Revue dramatique - 30 novembre 1898

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Revue dramatique - 30 novembre 1898
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 685-689).
REVUE DRAMATIQUE

THEATRE DU VAUDEVILLE. — Le Calice, pièce en trois actes, par M. Fernand Vandérem.


Une femme sait que son mari la trompe. Elle l’aime. Que va-t-elle faire ? La question a été maintes fois portée de la vie au théâtre. Cette situation de la femme trompée et encore aimante a inspiré une foule de drames et de comédies, elle en inspirera une foule d’autres, à moins que les maris ne deviennent subitement fidèles ou que subitement l’amour ne cesse de s’égarer sur les têtes les plus indignes. Elle fait le sujet du Calice, la pièce que vient de donner M. Fernand Vandérem et qui est pour le jeune auteur un brillant début au théâtre. M. Vandérem s’était fait naguère une jolie réputation de « spirituel chroniqueur ; » il en eut vite compris la vanité. Curieux des spectacles de la vie, mêlé au monde, observateur, fureteur, il devait trouver dans le roman une forme mieux en accord avec ses ambitions littéraires. Les trois romans qu’il a donnés jusqu’aujourd’hui sont d’un écrivain laborieux, consciencieux, probe. Il s’y est fait, sans recherche de l’originalité à tout prix, une manière qui lui appartient. C’est une manière triste. M. Vandérem a beaucoup de bon sens, il a un jugement droit, il a la vision nette du réel. D’un coup d’œil qui perce à la façon d’une vrille, il pénètre jusqu’à la réalité positive et laide qui se cache sous le prestige des formes élégantes, sous le mirage des théories et des mots. Au-dessus de cette réalité il ne voit rien et il ne croit pas qu’il y ait rien à voir. Appliqué à déjouer les mensonges conventionnels de la société et de la morale, tout ce qui fait mine de s’élever au-dessus d’un certain niveau, pris à ras de terre, lui semble mensonge et convention. Qu’il y ait des raisons d’admirer l’humanité ou de la plaindre, ce n’est pas son affaire de le savoir. Il n’y a dans ses livres ni émotion, ni tendresse, ni poésie ; sa manière est directe et précise, nette et nue, avec quelque chose de sec et de dur. C’est avec la même clairvoyance et la même franchise, en homme qui ne veut ni être dupe, ni duper son monde, que M. Vandérem a abordé le problème sentimental dont l’étude sert de thème au Calice.

Car il est assez facile de voir comment s’est formé dans l’esprit de M. Vandérem le dessein de sa comédie. Dans ses romans il était parti de l’observation concrète ; pour le Calice, il est parti d’une idée ; l’un et l’autre procédé est d’ailleurs également légitime. Pendant longtemps la morale du théâtre avait admis que la femme trompée a le droit de se venger. Elle peut se venger en trompant à son tour ; et ce n’est assurément pas très noble. Elle peut encore se venger en perdant sa rivale ; et ce n’est pas très généreux. À ce point de vue tout humain s’est peu à peu substitué un point de vue plus chrétien. La théorie du pardon est déjà exposée avec abondance et avec force dans le théâtre d’Alexandre Dumas ; seulement le christianisme de Dumas n’inspirait pas confiance ; il fallait que la pitié à la russe vînt à passer par-là. Pendant les dix années où la religion de la souffrance humaine a été la religion à la mode, le roman et le théâtre ont pardonné avec frénésie. Mais voici que des doutes nous viennent. L’amour pardonne-t-il ? Qu’un vieux mari, qui est pour une femme trop jeune moins un mari qu’un père indulgent, pardonne une faute causée par la disproportion des âges, cela n’est pas impossible ; que des époux vieillis, chez qui l’amour a été remplacé par une longue habitude d’affection, se pardonnent une faute ancienne, cela encore est admissible ; mais entre deux êtres jeunes pour qui l’amour a sa signification complète, il ne saurait y avoir de pardon. Ce qu’on décore de cette appellation spécieuse, ce n’est que le besoin des sens qui triomphe des révoltes de la fierté, c’est le désir issu du fond obscur de notre être, et qui survit au mépris. Voyons donc les choses comme elles sont ; appelons-les par leur nom. C’est ce qu’a fait l’auteur du Calice. Ici encore M. Vandérem a été servi par le sens aigu qu’il a du réel ; il a pris pour point de départ une idée juste ; il reste à voir par quels moyens il l’a traduite au théâtre.

Il y a huit ans que Simone est mariée à Jacques Danthoise. Il y a huit ans que Jacques trompe Simone. Au reste, il ne prend guère soin de cacher ses infidélités. Le père de Simone, M. Lemassier, sa tante, Mme Gallardon, sa sœur, Solange, ses amies, divers messieurs désireux de profiter de la situation, et enfin tout le monde est renseigné sur la conduite de Jacques. Simone est-elle seule à l’ignorer, ainsi que le donne à croire son attitude calme de femme heureuse ? Un mot, un soupir, un sanglot nous font comprendre, à la fin du premier acte, que Simone sait tout. — Pourtant elle accepte d’héberger sous son toit, pendant la saison des bains de mer, une certaine Mme Lajiano, aventurière issue de pays exotiques et vagues, et qui est la maîtresse actuelle de Jacques. C’est que Simone a beau faire ; déçue, humiliée, meurtrie, elle ne parvient pas à se déprendre de l’amour qu’elle a quand même pour son mari. Elle ne se fait aucune illusion sur la qualité de cet amour. Elle a pleine conscience de sa lâcheté, et elle en rougit à ses propres yeux. C’est pourquoi elle veut garder pour elle seule ce secret dont elle a honte. Elle ne veut avoir à rougir ni devant les autres, ni surtout devant Jacques. Si quelque jour Jacques devait pénétrer son secret, elle n’aurait plus qu’à mourir. — Ce jour arrive. Jacques a surpris une conversation où Simone fait à la bonne Mme Gallardon l’aveu de son intime misère. Donc Simone met à exécution la promesse qu’elle s’est faite à elle-même : elle se tue.

Tout cela est clairement expliqué ; le cas est posé nettement et la solution qu’on nous fait prévoir de longue main, ne cause pas de surprise. Le sujet ne de vie pas : le dialogue ne s’égare pas. Les personnages de M. Vandérem parlent d’ailleurs une langue châtiée et sobre, sans recherche excessive d’esprit, sans brutalité inutile. C’est le ton de la meilleure comédie. Comment se fait-il donc que la pièce ait été accueillie avec une sorte de froideur et paru languissante ? J’essaierai d’en indiquer les raisons, parce que cette première tentative fait grand honneur à M. Vandérem, et parce qu’il est à souhaiter qu’en restant fidèle au genre de comédie où il vient de s’essayer, il y rencontre un plein et franc succès. Il y a dans le Calice des défauts qui sautent aux yeux et sur lesquels il n’est donc pas nécessaire d’insister. Presque tout s’y passe en conversations ; et l’on sait assez que le théâtre n’a pas pour objet d’exposer des idées, mais de les montrer, de les revêtir d’une forme sensible, de les mettre en action. Lorsque, à la fin du second acte, M. Lemassier reproche à Jacques que Mme Lajiano est sa maîtresse, Simone s’écrie : « Ce n’est pas vrai ! » Ce mot jailli de la situation, et qui résume une attitude, est un effet de théâtre. Il y a dans la pièce de M. Vandérem trop peu de ces effets-là. Les personnages sont trop peu étudiés ; ils nous sont présentés par quelques indications sommaires ; ils n’ont pas de physionomie individuelle ; ils n’ont tous l’air que de comparses. Je sais bien qu’ils ne sont en effet que des comparses évoluant autour de Simone : tout l’intérêt est concentré sur Simone elle seule ; tout le drame se passe dans son cœur ; les autres personnages n’ont donc pas de valeur par eux-mêmes, et ne servent qu’à nous renseigner sur l’énigme. De ce cœur fermé. Mais justement l’erreur de M. Vandérem est d’avoir cru que le « cas » de Simone, si curieux qu’il puisse être, fût de nature à porter tout l’effort d’une comédie, et que le personnage de Simone, tout voisin qu’il puisse être de la réalité, fût un personnage de théâtre.

Lui non plus, ce personnage n’est pas vivant. Quelque soin que l’auteur ait mis à le dessiner, il n’a pas su faire saillir les traits par lesquels s’accuse l’individualité, il n’a pas su mettre au portrait ces touches qui font qu’un être imaginaire prend corps devant nos yeux. L’idée que Simone personnifie ne s’incarne pas en elle : pure création de l’esprit, le type ne sort pas des régions de l’abstrait pour entrer dans le monde des êtres de chair et de sang. Ce sont ici les insuffisances de l’exécution ; je ne sais d’ailleurs si un dramatiste plus expérimenté eût réussi, là où M. Vandérem a échoué. Car c’est la conception même du personnage qui est en contradiction avec les exigences de la scène. Les êtres armés pour la vie du théâtre, comme aussi bien pour la vie réelle, ce sont les êtres de volonté. Rappelez-vous les héroïnes de Dumas et demandez-vous pourquoi, alors même que nous n’approuvons pas leur conduite, nous nous y intéressons si vivement ; c’est qu’elles ne s’abandonnent pas, c’est qu’elles luttent, c’est qu’elles défendent avec une âpreté passionnée, avec une énergie sans défaillances, ce qu’elles considèrent comme leur bonheur ou tout au moins comme leur raison de vivre. Chez Simone la perspicacité de l’intelligence a tué la faculté de l’action. Elle a, dans la clarté de l’évidence, aperçu l’égoïsme foncier et incurable de Jacques. Celui-ci est, dans toute la force et tout l’odieux du terme, un homme de plaisir. Il est de ceux qu’aucune femme ne peut retenir. Inconstant, inconsistant, inconscient plutôt que méchant, il s’est égaré dans le mariage, et ne pouvait s’y enfermer. Aucuns liens n’ont de prise sur cette nature insaisissable et fuyante. A quoi bon tenter une lutte inutile ? A défaut de cette forme de la lutte, il y en a une autre qui pouvait avoir une valeur dramatique. C’est la lutte que Simone, à une certaine époque de sa vie, a soutenue contre elle-même. Car, sans doute elle avait commencé par croire en son mari. Brusque ou lente, la désillusion est venue. Simone a souffert. Entre sa dignité d’honnête femme et son amour de femme passionnée, un combat a eu lieu. C’est ce combat qui eût pu faire le sujet d’un drame psychologique. C’est à cette période de la vie sentimentale de Simone qu’il eût fallu nous faire assister. Mais maintenant il s’est fait dans l’âme de la jeune femme une sorte de paix douloureuse. Elle se résigne, ou elle subit. Elle attend les événemens. Elle est à la merci d’un hasard. C’est un hasard, en effet, celui d’une conversation surprise, qui amène le dénouement. Le hasard, dans la vie, dénoue beaucoup de situations. Ou plutôt, il semble que ce soit le hasard. En fait, et aux yeux d’un observateur pénétrant, les situations ont le dénouement que comporte leur logique. C’est cette logique, celle du caractère et des sentimens, que le théâtre doit mettre en lumière.

Ce qu’il faut encore au théâtre ce sont des partis nettement pris, et des situations nettement établies. La situation de Simone est équivoque, et il ne pouvait en être autrement. Afin de jouer cette comédie de l’ignorance, par laquelle elle sauvegarde aux yeux du monde un semblant de fierté, la jeune femme, s’est prêtée à de singuliers arrangemens et à tout un luxe de compromis. Nous la voyons au second acte, entre deux maîtresses de son mari, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, souriant à l’une et à l’autre. Elle abrite sous son propre toit les amours coupables de Jacques, en vue de leur plus grande commodité. Est-ce bien de la résignation ? Suffit-il de parler de patience ? A dire le vrai, Simone joue ici un rôle de complaisante. Notre sympathie pour elle diminue d’autant. Certes, nous compatissons à toute infortune, et la souffrance de Simone est réelle. Seulement il y a des souffrances d’inégale valeur, et il y a des nuances dans la pitié. Au théâtre, nous prenons parti, sans hésitation, pour la femme honnête et chaste que trompe son mari. Mais voici une femme tout énamourée et conjugalement ardente. Elle accepte les hontes répétées du partage afin de continuer à jouir de son mari. Un moment vient où, la lie du calice lui montant aux lèvres, elle trouve que cette jouissance sera désormais trop mêlée d’amertume. Elle préfère mourir. Eh bien donc, qu’elle meure !

Ces raisons peuvent expliquer l’accueil indécis qui a été fait au Calice. Encore vaut-il mieux, pour un écrivain qui a devant lui un long avenir, avoir écrit cette pièce plutôt que telle autre de celles où court le public d’aujourd’hui, uniquement soucieux qu’on l’amuse. M. Vandérem a dédaigné les faciles moyens de succès. Il a montré qu’une pièce de théâtre est pour lui autre chose qu’une petite drôlerie. C’est un effort qui lui sera compté. Il est dans la vraie voie.

Mme Réjane joue avec intelligence et souplesse le rôle de Simone qui est à peu près le contraire de ceux qu’on lui confectionne ordinairement. M. Guitry a dans le rôle de Jacques cette lourdeur et cette fantaisie épaisse où de bons juges s’accordent à reconnaître le dernier mot de l’élégance de maintenant. M. Nertann est excellent.


RENE DOUMIC.