Revue dramatique - 14 novembre 1898

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Revue dramatique - 14 novembre 1898
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


GYMNASE : Marraine, comédie en trois actes, par M. Ambroise Janvier de la Motte. — RENAISSANCE : Médée, drame en trois actes en vers, par M. Catulle Mendès. — ODEON : Colinette, pièce en quatre actes, par MM. G. Lenôtre et G. Martin. — COMEDIE-FRANÇAISE : Struensée, drame en cinq actes et un prologue, en vers, par M. Paul Meurice. — THEATHE-ANTOINE : Judith Renaudin, pièce en cinq actes, par M. Pierre Loti.


En ces mois de rentrée les salles de théâtre ont une physionomie assez particulière. Les grandes questions relatives à la forme des chapeaux et à la façon des robes n’ont pas reçu leur solution définitive. La mode ne s’est pas encore décidée franchement. Le tailleur hésite. Le couturier se recueille. Les nuances de l’année passée semblent déjà fanées, celles de l’année nouvelle semblent criardes. L’excentricité n’a pas trouvé cette juste mesure où elle devient l’élégance ; faute d’un commencement d’habitude, la « nouveauté » nous trouble, plus qu’elle ne nous charme. C’est une période de tâtonnemens à laquelle l’amateur délicat demanderait en vain une véritable impression d’art. Ce n’est pas davantage le moment où se jouent les grosses parties dramatiques. Eux aussi, directeurs et artistes se réservent. Les pièces qu’ils hasardent sont celles qui, parfois à tort, n’ont pas toute leur confiance. Elles ont un air de n’être là que pour faire attendre les autres.

De la comédie que M. Ambroise Janvier de la Motte a fait représenter sous ce titre Marraine, il n’y aurait guère lieu de parler, si elle n’avait inspiré à l’unanimité de la critique un jugement digne de remarque. Tout le monde s’est plaint qu’il y eût désaccord entre la finesse de ton du premier acte, et le ton de bouffonnerie des deux autres. Ce reproche est tout à fait injuste. Car le premier acte est consacré, ainsi qu’il convient, à exposer et expliquer le sujet. Une comédienne, réputée pour le galbe savoureux de ses jambes, a une fille, qu’elle fait passer pour sa filleule et qu’elle élève dans la modestie. Elle veut la marier honnêtement. Elle y trouve de la difficulté. Et je crains qu’ici l’auteur n’exagère. Deux personnages surtout se recommandent à notre attention : l’infortunée Lédredon, ainsi surnommée parce que c’est une grosse fille mollasse qui fait avec indolence son métier de fille, et le solennel Piton Labaumette, président de l’œuvre pour la protection de l’enfance galante. Tel est ce premier acte. Il parait qu’il faisait prévoir, à ceux qui ont l’expérience du théâtre contemporain, toute sorte de choses délicates et distinguées. Lédredon, Piton Labaumette et Marraine leur semblaient des types de fine comédie, et ils en attendaient un dialogue d’une fantaisie ailée. Il n’est venu que des farces de tréteaux. Ils ont été déçus. C’est leur faute, ce n’est pas celle de M. Janvier de la Motte. Sa comédie est d’un bout à l’autre parfaitement harmonieuse. D’où vient pourtant qu’elle n’ait eu qu’un demi-succès ? Peut-être eût-elle été aux nues, si elle avait eu pour principale interprète Mlle Réjane, au lieu de Mlle Mégard. Surtout il ne faut pas vouloir tout expliquer. Quand on l’aurait chassé de partout ailleurs, c’est dans la fortune des pièces de théâtre qu’on retrouverait le mystère. Pour ma part, je ne vois pas de différence appréciable entre Marraine et dix autres comédies appartenant à ce même genre « vie parisienne » qui a fait en ces dernières années la gloire de tout un groupe d’auteurs dramatiques, et dont les traits distinctifs sont l’indécence, la convention, et la platitude.

Elle non plus, la Médée de M. Catulle Mendès ne nous retiendra pas très longtemps. La vieille légende, exploitée par l’épopée et par le drame, et tant de fois remise à la scène depuis le temps d’Euripide jusqu’à celui de M. Legouvé, n’a-t-elle pas perdu sa force dramatique, et n’est-elle pas à bout de sève ? Les héros grecs ont dû presque tous leur fortune à des femmes qu’ils ont ensuite abandonnées, et ils ont recueilli l’approbation du peuple le plus raffiné ; nous est-il possible de nous placer exactement au même point de vue ? Les anciens n’ont connu que l’amour physique : les rugissemens de cet amour trompé peuvent-ils, sans nous désobliger, emplir trois actes ? Ces horreurs, avec lesquelles leur religion et leur poésie avaient familiarisé les Grecs, nous sont-elles pareillement supportables ? Y a-t-ildans l’histoire des crimes de la magicienne, fille du soleil, autre chose qu’un sujet d’opéra ou de féerie ? Toutes ces questions pourraient avoir leur intérêt ; mais elles ne seraient pas ici à leur place. Il ne s’agissait en effet que de donner prétexte à ces attitudes et à ces effets de costume où Mme Sarah Bernhardt est sans rivale. Les vers empanachés et fleuris de M. Catulle Mendès ont été ce prétexte. La nouvelle Médée relève donc moins de la littérature proprement dite que de l’art spécial de la plastique. Apparemment, c’est celui que Mme Sarah Bernhardt appelait dans une lettre récente « l’art noble, réparateur et instructif, » et à la propagation duquel elle s’honore de s’être consacrée. N’oublions pas de plaindre en passant les pauvres filles dont Mme Sarah Bernhardt s’entoure comme d’inoffensives comparses, et que ni leur goût, ni leur éducation, ni leurs occupations ordinaires n’ont sans doute préparées à faire valoir la cadence des rythmes parnassiens.


C’est de pièces historiques que nous avons cette fois à nous occuper : on en a pour la circonstance écoulé tout un lot. Il est des morts qu’il faut qu’on tue. Le genre historique au théâtre est un mort qui n’a jamais vécu ; c’est peut-être ce qui empêche qu’on en puisse avoir raison. Quand un genre, en plus de soixante années d’une existence bruyante, n’a pas produit une œuvre solide, c’est qu’il y a en lui un vice essentiel. De fait, par quelque côté qu’on l’envisage et par quelque biais qu’on veuille le prendre, on arrive à la même conclusion : le genre historique est un genre faux, essentiellement faux, le type du genre faux ; cela même le constitue. Car met-on des personnages réels aux prises avec des événemens imaginaires, ou mêle-t-on des personnages imaginaires à des événemens réels ? dans les deux cas c’est le mélange du roman avec l’histoire. Nous montre-t-on les princes et les ministres occupés à nous exposer le secret de leurs desseins ? il y faut la bonhomie du vieux Dumas et cet incomparable sans gêne avec lequel il tutoyait les Henri III, les Richelieu et les Mazarin. Le triomphe du genre historique consiste à expliquer les grands effets par de petites causes ; c’est donc proprement le roman chez la portière. Supposons enfin chez l’auteur une habitude des méthodes historiques, une érudition, un souci de l’exactitude, dont il n’y a d’ailleurs aucun exemple, on se heurterait encore à un anachronisme inévitable et foncier. Entre les acteurs du drame et les spectateurs il y a la différence des années ou celle des siècles. Les personnages qui dialoguent sur la scène ont vécu dans un ensemble de conditions maintenant disparues et qui les ont en partie façonnés. Nous n’apercevons leurs sentimens qu’à travers les nôtres ; nous sommes devenus étrangers à beaucoup de leurs manières de penser, insensibles à beaucoup des mobiles qui les faisaient agir. Peut-être le lecteur dans la solitude, à force de conscience et d’imagination, arrive-t-il à s’échapper à lui-même, à sortir de son milieu, à revêtir l’âme d’un autre temps. On ne peut exiger cet effort ni d’une foule, ni surtout de la foule assemblée au théâtre afin de s’y divertir. Celle-ci n’est accessible qu’à l’impression immédiate. Elle juge avec des idées et des sentimens d’aujourd’hui les choses et les gens d’autrefois. Un événement historique, dès qu’il passe par le théâtre, s’y dénature et nous apparaît sous un faux jour. Aussi, l’emploi de l’histoire au théâtre ne s’adresse-t-il qu’à la badauderie du public : nous avons le goût du bibelot ; nous sommes curieux de pénétrer dans l’intimité des gens connus ; au surplus, nous sommes facilement dupes, étant très ignorans. L’histoire sert encore à nous dépayser, à renouveler par l’agrément du cadre une intrigue trop banale, une situation trop usée. Nous l’acceptons donc assez volontiers si l’auteur n’a eu d’autre projet que de nous amuser. Mais s’il a eu lui-même foi dans son œuvre, s’il l’a écrite avec sérieux, s’il lui a prêté une portée morale ou sociale, c’est alors que le genre historique est intolérable.

De là vient qu’on écoute avec plaisir le vaudeville historique de MM. Lenôtre et Martin : Colinette. Il est clair que les auteurs ne se sont pas abusés sur l’importance de leur aimable pièce, qu’ils l’ont composée sans prétention et sans y chercher malice. Docilement ils se sont mis à l’école de Scribe ; ils lui ont emprunté ses procédés, en se contentant de flatter notre goût pour les minutieuses restitutions archéologiques. De vieux gentilshommes, retour de l’émigration, un beau colonel qui, à toute heure du jour ou de la nuit, se promène en uniforme dans ses appartemens, un général de l’Empire traqué par la police, une dame d’honneur s’essayant à porter le manteau de cour, le soir de sa présentation, Louis XVIII podagre, sceptique, tournant des madrigaux et citant des vers d’Horace, ce sont des images falotes et douces. Nous feuilletons sans ennui cet album d’anciennes gravures. L’histoire de l’évasion de La Valette nous étant contée au premier acte, il s’agit de répéter cette évasion célèbre, au dernier acte, sous les yeux et avec la connivence du roi. On y arrive à l’aide de combinaisons ingénieuses et laborieuses. C’est comme une charade dont on a eu soin de nous donner d’abord le mot. S’il y a dans l’agencement lui-même de l’intrigue de furieuses invraisemblances, nous faisons exprès de ne pas nous en apercevoir. Une jeune femme honnête et spirituelle qui berne un vieux diplomate, la vertu qui triomphe avec bonne grâce de la rouerie, un prince qui désavoue sa police et veille à la sécurité des conspirateurs, voilà des spectacles auxquels nous avons trop rarement l’occasion d’assister. Nous réclamons des pièces morales et gaies ; sachons louer les écrivains qui consentent à nous en donner. Colinette est un charmant spécimen de théâtre en famille.

Mlle Yahne est une très gracieuse Colinette. M. Chelles a composé avec beaucoup de goût le personnage de Louis XVIII. M. Burguet a de la jeunesse et de la chaleur dans le rôle du marquis de Rouvray. L’ensemble est des plus satisfaisans.


En passant de Colinette à Struensée, nous passons du vaudeville au drame. C’est le genre historique se haussant au grand art. C’est terrible. Je me hâte d’ailleurs de reconnaître la valeur de l’œuvre et de constater le bon accueil qu’elle a reçu. En écrivant Struensée, M. Paul Meurice a témoigné une fois de plus des qualités les plus rares : patience dans l’effort, élévation morale, souci de l’art. La Comédie-Française a monté la pièce avec beaucoup de soin. Le public a écouté avec faveur six actes en vers. Il faut s’incliner devant ce remarquable concours de bonnes volontés. Ce drame est de ceux qu’on a le devoir de discuter sans indulgence. Il prête à réfléchir. Donc, nous arrivons au théâtre, comme d’honnêtes gens, informés sans doute des révolutions de Danemark, mais par l’opéra de Meyerbeer et le Bertrand et Raton de Scribe, autant que par la lecture des mémoires du temps. Au prologue, le jeune médecin Jean Struensée expose à son père et à sa cousine ses rêves humanitaires ; il va courir le monde afin d’appliquer les idées nouvelles. L’auberge où il fait ses adieux aux siens est celle même où le sieur Freytag, lancé par Frédéric à la poursuite de Voltaire, vint lui « réclamer l’œuvre de poésie du roi son maître. » Voltaire y paraît en effet, moribond comme toujours et comme toujours en veine de sarcasmes. Cette rencontre sera pour Struensée un souvenir inoubliable. Il fait vœu d’être désormais le chevalier errant de la philosophie voltairienne. Il arrive à Copenhague, et il a la bonne fortune d’alléger les souffrances du roi Christian VII, usé de débauches, roi fainéant et dément que torture la douleur physique. Au second acte, nous retrouvons Struensée dans tout l’éclat de la faveur et de la prospérité. Il aime la reine et il en est aimé. Il est premier ministre. Il travaille à réformer l’État. Comme la Bourgogne en 1293, le Danemark est heureux. Sur ces entrefaites, un conspirateur, que Struensée a fait arrêter et qui n’est autre que Rantzau, le ministre dont il a pris la place, lui rapporte qu’on incrimine ses relations avec la reine. Aussitôt Struensée a pris son parti : il veut disparaître, il veut mourir. Nous pensons que voilà une résolution bien soudaine et dont l’utilité nous échappe. Mais apparemment, c’est de l’histoire. Désormais Struensée n’aura plus qu’une idée, l’idée fixe de se faire condamner à mort. C’est moins facile qu’on ne pourrait croire. Les affiliés de la Sainte-Vehme se réunissent à minuit dans un château en ruines pour délibérer sur les affaires publiques. Struensée prend la parole dans leur réunion, prononce contre lui-même un discours violent et offre d’être son propre assassin. Repoussé de ce côté, il repart à la recherche d’une condamnation. Enfin, cet arrêt tant désiré, Christian VII le signe dans un moment de lucidité : car il est jaloux de son ministre et il s’est pris de haine pour son sauveur. La scène où l’on nous montre ce roi maniaque tout réjoui à l’idée du méchant tour qu’il joue, lui malade à son médecin, lui débile au maître tout-puissant, est d’une grande beauté et elle a, grâce au talent de M. Le Bargy, produit l’effet le plus saisissant. Mais le roi est repris d’un accès de son mal. Rantzau, redevenu ministre, ne se soucie pas de faire exécuter l’arrêt. Il faut que Struensée insiste et règle lui-même les détails de son supplice. Au dernier acte, la reine, avertie du péril que court Struensée, envoie à son secours. Trop tard. Struensée a devancé l’heure. C’est le fusillé volontaire. — Les complications qui emplissent ces trois derniers actes nous semblent obscures autant que bizarres. Mais probablement l’auteur n’était pas libre ; il a dû se conformer à l’histoire. Cet acharnement d’un ministre à vouloir sa perte nous paraît fort extraordinaire. Les mobiles auxquels obéit Struensée nous échappent. Mais quoi ? L’invraisemblable peut être vrai. Les faits sont les faits. Nous sommes en présence d’un cas. Constatons et enregistrons sans chercher à comprendre. C’est de l’histoire.

Or ce n’est pas de l’histoire. — Rentrés chez nous, et justement parce que le drame de M. Paul Meurice ne nous a pas laissés indifférens, nous ouvrons nos livres. Nous y voyons avec surprise se démêler ce qui nous avait paru si embrouillé, s’éclairer les ténèbres, se dissiper ce malaise et cet ennui que causent toujours les choses mal expliquées, et s’enlever en plein relief la figure de cet aventurier hardi, brutal et, somme toute, assez vulgaire que fut Struensée. C’est le fils d’un pasteur saxon. Il s’ennuie dans sa famille dévote. Les théories de nos philosophes le séduisent par la conformité qu’il y trouve avec ses instincts. Il devient l’ennemi des religions positives. A Altona, où il a suivi son père, il étudie peu la médecine, mais il fait beaucoup de dettes. Homme de plaisir, il cherche les moyens d’être riche. Le métier d’écrivain, trop peu lucratif, ne le tente pas ; mais il songe à aller aux Indes pour faire fortune. De grands personnages avec qui il est entré en relations l’introduisent à la cour de Danemark. Le roi, qu’il a bien soigné, le présente lui-même et l’impose presque à la reine Caroline-Christine. Celle-ci, jeune, imprudente, délaissée, se sent bientôt attirée vers ce bel homme qui a une réputation d’homme à bonnes fortunes. Les deux amans ne se cachent pas ; leur liaison est publique. D’ailleurs, Struensée ne se pique pas de fidélité ; il a des maîtresses, il est avec la reine insolent et fat, pendant que celle-ci pour lui plaire abdique toute dignité, court les rues déguisée en homme, se dégrade et s’encanaille. L’amour de la reine n’a été pour le favori qu’un moyen de parvenir. En possession du pouvoir, il s’en sert pour appliquer des idées abstraites. C’est un homme à système. Beaucoup de ses idées sont justes, et il a vraiment en vue le bien de l’État. Mais il ne sait pas que des réformes, pour être efficaces, ont besoin d’être faites lentement avec le concours du temps comme avec l’assentiment public. Ou plutôt son impatience, son humeur despotique et brouillonne ne lui laissent pas les moyens d’attendre. Il ne tient compte ni des faits, ni des mœurs, ni des préjugés : il a entrepris d’arracher brusquement un pays à sa tradition. Le résultat de ces réformes hâtives et radicales est foudroyant. Le Danemark est bouleversé, la misère s’est accrue, le ministre étranger et qui affecte de ne se servir que de la langue allemande a choqué le sentiment national, le ministre philosophe a choqué le sentiment religieux ; le peuple, qu’il flatte, l’exècre autant que l’aristocratie qu’il combat ; des provinces comme de la ville, il s’élève un même cri de réprobation. Struensée, en joueur qui hasarde le tout pour le tout, avait prévu qu’il pourrait perdre la partie. Il aimait à répéter qu’il aurait le sort de Concini. Dès qu’il sent que le terrain lui manque, il ne lâche pas pied. Il se cramponne au pouvoir, il se défend avec âpreté, il s’entoure de soldats. On l’arrête une nuit pendant son sommeil. On le jette en prison. Il fait encore belle figure. Il compte sur la protection de la reine. Dès qu’il apprend qu’elle aussi, Caroline-Christine, est emprisonnée, aussitôt toute sa fermeté l’abandonne. Il essaie alors des aveux. Il donne sur ses amours avec la reine des détails cyniques. Il est lâche après avoir été violent. D’ailleurs y a-t-il eu chez lui plus d’appétit des jouissances ou plus de génie, et son œuvre a-t-elle été par ses conséquences plus utile ou plus funeste ? peu nous importe. Il nous suffit que nous puissions lui rendre sa place parmi les grands aventuriers. Ce Struensée-là est un être de chair et de sang, un de ces hommes de proie, ardens, excessifs, taillés pour la lutte, armés pour la conquête et tout débordans de vie.

Comparez-lui le pauvre fantoche imaginé par M. Paul Meurice. Au lieu des premières années consumées dans la dissipation, l’ennui, et la fièvre, c’est l’innocente idylle ébauchée avec la petite Christel, l’amourette de cousin à cousine. Au lieu de cet âpre désir de faire fortune, c’est un vague apitoiement sur la misère humaine. Au lieu de cette liaison audacieuse et intéressée avec la reine, c’est un amour exprimé en termes si respectueux et si purs que nous en venons presque à nous demander si, dans l’esprit de l’auteur, ce n’est pas un amour platonique et ne s’adressant qu’aux perfections morales de Caroline-Christine. Il n’est guère moins dévoué au mari qu’à la femme ; et il se peut qu’il ait, comme ministre et comme médecin, pu juger ce que vaut Christian VII, il continue de respecter en lui la majesté royale. Cet homme a l’âme respectueuse. Il est soumis, il est doux, il baise la main qui le frappe. Il est incapable d’aucune vue d’intérêt personnel, incapable de jalousie, de rancune, de colère, et en général de tous les mouvemens qui partent du fond mauvais de notre nature. Mais il est capable de soupirer, il est tendrement élégiaque et agréablement mélancolique. Celui-là n’est pas un aventurier, c’est Grandisson ; ce n’est pas un ambitieux, c’est un saint ; ce n’est pas un homme d’État ; ce n’est pas un homme. Il n’a ni muscles dans le corps, ni sang dans les veines. Comment pourrait-il en avoir ? Il est en sucre.

C’est ici qu’on voit dans quelle mesure le poète peut modifier les données de l’histoire. Car on a coutume de nous dire que l’écrivain est maître de son sujet et que le poète a sur l’histoire toute sorte de droits. C’est un de ces principes qui défraient la critique courante. De loin ils en imposent ; mais il n’y faut pas regarder de trop près. Pour ma part je ne vois pas clairement quels sont les droits de M. Paul Meurice sur l’histoire de Danemark. Ce qui est exact c’est que les hommes du plus grand génie sont encore incomplets et ne réalisent qu’imparfaitement l’idée qu’ils personnifient dans le développement de l’humanité. Le poète intervient pour compléter l’œuvre de la réalité. Il achève ce qui n’était qu’ébauché, il pousse à bout ce qui n’était qu’indiqué. Il agrandit l’individu pour lui donner les proportions d’un type. Telle est bien l’opinion que Gœthe exprime dans un passage fameux de ses conversations avec le fidèle Eckerman : « Jamais aucun poète n’a connu dans leur réalité les caractères historiques qu’il reproduisait et s’il les avait connus il n’aurait guère pu s’en servir. Ce que le poète doit connaître ce sont les effets qu’il veut produire et il dispose en conséquence la nature de ses caractères. Si j’avais voulu représenter Egmont, tel qu’il est dans l’histoire, père d’une douzaine d’enfans, sa conduite si légère aurait paru très absurde. Il me fallait donc un autre Egmont, qui restât mieux en harmonie avec ses actes et avec mes vues poétiques. Et, comme dit Claire, c’est là « mon » Egmont. » Le poète a le droit de se séparer de l’histoire ; mais c’est à condition de faire mieux qu’elle. Il faut que l’être créé par lui soit plus vrai que l’être qui a réellement existé.

Le Struensée qu’on nous montre choque la vérité humaine, voilà ce qu’on ne saurait lui pardonner. La contradiction est perpétuelle entre les sentimens qu’on lui prête et la destinée qui reste la sienne. Or il y a quelque chose à quoi nous tenons plus qu’à la réalité des faits, et à quoi enfin il nous est impossible de renoncer : c’est la logique du cœur et c’est l’expérience de la vie. Un ambitieux ne saurait avoir l’exquise douceur d’âme et la scrupuleuse honnêteté de ce faux Struensée. Un étranger ne s’impose pas à une nation rien qu’avec des rêveries humanitaires. Un ministre ne se maintient pas dans une cour par le seul ascendant de ses vertus. Ce n’est pas avec des promenades sentimentales et des déclarations platoniques qu’un homme affole une femme et devient son maître. Ce désaccord des sentimens entre eux, du caractère avec la conduite, des paroles avec les actes, des causes avec les effets, c’est ce qu’on appelle, en bonne définition : l’absurdité.

Nous reconnaissons ici cette impuissance où ont toujours été les romantiques de rien savoir de la vie. Car Struensée est comme un aboutissement du drame romantique, et M. Paul Meurice ne se cache pas d’avoir voulu donner un frère à Ruy Blas. Quelle était donc notre naïveté de parler de l’histoire et de la vie ? Ce héros tendre et sombre a été fabriqué de toutes pièces en conformité avec un idéal que nous connaissons bien pour l’avoir tant de fois retrouvé dans le roman comme au théâtre. Les romantiques sont vaguement démocrates. C’est pourquoi leur héros, plébéien ou petit bourgeois, rêve de duchesses en son obscurité et soupire après l’amour des grandes dames, des très grandes dames. Être aimé de la reine, tel est pour un parvenu l’idéal de la félicité. Inversement, tromper le roi avec le premier ministre, tel sera l’idéal pour une reine qui est d’ailleurs une noble femme, pure et digne de tous les respects. N’allez pas dire à ce couple lyrique que ces jeux de la politique et de l’adultère n’ont rien ni de rare ni surtout de sublime ; ce serait le rappeler sur la terre pour laquelle il n’est point fait. Le héros romantique est un déclamateur. Il peut bien faire de grandes phrases, il ne peut pas agir. C’est pourquoi, à l’heure du danger, il s’empresse de quitter la partie. Ruy Blas, quand il voit que la reine est menacée, s’en va se promener par la ville. Struensée, dans une conjoncture analogue, prend le parti de mourir. Il abandonne Caroline-Christine à ses ennemis ; il abandonne tous ceux qui ont cru en lui, il abandonne les intérêts qui lui ont été confiés, il abandonne l’œuvre qu’il a commencée. C’est une désertion. Ici encore on devine qu’il ne sera pas en peine pour se payer de mots sonores. A l’en croire, il se sacrifie pour ses idées, car des idées ne triomphent que si on a souffert et si on est mort pour elles. Autant dire que pour aboutir les réformes ont besoin d’avorter. Le fait est que comme Ruy Blas, comme Antony, comme Chatterton, comme René et comme Werther, tous pareillement insociables et inaptes aux conditions de la vie, il est hanté par l’idée du suicide. Il se croit un martyr, il n’est que le jeune premier fatal. — Ces déclamations passaient vers 1830, grâce à l’espèce de fièvre qui s’était emparée de toute la littérature. Le temps a marché. Nous ne sommes plus au ton.

Struensée est bien joué. Il faut d’abord constater l’éclatant succès de M. Le Bargy. Il a dessiné en grand comédien le personnage de Christian VII. Il a mis dans une courte scène une intensité et une puissance d’expression qui ont transporté la salle. M. Leloir a dit avec beaucoup de justesse le rôle de Rantzau. M. Albert Lambert, chargé du rôle de Struensée, s’en est tiré à son honneur. Mlle Lara est gracieuse et un peu insuffisante dans le rôle de la reine.


C’est une nécessité que tous les romanciers finissent par aborder le théâtre. Je crois bien qu’il en a été ainsi de tout temps, et je ne m’en plains donc pas. Le théâtre est un genre trop voisin du roman ; il offre trop d’avantages de toute sorte ; la tentation est trop forte, M. Pierre Loti y cède à son tour. Il faut bien reconnaître que son essai n’a pas été cette fois très heureux. Nous doutons fort que les cinq actes qu’a représentés le Théâtre-Antoine ajoutent beaucoup à la gloire de l’auteur de Pêcheur d’Islande et de Ramüntcho. Son talent d’évocation devient inutile, puisque au théâtre le décorateur prend la place de l’auteur. La grâce de son style disparaît. Il ne semble pas qu’il acquière en revanche cette concision et cette rapidité de dialogue si nécessaires à la scène.

Judith Renaudin est une série de tableaux. Ces tableaux n’ont pas entre eux un bien très étroit, et on voit mal pourquoi l’auteur a choisi ceux-ci plutôt que d’autres. C’est un défaut inhérent au genre. Mais en outre ces tableaux se réduisent la plupart du temps à une sorte de parade ou de pantomime. Le caractère des personnages est à peine indiqué. Certes nous ne demandons pas à être plus amplement renseignés sur l’émotion que cause à la jeune Mlle Renaudin la vue du bel officier de dragons M. d’Estelan. Ces choses sont connues, depuis qu’il y a des femmes et qu’elles aiment les militaires. Mais puisqu’on veut nous faire pénétrer dans une famille huguenote à l’époque des dragonnades, nous ne serions pas fâchés d’apprendre, autrement que par une phraséologie souvent banale, ce qui se passe dans l’âme de ces gens qui luttent pour leur foi. Le seul rôle un peu développé est celui d’un curé philosophe. Ce brave homme, qui a certainement lu Voltaire, est très dépaysé dans ce milieu d’âpres croyances. Pour lui, catholicisme ou protestantisme, au fond c’est tout un ; les nuances qu’il peut y avoir entre deux manières de servir le bon Dieu valent-elles qu’on se dispute entre voisins ? On s’est demandé si ce curé est bien authentique. Cela n’importe guère et la question est beaucoup plus grave. Il s’agit de savoir ce que vaut au point de vue de l’art et de la vérité cette exhibition sommaire d’un fait considérable qui tient à tout un ensemble d’idées et de faits et se rattache à des mœurs qui ne sont plus les nôtres. Devant un auditoire de sceptiques M. Pierre Loti nous montre des dragons qui fusillent des enfans. Il fait crier par ses personnages : « Elle n’enseigne pas la pitié, la religion que vous servez. » Et : « Faites la maison vide : c’est au nom du roi de France. » Après quoi, il déclare qu’il n’a pas fait une œuvre de parti ou que, s’il l’a faite, c’est sans le vouloir : il ne l’a pas fait exprès. Nous ne refusons certes pas de l’en croire, et même c’est par-là que son œuvre redevient tout à fait intéressante.

« Il y a dans la patrie française, écrivait ici même, il y a six mois, M. Jules Lemaître, à l’occasion de son Aînée, il y a donc dans la patrie française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils ont la chance d’être plus vertueux et, proportionnellement à leur nombre, beaucoup plus forts que nous ; mais cet avantage les laisse méfians. C’est qu’ils sont arrière-petits-fils de persécutés. »

Et, sans doute, il faut passer beaucoup de choses aux « arrière-petits-fils des persécutés » ; il faut même leur donner beaucoup de places ! Mais ne pourraient-ils pas, en revanche, nous parler d’autre chose que de leurs persécutions, et même, en cherchant bien, ne pourraient-ils trouver d’autre reproche à nous faire, plus actuel et plus mérité, que celui d’avoir « révoqué l’Édit de Nantes ? »

Comment l’aurions-nous fait si nous n’étions pas nés,

et de l’erreur de nos pères n’ont-ils pas tiré, depuis longtemps, d’assez fructueuses compensations ? Dans les annales de l’histoire nationale, où tous les autres peuples, mieux inspirés, ne cherchent que des raisons de penser et de sentir en commun, on dirait, en vérité, que nous ne cherchons, nous, que des motifs de division. Ne trouvant pas dans le présent assez d’occasions de nous disputer, nous en cherchons dans le passé ; nous exploitons notre histoire contre nous-mêmes ; et nous mettons un point d’honneur étrange, non seulement à ne rien apprendre de l’expérience, mais à n’avoir rien oublié. Cependant, depuis 1685, beaucoup de choses ont changé au pays de France. M. Félix Faure peut être le successeur de Louis XIV : il n’en est pas l’héritier. Le ministre de la guerre ne s’appelle plus Louvois, puisqu’il s’appelle M. de Freycinet, et qu’il appartient, sauf erreur, à la « religion. » La situation de l’Église catholique n’a guère moins changé, puisque c’est contre elle que se poursuit, au nom de la tolérance et de la liberté, une persécution pacifique, systématique et hypocrite. Il est au moins curieux de constater que les « arrière-petits-fils des persécutés » tiennent tous ces changemens pour non avenus, qu’ils aient gardé, après deux siècles passés, la même âpreté de rancune, et qu’ils continuent de vivre dans la République en état de représailles.

M. Antoine joue avec son talent ordinaire et des procédés toujours les mêmes le rôle du curé philosophe. Mlle Mellot est une Judith Renaudin par trop dépourvue d’émotion. Mais deux interprètes surtout ont donné dans cette pièce la note et le ton. Ce sont des acteurs de mélodrame. C’est d’abord Mme Marie Laurent, qui joue deux rôles à elle toute seule, et tous deux de façon aussi vibrante. C’est ensuite M. de Max, qui a composé un type de vieux huguenot, vraiment impayable.


RENE DOUMIC.