Revue dramatique - 28 février 1897

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Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 140, 1897


REVUE DRAMATIQUE

A la Renaissance, Spiritisme, comédie en trois actes de M. Victorien Sardou. — Au Vaudeville, la Douloureuse, comédie en quatre actes, de M. Maurice Donnay. — A la Comédie-Française, la Loi de l’Homme, comédie en trois actes, de M. Paul Hervieu. — A l’Odéon, le Chemineau, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin.

Ce mois-ci nous a apporté quatre grandes pièces, toutes remarquables par des mérites divers, et qui, nous ayant plu d’abord chacune en particulier, nous charment toutes ensemble par leur diversité même, et comme un témoignage de l’étonnante variété des esprits en ce temps de louable anarchie littéraire.

Dans Spiritisme éclate (pour la soixantième fois, ou environ, ne l’oubliez pas) cette fameuse « adresse » de M. Victorien Sardou, qui lui a valu la gloire, mais qui lui a fait tort aussi quelquefois en offusquant ses autres qualités. Voici où est, cette fois, le tour de force. D’un sujet que notre scepticisme banal et nos chétives habitudes de raillerie nous portaient à considérer comme vaudevillesque M. Sardou a su tirer un drame. Et ce n’est pas tout. Il a su faire, sur le spiritisme, une pièce intitulée Spiritisme en effet, et que d’abondantes discussions sur le spiritisme remplissent plus qu’à moitié, mais dont l’action n’implique nullement soit la vérité, soit la fausseté, du spiritisme et où la foi spirite de l’un des personnages ne sert que d’un moyen dramatique pour procurer, en quelques minutes, le dénouement.

Mme Simone d’Aubenas, une femme de trente ans, qui n’est pas vicieuse et qui ne déteste point son brave homme de mari, mais qui s’ennuie et qui a, comme on dit, duc<vague à l’âme » (quoique ce « vague » soit, dans le fond, quelque chose de très précis), s’est éprise d’un Valaque avantageux, le beau Michaël de Stoudza. Elle doit, ce soir-là, prendre le train pour son château du Poitou, où son mari la rejoindra dans quelques jours. Elle s’en va donc à la gare avec une de ses amies, Thécla, qui est dans sa confidence, laisse Thécla partir seule, et, par des ruelles, gagne la petite maison où le Valaque l’attend.

Or, le train qu’elle devait prendre a heurté un train de marchandises-chargé de pétrole. Les voyageurs ont été brûlés. Le sac à bijoux de Simone, retrouvé sur le corps de Thécla, a fait croire à M. d’Aubenas que c’était le cadavre carbonisé de sa femme. Il ramène chez lui, fou de douleur, ces restes affreux.

Simone apprend toutes ces choses le lendemain matin, chez son Valaque. Comment elle les apprend, par quels messagers savamment gradués, et avec quels éclats de surprise, de terreur, de désespoir, c’est ce que je vous laisse à penser. Mais, après qu’elle s’est tordu les bras, elle se demande ce qu’il faut faire. Se montrer à son mari, c’est lui avouer sa faute. Alors, c’est bien simple, puisqu’elle passe pour morte, elle en profitera : elle s’en ira avec son Michaël, là-bas dans sa poétique Valachie, où ils seront heureux. Mais cela ne fait point l’affaire de Michaël ; car Simone officiellement morte, c’est Simone sans le sou, et ce qu’il veut, lui, c’est Simone divorcée et riche. Le rasta laisse paraître, assez naïvement, l’ignominie de son âme, et Mme d’Aubenas lui crache son mépris à la figure.

Donc, un seul parti à prendre, elle le sent bien : tout avouer à son mari… Mais voici un bel exemple des « malices » de M. Sardou, ou, pour parler mieux, de la bravoure qu’il met à sacrifier même la plus forte vraisemblance morale aux nécessités de la fable dramatique, c’est-à-dire à notre divertissement : et c’est pourquoi nous ne lui en voulons jamais beaucoup. — Juste à ce moment-là, on entend dans la coulisse les lugubres prières des morts ; et, par la fenêtre entr’ouverte, Simone voit s’avancer, derrière le cercueil où il la croit enfermée, son mari chancelant, brisé, secoué de sanglots. Nous sommes persuadés qu’elle ne pourra tenir devant ce spectacle ; que, par un invincible mouvement de tout son cœur, elle va se précipiter et crier : « Me voilà ! » Et nous avons envie de lui crier nous-mêmes : « Mais oui ! Montre-toi ! Tu trouveras des explications après, et, si tu n’en trouves pas, tant pis ! Car la douleur de ce pauvre homme derrière cette bière, avec l’atroce vision de sa femme brûlée vive, est évidemment pire que ne sera pour lui la découverte d’une faute dont l’aveu sera déjà un sérieux commencement d’expiation. Et, d’ailleurs, tu n’es pas en état d’établir cette balance. Aie donc pitié de ce malheureux, et montre-toi, — si toutefois tu es un être de chair et de sang, et non une marionnette dont les mouvemens ne sont concertés que pour éveiller et surprendre la curiosité de la foule. » Mais Simone ne se montre point. Elle se confessera, mais plus tard, à son heure : et, pour épargner du chagrin à son mari, elle le laissera, — huit jours, quinze jours, je ne sais au juste, — en proie au plus profond désespoir et à l’obsession d’épouvantables images de mort. Raisonnement singulier ; et cela, dans une circonstance où elle devrait être incapable de raisonner. C’est que M. Sardou « a son dénouement » ; c’est celui-là qu’il veut, et non pas un autre. Et puisque c’est pour nous, nous le voulons aussi.

Ce dénouement est fort ingénieux. Il faut vous dire que M. d’Aubenas est un croyant du spiritisme. Stylée par un sien cousin qui s’est fait son conseiller, Simone, dans une grande salle déserte, un soir, au clair de la lune, apparaît à son mari, qui la prend pour une ombre. Elle lui confesse sa faute, et Aubenas pardonne, sans trop de peine, à celle qu’il croit morte. Et cela est très bien vu. Nous sommes très indulgens aux morts que nous aimons. Nous nous reprochons de ne pas les avoir assez aimés pendant qu’ils étaient là. Ce que nous avons senti, par eux, de doux et de bon nous parait inestimable, parce que nous ne le sentirons plus. Et, au contraire, ce qu’ils nous ont fait souffrir s’atténue comme eux-mêmes, participe de leur évanouissement : comment en vouloir à ce qui n’est qu’une ombre ? Et nous oublions le mal qu’il nous ont fait, parce que nous sommes bien sûrs qu’ils ne recommenceront pas. Ainsi, le « jamais plus » ravive les minutes heureuses que nous leur avons dues, et efface les autres ; et toujours la mort embellit les disparus. Sans compter que nous plaignons les morts d’être morts, tout simplement parce que nous aimons la vie et que nous nous voyons à leur place ; et c’est peut-être surtout cette grande compassion que nous avons de nous-mêmes en eux qui noie si aisément nos rancunes.

Il est donc fort naturel qu’Aubenas pardonne à sa femme morte. Simone ajoute : « Mais pardonnerais-tu à la vivante ? » Et peu à peu, au son poignant de cette voix, aux sanglots, à la mimique passionnée de ce fantôme, Aubenas s’aperçoit que Simone vit ; et, bien qu’elle vive, il lui pardonne, en très peu d’instans, une seconde fois. Trop vite peut-être : car, premièrement, du moment que Simone est vivante, sa faute redevient vivante comme elle, reprend aussitôt une forme concrète et lancinante, perd ce qu’elle devait d’insignifiance à l’impossibilité d’être recommencée ; et, secondement, il semble difficile que l’occultiste accepte tranquillement le stratagème de la fausse apparition, et que la rancune de l’époux trahi ne s’aggrave point des susceptibilités du spirite berné. — Oui, mais nous avons idée que ce brave homme nous eût alors paru quelque peu comique, et que cela nous eût désobligés et désorientés ; et nous consentons donc sans trop de peine que, dans la série de sentimens qu’il devait logiquement parcourir, l’infortuné brûle les étapes, et que l’élan du pardon commencé lui fasse refermer sur la femme de chair les bras qu’il avait ouverts à l’ombre.

Mais à quoi servent les débats sur le spiritisme qui remplissent presque tout le premier acte et la moitié du troisième ? Ces conversations de théâtre ne sauraient évidemment résoudre la question. Avant comme après, je demeure incertain. Je me dis qu’ « il y a quelque chose » ; oui, mais quoi ? Je ne sais même pas si les expériences sur le spiritisme ont jamais été faites dans des conditions scientifiques. Je me souviens seulement que tel grand prêtre du spiritisme qu’il m’a été donné d’approcher m’a paru crédule et de peu de défense. M. Crookes lui-même a pu être à la fois un chimiste éminent et un visionnaire. Et, au surplus, si l’on tient pour vraies les découvertes de ces messieurs, cela m’étonne et me chagrine, de voir que tous les morts évoqués sont encore plus médiocres que les vivans, et qu’ainsi le spiritisme nous ramène, ou peu s’en faut, aux naïves imaginations homériques, à ces limbes du pays des Cimmériens, où les ombres pâles et languissantes des morts continuent bonnement leur vie terrestre, mais diminuée, engourdie, totalement insignifiante, et n’ont rien à apprendre aux vivans, sinon le dégoût d’une pareille survie. Et, d’autre part, il n’importe en aucune manière à l’action de la pièce que le spiritisme soit vrai ou non : il suffit que ce bon M. d’Aubenas y croie pour sa part. Toutes ces discussions ne sont donc là que pour nous amuser. Mais, au fait, puisqu’elles y réussissent, tout est bien.

Seulement, ce pourrait être encore mieux. L’avant-dernière scène du troisième acte est vraiment belle. C’est un entretien entre M. d’Aubenas et le cousin de Simone, où M. Sardou expose, avec une éloquence émue, la très antique doctrine de la purification des âmes dans des existences successives, et, rattachant à cette doctrine la théorie du spiritisme, conclut à une loi de bonté, de pardon, d’aide mutuelle entre les vivans que nous sommes et ces autres vivans qu’on appelle les morts : en sorte que l’univers des âmes, — les unes attachées à des corps terrestres, les autres voltigeant autour de nous ou déjà émigrées en d’autres planètes, selon qu’elles sont plus ou moins avancées dans leur long pèlerinage expiatoire, — ressemble à une vaste « communion des saints ». Et l’apparition de Simone, quoique fausse et trop pareille, si on y réfléchit, aux apparitions bouffonnes des Erreurs du mariage, m’a pourtant charmé par une grâce de mystère. Très sérieusement, si les deux dernières scènes de Spiritisme avaient été traduites en norvégien, et si ensuite elles nous étaient revenues, retraduites du norvégien en allemand, et de l’allemand en français, par quelque comte Prozor, il n’est pas impossible qu’elles eussent paru à nos jeunes gens souverainement norvégiennes et soulevé leurs enthousiasmes les plus intolérans. Et, là-dessus, je me prends à regretter que M. Sardou, au lieu d’emprunter au spiritisme un simple « truc » pour son dénouement, n’ait pas fait du spiritisme le fond même de sa pièce, et qu’il n’ait point établi toute sa fable sur des communications supposées réelles entre les vivans et les morts. Il n’était pas nécessaire, pour cela, que nous crussions nous-mêmes au spiritisme : c’était assez que l’auteur y crût ou parût y croire, et que sa foi nous intéressât. Nous nous serions très volontiers prêtés à ce jeu. Car enfin M. Homais admire Athalie bien qu’il ne croie pas aux miracles et qu’il réprouve le fanatisme du grand prêtre Joad. Nous n’eussions demandé à M. Sardou, en échange de notre complaisance, que de nous conter quelque histoire à la fois humaine et mystérieuse, et dont l’étrangeté nous fit tour à tour tressaillir, pleurer et rêver. Quelle histoire ? C’était affaire à lui.


La pièce de M. Maurice Donnay est exquise. Ce n’est point une merveille de composition : mais quelle grâce ! Elle a trois scènes, et commence au milieu du deuxième acte pour finir avec le troisième : mais que d’esprit tout autour ! Si elle commençait avec le premier et ne finissait qu’avec le quatrième, et si elle formait un tout compact et serré comme un nougat, sans doute elle vaudrait mieux, ou du moins on le pourrait démontrer par le raisonnement. L’application des bonnes règles, la composition, l’harmonie qui en résulte, ont leur beauté. Mais la Douloureuse a la sienne, qui est celle du diable.

Prenons donc la pièce en son beau milieu. Nous y rencontrons un homme et deux femmes. C’est le sculpteur Philippe, « un de nous », si ce n’est pas trop nous flatter. C’est sa maîtresse, Hélène Ardan, veuve d’un forban de finances, et qui attend la fin de son « deuil » pour épouser son amant. Et c’est Gotte des Trembles, une amie intime d’Hélène. Et tout de suite nous nous intéressons à ces trois êtres, parce que tout de suite nous nous apercevons qu’ils vivent, et qu’ils sont d’aujourd’hui, et sans que l’auteur semble y avoir fait effort.

Or, c’est un soir d’été, à la campagne, sur la terrasse d’une villa des environs de Paris. L’atmosphère est voluptueuse, la nuit claire et parfumée ; et c’est terrible, l’effet « du sentiment de la nature » sur des sensualités aiguisées par les mœurs parisiennes. D’être la confidente de Philippe et d’Hélène, de vivre autour d’eux et dans la buée de leur amour, Gotte est devenue enragée d’amour pour Philippe. Une fois déjà, en se promenant à son bras, elle a eu soin de marcher tout contre lui, de façon qu’il sentît sa jambe et son genou, et il n’a pas-paru s’en plaindre. Ce soir-là donc, avec une audace ardente, et des tremblemens de voix, et des frissons d’épaules, — et un minimum de détours et de sous-entendus, — elle s’offre à lui. (Cela est aussi hardi et aussi frémissant, en vérité, que la conversation de Julia de Trécœur avec son beau-père, dans la voiture.) Et lui, le sculpteur, ne nie pas-son trouble ; il dit : « J’aime profondément Thérèse, mais je me connais, je suis un homme… Or, il ne faut pas, voyez-vous, il ne faut pas ! » Et il se dérobe avec une honnête fermeté.

Mais, dans l’ent’racte, il devient l’amant de Gotte ; que voulez-vous ?

Le lendemain, Gotte vient le relancer dans son atelier. Il est dégoûté de lui et d’elle et ne le lui cache pas. Alors Gotte furieuse : « Je vaux pourtant bien Hélène ! Vous êtes mon premier amant, à moi !… » Et elle ajoute qu’Hélène a eu déjà un amant pendant son mariage, et que son fils n’est pas de son mari.

Hélène entre ; Gotte s’en va, et voici nos deux malheureux en présence. Scène excellente, de vérité simple, profonde, lamentable. Chacun dit étonnamment ce qu’il doit dire, du premier coup, et à fond, et sans rien qui ressemble à des phrases. Et, pour comble de plaisir, c’est une scène à « revirement », une scène « bien faite », car une scène bien faite n’est qu’une scène qui met de l’ordre dans une scène réelle. Après qu’Hélène s’est expliquée avec une sincérité désarmante, et comme Philippe est sur le point de pardonner, il songe à l’enfant de « l’autre, » qui est toujours entre eux deux, et il le dit. Sur quoi Hélène devine la trahison : « L’enfant de l’autre ? Comment le sais-tu T Il n’y a que Gotte qui ait pu te le dire… Alors, alors ?… Ah ! misérable ! » Et c’est au tour de Philippe d’être accablé. C’est fini, bien fini. Chacun d’eux a sa honte et sa plaie ; et la honte de chacun d’eux est la plaie de l’autre. Presque calmes maintenant, mais brisés, ils comprennent qu’ils ne peuvent plus se revoir. Elle doit dîner en ville tout à l’heure ; elle remet un peu de poudre, machinalement ; il l’aide à mettre son manteau. Ainsi la vie banale reprend ces deux torturés. C’est ironique et c’est tragique, et c’est on ne peut plus naturel. Seulement il fallait y penser.

Ce qui nous console, c’est que nous savons fort bien que Philippe et Hélène se reprendront. Les amans qui s’aiment se reprennent presque toujours quand un seul des deux a trahi : à plus forte raison quand tous les deux ont été coupables. C’est un lien que d’avoir souffert l’un par l’autre ; les blessures mutuelles sûmes du pardon réciproque créent entre les amoureux quelque chose de fort comme un pacte de sang. Et c’est ainsi que, quatre ou cinq mois après la séparation, Hélène et Philippe se remettent ensemble, dans une agréable scène qui dure cinq minutes et qui constitue le quatrième acte. J’ai tort de dire : « se remettent ensemble », puisque c’est bel et bien du mariage qu’il s’agit. Mais, mariés ou non, ces deux-là ne seront jamais rien d’autre que des « amans ».

Voilà l’histoire de la Douloureuse. Quelle « douloureuse » ? La douloureuse, terme d’argot, c’est le quart d’heure de Rabelais ; et c’est, au moral, l’heure inévitable où l’on paye ses fautes. Hélène, au troisième acte, expie l’erreur d’avoir eu un premier amant, et de n’avoir pas su attendre l’amant définitif, le seul, le vrai, et peut-être aussi la faiblesse, — excusable, ne vous semble-t-il pas ? — d’avoir celé l’amant provisoire, l’amant d’essai, à l’amant définitif. Et Philippe expie la lâcheté d’avoir, — moitié par libertinage, moitié par politesse pour une personne qui insistait beaucoup, — trahi une maîtresse qu’il aimait pourtant de tout son cœur. Et il nous est loisible de croire que, même après la réconciliation, la « douloureuse » n’est pas finie pour eux, et qu’il leur arrivera d’être bien gênés par leurs souvenirs. Mais, à la vérité, la pièce et son titre ne s’ajustent pas bien étroitement. Ou plutôt, je ne vois presque pas de drame auquel ce titre de Douloureuse ne pût convenir ; car il n’y en a guère où des fautes ne soient expiées. La pièce de M. Donnay s’appellerait tout aussi bien Hélène et Philippe ou, de nouveau, Amans, ou encore le Pardon, si ce titre n’avait été déjà pris par M. Léon Gandillot. Ce point, du reste, n’aurait d’importance que si, sur la foi du titre, nous avions attendu quelque profonde étude de la responsabilité, à la façon de George Eliot ou de M. Paul Bourget, et si cette attente nous avait détournés de goûter ce qu’on nous offrait. Ce n’a pas été notre cas.

Et le premier acte ? Il est bien joli. C’est une soirée dans le monde de Viveurs, le monde de la finance et du haut commerce, — avec bar anglais, sœurs Clarisson et autre divertissemens pleins d’abandon. Cela est d’un débraillé parfait. Tous « mufles » et toutes dessalées. Il y a là un anarchiste pourri de lettres qui dit leur fait à ces « mufles » et un Desgenais, revu et corrigé quant au style, qui pose la théorie de la « douloureuse ». A travers cela, quelques fléchettes particulièrement sifflantes à l’adresse des hommes d’argent. Et des mots ! des mots ! Je ne le dis point au sens d’Hamlet. Des mots exquis, des mots cyniques, des mots faciles ; des mots de toutes les qualités ; et cela est très bien ainsi : car, s’il n’y en avait que d’exquis, ce ne serait plus vraisemblable. — Vers la fin de l’acte, première apparition de la « douloureuse ». On apprend que le maître de la maison, Ardan, le mari d’Hélène, a reçu la visite du commissaire de police, et qu’il vient de se faire sauter la cervelle dans son cabinet de toilette, discrètement et en homme du monde. Ce « fait divers » n’empêche point les invités de souper « par petites tables ». On a généralement trouvé ce cynisme excessif. Je n’y ai vu, pour moi, que le léger « grossissement dramatique » d’une observation vraie jusqu’à l’évidence.

Et la première moitié du deuxième acte ? — Eh bien, réflexion faite, elle n’est point inutile, puisque c’est là surtout que M. Maurice Donnay rachète son âme. — Vous avez dû remarquer ce qu’il y a de franchise et de fougue sensuelles dans quelques-unes des meilleures comédies, et les mieux accueillies, de ces derniers temps. Le tempérament de Mme Réjane, auquel se conforment naturellement les jeunes auteurs, n’est pas étranger, je crois, à cette nouveauté. J’ignore si, comme on le répète, on ne sait plus aimer dans la réalité, mais on s’est certainement remis à aimer sur les planches, d’un violent amour de chair, très simple au fond et très brutal. Le théâtre et le roman nous ont remués par des histoires de passion, d’élémentaires histoires de possession, de rupture et de reprise, d’où toute autre croyance que la croyance aux droits de l’instinct, et toute notion de morale sociale ou religieuse étaient à peu près aussi absentes que de l’aventure de Manon et du chevalier des Grieux. Or, M. Maurice Donnay semble s’être aperçu qu’Hélène et Philippe n’étaient, après tout, que des êtres de désir et de plaisir, et s’en être vaguement scandalisé, et s’être dit ingénument que, tout de même, il y a « autre chose que ça » dans la vie. Il a songé aussi, j’imagine, que l’amour, même porté au point où il passe pour s’absoudre lui-même, n’est pourtant encore qu’une des formes de l’égoïsme, puisque les sacrifices dont il est capable, c’est encore à lui-même qu’il les fait ; et qu’on ne voit pas bien en quoi cet égoïsme-là est plus honorable que les autres. Bref, ses propres personnages, si délicieux, mais à qui le reste du monde est si indifférent, ont fini par inquiéter sa conscience. Et c’est pourquoi (car vous n’en trouverez pas d’autre raison), sur la terrasse du deuxième acte, dans un bon fauteuil de jardin, il a assis une « bonne dame », une vraie bonne vieille dame d’autrefois, du lointain Second Empire : Mme Leformat. Et, entre Mme Leformat et Hélène, entre cette bonne dame et cette petite femme, il a institué une discussion sur le mariage, sur le divorce, sur les devoirs de l’épouse, etc. Hélène dit des choses vraies : élevée entre un père anticlérical et une mère traditionaliste, mais non « pratiquante », il n’est pas étonnant qu’elle ne croie à rien du tout ; et elle ajoute que son cas est celui de beaucoup de jeunes femmes et de jeunes filles de sa génération. El ses argumens sont très forts, du moment qu’on admet le droit au bonheur comme le seul principe d’une vie humaine ; si forts, que la bonne Mme Leformat n’a pas grand’chose à répondre : mais on sent que M. Donnay en est désolé, qu’il voudrait de bon cœur qu’elle répondît quelque chose, et que ce n’est pas sa faute s’il n’a rien trouvé de décisif à lui souffler. Et la discussion, dans son entière sincérité, est peut-être plus significative que si l’auteur concluait. — De même, au premier acte, suffoquée un moment par cette odeur de décomposition, — fleurs mourantes, sueurs, haleines, fumet des nourritures et des boissons, — qui flotte sur la fin d’une fête mondaine, lorsque Hélène, après avoir donné rendez-vous à son amant, ouvre une des fenêtres du salon à la fraîcheur du petit jour, et aperçoit dehors un pauvre vieil homme qui se rend au travail, elle ne fait sans doute que la réflexion banalement apitoyée qu’on pouvait attendre d’elle ; mais cela suffit : cette réflexion, nous la complétons, et nous en sommes un peu plus longtemps mélancoliques que celle qui l’a faite. — Enfin, dans ce grêle et peut-être superflu quatrième acte, il y a un endroit où Philippe nous conte qu’il a réfléchi, qu’il n’est plus le même, qu’il a reconnu que la vie est chose sérieuse, et où il nous dit cela en des phrases qui feraient peut-être sourire l’auteur d’Amans si la Douloureuse était d’un autre. Et j’aime, — sous tout cet esprit, sous toute cette observation, et sous toute cette passion, — cette candeur.

J’ai fait bien des critiques auxquelles, dans le fond, je ne tiens pas beaucoup. C’est le cas où jamais de citer le mot : « Sa grâce est la plus forte. »

Le succès de la Douloureuse a été prodigieux.

Que toute grâce soit absente de la comédie de M. Paul Hervieu, la Loi de l’Homme, il est clair que M. Paul Hervieu l’a obstinément voulu. Belle occasion de parallèle. M. Donnay ne veut que peindre ; M. Hervieu ne veut que prouver. L’un n’est que sensibilité et l’autre n’est que logique. Les personnages de l’un vivent pour eux-mêmes et pour nous, les personnages de l’autre ne vivent qu’en tant qu’ils démontrent la thèse posée par l’auteur. La comédie de l’un est composée avec une douce nonchalance ; le drame de l’autre avec une précision dure et contraignante. La Douloureuse est, si j’ose dire, une comédie « en peau » ; la Loi de l’Homme est un drame tout en muscles, et même en « doubles muscles », comme dit Tartarin. Enfin, — cette remarque n’est pas de moi et je le regrette, — tandis que les personnages de la Douloureuse s’égrènent en chemin et qu’ils sont vingt en commençant, puis une demi-douzaine, puis trois, puis deux («… En arrivant à Carcassonne, Y avait plus personne »), par une marche contraire la Loi de l’Homme nous en montre d’abord un, puis deux, puis trois, puis quatre, s’annexe à mesure et fait entrer dans son engrenage tous ceux dont elle a besoin, et se termine par une scène d’ensemble où six personnages sont directement intéressés. Et cela encore nous est un signe que la Douloureuse est une aventure tout individuelle, mais que l’aventure de la Loi de l’Homme a des conséquences sociales et qui ne se limitent point à un couple.

La Loi de l’Homme continue la pensée des Tenailles et se rattache au même cycle de drames juridiques que le Fils Naturel ou Héloïse Paranquet. Mais c’est plutôt à cette dernière pièce qu’elle fait songer. Elle est même plus musclée encore et d’un ramassement plus sévère. Sur le fond, je n’ai aucune envie de contester quoi que ce soit à M. Hervieu. On trouve dans sa pièce la vieille protestation contre la « loi de l’homme », une revendication générale des droits de la femme, qu’il souhaite égale à l’homme devant le Code ; et une réclamation sur deux points particuliers : 1° l’auteur voudrait que la constatation légale de l’adultère du mari ne fût point soumise à d’autres conditions que la constatation de l’adultère féminin, et 2° il trouve inique, lorsque deux époux ne s’entendent pas sur le mariage d’un de leurs enfans, que le consentement du père suffise et l’emporte. Je ne lui ferai pas observer que si le veto de la femme pouvait neutraliser l’autorisation du mari, et inversement, le dissentiment des époux renverrait donc le mariage des enfans à leur majorité, — à moins que la difficulté ne fût tranchée par un conseil de famille, — et que cela aurait aussi, dans certains cas, ses inconvéniens. Je n’examinerai pas non plus si l’héroïne de M. Hervieu ne s’insurge pas un peu vite contre la « loi de l’homme », et avant d’avoir usé de tous les moyens de défense que cette loi même lui assure. J’accorde tout à M. Hervieu, et ce qu’il veut, je le veux aussi. Car, si l’on peut croire que le changement (peu probable) des âmes serait un meilleur remède à nos maux que le changement des lois, il ne s’ensuit pas qu’il ne faille point modifier une loi injuste ; et, de ce que la cliente de M. Hervieu n’est pas une personne très agréable, il ne s’ensuit point qu’elle ait tort. Mais, avec tout cela, ce que je demande à l’auteur, c’est bien moins de me démontrer une vérité qui ne m’est pas neuve du tout, que de me charmer ou de m’émouvoir par la fable qui lui servira de démonstration. Je suis fait ainsi et, au surplus, je suis au théâtre.

Or, tout le long de sa pièce, M. Hervieu a beaucoup moins souci de me retenir par un spectacle concret de la vie et par la peinture d’êtres vivans que de m’enfoncer dans la tête, à coups de maillet et à tour de bras, une conviction dont j’étais pénétré d’avance.

Voici les faits. La comtesse Laure de Raguais sait que son mari la trompe avec Mme d’Orcieu. Elle en est sûre, l’ayant suivi elle-même. Pour avoir des preuves légales, elle a forcé le secrétaire de M. de Raguais, mais n’y a trouvé que des lettres insignifiantes. Le comte, attribuant l’effraction à quelque domestique, a mandé le commissaire. C’est Laure qui le reçoit. Elle lui expose son cas et lui demande comment et dans quelles conditions elle devra faire surprendre son mari pour obtenir la séparation ou la divorce. Le commissaire le lui explique. Laure prie deux cousins qui sont là de lui servir de témoins dans la constatation du flagrant délit. Les deux cousins se dérobent, et Laure renonce tout de suite à son projet. Là-dessus le mari arrive. Laure l’interroge ; elle lui pardonnerait s’il était sincère. Mais il ment avec tant d’effronterie qu’elle se révolte. Alors il avoue brutalement sa trahison, et il ajoute : « Nous n’avons donc plus qu’à nous séparera l’amiable, mais vous savez que je suis maître de la fortune. » Cette fortune, c’est Laure qui l’a apportée en dot. « Gardez votre argent, s’écrie-t-elle, et laissez-moi ma fille ! »

Cinq ans après. Mme de Raguais, à qui son mari sert une médiocre pension, est en villégiature chez ses cousins. Arrive en visite M. de Raguais, avec les d’Orcieu et sa fille Isabelle, qu’on lui laisse un mois chaque année. Mme de Raguais se cache ; puis, les autres s’étant éloignés, rejoint sa fille. L’enfant (elle a dix-sept ans) lui dit : « Maman, j’aime un jeune homme, très bon et très gentil, et je veux l’épouser. Il est sous-lieutenant. — Voilà qui est bien, dit la mère. — C’est André d’Orcieu, dit l’enfant. — Mais c’est monstrueux ! — Pourquoi ? » A ce moment, un domestique vient dire que le comte réclame sa fille. « Dites-lui, répond la comtesse, qu’il vienne la chercher lui-même. »

Il vient. « J’imagine, dit-elle, que vous n’allez pas marier votre fille, — ma fille, — au fils de votre maîtresse ? — Pourquoi pas, répond-il, puisqu’ils s’aiment ? — Mais moi, je refuse mon consentement. — Le mien suffit : le cas est prévu par la loi. — La loi de l’homme ! toujours ! Eh bien, donc, je dirai tout à Isabelle. »

Et elle dit tout à Isabelle, avec précaution, mais clairement. L’enfant promet de rendre sa parole à André d’Orcieu. Hélas ! elle n’en a pas le courage, André ayant déclaré qu’il se tuerait. Et le supplice de la mère devient d’autant plus atroce que, Raguais ayant reparu, la jeune Isabelle, très naturellement égoïste, se jette, comme en un refuge, dans les bras du père indulgent qui lui permet, lui, d’épouser son amoureux.

Et Laure n’a pas encore souffert tout ce qu’elle pouvait souffrir. Car voici, suivi de sa femme, M. d’Orcieu qui vient lui demander la main d’Isabelle pour son fils. Et le digne homme, dans son ignorance, insiste de telle façon que Laure, totalement affolée et n’ayant d’ailleurs aucun autre moyen d’empêcher cette abomination, laisse échapper : « Mais vous ne voyez donc pas que je ne peux pas donner pour mère à ma fille la femme qui m’a pris mon mari ! »

Sur quoi, et presque instantanément, M. d’Orcieu, que nous voyons ici pour la première fois, devient sublime. M. d’Orcieu est un vieux soldat qui a eu jadis le malheur de tuer un homme en duel, et qui ne veut pas recommencer ; c’est un mari qui désire qu’on ne parle pas de sa femme ; et c’est un père qui aime infiniment son fils. Et donc, il dicte cette sentence, sans s’arrêter beaucoup aux considérans : « Il faut marier ces enfans, puisqu’ils s’aiment. Je vais garder ma femme. Vous, monsieur de Raguais, vous allez reprendre la vôtre, et vous, madame de Raguais, vous allez suivre votre mari. Je le veux. Et ainsi le monde ne saura rien de nos petites affaires. » Tous obéissent, même l’enragée Mme de Raguais.

On a peu goûté ce dénouement impromptu. On a eu tort. Il est imprévu sans être illogique. Il fait quatre malheureux, mais qui l’étaient ou l’auraient été sans cela, et deux heureux. C’est une jolie proportion. Ce dénouement est généreux et haut ; il rompt les mauvais effets de la « loi de l’homme » par l’obéissance à la loi supérieure, — loi de nature et loi sociale, — qui veut que les parens se sacrifient aux enfans, et le présent à l’avenir. Et le sacrifice est, ici, d’autant plus beau et plus significatif que d’aucuns le jugeraient absurde, et qu’il immole en somme quatre vies (déjà bien compromises, il est vrai) à l’amourette d’une fillette de dix-sept ans et d’un garçon de vingt-deux, qui se connaissent, je crois, depuis un mois et qui nous ont paru l’un et l’autre d’une extrême insignifiance.

Telle est la pièce de M. Hervieu : scénario lassé et violent, qui ne dure guère plus d’une heure ; scénario en deux actes, car l’affiche nous trompe et il n’y a nulle raison de baisser le rideau entre le « deux » et le « trois ». Comparés à cela, le Supplice d’une femme et Julie ont l’air de pièces où l’on liane. Les personnages sont généraux et « représentatifs » à la manière d’expressions algébriques. Leurs traits individuels sont à peu près nuls. Ils n’ont pas un pauvre petit mot inutile, pas un qui ne soit commandé par la thèse ou par la situation, rien qui nous les fasse un peu connaître en dehors de l’action où ils sont engagés. Chacun n’a guère qu’une attitude. Laure, notamment, n’est que la statue vociférante de la protestation féminine. Tous parlent la même langue, tendue, un peu difficile, assez volontiers solennelle. Et certes, quand c’est fini, la « démonstration » est faite. Oh ! qu’elle est bien faite ! qu’elle est serrée, compacte, strangulatoire ! Comme, de scène en scène, la loi de l’homme accable Mme de Raguais, lui ôtant sa vengeance, sa fortune, sa liberté, le droit de disposer de sa fille, le pouvoir d’empêcher un mariage qui lui est une insulte et une torture ; et comme de cinq minutes en cinq minutes, l’étau du Code masculin serre bien cette monotone victime ! Oui, c’est fort, tout le monde l’a dit ; c’est très fort ; mon Dieu, que c’est donc fort ! Et assurément cela est même beau, d’une froide beauté d’ordonnance et de déduction ; et j’en ai conçu, à mesure, une profonde estime intellectuelle. Mais quoi ! je suis comme Agnès :


Tenez, ces discours-là ne me touchent point l’âme ;
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.


Les Paroles restent promettaient quelque chose de moins « fort » peut-être, mais de plus délié et de plus souple, et que j’aurais eu la faiblesse d’aimer mieux, j’en ai peur. Mme Sarah Bernhardt jouait dans Spiritisme ; Mme Réjane dans la Douloureuse ; Mme Bartet dans la Loi de l’Homme. Ce sont nos trois grandes muses dramatiques. La place me manquant, je n’irai pas chercher, une fois de plus, dans le trésor des mots, les épithètes congruentes à chacune d’elles. J’indiquerai seulement que ; Mme Bartet a montré, parmi son habituelle perfection, une énergie admirable et peut-être inattendue. Il faut, autour de ces trois reines, nommer comme excellens : MM. Brémond, Deval et Paul Plan ; MM. Calmettes et Mayer et Mlle Yahne ; MM. Le Bargy, Leloir et Laugier, et Mlle Müller.

Au mois prochain le compte rendu du Chemineau qui, Dieu merci, est en bonne posture pour attendre. Le succès du Chemineau a été prodigieux. Ce qui fait deux succès prodigieux dans la même semaine.


JULES LEMAITRE.