Revue dramatique - 14 mars 1914

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 mars 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


Odéon : Le Bourgeois aux champs, comédie en trois actes de M. Brieux. — Porte-Saint-Martin : Madame, comédie en trois actes de MM. Abel Hermant et Alfred Savoir. — Nouvel-Ambigu : L’Épervier, comédie en trois actes de M. Francis de Croisset. — Comédie-Française : Reprise de Georgette Lemeunier, comédie en quatre actes de M. Maurice Donnay.


Le citadin qui se veut faire campagnard a de tout temps prêté à rire. Un beau jour, et généralement sur la fin de ses jours, il se découvre une âme en harmonie avec la nature, rêve des prés et des rivières, et la seule idée d’un arbre qui ne serait pas planté dans l’asphalte des boulevards le fait pâmer d’attendrissement. Il se représente, sous des couleurs idylliques, la paix des champs et les mœurs innocentes de ceux qui y vivent dans la simplicité, loin de l’atmosphère deux fois empestée des villes. La philosophie vient à propos corroborer ses poétiques aspirations, et lui enseigne que l’homme n’a été créé ni pour écrire des livres, ni pour jouer à la Bourse, ni pour se livrer à des travaux de statistique, toutes occupations artificielles, mais pour recueillir les fruits du sol fécondé par le geste auguste et millénaire du semeur. Donc, il émigre, troque son appartement pour une villa, sa redingote pour une blouse et, pendant les premiers temps, goûte, au changement de ses habitudes, une joie sans mélange. C’est trop beau, cela ne dure pas. Bientôt il sent monter autour de lui une sourde hostilité : celle des choses qui ne se livrent qu’à leurs familiers, celle des gens qui se révoltent contre les intrus. Et notre campagnard d’hier, déjà désabusé, se rend compte qu’il a été moins victime des autres que dupe de lui-même. Ce qu’il prenait pour le goût de la campagne, c’était le dégoût de la ville, à laquelle il n’avait rien à reprocher que d’y avoir toujours vécu ; et c’était donc le dégoût de lui-même. Son ennui a seul paré d’attraits imaginaires un décor dont l’unique mérite était que sa vie ne s’y était pas encore encadrée. Il comprend, mais un peu tard, que partout les hommes sont les mêmes, et que l’habit n’y fait rien. Donc, il reprend le chemin de la ville, mais il y rentre avec une illusion de moins, et c’est ce que son expérience lui a coûté. Car nous tous qui menons, à travers mille complications, une existence absurde et surchauffée, nous nous promettons qu’un jour viendra où nous pourrons tout quitter et nous en aller, dans une retraite dont le charme principal sera d’être une retraite, jouir d’un repos bien gagné. Nous savons, à part nous, et à n’en pas douter, que ce jour ne viendra jamais, et que nous ne nous reposerons pas avant le grand repos. Mais il nous plaît de nous créer cette chimère, dont nous nous abusons nous-mêmes et qui nous amuse.

Sur ce thème, Victorien Sardou avait jadis écrit Nos bons Villageois, une de ses plus jolies comédies, datant de ces « années soixante » qui furent la belle époque pour la comédie de mœurs moderne, illustrée par l’incomparable trio : Dumas, Augier, Sardou. Le titre était ironique, cela s’entend, et toute la comédie, légère, moqueuse, agréablement superficielle, était quelque chose comme une vengeance de Parisien. Puis Flaubert y apporta son amertume, son insistance puissante et son âpreté. Il créa ces deux types de sottise bourgeoise : Bouvard et Pécuchet. De l’horticulture ces imbéciles passent à l’agriculture, de l’agriculture à l’arboriculture, et toujours avec un même succès. Les plantes périssent, les racines pourrissent, et les graines refusent de pousser. Et ce sont elles qui ont tort, car nos deux nigauds se sont conformés scrupuleusement aux prescriptions du manuel Roret, qui ne peuvent se tromper, puisqu’elles sont imprimées. Ils importent dans la campagne étonnée tout un matériel nouveau, « un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais, et la grande araire de Mathieu de Dombasle ; mais le charretier la dénigre : « Apprends à t’en servir. — Eh bien, montrez-moi ! » Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. » Bouvard est homme de progrès, et cela se voit de reste. Il invente des boissons hygiéniques. « Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne, et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se déclarèrent. Les enfans pleuraient, les femmes geignaient, les hommes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda. » Cependant l’incendie ravage leurs meules et des catastrophes sans nombre éclatent, toutes provenant d’une même cause : la sottise immense de ces deux crétins. Flaubert était unique pour prendre plaisir à accumuler sur une même tête, — deux têtes sous un même bonnet, — tant d’incidens grotesques ou sinistres. C’est l’essence même de l’œuvre et ce qui, à la longue, en rend la lecture si désobligeante. La bêtise a en soi une vertu communicative. A lire Bouvard et Pécuchet, on se sent peu à peu devenir Bouvard et prendre l’âme de Pécuchet. On pose le livre avec inquiétude... Cette donnée, de l’homme des villes livré en proie aux hommes des champs, est celle que M. Brieux vient de reprendre et que d’autres reprendront après lui. Elle lui a inspiré une comédie pleine de verve, de bonhomie, de familiarité, qui a plu à force de bon sens et de belle humeur.

M. Cocatrix est un bourgeois ridicule, dont le premier ridicule est de s’appeler Cocatrix, vocable qui fait songer à « cocasse » et qui est deux fois plaisant par la racine et par la désinence. Il est ridicule, mais il n’est pas méchant, et c’est par là qu’il se distingue du grand bourgeois dont M. Emile Fabre nous faisait peur le mois dernier. Toujours est-il que le théâtre n’est pas tendre pour les bourgeois, en cette année 1914. Le ridicule de M. Cocatrix, — qui pourtant fut avocat et doit donc savoir ce que parler veut dire, — consiste à prendre au pied de la lettre toutes les théories, tous les systèmes, tous les bonimens que les raisonneurs, les réformateurs, les politiciens, les utopistes, les publicistes et autres vendeurs d’orviétan mettent en circulation, et qu’il se charge, lui, de mettre en pratique. Il a le respect de la chose imprimée : c’est là sa marque et son idiosyncrasie. D’autres se retirent à la campagne, parce qu’ils croient aimer la campagne. Chez M. Cocatrix les velléités champêtres elles-mêmes sont le résultat de ses lectures. Il a lu des brochures éloquentes et des traités documentés sur le « retour à la terre. » Donc il y retourne, lui qui n’y était jamais allé. C’est un homme qui lit trop, ou qui croit trop à ce qu’il a lu, ou qui a le tort de lire sans avoir appris. Donc il a acheté un château, avec des terres autour, et il va s’y livrer à la culture. Bien entendu, c’est dans les livres qu’il a puisé ses talens de futur agriculteur : ce n’est pas dans son expérience. Il a compulsé tout ce qu’on a écrit sur la matière : les applications de la chimie, de la mécanique, et de plusieurs autres sciences à l’agriculture n’ont plus de secrets pour lui. D’ailleurs trop homme de science pour méconnaître les avantages de la méthode expérimentale, il a poussé la conscience jusqu’à faire des essais sur son balcon. Voilà un homme préparé à son nouveau métier ; or, comme le théâtre, l’agriculture est l’art des préparations : la routine des campagnes va recevoir un rude choc.

M. Cocatrix est humanitaire. Fils de bourgeois qui a hérité de ses bourgeois de parens une aisance bourgeoise et s’en achète un château, il est contre la distinction des classes, contre l’héritage, et même contre la propriété. C’est pourquoi, ayant besoin d’un mécanicien, il choisit, entre plusieurs candidats, celui qui a fait de la prison, le jeune Victor. Il ne le prend pas à son service, à titre de domestique ou même d’employé : il le traitera comme un camarade ou comme un frère. Et telle est la vraie solution de la question sociale. S’il s’installe à la campagne, c’est pour éclairer les paysans sur leur sort, les faire réfléchir sur la misère de leur condition et les promouvoir à la dignité de paysans consciens. Un honnête braconnier étant venu lui apporter, en guise d’hommage, deux pièces de gibier qui ne lui ont coûté que le collet pour les prendre, il saisit cette occasion pour dégoiser, sur le thème oratoire des souffrances du peuple, une tirade dont le vieux chenapan se gausse en sa malice avertie.

Au surplus, d’être révolutionnaire, humanitaire, égalitaire, cela n’empêche pas d’être vaniteux. Ce qui attire M. Cocatrix au château de Grand-Pré, outre toutes les raisons que nous avons énumérées ci-dessus, c’est le secret attrait qu’a eu de tout temps pour un bourgeois la perspective de devenir châtelain. Tout bourgeois qui vit sur ses terres se métamorphose à l’instant en gentilhomme fermier. C’est ce qu’on appelait autrefois la savonnette à vilain. On a des voisins de campagne qui sont d’authentiques hobereaux. On devient l’égal de M. le comte. Et c’est l’égalité par en haut, compensant l’égalité par en bas. M. le comte est venu rendre visite à M. Cocatrix ; il offre de lui acheter ses terres ; il ne doute pas qu’un jour ne vienne où M. Cocatrix sera obligé de faire par force l’opération qu’il pourrait faire maintenant de bon gré. Il est un peu sceptique, ce M. le comte ; il est un peu hautain, un peu dédaigneux, et il le fait sentir ; mais c’est justement à cela qu’on reconnaît qu’il est gentilhomme. M. Cocatrix, comme jadis M. Jourdain, est extraordinairement flatté par les familiarités que prend avec lui son noble voisin. Il s’empresse de le retenir à déjeuner. Le comte a un fils, M. Cocatrix a une fille : à la campagne, une idylle a tôt fait de s’ébaucher ; et on a beau être démocrate, quand on est bourgeois, c’est une raison de plus pour avoir un gendre titré.

Ce premier acte a eu pour objet de poser le caractère du bourgeois. Maintenant nous pouvons le voir « aux champs » et nous savons d’avance comment il s’y comportera, ce qui est bien agréable pour le spectateur toujours fier d’avoir prévu ce qui arriverait et de ne s’être pas trompé dans ses prévisions. Le domaine de Grand-Pré est charmant : il y a des pelouses, un étang, de vieux arbres ; mais il y a aussi les paysans et ils gâtent le paysage. M. Cocatrix est venu à eux les mains pleines de vérités et il les a ouvertes toutes grandes. Il leur apporte le progrès, la science, l’hygiène, l’évangile des campagnes modernes. Et il s’étonne d’être lapidé ! O candeur ! Jusqu’ici, sur les terres de Grand-Pré, on a toujours battu le blé à la force des bras, ce qui est fatigant, long et coûteux : voici la batteuse mécanique, économie de temps et d’argent, et surtout invention américaine. Les paysans font en sorte de casser, en le déballant, cet engin qui ne leur dit rien qui vaille. A Grand-Pré, c’est comme partout : on boit de l’alcool et on en boit ferme. Aussi la boisson hygiénique composée par M. Cocatrix avec de la coca et de l’acide formique, n’aura-t-elle pas plus de succès parmi les travailleurs de la terre que n’en avait eu la mixture imaginée par Bouvard. Et, à Grand-Pré, on a, de temps immémorial, l’habitude de se débarbouiller avec l’eau de la mare, — quand on se débarbouille. Mme Cocatrix, auxiliaire dévouée des idées de réforme de son mari, prétend que désormais tout le monde à la ferme se lave à l’eau bouillie. J’en passe, et des plus saugrenues, et des plus scientifiques. En récompense de tant de bienfaits, les paysans de M. Cocatrix lui volent ses prunes, lui braconnent son gibier et s’amusent énormément à des farces sournoises, comme d’asperger de purin la robe de la dame. Si encore ces bons villageois tenaient à leur routine, parce qu’ils tiennent à leurs traditions, à leur passé, et si leur résistance n’était qu’attachement pour la terre ! Mais ils n’aiment plus la terre. Ils n’ont qu’une envie, c’est de quitter leur village. La ville les attire. Ils veulent être, l’un employé de chemin de fer, un autre postier, et tous bourgeois. Et l’acte s’achève sur une vision d’exode universel. En route pour Paris !

M. Cocatrix n’a pas gagné la paix des champs, et il a perdu la paix de son foyer. Ce sont, entre lui et sa femme, jadis si unis, des querelles sans cesse renaissantes, et qui renaissent de chacun de leurs déboires réciproques. La plus malheureuse est encore leur fille, la pauvre Fernande. Ils lui ont mis en tête qu’elle épouserait le fils du comte, Raoul. Docile à leurs suggestions, elle a feint d’aimer la campagne, afin de conquérir ces nobles terriens. Mais le comte est un vieux finaud qui a éventé la ruse : dans une conversation avec la jeune fille, il n’a pas de peine à lui faire avouer que ses goûts champêtres ne sont qu’un semblant, une feinte pour attraper le jeune Raoul, un attrape-vicomte. Démasquée et confuse, la pauvrette s’enfuit en pleurant. La scène est adroitement menée, mais qu’elle est cruelle ! Notons que ce type de hobereau, devenu paysan à vivre avec les paysans et qui a pris leur rudesse et leur roublardise, est le mieux venu, le plus vrai, peut-être le seul complètement vrai dans cette pièce où les silhouettes ont souvent l’allure caricaturale.

Pour un Parisien, la campagne est à peu près supportable en été, et elle a même un certain charme à l’automne où la variété des coloris dont se teinte le feuillage est une fête pour les yeux. Mais l’hiver ! On grelotte dans ces pièces humides où les fenêtres ne joignent pas, où les cheminées fument, mais se refusent obstinément à chauffer. Une scène amusante est celle où toute la famille Cocatrix, vêtue de peaux de bêtes, se groupe autour de l’âtre. Dans ces longues journées oisives qui se continuent par d’interminables soirées inoccupées, l’ennui grandit, les caractères s’aigrissent, toutes les folies deviennent possibles. C’en est une que le mariage du mécanicien Victor avec la jeune Cocatrix. Avoir rêvé d’être comtesse et devenir la femme d’un chauffeur qui a fait de la prison ! Ah ! que M. Brieux est dur à cette infortunée qui n’en peut mais ! Apparemment il a voulu dire que nos fautes ne seraient que demi -mal, si nous étions seuls à en souffrir. Mais elles retombent sur des innocens ! Les dames Cocatrix, mère et fille, paient pour les sottises de M. Cocatrix. Lui, au surplus, tirera son épingle du jeu. Il s’est fait une raison, et, au lieu de servir les paysans, il a compris que mieux valait s’en servir. Il est candidat à la députation. Il promet un tramway, deux tramways, et des exemptions de service militaire. Il sera élu. Tel est le rôle du bourgeois aux champs : les bons villageois l’emploient à faire leurs courses dans les ministères.

Certes, la pièce de M. Brieux aurait eu plus de portée, si, au lieu de faire de M. Cocatrix un fantoche, il nous avait présenté en lui un véritable philanthrope, un apôtre du progrès, un illuminé de l’amélioration sociale. Nous aurions vu chacun de ses efforts incriminé, chacune de ses intentions généreuses interprétée à faux par l’inintelligence, la bassesse et l’envie. Plus il y aurait eu de sincérité et de noblesse dans sa propagande, et plus l’échec en eût été démonstratif. Mais c’eût été une autre pièce avec je ne sais quoi d’ibsénien. M. Brieux n’a pas songé à l’écrire et je crois qu’il a eu raison. Il a voulu faire une pièce gaie et encore gaie, d’une gaieté saine, d’une jovialité robuste, assaisonnée au sel de campagne, qui était le sel de circonstance ; il y a réussi : il a amusé, ce qui est encore une manière d’instruire.

M. Vilbert a mis dans le personnage de Cocatrix cette même drôlerie facile qu’il apporte dans tous ses rôles. M. Denis d’Inès a dessiné une très pittoresque, silhouette de vieux braconnier.

C’était jadis l’usage que l’homme de lettres vécût dans une maison riche où il avait le logement, la nourriture et même l’habillement. Cela offrait des avantages, dont le premier était que, n’ayant pas à attendre de son travail son pain quotidien, l’écrivain pouvait, comme on dit aujourd’hui, « faire de l’art » avec désintéressement. Il était, moins que nous ne le sommes, dépendant des servitudes professionnelles. La Fontaine pouvait, tout à son aise, passer une journée à suivre l’enterrement d’une fourmi. Et La Bruyère pouvait abandonner à son libraire ses droits d’auteur sur les Caractères, afin que la petite Michallet eût une dot. Je crois bien que de ces deux anecdotes ni l’une ni l’autre n’est authentique ; mais cela n’a pas d’importance, et elles montrent très bien que l’écrivain d’alors avait du loisir et n’était pas condamné aux travaux forcés de la copie. Les mœurs ont changé. Nous voulons que l’homme de lettres soit d’abord un homme, qu’il vive de son travail et en fasse vivre les siens, qu’il ait un intérieur, un foyer, une maison où il soit chez lui. A cette moderne conception de son rang dans la société, il a gagné en dignité ce qu’il perdait en facilité et douceur de vivre. Aussi lorsqu’un écrivain d’aujourd’hui reçoit dans une maison amie une hospitalité à la manière d’autrefois, je ne dis pas que cela choque, mais cela se remarque. C’est une situation exceptionnelle, qui devient par là même matière à comédie. Et c’est le sujet de Madame.

Mme Dupré d’Imauville est une très honnête femme, mariée à un riche industriel de province, et qui ne songe nullement à goûter aux plaisirs coupables ; mais elle voudrait quitter la province, venir à Paris et y avoir un salon, désir tout à fait honorable. Pour avoir un salon, il faut avoir un grand homme, un salon n’étant qu’une réunion d’admiratrices autour d’un grand homme : telles les amies de Chateaubriand aux réunions de l’Abbaye. La difficulté est de trouver un grand homme en disponibilité ou en herbe. Le hasard amène, chez Mme Dupré d’Imauville, le professeur de littérature de Mlle Chouquette. Ce professeur vient de publier dans une Revue un de ces articles qui passeraient totalement inaperçus, si quelqu’un ne prenait la peine de les signaler à l’admiration d’une petite coterie. Mme Dupré d’Imauville va être pour cet universitaire qui s’ignore l’organisatrice du succès. Elle lui fabrique un pseudonyme, Pierre Veretz, dont elle claironne les syllabes aux quatre coins du monde des lettres. Enfin elle peut venir à Paris, et ouvrir ce salon de ses rêves où Pierre sera guindé en homme de génie !

Au second acte, et après quelques années écoulées, Pierre Veretz est installé chez les Dupré d’Imauville, qui n’y sont plus chez eux, mais chez lui. Madame surveille son travail, le conseille, le dirige, traite avec les éditeurs et les directeurs de théâtre, assiste aux répétitions de ses pièces. Elle est l’Égérie et s’acquitte de son rôle en conscience. Est-elle autre chose, quelque chose de plus intime et de plus tendre ? Non, elle n’est vraiment pour Veretz qu’une amie. Mais on s’est souvent demandé si entre une femme et un homme une amitié pouvait exister où il ne se mêlât pas un grain d’amour. Madame a trop fait pour son grand homme, elle lui a donné trop de son esprit, pour ne pas y avoir ajouté, peut-être à son insu, un peu de son cœur : c’est la maternité amoureuse. La vérité de la situation éclate à propos d’une petite actrice. Mlle Germer, dont Madame est jalouse. Placé entre sa bienfaitrice et cette aimable personne, Pierre Veretz n’hésite pas : il lâche les Dupré d’Imauville. Jusqu’ici nous avions été un peu incertains sur le caractère du personnage. Il semblait assister à son aventure eu témoin étonné plutôt qu’en acteur. Il était comme absent de sa propre destinée. Acceptait-il, subissait-il cette affection tyrannique et cette quasi-domesticité ? Mais à la façon dont il quitte la maison, nous ne conservons plus aucun doute : c’est un pleutre. Grand homme si l’on veut, mais pleutre certainement. Nous trouvons même qu’il exagère.

Au troisième acte, Pierre Veretz revient, et Madame s’apprête à fêter le retour de l’enfant prodigue. Il retrouvera toutes choses comme il les a laissées, ses plumes, ses manies et le dévouement toujours prêt de Madame. Hélas ! il est revenu, mais c’est pour annoncer qu’il épouse la petite actrice. Alors les événemens se précipitent, et ils s’accumulent. Madame s’évanouit. Explication orageuse entre le mari et le grand homme. Intervention de Chouquette, que sais-je encore ? D’ailleurs tout ce bruit, tout ce mouvement, toute cette agitation ne mène à rien... Pièce superficielle, qui n’est ni bien ni mal faite, mais trop peu faite, et dont la simplicité excessive déconcerte.

Mlle Jeanne Granier a mis dans le rôle de Madame toute sa finesse, et parfois son émotion de comédienne accomplie. M. Huguenet a dessiné d’un trait sûr un personnage de mari sympathique et point ridicule. Quant à M. Signoret, qui a bredouillé de façon à peu près inintelligible le rôle de Pierre Veretz, il a été franchement détestable.


L’Épervier de M. Francis de Croisset est une pièce brillante et mouvementée, romanesque, sentimentale, dramatique, violente, passionnée, pleine de péripéties, fertile en reviremens, abondante en coups de théâtre, et où on ne s’ennuie pas une minute. Elle nous transporte dans le monde cosmopolite, qui n’offre aucune garantie aux familles, mais qui est très recommandé aux dramaturges, car l’aventure s’y épanouit comme dans une terre d’élection. C’est à Rome que René de Thierrache, jeune diplomate français, a rencontré le comte de Dasetta, hongrois, et sa femme, Marina, qui est Slave. Il a joué avec le mari et il a perdu. Il a flirté avec la femme, et à ce jeu-là aussi il a perdu, car il est devenu éperdument amoureux de la belle étrangère. Il abandonne une jeune fille, Jeannine, à laquelle tout le monde et lui-même le fiançait, pour se consacrer exclusivement à sa coupable et dangereuse passion. Nous sommes très inquiets, parce que le couple Dasetta-Marina est en effet très inquiétant. La femme est trop richement parée, le mari est trop heureux au jeu ; ils semblent d’ailleurs fort amoureux l’un de l’autre. Le jeune René de Thierrache nous a tout l’air d’un bon jeune homme. Que va-t-il faire dans cette galère ? Nous pressentons des orages et du drame.

L’orage éclate au second acte où le drame est lancé à toute allure. René est devenu l’amant de la comtesse et celle-ci tendrement le supplie de ne plus jouer. Pourquoi ? Une conversation entre Dasetta et sa femme va nous l’expliquer, en précisant ce que déjà nous soupçonnions véhémentement. Marina déclare à son mari qu’elle ne veut plus faire l’affreux métier auquel jusque-là elle s’est prêtée. Mais lui, très justement, lui rétorque qu’il n’y a pas à choisir, et que dans l’état où sont leurs finances et avec le train qu’ils mènent, le jeu et ses ressources sont une nécessité. Se peut-il d’ailleurs qu’elle lui reproche ce « moyen d’existence ? » C’est par amour pour elle, et pour subvenir à ses besoins de jouissance, qu’il s’est mis à tricher. Du reste, à l’époque où nous sommes, tricher n’a rien du tout qui déshonore. Les temps héroïques sont passés ; les hasards du jeu remplacent les hasards de la guerre : c’est encore une façon de vivre dangereusement. Chaque société a les chevaliers qu’elle mérite : les nôtres sont des chevaliers d’industrie. Nous voilà renseignés : Dasetta est Hongrois, Marina est Slave, — et cela fait deux grecs. Ils ont dupé un Français ; nous les voyons, sous nos yeux, plumer un Américain : toutes les nationalités y passeront. Mais René, lui aussi, les a vus ; il a vu le couple dans l’exercice de ses fonctions ; il a vu Marina dans son rôle de tricheuse. Être un bon jeune homme, avoir tout sacrifié à l’amour d’une femme et s’apercevoir que cette femme est la complice d’un escroc, quel coup de massue ! Resté seul avec Marina, René lui exprime son dégoût, sans aucun ménagement. Elle s’humilie, implore son pardon, jure qu’elle ne le fera plus. Sur ces entrefaites, revient Dasetta. Le drame rebondit. C’est ici la scène décisive, la scène à trois qui était la scène à faire et que M. de Croisset a très bien faite. Sommée de choisir entre son mari et son amant, Marina choisit son amant, c’est-à-dire la vertu... C’est cet acte qui a fait le succès de la pièce. C’est l’acte empoignant, je veux dire l’acte à poigne, où l’auteur prend son public à la gorge, comme s’y prennent les acteurs, tout à fait réussi dans ce genre violent aujourd’hui à la mode et qui est la plus récente invention du théâtre moderne.

Au troisième acte, ce nigaud de René s’occupe à faire divorcer Marina pour l’épouser. Sa chance veut que Dasetta reparaisse, malheureux, humilié, décavé, minable et corrigé. Il a continué de jouer, mais comme il ne trichait plus, il a perdu. Émue par la détresse de son mari, Marina, qui l’aime toujours, quitte pour lui son benêt d’amant. Le couple, après ces quelques mois de séparation, se rejoint et n’en sera que plus étroitement uni. Si vous le rencontrez dans quelque salon où l’on joue, je vous dirai, comme l’avertisseur dans les cérémonies élégantes : « Prenez garde à vos porte-monnaie ! »

Dans une pièce de théâtre telle que l’Épervier, nous pouvons apprécier le mérite qui est proprement « de théâtre » et louer l’agencement des ressorts et l’ingéniosité de » combinaisons. Après cela, que vaut l’étude de mœurs ? Pour en décider, il faudrait avoir des relations dans un monde où beaucoup d’entre nous ne fréquentent pas. Que vaut l’étude psychologique ? L’amour conjugal fait du comte de Dasetta une fripouille ; l’adultère fait presque de Marina une honnête femme : c’est le monde moral renversé. Ou plutôt c’est une psychologie de théâtre qu’il convient de juger uniquement sur ses effets de théâtre.

M. Jean Coquelin, dans le rôle de l’Américain, a été la joie de la soirée. M. Brûlé est élégant et insolent à souhait dans le rôle de Dasetta. Et Mlle Dorziat a trouvé à plusieurs reprises des accens émouvans.


Du Vaudeville, où elle avait été jouée au mois de décembre 1898, Georgette Lemeunier vient de passer à la Comédie-Française. La pièce a été légèrement remaniée : quelques incidens ont été modifiés au quatrième acte ; surtout le dialogue a été revu et M. Maurice Donnay en a supprimé certains traits qui ne porteraient plus. La date de 1898 est à noter : on était en pleine Affaire. Une sorte de folie s’était emparée des esprits, et on voyait soudain les personnes les plus calmes se livrer à des manifestations violentes qui n’étaient pas du tout dans leur caractère. C’est ce que M. Donnay avait traduit par une scène fort amusante où un vieux général, agacé par le sourire silencieux d’un jeune homme inoffensif, s’irrite, se congestionne, éclate contre son interlocuteur muet, et le traite d’imbécile. La salle, à l’époque, avait tout de suite saisi l’allusion. On pouvait se demander comment se comporterait le public d’aujourd’hui. Il s’est amusé, comme celui d’hier, mais pas de la même manière ; il est maintenant, et par bonheur, à cent mille lieues de l’Affaire : il n’a vu dans la scène fameuse du second acte, — inspirée, si je me souviens bien, par une anecdote réelle, — qu’une des mille et une incartades du colonel Ramollot, promu au grade de général.

Jadis on avait fait surtout attention aux broderies ; cette fois, c’est la pièce elle-même qui a émergé. M. Donnay a dit lui-même de sa pièce : « Georgette Lemeunier est la pièce la plus morale que je connaisse : c’est de la psychologie conjugale. » Le fait est que l’héroïne est une très honnête femme, — disons plus : une honnête femme, — que son rôle est à peu près toute la pièce et que, lorsqu’elle n’est pas en scène, l’intérêt languit. Elle aime ardemment son Lemeunier qu’elle a épousé pauvre, inconnu, et avec qui elle a traversé allègrement ce que le langage commun appelle les années difficiles. Mais le langage commun se trompe : les années difficiles, ce sont celles où le mari devient célèbre et le ménage presque riche. Il y a une griserie du succès, de tous les genres de succès, et les plus vertueux n’y résistent guère. C’est ce dont Georgette est en train de faire la triste expérience. Lemeunier est tombé dans les filets d’une Mme Sourette, dont le mari fait des affaires, qui ne sont pas des affaires très propres, et qui lui sert de rabatteuse. Cette Mme Sourette est très belle, très élégante, et Lemeunier en est à ses débuts dans la grande vie : c’est dire qu’il est complètement affolé.

Au premier acte, nous sommes témoins des inquiétudes de Georgette, nerveuse, fiévreuse, attendant le retour de son mari qui est allé passer la soirée à l’Opéra dans la loge des Sourette. Au second acte, une erreur de bijoutier lui fournit la preuve, sinon de l’adultère qui n’a pas été consommé, du moins de la passion coupable de son mari. Et elle ose cette démarche d’honnête femme qui n’a pas froid aux yeux : rapporter elle-même à sa rivale le bijou qui s’est trompé d’adresse. Seulement, après cela, elle se réfugie chez sa mère et elle demande le divorce : c’est le premier mouvement, et le premier mouvement chez un être vertueux est toujours intransigeant. Mais nous savons bien qu’elle pardonnera. D’abord, parce qu’elle aime son mari ; ensuite, parce qu’il n’y a pas entre eux d’irréparable, parce que le mari n’est allé qu’au bord de la faute et qu’il est sincèrement repentant. Quitte pour la peur ! Cela nous fait bien plaisir, car cette Georgette est une femme très comme il faut. Elle parle un peu trop de sa chambre à coucher : elle en parle à la fin du premier acte, elle en parle à la fin du quatrième acte. Elle est censée n’en parler qu’à son mari ; mais nous sommes là et nous l’entendons. Légère faute de goût chez une femme qui ne sait que son amour. Et nous lui souhaiterions un mari moins piteux que ce Lemeunier, si dépourvu d’excuses, si gêné, si embarrassé dans son rôle de collégien qui s’est laissé pincer ; mais puisqu’elle l’aime comme ça !

Un grand attrait de cette reprise a été l’interprétation du rôle de Georgette Lemeunier par Mlle Valpreux, une débutante, qui vient d’obtenir son prix au Conservatoime et qui n’avait encore joué sur aucune scène. Elle a obtenu un succès du meilleur aloi, dû aux qualités les plus sérieuses et les plus rares. Le public l’a adoptée d’emblée. C’est une jeune fille brune, de figure agréable, de physionomie intelligente et surtout d’une parfaite distinction. Elle dit juste : elle a de l’émotion, et dans l’émotion de la vérité, sans aucune recherche de l’effet. Elle a plu par la simplicité et le naturel. Paraissant pour la première fois devant le public, et à la Comédie-Française, et dans une création si importante, elle était très émue : on le serait à moins. Elle n’est pas encore en possession de tous ses moyens ; elle n’a pas encore la liberté de jeu qu’un peu d’expérience lui fera sans doute acquérir. Elle pourra rendre à la Comédie les plus signalés services. C’est une charmante espérance qui se lève. M. Garry est rentré au bercail : il a joué convenablement le rôle du mari. La belle Mme Robinne (Madame Sourette) est tout à fait incessu patuit ; elle est encore, et par surcroit, habile comédienne. Mlle Bovy, en caraco, jupe étriquée et casque Directoire avec jugulaire sous le menton, a remporté un joli succès de fantaisie excentrique ; toute la salle a éclaté de rire : il paraît que c’est la mode de demain !


RENÉ DOUMIC.