Revue dramatique - 28 février 1918

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Revue dramatique - 28 février 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 222-227).
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : Deburau, pièce en quatre actes, en vers libres, par M. Sacha Guitry.


Le Deburau de M. Sacha Guitry a obtenu un joli succès. C’est une pièce agréable à voir et à entendre, anecdotique, épisodique, pleine de morceaux bien venus et pleine de trous, brillante, décousue, romanesque, poétique et à la bonne franquette. On y joue la pantomime et on y parle en vers, ou du moins en vers libres. Après les Butors et Deburau, le vers libre au théâtre va devenir redoutable. De la gaîté, de la tristesse, de la tendresse, à la surface et en surface. Une pièce qui est bien de maintenant et qui pourtant évoque des souvenirs d’hier ; une pièce où circule largement l’air d’aujourd’hui, où le passé flotte en ombres falotes : on y rencontre des personnages connus, un peu étonnés de s’y voir et qui, après le premier instant de surprise, y conversent avec plaisir. Le spectacle est varié, le dialogue alerte et souple avec un jaillissement de mots heureux, et le tout n’est pas fort original et pourtant n’est pas vieux jeu. Cela n’émeut guère, mais n’ennuie pas et encore moins, ne fatigue. Pièce facile, vers faciles, plaisir facile, le triomphe de la facilité.

Ce qui donne à cette aimable pièce son principal intérêt, c’est qu’elle est assez bien le type d’une pièce conçue, composée, écrite par un acteur. M. Sacha Guitry joue lui-même ses pièces et il les écrit pour être jouées par lui, qui les joue très bien et de telle façon que personne ne peut l’y remplacer. Or le point de vue de l’acteur est, comme on sait, très particulier, et son esthétique diffère sensiblement de celle de l’auteur dramatique. C’est là une vérité d’observation courante. La pièce que l’auteur a écrite reste une conception abstraite, tant qu’elle n’a pas été réalisée par l’acteur : celui-ci la traduit sous forme concrète, en lui prêtant son visage, son geste et sa voix ; Mais en la réalisant, il la modifie plus ou moins, il la transforme et la déforme. Entre l’invention du littérateur et l’interprétation de l’artiste, il n’y a pas identité ; elles ne font pas corps ; celle-ci est surajoutée à celle-là, et jamais elle ne s’y applique tout à fait exactement. Un de nos plus spirituels écrivains de théâtre, et qui commence à savoir le métier, pour en être à sa cent deuxième pièce représentée, me disait : « Pendant les répétitions, j’ai toujours soin d’expliquer à mes interprètes ce que j’ai voulu faire : je leur raconte tout au long l’histoire et la psychologie de mes personnages. Après quoi, le régisseur ne manque jamais de reprendre mes explications et de les traduire en langage de théâtre. Gens de lettres et gens de théâtre, nous parlons deux langues différentes, reflétant deux tournures d’esprit. » C’est d’ensemble que l’auteur a imaginé sa pièce et qu’il continue de l’envisager : l’acteur l’aperçoit de façon fragmentaire : d’instinct, il y découpe des scènes, celles où il paraît, et ce qu’il voit dans chaque scène, c’est l’attitude qu’il y prendra, l’effet qu’il y produira : immédiatement, il adapte la scène à un jeu de scène en accord avec ses moyens.

Dans une pièce écrite par un acteur, c’est le jeu de scène qui engendrera la scène, et la pièce sera faite d’une série de scènes dont chacune vaudra par elle-même et pour elle-même. Exemples : au second acte de Deburau, Armand Duval tombe aux pieds de la Dame aux Camélias et commence à lui débiter les banalités d’usage. Elle le fait taire, trouvant plus éloquent le langage de ses yeux. Alors se poursuit un dialogue, muet chez Armand Duval et parlé chez Marie Duplessis. Le jeu de scène est ingénieux, amusant ; il crée la scène qui semble n’avoir été introduite que pour lui. Au dernier acte, Gaspard Deburau « fait la figure » de son fils, Charles, qui va jouer à sa place : il lui barbouille de blanc le visage, dessine en noir l’accent circonflexe des sourcils et sabre les lèvres d’un trait rouge. Cependant, comme l’opération est assez longue et qu’il faut occuper le tapis, il en profite pour exposer à ce fils devenu son élève la théorie de la pantomime : il livre au débutant les secrets de son expérience et lui débite les règles de l’art formulées en autant d’aphorismes. Ainsi nous aurons vu, de nos yeux vu, la tradition passer du père au fils… Il y a bien des manières de faire des pièces de théâtre, et qui sont toutes bonnes, hors la manière ennuyeuse. L’auteur peut prendre une idée pour point de départ et inventer ensuite les personnages et l’action destinés à lui donner forme et vie. Il peut « partir » d’un fait, d’une anecdote qui lui a été racontée, d’un trait de mœurs qu’il a observé. L’acteur « part » de lui-même : il se voit en scène sous les traits d’un personnage auquel il confectionnera ensuite une histoire, comme ces caricaturistes qui font d’abord le dessin et trouvent ensuite la légende. Donc il bâtira sa pièce autour d’un personnage de premier plan, auquel iront toutes les sympathies, vers qui convergeront tous les regards, et qui à vrai dire sera toute la pièce, et qui sera l’acteur-auteur lui-même.

C’est Deburau que M. Sacha Guitry a choisi pour s’incarner en lui : sa comédie est donc une sorte de comédie historique. N’y cherchez pas une extrême précision et un ardent souci du détail exact. Vous y verrez paraître des personnages qui sans doute ont existé, mais qui n’ont eu les uns avec les autres aucun rapport et pour cause, et d’autres qui n’ont jamais existé et qui appartiennent à la fiction : Deburau, la Dame aux Camélias, Armand Duval. Ce jeu de rapprochemens illusoires ressemble assez aux associations d’images que nous faisons en rêve. Jeu bizarre, et même un peu ahurissant, mais nullement déplaisant. Même on y peut découvrir une pointe d’ironie à l’adresse du genre historique au théâtre. C’est un genre qui en vaudrait un autre, si les prétentions qu’il affiche ne le rendaient souvent insupportable. Drame ou comédie, ce qui caractérise presque toutes les pièces historiques, c’est qu’elles travestissent les faits, les sentimens et les mœurs, tout en affectant un beau respect de la vérité. J’aime mieux la franche désinvolture de M. Sacha Guitry : avec lui, au moins, on sait à quoi s’en tenir. Encore faut-il faire certaines distinctions et réserves nécessaires, car nous ne pouvons pourtant pas abandonner à son caprice toutes choses et toutes gens. Dans une récente comédie, il nous présentait un Jean de la Fontaine accommodé à sa manière. C’était une faute de goût. La Fontaine appartient à tous les Français, il n’est pas la propriété de M. Sacha Guitry. Il va de soi que pour Gaspard Deburau cela n’a pas la même importance, et même n’a aucune importance. M. Guitry peut faire de Deburau ce qu’il veut, et prendre avec lui toutes les libertés : c’est un point sur lequel personne ne lui cherchera chicane.

Je m’empresse de dire que M. Sacha Guitry n’a pas cédé à la tentation d’exalter son personnage, et de guinder le roi de la pantomime en un type d’humanité supérieure. Il s’exprime sans grandiloquence : il glisse et n’appuie pas : je lui en fais tout mon compliment. Au demeurant, il s’en rapporte aux bons auteurs et cite ses références. Pour nous présenter Deburau, il a eu recours à un moyen ingénieux et j’allais dire : facile. Un des acteurs lit en scène un feuilleton de Jules Janin. Je note que depuis quelque temps on fait au bon J. J. beaucoup d’honneur. Chaque semaine, à son cours sur Dumas fils, M. Henry Bidou invoque, en confrère respectueux, le témoignage de son prédécesseur au rez-de-chaussée des Débats. Et voici qu’au Vaudeville on exhume un de ses feuilletons étincelans. Car ils passèrent pour étincelans, et, puisque les contemporains, qui nous valaient bien, les jugèrent tels, nous n’avons qu’à nous incliner. Nous songeons seulement, à part nous, que le goût peut avoir changé en un demi-siècle... Jules Janin fut de ceux qui découvrirent Deburau. Amoureux du paradoxe, — le paradoxe est la condition nécessaire d’une critique étincelante, — il distribua sans compter au pauvre Gaspard des louanges hyperboliques. Le snobisme, que nous n’avons pas inventé, se mit de la partie : pendant quelques années, la pantomime allait être à la mode et faire courir aux Funambules le Tout Paris blasé. Nous ne saurions nous en étonner, puisque nous avons été les témoins d’un engouement pareil, aux beaux temps de l’Enfant prodigue : la pantomime a retrouvé, il y a vingt ans, un regain de succès et nous avons pu juger par nous-mêmes que cet art n’est pas. un très grand art et, comme on dit, ne va pas très loin. Hélas ! nous ne prévoyions pas alors les folles destinées qui l’attendaient, et qu’il viendrait un temps où drame, comédie, et jusqu’aux pièces en vers, tout ne serait plus que pantomime. Mais le cinéma ne s’était pas encore déchaîné

Le Deburau de M. Sacha Guitry pourrait porter en sous-titre : grandeur et décadence d’un mime. Peu importe, du reste, pour l’intelligence de la pièce, que celui dont on nous conte l’heur et le malheur, soit mime ou comédien, chanteur ou pianiste ; rien ici n’est spécial à l’état de mime : il suffit que ce soit un artiste et qu’il connaisse tour à tour la faveur et les dédains du public. La pièce commence au moment où Deburau fait son entrée dans la célébrité, et voit briller pour lui ces premiers rayons de la gloire que Vauvenargues comparait aux feux de l’aurore. Le premier acte nous fait positivement assister aux débuts sensationnels de l’artiste, qui exécute sous nos yeux une pantomime triomphante. A cet effet, on a imaginé une curieuse mise en scène. Au premier plan, les tréteaux où Galipaux bat la grosse caisse et fait le boniment ; puis, vu de dos, le public des Funambules ; au fond, les planches où se joue la pantomime : un théâtre dans un autre théâtre, une autre scène sur la scène. C’est extraordinaire tout ce qu’on met maintenant sur la scène, en dehors des personnages qui y dialoguent, ou plutôt qui n’y dialoguent plus guère : car ce n’est pas aux pièces de maintenant qu’on reprochera d’être des conversations sous un lustre ! Au cours de ce premier acte, presque tout se passe en allées et venues de figurans et exhibitions muettes. Et nous apprenons en somme assez peu de chose sur Deburau, sinon que sa jeune célébrité lui vaut de grands succès auprès des femmes ; mais il résiste aux plus ardentes sollicitations : il est mieux qu’un mari fidèle, il est le fidèle mari en personne.

Au second acte, chez la Dame aux camélias. Deburau, depuis huit jours, est son amant : le plus ardent, le plus fou, le plus éperdu des amans. Elle l’a vu à la scène et s’en est éprise ; sous son masque enfariné, avec ses gestes las de Pierrot triste, il lui a plu : saltavit et placuit. Et ce caprice d’une courtisane pour un mime est d’une assez heureuse invention. Lui, a tout quitté pour elle, et le plus fidèle des maris en est devenu le plus volage. Il exprime sa passion et exhale sa joie délirante en discours qui, venant de tout autre, nous paraîtraient un peu longs ; mais, pour un homme habitué à se taire, c’est la revanche du silence. Depuis huit jours et autant de nuits, Deburau n’a pas quitté Marie Duplessis ; or il était inévitable qu’un jour ou l’autre il la laissât quelques instans seule : ce court espace de temps suffit à cette personne frivole pour prendre un autre amant, et quand Deburau est de retour auprès d’elle, il trouve Armand Duval installé à sa place. Il ne fait entendre ni une plainte, ni un reproche : il est très chic. Mais il est très malheureux. Tout se conjure contre lui : sa femme l’a quitté, sa maîtresse le trahit. Ah ! le pauvre Pierrot !

Au troisième acte, sept ans après. C’est l’inconvénient de ces pièces biographiques qu’on est obligé d’y sauter par-dessus les années : on se promène à travers le temps avec des bottes de sept lieues. En contraste avec l’intérieur somptueux de la femme entretenue, les murs froids et nus d’une mansarde. Depuis sept ans, Deburau a renoncé à tout : au succès, à l’amour, à son art. Il est désespéré, il est malade. Auprès de lui grandit son fils Charles, passionné lui aussi pour la pantomime et qui passe ses journées aux Funambules. Deburau flaire en lui un rival et un successeur : c’est l’autre danger. Nulle part on n’aime beaucoup celui qui se prépare à A’ous succéder. Et voici naître chez Deburau, en qui la jalousie a réveillé l’artiste, un vague projet de reparaître en scène et de prouver au public qu’il n’y a et n’y aura jamais qu’un Deburau, le seul, l’unique, le Deburau d’hier et de toujours. Au quatrième acte, Deburau, ayant réalisé ce beau projet, est abondamment sifflé. C’est alors qu’il prend le parti de passer la main à son fils. Gaspard Deburau est mort : vive Charles Deburau !

Dans cette pièce qui est le plus souvent d’un art tout extérieur, on trouverait pourtant quelques traits de l’âme du comédien : animula vagula. Par son inconsistance même, elle reflète l’incertain d’une destinée tout entière suspendue à cette chose enivrante et décevante : le succès. Et par là encore c’est bien la pièce que pouvait faire un acteur, pour peu qu’il se fût amusé parfois à réfléchir sur la vie de théâtre. L’endroit le meilleur est celui qui met en présence le père et le fils, et nous révèle l’obscur combat qui se livre chez Gaspard Deburau entre la vanité artistique et le sentiment paternel. Celui-ci finit par l’emporter, non sans déchirement. Giboyer bornait son ambition à être le fumier sur lequel son fils croîtrait comme un lys ; mais Giboyer n’était pas un artiste en vogue. Pour les rois de la scène comme pour les autres, l’abdication est un drame où tient tout le pathétique du renoncement. M. Sacha Guitry l’a justement indiqué ; il n’a fait que l’indiquer, et c’est mieux ainsi. Son art est léger et nonchalant, et peut-être les nonchalances en sont-elles les plus grands artifices. Lui-même nous en donne la formule dans l’espèce d’art poétique que Deburau débite, tout en maquillant son fils. « Maquille ton visage, lui dit-il en substance, mais ne maquille pas ton jeu. Suis ton instinct ; ne prends conseil que de toi-même et n’aie pas de professeur. Sois naturel et encore naturel ! » Ce naturel dont il fait à peu près le tout de l’acteur, c’est aussi bien la qualité principale de M. Sacha Guitry, auteur. Joignez-y de la fantaisie, de l’esprit, de l’abondance, de la grâce et toute sorte de dons précieux que sert et que gâte une heureuse et déplorable facilité.

Deburau, c’est M. Sacha Guitry, dominant tous les autres de sa haute taille, mélancolique et fébrile, avec une diction nette, flexible et précipitée : le naturel poussé jusqu’à l’affectation du naturel. Mlle Yvonne Printemps, M. Galipaux, M. Baron fils et quelques autres font pour le mieux, groupés autour de M. Sacha Guitry.


RENE DOUMIC.