Revue dramatique - 30 novembre 1890

La bibliothèque libre.
Anonyme
Revue dramatique - 30 novembre 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 699-702).
REVUE DRAMATIQUE

Le cœur de l’homme est un abîme. Lorsque ces lignes paraîtront, la dernière pièce de M. George Ohnet : Dernier Amour, aura disparu de l’affiche du Gymnase.


Huit jours auront suffi pour filer le suaire
Du père et de l’enfant.


Et dans la mémoire des spectateurs de ce mélodrame il ne survivra plus que le souvenir de l’étrange coiffure de M. Raphaël Duflos. Si l’occasion m’est enlevée de parler ici de Dernier Amour, je devrais donc m’estimer heureux, et même, il semble que je dusse avoir à M. George Ohnet quelque reconnaissance de sa chute. Qu’aurais-je pu dire de M. George Ohnet, de son théâtre et de ses romans, que n’en aient dit avant moi l’auteur de Thaïs, ou celui du Député Leveau, l’un avec son aimable « indulgence » et l’autre avec sa sérénité « d’indifférence » habituelle ? Et cependant, je ne suis pas content ! Je suis fâché que, pour la première fois peut-être, depuis Serge Panine, qu’il ait voulu traiter un bon et vrai sujet de drame ou de roman, la fortune ait si mal payé les louables intentions de M. George Ohnet. Quoi donc ! le souvenir du Maître de forges, l’habileté de M. Koning, la bonne volonté de Mlle Tessandier, les robes de ces dames n’ont pas pu prolonger l’insuccès de Dernier Amour une semaine encore, assez longtemps pour qu’il me fût permis de philosopher sur cette ironie du hasard ! Hélas, non ! et si j’avais eu peut-être l’idée de faire un parallèle entre Dernier Amour et la Parisienne, — vous savez qu’un parallèle n’est pas plus une comparaison qu’une comparaison, comme dit Gros-René, n’est une similitude, — il n’y faut plus songer. Je n’ai affaire qu’avec M. Becque, et je n’ai le droit de parler que de la Parisienne.

Pourquoi donc cette Parisienne, dont la réputation semblait faite, a-t-elle été, l’autre soir, si froidement accueillie par le public de la Comédie-Française ? C’est d’abord qu’on en avait fait trop de bruit par avance ; et, je m’étonne que les directeurs de théâtres ne veuillent pas enfin le voir, mais c’est eux, et les auteurs avec eux, qui sont les vrais dupes de ce genre de réclames. Il faut bien dire aussi que la pièce, en son ensemble, est assez mal interprétée. Si M. de Féraudy est bon dans le rôle de du Mesnil, M. Le Bargy n’est que passable dans celui de Simpson. Mlle Reichemberg enveloppe et noie, dans l’élégance apprêtée de sa diction correcte et de son jeu trop savant, ce qu’il devrait y avoir d’inconscience et de perversité naïve dans le rôle de Clotilde. Mais, pour M. Prudhon, dans le rôle de Lafont, comme il n’y aurait qu’un mot qui caractérisât la façon dont il joue, j’aime mieux qu’on me trouve inintelligible qu’incivil ; — et je ne l’écris point. Si vous ajoutez maintenant les habitudes solennelles et compassées du lieu ; l’ampleur de la scène ; celle de la salle aussi ; voilà peut-être bien des raisons… Il y en a d’autres, qui tiennent à la pièce elle-même, et je ne sais si je dois dire aux défauts du talent de M. Becque, ou à son parti-pris.

Je persiste, en effet, à croire et à répéter qu’il y a deux ou trois lois auxquelles je consens bien que le théâtre puisse un jour se soustraire, mais il ne sera plus le théâtre. Il faut d’abord que le drame agisse, marche, avance ; il faut que l’action n’y dépende pas des circonstances, mais de la volonté des personnages ; et il faut enfin qu’il enferme, si je puis ainsi dire, un minimum d’intérêt général. Sur les deux premières de ces trois conditions, peut-être avons-nous assez souvent appuyé, — en parlant jadis de Germinie Lacerteux, de la Lutte pour la vie, des représentations du Théâtre-Libre, — pour qu’on nous excuse aisément de n’y pas revenir aujourd’hui. Que si d’ailleurs la Parisienne y manque, elle manque surtout à la troisième, et c’est d’elle seule que nous dirons deux mots.

Il y a bien des moyens d’introduire dans une œuvre de théâtre cet intérêt général : il y en a même presque autant qu’il y a d’auteurs dramatiques originaux. Les uns ont essayé de peindre les caractères généraux qui seront toujours ceux de l’humanité, puisqu’à vrai dire ils ne sont que l’idéalisation ou la caricature des traits qui font la définition même de l’homme. D’autres se sont bornés à la satire des conditions : le médecin, par exemple, le financier, l’homme d’affaires, l’homme de lettres. D’autres encore ont agité sur la scène des questions, des cas de conscience, des problèmes de conduite où nous sommes tous partie. Et de moins ambitieux ou de plus inhabiles se sont contentés d’intéresser notre sensibilité la plus générale, mais aussi la plus banale, à la punition du vice ou à la récompense de la vertu. Je ne vois rien de tout cela dans la Parisienne. Ni Clotilde ni son mari, ni Lafont ni Simpson ne sont intéressans. M. Becque ne soulève dans sa pièce ni n’effleure seulement aucune thèse. Abstraits de toute condition, économistes vagues, ou « jeunes gens qui ne font rien, » ses personnages sont quelconques, je veux dire pris au hasard, à peine pris, et plutôt rencontrés dans la foule indifférente. Enfin, ils n’ont rien de typique non plus ; ils n’expriment avec clarté ni ne représentent avec force aucune de ces passions, aucun de ces appétits, de ces instincts dont nous parlions ; ils ne sont composés, en un mot, que de leurs sensations successives. Il en résulte que nous ne prenons à eux et à leur aventure que le même genre d’intérêt, passager, restreint et distrait que nous prenons aux « faits divers » de nos journaux et aux inconnus qui en sont les victimes ou les héros. Rue de Rivoli ou boulevard Sébastopol, dans une maison dont on me donne le numéro, une femme trompe son mari. Je plains donc le mari, mais rien ne m’est plus indifférent. Simpson ou Lafont, d’ailleurs, qu’est-ce que cela me fait ? Et M. Becque, au fond, s’en rend si bien compte que ce n’est pas pour une autre raison qu’il a intitulé sa pièce : la Parisienne, et non pas : une Parisienne, qui en serait pourtant le vrai titre. L’intérêt général, qui n’est pas dans sa pièce, il a voulu qu’il fût sur l’affiche. Nous cependant, qui savons que toutes les Parisiennes ne ressemblent pas à Mme du Mesnil, nous sommes attrapés, — qu’on me passe le mot, — quand nous voyons la pièce. Nous attendons une scène, un mot, je ne sais quoi qui nous éclaire sur la portée du sujet ; rien ne vient ; et quelque bonne envie que nous eussions d’applaudir, nous ne le pouvons pas.

Mais d’une pièce où ce genre d’intérêt fait défaut ; dont le sujet est en soi plutôt déplaisant que comique ; et qui manque d’action, que dirons-nous qu’il reste ? Il reste les « mœurs, » il reste quelques scènes, il reste les parties d’observation et de satire, il reste, en un mot, ce que les imitateurs de M. Becque appellent eux-mêmes une étude ; qui peut-être est la chose du monde dont le théâtre s’accommode le moins. La Parisienne sera donc une étude, qui, pour n’être pas du théâtre, n’en est pas moins intéressante, et, comme les Corbeaux, je ne crains pas de dire qu’elle regagne à la lecture tout ce qu’il semble qu’elle perde à la scène.

Car M. Becque a vraiment de grandes qualités ; et d’abord, sa misanthropie, une misanthropie qui n’a rien de déclamatoire, ni surtout de trop spirituel, une misanthropie convaincue, qui n’essaie jamais de briller aux dépens de la sottise ou de la laideur de ses personnages. Ils sont comme ils sont ; et M. Becque ne les voit pas en beau ; mais il ne les voit pas non plus à la façon d’un caricaturiste. J’aime encore la nature de son observation, qui ne vise point à la profondeur, mais à l’exactitude ; qui y atteint presque toujours ; et qui me rappelle plus d’une fois, dans les Corbeaux et dans la Parisienne, celle de l’auteur de Turcaret. On sait que Turcaret n’a jamais pu réussir au théâtre, et que nous n’en faisons pas d’ailleurs un moindre cas. Enfin, je veux louer aussi le style de M. Becque, celui qu’il s’est lentement et, je crois, laborieusement forgé ; sa manière sobre, ou même un peu dure, mais nette ; point de tirades, ni de phrases, mais quelque chose d’extrêmement simple, dont il est tout à fait regrettable que la simplicité même échappe à un public encore beaucoup plus « romantique » et beaucoup moins « naturaliste » qu’il ne croit l’être lui-même. « Qu’est-ce qu’une pièce en trois actes où il n’y a pas une sentence, pas une tirade, pas une pensée générale, où chaque interlocuteur parle comme il doit parler, et ne dit que ce qu’il doit dire ? Cette espèce de mérite ne peut être appréciée que par des gens d’un goût délicat ; pour le vulgaire c’est le plus grand de tous les défauts. » Cette espèce de mérite, que Geoffroy louait ainsi dans Le Sage, est précisément celle du style de M. Becque.

Ce n’est certes pas là peu de chose, et si nous avons partagé la froideur du public pour la Parisienne, nous n’en reconnaissons donc pas moins la valeur singulière et très réelle de l’œuvre. Aussi ne nous plaindrons-nous pas que la Comédie-Française ait emprunté la pièce de M. Becque au répertoire de la Renaissance. Pour plusieurs raisons, il était bon que l’épreuve en fût faite, et M. Becque n’en sort pas diminué. C’est ce qui le distingue avantageusement… de qui dirai-je, pour ne déplaire à personne ? mettons de Fagan, de Dancourt, de Poinsinet, de Boursault, et généralement de toutes ces contrefaçons de classiques, dont le zèle littéraire de MM. nos comédiens nous assassine depuis quelques années.