sommes pas chez des parvenus, chez des richards ayant leur luxe pour toute élégance, affolés parle tourbillon de la grande vie et emportés dans l’universelle sarabande. Non. C’est ici noblesse de vieille roche, famille de vieille France. Apprêtons-nous à passer la soirée non pas dans une somptueuse bâtisse de l’avenue de Villiers ou dans une coquette villa d’Enghien, mais dans un vieux château de France, mais dans un vieil hôtel du plus vieux faubourg Saint-Germain. Ainsi en a décidé l’auteur. C’est là qu’il nous mène et non pas ailleurs. Ce qu’il a voulu nous présenter, c’est un drame de la vie aristocratique au XXe siècle.

Ce drame, le voici. Diane de Charance, une jeune fille de dix-huit ans, a un amant, un amant qui est un homme marié, Marcel Armaury, avocat célèbre, membre du Conseil de l’Ordre, quarante ans et plus. La situation est effroyable. Mais pour en être effrayés comme il convient, il nous faudrait d’abord y croire. Et c’est cela qui n’est pas commode. Une objection s’est tout de suite dressée devant nous : c’est affreux, mais est-ce possible ? Je ne parle pas de la vraisemblance morale, sur laquelle sans doute on nous renseignera tout à l’heure. Sans doute on nous expliquera comment, par suite de quelles tares qui constituent son « cas, » une jeune fille a pu commettre le plus abominable et le plus répugnant des crimes. Nous faisons crédit à l’auteur qui ne peut se dérober à une partie aussi essentielle de sa tâche. Attendons ! Pour l’instant, je demande seulement si, dans un certain milieu, et dans certaines conditions sociales, une telle aventure est dans l’ordre des choses possibles. Nos mœurs n’autorisent pas encore les libres allées et venues d’une jeune fille ; il y a ici une mère, un père, un frère ; Diane de Charance n’est pas du tout une personne abandonnée à elle-même et privée de toute surveillance. Admettons que la duchesse de Charance, qui a pourtant l’air d’une assez brave femme et même un peu bourgeoise, néglige pour la vie mondaine ses devoirs de mère ; elle a dû confier sa fille à une institutrice, et celle-ci redouter la responsabilité d’une connivence qui pourrait la mener loin. En tout cas, il y a, dans un hôtel ou dans un château, une domesticité nombreuse. Une jeune fille qui s’en va passer la nuit chez un monsieur, cela se remarque, cela se chuchote, cela se sait… Personne ici n’en sait rien !… Il a fallu le hasard d’une lettre surprise pour tout révéler, d’un bloc, au duc de Charance. Cette maison est extraordinaire ! Ce n’est pas une maison, c’est un moulin où l’on entre et d’où l’on sort, sans que personne y fasse attention. Donc, que Diane, à l’insu de tout le monde, soit devenue, ait continué d’être, soit restée la maîtresse d’Armaury, voilà le postulat que nous sommes bien forcés de subir, puisque toute la pièce en découle, mais que nous nous refusons catégoriquement à admettre. Car il n’est pas exact, en dépit de Sarcey, que nous devions nous incliner devant l’absurde, sous prétexte que l’absurde sert de point de départ à une pièce de théâtre.

Un fait est un fait. Devant la certitude de leur malheur, le duc et la duchesse de Charance n’ont plus qu’à se concerter sur la conduite à tenir. Ils ont fait venir un prêtre, l’abbé Roux. Ce prêtre conseille de mettre Diane au couvent. Il ne pouvait guère conseiller autre chose. Pour tirer de lui ce conseil prévu, ce n’était peut-être pas la peine de le déranger. Mais il est vrai que, dans le premier désarroi, on éprouve le besoin de recourir à une aide étrangère. Les infortunés parens se rangent à l’avis de l’abbé Roux, encore que la duchesse fût tentée d’incliner vers l’indulgence. C’est une personne faible, évidemment. Elle ne saura que gémir ou répéter la leçon apprise. On nous la donne même pour un peu ridicule. Et je ne vois pas bien l’utilité de ce dernier trait. Mais peu importe. Le duc de Charance a pris pour lui le rôle de justicier.

Il fait d’abord venir la coupable, et la soumet à un interrogatoire, qui pour nous-mêmes représente un pénible quart d’heure ; mais il va sans dire que la situation ne se prêtait pas aux émotions agréables. Diane, qui a essayé de s’enfermer dans un mutisme prudent, entre peu à peu dans la voie des aveux. Ça a commencé à Dinard ; ça a continué à Paris. C’est un adultère installé : ville et campagne. A mesure qu’il découvre le détail de cette horrible intrigue, le duc de Charance cède à une colère grandissante, injurie sa fille, la jette à terre, lui tord les poignets… Mettons, si vous le voulez, ces intempérances de langage et de geste sur le compte du courroux d’un père justement irrité.

Mais il y a une personne au monde vis-à-vis de qui le duc est tenu à une réserve, à une discrétion, ou tout au moins à des ménagemens, que lui imposent la pitié et le sentiment d’un commun désastre. Car il y a une personne aussi malheureuse que lui et dont la souffrance commande le respect, c’est la femme du séducteur, Mme Armaury. L’attitude du duc en présence de cette infortunée nous stupéfie. Ce que nous attendions, après la scène avec Diane, c’était une scène avec Armaury. Le père offensé devait avoir hâte de se trouver en face du misérable qui lui a volé l’honneur de sa fille, de le souffleter, de lui dicter ses ordres. Au lieu de cette « scène des deux hommes, » M. Bataille a préféré nous en donner une qui sans doute lui a paru plus originale et qui a l’avantage d’introduire la véritable héroïne de la pièce. Le duc a-t-il fait mander Mme Armaury, ou bien est-ce le hasard qui fait tomber celle-ci au milieu du drame de famille ? On m’excusera de ne pas en avoir conservé très nettement le souvenir. Mais ce dont je me souviens à merveille, c’est de la cruauté avec laquelle le duc jette à la tête de cette pauvre femme toute la hideuse histoire, — quand ce n’est pas assez de dire qu’elle n’en peut mais, puisqu’elle en est la victime. Songez à l’émoi d’une femme qui aime son mari, qui a confiance en lui, et qu’on assomme brusquement d’une pareille révélation. Il y a de quoi suffoquer et se trouver mal. C’est ce que fait Mme Armaury. Devant cette émotion visiblement sincère et qui n’a rien d’une émotion feinte, rien d’une comédie, le duc comprend qu’il s’était trompé en croyant Mme Armaury d’accord avec son mari… Ici je me prends la tête avec les mains. Comment ! Une femme serait d’accord avec son mari, pour que ce mari la trompe avec une jeune fille ! C’est cela qu’imaginait ce duc ! Est-ce qu’il se moque de nous ? Ou serait-ce que nous avons mal entendu ?… Quand elle a repris possession d’elle-même, Mme Armaury promet de mieux veiller à l’avenir sur son volage époux. Diane promet d’entrer au couvent. C’est le premier acte.

Pas un seul instant, nous n’avons eu la sensation que le drame se passât chez des privilégiés du rang, de la naissance et de l’éducation. A défaut de vertu, il y a une manière aristocratique et qui est la dernière chose qui se perde : elle consiste, dans le plus fort du bouillonnement intérieur, à garder les formes, la décence du ton et la dignité de l’attitude. Oh ! que ce n’est pas la manière de ces gens-là ! Et je songe que toutes mes objections tomberaient si les mêmes faits nous avaient été présentés, si les mêmes choses avaient été dites dans un autre milieu, par exemple sur le carreau des halles. Une méchante gamine a fauté ; son père lui administre une correction en règle, et, apercevant la femme du coupable, passe sur elle sa première colère… Vérité à un certain degré de latitude sociale, erreur au-delà.

Le second acte s’encadre dans le cabinet de consultation que possède l’avocat Armaury, hors de son domicile personnel, au centre du quartier des affaires. Ce cabinet ressemble assez à la maison mystérieuse où don Salluste ourdit ses machinations, ténébreuses. Diane y rejoint Armaury. Car elle a par une feinte soumission endormi la vigilance de ses parens, et sournoisement tout préparé pour son évasion. Elle arrive escortée d’une femme de chambre complice, et elle se jette au cou de son vieux Roméo. Nous allons les entendre roucouler. Et nous n’en sommes pas fâchés. Non du tout que la conversation amoureuse entre cette jeunesse et ce roquentin puisse être autre chose que de fort déplaisant ; mais enfin, de les entendre parler cela nous les fera peut-être connaître.

Les propos de la jeune Diane nous plongent dans une sorte d’effarement. Non seulement cette ingénue est décidée, et sans y éprouver aucune hésitation, aucun scrupule, aucun remords, à quitter parens, famille, pays, pour s’en aller n’importe où cacher son bonheur de servir de maîtresse à un homme qui pourrait être son père, mais son air, ses allures, son vocabulaire, tout en elle nous déconcerte. Elle traite le vieux praticien de « m’amour » et d’ « enfant. » Elle a une assurance, une habileté dans la coquetterie que n’enseigne pas la nature toute seule, et où n’atteint pas du premier coup une débutante. Dix-huit ans ? Et une fille séduite ? Allons donc ! Celle que nous avons sous les yeux n’en est pas à sa première aventure : tout en elle trahit la femme galante et qui sait terriblement son métier.

Et lui, Armaury, que va-t-il faire ? A son âge, dans sa situation, avocat mêlé à de grandes affaires, membre du Conseil de l’Ordre, c’est toute sa vie, fortune, considération, respectabilité qu’il s’agit de sacrifier pour un caprice. Il ne peut garder aucune illusion et il sait quelle est la réalité de ces louches idylles, n sait pareillement quel avenir attend la malheureuse qui, au prix d’un effroyable scandale, se sera dévouée à le suivre. Quelle honte ! quelle misère d’une existence dévoyée et déclassée ! S’il lui restait une dernière lueur d’honnêteté, il renverrait la vierge folle à ses parens, il la leur reconduirait lui-même. Cette solution lui apparaît vaguement, mais sans qu’il s’y arrête. Cet homme est un misérable. Il l’est au point qu’il l’est trop. Il exagère. Il se vante. Nous restons incrédules. Supposez un oisif, un décavé, un viveur, de ceux chez qui un long passé de vice a aboli toute moralité : nous pourrions lui attribuer les pires abominations. Mais ce n’est pas encore dans cette catégorie, ou dans ce rebut, que se recrute le Conseil de l’Ordre des avocats. J’entends dire que c’est, avant tout, un Conseil de moralité. Un être qui ne s’est pas ravalé aux dernières déchéances n’agira pas comme cet Armaury.

Encore n’y suffirait-il pas d’être un coquin, il faudrait être un fou. De telles aberrations ne sont possibles que dans une minute de démence. Et ce que je dis d’Armaury s’applique aussi bien à Diane de Charance. Est-ce une malade, et son cas relève-t-il de la pathologie ? Nous n’aurions alors qu’à nous incliner devant l’ « observation » du clinicien, et nous savons de reste que nous avons le choix entre toutes les « monstruosités. » Mais l’auteur ne nous donne aucune indication en ce sens. Cette histoire est-elle l’aventure d’un dément et d’une hystérique ? On nous la donne pour une histoire d’amour entre deux êtres sains de corps et d’esprit. C’est contre quoi nous protestons de toutes nos forces.

Revenons au récit des événemens. Tout est prêt pour la fuite des amoureux. Une automobile est commandée qui les mènera vivement à la frontière. Déjà on entend ronfler le moteur. Mais de la voiture une personne descend : c’est Mme Armaury. On n’a que le temps de cacher Diane dans un petit local. La femme trahie, mais toujours aimante, essaie de rappeler son mari au devoir, de le sauver… lorsqu’on aperçoit traversant la cour un visiteur. C’est Gaston de Charance, le frère de Diane, qui, instruit de l’escapade de sa sœur, vient la chercher. Dans cette maison de Charance où naguère on ignorait tout, maintenant tout se sait. A vrai dire, on sent un peu trop ici le moyen de théâtre, l’artifice, la combinaison laborieuse. L’auteur a fait venir de loin ses personnages et préparé de longue main les choses pour arriver à une situation particulièrement poignante. Mme Armaury a pris la clé du petit local où Diane est enfermée. Elle refuse de s’en dessaisir. Soudain, au dernier moment, elle remet cette clé à son mari, afin que celui-ci, pendant qu’elle-même détourne l’attention de Gaston, fasse sortir Diane et la conduise à l’automobile qui la ramènera chez ses parens. Armaury prend en effet la clé, et délivre Diane… seulement, il file avec elle. La minute pendant laquelle Mme Armaury, l’oreille aux aguets, l’esprit tendu, écoute, tâche de deviner dans quel sens se décide son avenir, reçoit enfin ce coup atroce : la certitude du départ, de la fuite à deux, de l’enlèvement, est, de toute évidence, éminemment pathétique. Elle le serait davantage encore si nous n’y avions l’impression d’un escamotage, où c’est la vérité humaine elle-même qui est escamotée. Voici une femme qui continue d’aimer son mari, qui le sait méprisable et vil, qui veut le sauver à tout prix. Jamais, au grand jamais, elle ne l’enverra à sa rivale. Jamais elle ne courra le risque que celle-ci le lui reprenne. Jamais elle ne jouera, volontairement, tout son amour, tout son bonheur, toute sa raison de vivre sur cette carte. Dans la situation telle qu’elle était posée, Mme Armaury devait laisser Gaston et son mari converser ensemble, cependant qu’elle-même allait délivrer Diane, la mettait en fiacre et lui faisait réintégrer le domicile paternel… Tel était l’unique dénouement possible : le reste est invention gratuite et fantaisie toute pure.

Le troisième acte est tout en discours. C’est dans l’hôtel où Armaury est descendu aux environs de Londres. Là aussi tout le monde s’est donné rendez-vous. Tour à tour l’abbé Roux, le duc de Charance et Gaston, Mme Armaury feront entendre leurs doléances. Armaury plaide sa cause ; et nous constatons que le talent de cet avocat est fait surtout de cynisme. Duels d’éloquence, mais l’action n’avance guère.

Nous nous dédommagerons au dernier acte. Le drame se resserre ; le danger menace ; il est, — littéralement, — à la porte de l’appartement où Diane et Armaury ont espéré trouver pour cette nuit un nid d’amour. Gaston rôde dans les couloirs, prêt à faire un malheur. C’est la nouvelle qu’apporte au couple adultère Mme Armaury. Quoi ! Mme Armaury ? Que vient-elle faire ici ? Cette honnête femme a de son devoir une idée singulière. Et, pour notre part, nous nous refusons à accepter cette étrange conception de l’honnête femme. Dévouement, sacrifice, abnégation, oui certes ; mais la dignité fait, elle aussi, partie de la définition. Et nous déplorons ce complet-oubli de sa dignité chez une femme outragée, qui s’en vient frôler, — par quelle sorte de sensuelle aberration ? — les amours de son mari et de sa rivale. Il y a longtemps que la place de Mme Armaury n’est plus ici… La situation est devenue intenable. Coûte que coûte, il faut la dénouer. Comment ? Par le moyen qui reste toujours en dernier ressort aux dramaturges aux abois. Diane se tire un coup de pistolet…

Peut-être voit-on le défaut essentiel qui nous gâte cette pièce et parce qu’il est essentiel au genre. Il consiste à faire table rase de toutes les données de l’observation sociale ou morale. Au lieu de se « soumettre à l’objet, » le dramaturge se subordonne les conditions mêmes de la vie et en use librement avec elles. Mieux encore, il les dédaigne, il les néglige par système, il lus traite comme si elles n’existaient pas. Un pathétique obtenu à ce prix cesse de nous toucher. Toute cette vigueur n’est qu’illusoire. Le moindre grain de vérité ferait bien mieux notre affaire. Certaines gageures d’équilibre et prouesses de gymnastique ne sont réalisables que dans un monde où ne s’appliqueraient pas les lois qui régissent notre planète. Un théâtre où les grands seigneurs se comportent comme des rouliers, les bâtonniers comme des souteneurs, les honnêtes femmes comme des curieuses, et les jeunes filles comme des filles, cela n’a aucun rapport avec la comédie de mœurs ; nous nageons en pleine fantaisie ; nous sautons à pieds joints dans l’impossible : c’est le théâtre dans la lune.

Mme Bady joue le rôle de Mme Armaury avec sa nervosité coutumière. La sécheresse de M. Dumény fait merveille dans le rôle pénible d’Armaury. Mlle Monna Delza a beaucoup de grâce originale sous les traits de Diane de Charance.


C’est une malchance pour un auteur de donner sa pièce au lendemain du grand succès d’un confrère. Cette malchance a été celle de M. Romain Coolus. La presse venait de faire une telle dépense d’épithètes pour la Vierge folle, qu’elle s’est trouvée prise au dépourvu quand Une femme passa. Cette femme a passé presque inaperçue. Et c’est fort injuste ; car il y a dans la nouvelle pièce de M. Coolus d’incontestables qualités : j’y ai même applaudi un second acte qui est, à mon avis, et de beaucoup, ce que M. Coolus a fait de mieux.

Ce sont encore ici les fredaines d’un quadragénaire, les gaietés d’un homme rangé qui se dérange. Le professeur Darcier est un de nos plus savans praticiens. Il donne tout son temps au travail ; il ne songe pas du tout à s’amuser ; c’est le modèle des maris. Mais il est homme, il est faible, il ne résistera pas aux premières agaceries d’une coquette, la belle Mme Sormain. Le changement qui s’est fait en lui ne saurait échapper à la tendresse jusque-là si confiante, maintenant si inquiète, de sa femme. Et c’est le supplice d’une épouse qui commence.

Chez la femme qui sent son mari lui échapper, qui doute encore ou veut douter de la réalité de son malheur, qui est partagée entre la colère et la pitié, qui veut ressaisir l’infidèle et qui redoute par une démarche imprudente de tout compromettre, quel drame intime, intense, poignant ! Nul ne l’a écrit, nul ne l’écrira. Tout ici n’est que soupirs, secrets battemens du cœur, nuances insaisissables : les mots trop concrets, trop lourds y sont une trahison. C’est le mérite de M. Coolus de nous avoir du moins donné l’impression que ce drame se joue dans l’âme troublée de Mme Darcier, et de nous avoir laissé en deviner les péripéties. La scène principale du second acte qui met en présence Mme Darcier et son mari est d’une délicatesse de touche et d’une vérité tout à fait remarquables.

Il se trouve que la femme qui passe est une de ces femmes qui passent par toutes sortes de bras. Une combinaison terriblement artificielle met en présence Darcier et un des amans de Mme Sormain. Trompé, bafoué, après une nuit d’espionnage fiévreux, Darcier ira-t-il rejoindre la perfide créature ? Il a plu à l’auteur que la voix du devoir fût la plus forte. Nous nous en réjouissons. Mme Darcier veillera sur lui, non plus comme une femme, mais comme une mère. On a trouvé généralement que cette solution était bien conciliante, et que le théâtre se fait trop indulgent aux folies amoureuses des maris en rupture de ban. Je ne dis pas le contraire.

Mme Marthe Brandès a été parfaite d’émotion juste et de sensibilité contenue dans le rôle de Mme Darcier. M. Tarride a tant de bonhomie, un jeu si sympathique qu’il désarme toutes les sévérités. Il y aurait de l’exagération à louer les autres interprètes.


La Comédie-Française nous a donné cette joie de nous sentir rajeunis de vingt ans. Le spectacle coupé qu’elle nous a offert nous reportait aux beaux jours du Théâtre-Libre. Ce fut d’abord Boubouroche que beaucoup d’entre nous se souvenaient d’avoir applaudi dans sa nouveauté chez Antoine. L’avis général a été que la pièce n’a pas gagné à monter en grade et qu’elle n’est pas à sa place sur notre grande scène classique : je ne suis pas du tout de cet avis. Boubouroche est une farce copieuse, grasse et féroce, tout à fait dans la manière classique. C’est la farce gauloise suivant la tradition. Il ne s’agit pas d’établir des comparaisons redoutables et de déclarer que M. Courteline est un Molière. Mais on peut jouer Boubouroche entre la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant : on aura la sensation que cela sort du même tonneau. Seulement, il sera bon de le jouer avec un peu de gaieté. M. Silvain est d’une gravité qui n’a d’égale que la mélancolie de Mme Lara. Ils nous feraient prendre M. Courteline pour un auteur larmoyant, et Boubouroche pour un drame.

Le Théâtre-Libre affectionnait pareillement ces pièces rapides, sommaires, menées à toute vapeur au dénouement selon la formule du théâtre-express. L’Imprévu de M. Victor Margueritte procède exactement de cette manière dépouillée, décharnée, et qui se refuse à mettre de vains ornemens de littérature autour du fait-divers. La femme de Pierre Vigneul, Denise, trompe son mari avec un voisin de campagne, Jacques d’Amblize. Profitant d’une absence de son mari, elle accourt, la nuit, au rendez-vous. Soudain, rupture d’un anévrisme. Elle tombe morte. Le mari revient à l’improviste. Il trouve auprès de la morte une amie de celle-ci, Hélène Ravenel, qui, ayant récemment vu représenter l’Écran brisé, tente de faire croire au mari qu’elle seule était coupable, tandis que Denise était l’innocence même. Ce qui rend plus méritoire encore sa tentative de sauvetage moral, c’est qu’elle aime en secret Pierre Vigneul. Nous devinons que tout cela finira très bien, par un mariage ; mais que cela a donc commencé d’une façon pénible ! — Mlle Leconte a joué avec un tact, une sensibilité, et une adresse de tout premier ordre le rôle difficile de Denise.

La soirée s’est terminée par une charge d’atelier tout à fait désopilante : le Peintre exigeant de M. Tristan Bernard. C’est la caricature du faux artiste, persuadant de son génie un ménage de bourgeois et finissant par régenter toute la maison. Encore le grotesque M. Hotzoplotz se sert-il à bonnes fins de son prestige fascinateur, puisque, au lieu de se faire adjuger la fille de la maison, comme un simple Tartuffe il s’emploie au contraire à faire réussir le mariage de celle-ci avec un petit cousin. — M. Georges Berr a été infiniment amusant sous les traits de l’esthète baroque et a fortement contribué au succès de cette pochade.


On se souvient du brillant début que faisait, l’été dernier, un jeune auteur, M. Dario Niccodemi, en donnant le Refuge au Théâtre Réjane. Qui donc disait que tout le monde peut faire une bonne pièce (oh ! ce paradoxe ! ) mais que la difficulté commence à la seconde ? C’est, en l’espèce, la Flamme.

Antoine Dauvigny et sa femme Geneviève villégiaturent en Sicile, dans une villa, au bord de la mer, en compagnie de Françoise de Vigier. Cette Françoise de Vigier est la seconde femme de M. de Vigier, et M. de Vigier est le père de Geneviève. Donc Françoise est la belle-mère de Geneviève et, approximativement, celle d’Antoine. En Sicile, le ciel est bleu, l’air est pur, la nature est superbe. Mais on se lasse de tout, même des plus beaux paysages. Les locataires de la villa se sentent peu à peu envahis par cet ennui morne qui se dégage immanquablement de la contemplation prolongée de la nature. L’ennui est mauvais conseiller. Antoine Dauvigny et Françoise de Vigier s’avisent de tomber amoureux l’un de l’autre ; ou plutôt, Françoise s’éprend d’Antoine. C’est la Phèdre moderne. Moins farouche que l’Hippolyte antique, Antoine ne sait pas résister à de troublantes avances. Ce qui aggrave son cas, c’est qu’il doit tout, fortune, situation, à M. de Vigier. La circonstance atténuante, c’est le climat. Il faut le savoir : à peine êtes-vous depuis vingt-quatre heures sous ce ciel amollissant de la Sicile, c’est une nécessité que vous deveniez éperdument amoureux de celle-ci ou de celle-là. Et ces gens sont en Sicile depuis des mois. Qu’ils s’en aillent ! dites-vous. Mais s’en va-t-on comme on veut des jardins d’Armide ? Antoine et Françoise préfèrent disserter — longuement, très longuement et dans un style dépourvu de simplicité, — sur leur amour et ses particularités. C’est assez, c’est plus qu’il n’en faut pour éveiller la jalousie de Geneviève. Elle écrit à son père. Par le premier train, Thésée, je veux dire M. de Vigier, accourt. Avec ce nouvel arrivant, la pièce bifurque et tourne au drame.

M. de Vigier a d’abord interrogé sa fille. Cet interrogatoire se continue par une confrontation des coupables. Les coupables ne le sont encore que d’intention. C’est trop, beaucoup trop. Homme de décision, encore qu’il soit phraseur et diffus dans ses propos, M. de Vigier a vite fait de prendre un parti. Il aime sa femme et entend la garder. Antoine et Geneviève vont donc s’éloigner. Lui reste avec Françoise.

Au troisième acte, scène des adieux. Antoine, qui jusqu’ici s’est montré un assez piètre amoureux, se sent tout à coup brûlé d’une flamme dévorante. L’automobile qui doit remmener à Palerme avec sa femme est là, — l’automobilisme est en pleine faveur au théâtre ; — que Françoise prenne la place de Geneviève, et en route ! Ce beau projet est aussitôt mis à exécution. Mais Geneviève veille. Chasseresse convaincue, elle a toujours une carabine à portée de la main. Elle la saisit et tire sur Françoise. Le coup de feu au dénouement est redevenu très à la mode, cette saison.

Mme Réjane a été très émouvante dans son rôle de Phèdre bourgeoise qui finit, vaincue, par s’abandonner à la passion qu’elle-même a déchaînée. Mlle Sylvie s’est tirée à son honneur du rôle de Geneviève. M. Signoret n’a que le rôle d’un personnage de second plan, mais il le joue avec une gaieté dont le besoin se faisait sentir dans ce drame alambiqué !


Il me reste à peine quelques lignes. Je ne veux pas étrangler l’analyse du très curieux drame italien que M. Richepin vient d’adapter à la scène française et qu’il a habillé de son verbe somptueux. Je le remets donc à une autre fois. Mais je dois tout de suite dire le prodige qu’a été Mme Sarah Bernhardt et l’indirecte leçon que sa belle, et nette et poétique diction inflige aux interprètes de Chantecler.


RENE DOUMIC.