Revue dramatique - 31 mars 1898

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Revue dramatique
Jules Lemaître

Revue des Deux Mondes tome 146, 1898


REVUE DRAMATIQUE

Au Vaudeville, Paméla, marchande de frivolités, comédie en quatre actes et sept tableaux, de M. Victorien Sardou. — Au Gymnase, Mariage bourgeois, comédie en quatre actes, de M. Alfred Capus. — A l’Odéon, Don Juan de Manara, drame en quatre actes, en vers, de M. Edmond Haraucourt.

Paméla est une pièce du même genre que Thermidor et Madame Sans-Gêne. Ce genre agréable et mêlé, moitié drame historique, moitié comédie d’intrigue, Paméla n’en est pas le chef-d’œuvre ; mais c’est encore une pièce singulièrement ingénieuse.

Il y a dans Paméla deux endroits fort attendrissans. C’est d’abord quand Barras fait à une bande de jolies femmes la galanterie de les mener au Temple pour leur montrer le petit Louis XVII prisonnier. On sort l’enfant de sa chambre ; les jolies dames s’apitoyent, le questionnent d’un ton suave de perruches charmées de « tenir une émotion ». L’enfant, hâve, chétif, les genoux enflés, tout abruti par la souffrance, la maladie et la solitude, — trop bien peigné seulement, car nous sommes au théâtre, — garde un silence farouche. Si l’auteur s’en était tenu là, l’effet de cette apparition muette du petit martyr parmi ce carnaval de « merveilleuses » fût demeuré vraiment tragique. Mais il a craint de nous trop serrer le cœur. Il a donc voulu que cette bonne Paméla restât seule avec l’enfant. Elle le caresse, le débarbouille, l’apprivoise. Le petit, encouragé, demande des nouvelles de sa mère, comprend qu’elle est morte, sanglote et se pâme. Quel mauvais cœur résisterait à ce spectacle ?

L’autre endroit, c’est quand, le soir de l’enlèvement, le républicain Bergerin, l’amant de Paméla, découvre le petit roi dans le panier de blanchisseuse. Brutus va faire son devoir. Mais l’enfant royal, sommeillant à demi, lui jette ses deux bras au cou ; et ce geste d’enfantine confiance désarme Brutus et fait subitement crouler, au choc d’un sentiment très simple de pitié humaine, toute son intransigeance abstraite et têtue. « Bah ! dit-il, pour un enfant qu’on lui vole, la Nation n’en mourra pas ! » Et il laisse Paméla porter le petit Louis aux conjurés qui l’attendent à l’entrée du souterrain…

Le reste est rempli par l’histoire de la conspiration. C’est d’abord une matinée de Barras, avec beaucoup, presque trop de « couleur locale » et de détails anecdotiques artificieusement enfilés. Barras reçoit des policiers, — et quelques pots-de-vin, — puis Paméla, qui vient lui faire payer une note de Joséphine. Il interroge deux royalistes accusés de préparer l’évasion du petit roi, et les fait mettre en liberté : car il a son idée. — Puis, c’est la visite des merveilleuses au petit prisonnier. — Puis, c’est l’atelier de menuiserie où les conspirateurs, déguisés en ouvriers, ont creusé un souterrain qui aboutit à la cour de la prison. Tout est préparé pour l’enlèvement. Ils ont gagné les gardiens et la blanchisseuse du Temple ; cette femme emportera l’enfant dans un panier de linge. Mais au dernier moment, effrayée, elle se dérobe : tout est perdu ! La bonne Paméla s’offre à prendre sa place : tout est sauvé !

Puis, c’est une fête chez Barras, car il faut varier et contraster les tableaux. Barras dit à Paméla : « Je sais tout »… et lui donne un laissez-passer qui lui permettra de pénétrer au Temple après l’heure où l’on ferme habituellement les portes. « A une condition, ajoute-t-il ; c’est que l’enfant me sera remis. » (Il compte s’en servir, le cas échéant, pour traiter avec le comte de Provence.) — Paméla rencontre alors le farouche patriote Bergerin, son amant, qui a des soupçons et à qui elle finit par tout avouer. Embarras de Bergerin : s’il dénonce le complot, il livre sa maîtresse ; s’il se tait, il trahit son devoir. Il s’arrête à cette solution : « Je serai ce soir au Temple. — J’y serai aussi ! » dit Paméla.

Ici, pour nous délasser de ce « sublime », un intermède tragi-comique. Les conspirateurs sont occupés, dans le souterrain, à donner les derniers coups de pioche… Ils savent qu’il y a parmi eux un traître, mais ignorent qui c’est. Là-dessus, une patrouille envahit le souterrain et arrête tout le monde. Le faux frère se trahit lui-même en montrant au chef sa carte de policier. On le ficelle avec soin. La patrouille était une fausse patrouille. Le « truc » est divertissant. — Vient alors le tableau de l’enlèvement, très adroitement aménagé et qui se termine, comme j’ai dit, par les deux bras du rejeton des tyrans autour du cou de Brutus.

Et ça finit en opérette, de façon qu’il y en ait pour tous les goûts. Des paysans de théâtre, qui sont des conjurés, font la fenaison au bord de la Seine. Le petit roi, qu’on s’est bien gardé de remettre à Barras, repose dans une maison voisine. Barras, qui s’est imprudemment mis à sa poursuite, se voit soudainement entouré par les faux villageois armés d’engins champêtres. Il ne perd pas la tête et demande à présenter ses hommages à Sa Majesté Louis XVII. On amène l’enfant sur un brancard orné de feuillages et de fleurs, sorte de pavois rustique, et Barras lui baise respectueusement la main et l’assure de son dévouement profond, quoique éventuel…

Voilà bien de la variété, bien de l’agrément, bien de l’esprit, bien de l’ingéniosité, et, semble-t-il, tout ce qu’il faut pour plaire. D’où vient donc que Paméla n’ait pas obtenu le succès étourdissant de Madame Sans-Gêne ni même le succès de Thermidor ? J’en entrevois trois ou quatre raisons.

Il y avait dans Thermidor plusieurs forts « clous » : le chœur des tricoteuses, le cantique des religieuses dans la charrette, la séance de la Convention, — sans compter, dans un ordre d’intérêt plus rare, l’admirable scène des dossiers. Les « clous » de Paméla sont plus modestes. — Dans Madame Sans-Gêne il y avait le premier Empire, et il y avait « Lui » ! Le décor et les costumes de Paméla sont moins nobles et moins magnifiques ; et peut-être aussi que le Directoire est une période trop hybride et dont la description morale, même superficielle, comporte trop d’ironie pour que la foule y prenne un plaisir simple et sans mélange.

Surtout, la pièce elle-même est hybride. L’hypothèse de M. Sardou touchant l’évasion de Louis XVII fait que Paméla n’est ni un drame historique, ni une fiction.

Il est peut-être vrai, quoique indémontrable, que l’enfant royal ait été enlevé de son cachot ; mais quelques curieux seuls y croient : la foule, prise en masse, n’y croit pas, et c’est sans doute ce qui la gêne ici. La défiance qu’elle a l’empêche de se laisser prendre aux entrailles. Elle pourrait s’émouvoir sur la délivrance d’un petit martyr qui s’appellerait Emile ou Victor et qui aurait été inventé par l’auteur. Mais, du moment que l’enfant dont on lui montre l’évasion s’appelle Louis XVII, elle résiste, parce qu’elle a idée que cette évasion n’a jamais eu lieu, et parce que Louis XVII, pour elle, c’est, essentiellement, l’enfant maltraité par le cordonnier Simon et mort de rachitisme au Temple. On est intéressé, mais peu touché, par le développement d’une hypothèse contre laquelle on était en garde d’avance. Paméla manque à cette règle, tant de fois promulguée et établie par mon bon maître Sarcey, qu’une pièce historique ne doit pas trop contrarier les notions ou les préventions du public sur les événemens et les personnages qu’on lui met sous les yeux. Si bien que Paméla, pour réussir complètement, aurait dû être précédée d’une campagne de presse et de conférences qui eût persuadé le public de la vérité ou de l’extrême vraisemblance de ce que l’auteur prétendait, si j’ose dire, lui faire avaler. Est-ce que je me trompe ?…

Mais ce n’est pas tout. Ce qui, dans Paméla, tient la plus grande place, ce n’est pas Louis XVII et son martyre (et j’avoue que ce spectacle, trop prolongé, de souffrances surtout physiques eût été vite intolérable), et ce ne sont pas non plus les personnes et les sentimens des conjurés : c’est la conspiration elle-même, vue par l’extérieur. Et les détails matériels, les épisodes et les péripéties de cette conspiration sont tels, qu’ils conviendraient presque tous à n’importe quelle autre conspiration où il s’agirait d’enlever un prisonnier politique. Toutes les scènes de l’atelier de menuiserie, de la fête chez Barras et du souterrain pourraient servir, très peu modifiées, pour d’autres pièces. On est amusé par les faits et gestes des conjurés, indépendamment de ce qu’ils pensent et de l’objet qu’ils poursuivent : et, dès lors, on est seulement amusé, rien de plus, et encore assez doucement. C’est comme qui dirait la conspiration « en soi », la conspiration « passe-partout ».

On est un peu déçu. Car on s’attendait à quelque drame du devoir et de la passion ; on se figurait que l’essentiel de cette histoire, ce serait la lutte entre la sensible Paméla et son amant républicain. Mais cette lutte n’est qu’indiquée. Deux fois, chez Barras et au Temple, Paméla et Bergerin se trouvent en présence et font mine de s’expliquer. La rencontre pouvait être belle de ces deux amans, divisés entre eux et divisés contre eux-mêmes par des sentimens très vrais, très humains, très forts et peut-être également généreux. Bergerin pouvait aller beaucoup plus loin dans ce qu’il croit son devoir, être décidément romain et cornélien. et tous deux (mais peut-être n’eût-il pas été mauvais de nous convaincre davantage de la grandeur de leur amour mutuel) pouvaient avoir de beaux déchiremens — et de beaux cris. Paméla en a quelques-uns, mais surtout des mots de théâtre, comme lorsqu’elle convie les femmes « au 14 juillet des mères ». Et Bergerin n’est qu’un Brutus de carton. Le mouvement du petit prince qui l’embrasse dans son demi-sommeil est une trouvaille charmante : mais les fureurs qui cèdent à ce baiser d’enfant étaient étrangement pâles et modérées, et le petit prince avait trop beau jeu.

Ces deux rencontres de Bergerin et de Paméla, on dirait que M. Sardou les traite avec une sorte de négligence et d’ennui, et qu’elles ne le remuent lui-même que médiocrement. C’est comme si le grand dramaturge, pour avoir, dans sa vie, trop imaginé de ces situations violentes, trop développé de ces tragiques conflits, n’avait plus eu, cette fois, le courage de faire l’effort qu’il faut pour se mettre à la place de ses personnages, pour se congestionner consciencieusement sur leur cas, pour se représenter leurs émotions et trouver des phrases qui les expriment avec quelque précision et quelque force. Il y a, dans Paméla, comme un détachement fatigué à l’égard de ce qui est pourtant la partie la moins insignifiante de l’invention dramatique : les sentimens, les passions, les mouvemens des âmes.

La dextérité de M. Sardou reste d’ailleurs surprenante, et j’aime cette dextérité pour elle-même. — J’aurais voulu sans doute que la politique et les intrigues de Barras fussent un peu plus poussées (je songe à Bertrand et Raton ou à Rabagas) : tel qu’il est, néanmoins, le Barras de M. Sardou ne me déplaît point. C’est un fantoche, soit ; mais beaucoup d’hommes de la Révolution ont peut-être été des fantoches, et je ne vois pas d’époque où la disproportion ait paru si grande entre les hommes et les événemens. Et je garde un faible pour Paméla, figure facile, mais très bien venue, d’une gentillesse, d’une gaîté, d’une bravoure et d’une sensibilité si « bonnes filles ». — Mme Réjane s’est montrée vivante dans ce rôle, avec de la crânerie, de la belle humeur et de la tendresse. Et M. Huguenet a dessiné avec une mesure très fine la silhouette légèrement caricaturale de Barras.


M. Alfred Capus continue de s’« affirmer » comme un réaliste de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’observation à la fois, et comme le meilleur spécialiste que nous ayons de la « comédie de l’argent ». Il connaît très bien le personnel de cette comédie-là, surtout le personnel inférieur, qui en est aussi le plus pittoresque : coulissiers marrons, agens de publicité, entrepreneurs d’affaires vagues, ou d’affaires précises, mais un peu osées. Dans Mariage bourgeois, Piégois, directeur de Casino, — ou tenancier de tripot, comme il s’appelle lui-même, — est un type singulièrement vivant de forban cordial et de canaille bon enfant, et qui mérite de rester dans la mémoire tout autant que le visionnaire Brignol, de Brignol et sa fille.

Une « comédie de l’argent » est, naturellement, une comédie qui en fait voir la funeste puissance, et les lâchetés et les vilenies auxquelles l’argent plie les âmes. Elle est donc, d’une part, pessimiste et satirique. Mais, naturellement aussi, — et à moins d’un parti pris amer, comme celui de Lesage dans Turcaret, — l’auteur est amené à nous montrer, à côté des esclaves de l’argent, ceux qui échappent à son pouvoir, et, par suite, à introduire dans sa comédie satirique une certaine dose d’optimisme et, volontiers, de romanesque. Cette dose me semble plus forte dans Mariage bourgeois que dans les autres pièces de M. Capus.

Par là, il tendrait à se rapprocher, quant au fond, d’Émile Augier. Mon Dieu, oui. Mais il est moins rigoriste, moins « ferme sur les principes », mieux instruit de la diversité des « morales » professionnelles ou individuelles, et de ce qu’il peut y avoir de relatif dans la valeur de nos actes. Puis, l’horreur qu’il a des mauvaises actions conseillées par l’argent le rend infiniment indulgent aux fautes où l’argent n’est pour rien, et, d’autres fois, lui fait éprouver une sympathie près lue excessive pour les mouvemens accidentels de bonté dont peut encore être capable tel coquin qui s’est enrichi à force de manquer de scrupules.

Il fait dire, ou à peu près, par Piégois au jeune Henri Tasselin, probe (quoique avide) dans les questions d’argent, mais impitoyable et déloyal en amour : « Vous, vous ne feriez tort d’un sou à personne ; mais vous avez lâché, pour un beau mariage, la jeune fille à qui vous aviez fait un enfant. Moi, j’ai roulé beaucoup d’imbéciles dans ma vie ; mais j’ai épousé, quand elle est devenue mère, une ouvrière que j’avais séduite. Chacun a sa morale, et nul n’est parfait. » Et le bon tenancier, la sympathique crapule ajoute plaisamment : « Si les imbéciles n’étaient pas roulés, ils triompheraient, et le monde ne serait plus habitable. »

L’auteur, ici, ne nous cèle guère sa préférence pour Piégois. Cependant Piégois a dû, au cours de ses louches spéculations, faire parmi les « imbéciles » qu’il a « roulés » des victimes aussi intéressantes — qui sait ? — et aussi à plaindre qu’une fille-mère abandonnée par son amant. Mais ces victimes lui demeuraient lointaines et inconnues, il ne les a pas vues souffrir ; et il est possible que notre responsabilité ne soit pas seulement en raison du mal que nous avons fait, mais en raison aussi de la malice réfléchie et de la dureté que nous avons déployées pour le faire. Le meurtre, par le moyen d’un bouton qu’on presse, d’un « mandarin » invisible est, en soi, un crime aussi abominable qu’un assassinat par le couteau : mais il n’est clairement tel qu’aux yeux d’une conscience très formée. Donc, nous inclinons à croire finalement, avec l’auteur, que Piégois, qui certes ne vaut pas grand’chose, vaut pourtant mieux que ce sec et lâche Henri Tasselin, qui n’a encore volé personne, mais qui est sans entrailles.

Pareillement, les filles-mères étant presque toujours sacrifiées à l’argent, M. Alfred Capus témoigne une tendresse et un respect croissans aux filles-mères. Il les fait honnêtes, loyales, désintéressées, héroïques. Il en a encore mis une dans Mariage bourgeois, qui est exquise. — Enfin, le mariage, trop souvent, se passant d’amour et n’étant qu’un marché, M. Alfred Capus confesse une préférence de plus en plus marquée pour le concubinage, dans les cas où le concubinage n’est pas déshonoré lui-même par la question d’argent. Et il a soin de communiquer ce sentiment à quelques-uns de ses personnages « sympathiques ». Dans Rosine, il faisait absoudre l’amour libre par un père de famille : il le fait absoudre, dans Mariage bourgeois, par une jeune fille bourgeoise.

M. Alfred Capus paraît donc assez hardiment révolutionnaire. Mais je ne fais ici que signaler ses tendances, puisqu’il n’est point un écrivain à thèses et qu’il ne disserte jamais. Il a ce grand mérite, de soulever fréquemment des cas de conscience, sans s’en douter peut-être, et rien que par la façon dont il observe et traduit la réalité. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que l’esprit de son théâtre est généreux, avec un soupçon de scepticisme et de veulerie et quelque incertitude morale. Il n’a pas la sereine et sûre distinction du bien et du mal, qui est une des marques, par exemple, de M. Eugène Brieux. Cela veut peut-être dire que M. Capus respecte mieux la complexité des mobiles humains. Mais il est un point qui, au travers des questions de casuistique posées et non résolues, et peut-être non aperçues par l’auteur, ressort de plus en plus (qui l’aurait cru naguère ? ) du théâtre de ce réaliste ironique ; et sur ce point nous pouvons nous accorder avec lui : c’est que la première et la meilleure vertu (il dirait, lui, « la seule », en quoi il aurait tort), c’est la bonté.

Et maintenant, il faut bien dire un mot de la fable de Mariage bourgeois. Ce n’est pas très commode ; car l’éparpillement de l’action et de l’intérêt est le plus grand et sans doute l’unique défaut de cette comédie. Essayons pourtant, en ne retenant que l’essentiel.

Henri, jeune avocat qui veut faire son chemin, fils du digne chef de bureau André Tasselin et neveu du banquier Jacques Tasselin, est fiancé à Mlle Ramel, qui a 200 000 francs de dot.

Ici intervient notre Piégois : Il dit au banquier Tasselin (j’abrège ses propos et j’en intervertis l’ordre, mais cela vous est égal) : « Vous êtes, quoique personne ne s’en doute encore, dans de mauvaises affaires. Je vous prête 500 000 francs, mais à une condition. Ma fille Gabrielle, qui a un million de dot et trois millions d’espérances, est follement éprise de votre neveu. Je la lui donne si vous voulez. — Mais son mariage avec Mlle Ramel ? — Vous pouvez le défaire. Votre neveu a secrètement, à Paris, une maîtresse et un enfant. Que M. Ramel en soit averti, il retirera son consentement, et votre neveu épousera ma fille. » Marché conclu.

Seulement, nos gens ont compté sans la vertu de Suzanne Tillier, la jeune fille séduite par Henri Tasselin. Cette Suzanne est une brave créature ; n’étant plus aimée du père de son enfant, elle lui a rendu sa liberté ; et, quand M. Ramel vient la questionner, elle répond qu’elle n’est point la maîtresse d’Henri et qu’elle n’a aucune raison d’empêcher son mariage avec Mlle Ramel.

Mais, du moment qu’Henri ne peut plus être son gendre, Piégois refuse au banquier Jacques Tasselin les 500 000 francs qu’il lui avait conditionnellement promis. Acculé à la faillite, ayant même mangé la petite fortune de son frère le chef de bureau (ce qui amène enfin la rupture des fiançailles d’Henri et de Mlle Ramel), Jacques Tasselin songe d’abord au suicide. Puis, sur le conseil d’un vieux caissier philosophe, il « file » à l’étranger, — avec la ferme résolution, d’ailleurs, de se refaire et de restituer un jour ou l’autre. Et les angoisses du banquier, ses suprêmes tentatives, sa scène avec Piégois, sa scène avec son frère qui, d’abord furieux, finit par l’embrasser, tout cela forme un drame simple et poignant, d’une rare intensité d’émotion.

Ainsi, — et là est, à mon sens, l’idée vraiment originale de M. Capus et, s’il l’eût mieux mise en relief, le succès de sa pièce n’eût pas été douteux, — c’est la générosité de la fille séduite, qui, sans le savoir, punit le séducteur en lui faisant manquer un mariage d’un million, et qui, en outre, ruine toute la famille de ce coriace jeune homme. C’est par la délicatesse d’une fille-mère qu’est bouleversée la vie de tous ces bourgeois. Piquante « justice immanente » et moralité ironique des choses !

M. Alfred Capus finit toutefois par consentir à un dénouement heureux, mais il a soin que l’optimisme en soit sans fadeur. Comme les affaires de la famille Tasselin avaient été gâtées par la vertu d’une irrégulière, c’est la bonté dame d’un irrégulier qui les rétablit. Piégois, en effet, se ravise. Sa fille est toujours aussi follement amoureuse du sec Henri Tasselin et dit qu’elle mourra si on ne le lui donne. (L’auteur ne nous a pas montré cette enfant, et des critiques s’en sont plaints ; mais je m’en console, parce que je me la représente très facilement.) Donc, Piégois


(Les cœurs de tenanciers sont les vrais cœurs de père)


va trouver le jeune avocat : « J’ai obtenu un concordat des créanciers de votre oncle ; ils se contenteront de 250 000 francs ; j’ai arrêté les poursuites, car je connais beaucoup de juges. Ma fille est à vous avec son million, moins ces 250 000 francs, soit 750 000 francs. » Henri accepte, avec très peu d’hésitation.

Mais, si Henri est ignoble, sa petite sœur Madeleine est exquise. C’est une ingénue sans niaiserie ni timidité. Elle était l’amie intime de Suzanne Tillier, l’orpheline si vilainement séduite par Henri. (Et je ne vous ai pas assez dit combien cette Suzanne était charmante. Ce n’est plus la fille-mère geignarde et un peu hypocrite du théâtre d’autrefois. Elle a, notamment, la franchise de se reconnaître responsable de sa propre chute.) Dans un second acte, — épisodique, oui, mais touchant et d’un esprit généreux, — Madeleine s’en vient chez Suzanne, l’embrasse, la console, est charmée qu’elle ait un bébé, ne s’effare pas une seconde de la « situation irrégulière » de son amie. Elle-même, tandis que son frère ne cherche que l’argent dans le mariage, n’y cherche que l’amour et profite de la débâcle de sa famille pour épouser un bon petit garçon, à peu près sans le sou, qu’on lui avait refusé jusque-là. Mariée, elle recueillera chez elle Suzanne et son bâtard. et la mère de Madeleine, brave femme, la laisse faire. « La bourgeoisie, dit Piégois attendri, sera sauvée par les femmes. » Ainsi soit-il. — Remarquez ici la décroissance, heureuse après tout, du pharisaïsme public. Des choses que Dumas fils, il y a trente ans, n’aurait hasardées qu’avec un luxe de préparations, et qu’il eût tour à tour insinuées avec des finesses de diplomate ou imposées avec des airs de dompteur, passent maintenant le plus aisément du monde et sans l’ombre de scandale.

Ce que je ne puis vous dire, c’est, dans cette histoire un peu éparse et que je suis loin de vous avoir résumée tout entière, l’esprit, l’observation pénétrante, la finesse des remarques sur le train de la société actuelle (exemple : « Il y a aujourd’hui tant de déclassés qu’ils formeront bientôt une classe »), et, partout, l’admirable naturel du dialogue. — La pièce a été jouée de façon remarquable par MM. Numès, Boisselot, Lérand, — ces trois-là, de premier ordre, — par Mlle Yahne, mordante et tendre tour à tour, par l’excellente Samary, par le cordial Nertann, par Mlles Mégard et Duluc, et par MM. Gauthier, Maury et Numa.


Don Juan, Hamlet, Faust (et encore, si l’on veut, Alceste et René), voilà des figures que les auteurs dramatiques feront bien, selon moi, de laisser dormir un peu ; non parce qu’elles sont trop connues, mais, au contraire, parce que déjà elles nous échappent et qu’elles nous seront de moins en moins claires à mesure qu’on essayera, toutes chargées et offusquées de commentaires qu’elles sont, de les commenter encore et de définir une fois de plus ces fantômes devenus indéfinissables à force d’être contemplés.

Cela est surtout vrai de don Juan, parce que don Juan est, de toutes ces figures incessamment pétries et repétries par les poètes et les critiques, celle qui eut les origines les plus modestes et celle qu’on a le plus étrangement transformée et le plus imprudemment enrichie, jusqu’à la rendre contradictoire à son type primitif : en sorte qu’on n’y comprend plus rien du tout.

Le premier don Juan, celui de Tirso de Molina, est bien simple. C’est un jeune débauché qui possède le plus de femmes qu’il peut, et par tous les moyens ; d’ailleurs bon catholique comme tous ses contemporains et qui ne voudrait pas mourir sans s’être confessé. Mais la statue du commandeur, messagère de la colère divine, ne lui en laisse pas le temps. La morale de l’histoire est qu’il ne faut pas attendre au dernier moment pour se convertir. Rien de plus. Ce don Juan-là, c’est « l’homme à femmes » dans toute son ingénuité ; très peu complexe, qu’il soit muletier ou grand seigneur, et même de la psychologie la plus humble puisqu’il peut même se passer d’âme, ou à peu près, et qu’il n’est, dans le fond, qu’un irréductible mystère physiologique.

Puis, don Juan passe en Italie. Là, je ne sais trop pourquoi, on ne le fait pas seulement impie, mais athée, ce qui est très différent. Venu en France, il reste tel aux mains de Rosimond et de Villiers. — Débauché, trompeur et athée, d’ailleurs assez incolore, beaucoup plus pâle que le don Juan de Molina, qui, lui du moins, est furieusement espagnol, c’est dans cet état qu’ils le passent à Molière.

Molière, d’abord, le francise. Il avait sous les yeux les équivalons français de don Juan. (Relisez La Bruyère au chapitre de la Cour : « Les jeunes gens sont durs, féroces, etc. ») Molière le rapproche d’eux, lui prête leur esprit, l’esprit français, l’ironie, la vivacité du langage, et aussi leur dureté de cœur, leur cynisme et le tour particulier de leur « libertinage ». Il fait de lui « un grand seigneur méchant homme », comme le définit Sganarelle. — Remarquez qu’à ce moment-là don Juan déborde déjà, et de beaucoup, son type primitif, qui est, comme j’ai dit, celui de « l’homme à femmes » : car, à le considérer comme tel, l’athéisme n’est nullement essentiel à son personnage. Les questions sur Dieu et sur l’âme, l’homme à femmes ne se les pose même pas ; ce n’est point son affaire. — Mais Molière ne s’en tient pas là, et voir quelque chose de plus imprévu : la « scène du pauvre », celle où don Juan offre un louis d’or à un mendiant, à la condition qu’il jurera le nom de Dieu. Il y a ici plus que de l’impiété : le plaisir un peu satanique de tenter une âme et de l’avilir. Et ce mouvement pervers est immédiatement suivi d’un mouvement généreux de « philosophe » du XVIIIe siècle (déjà) : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. » — Et ce n’est pas tout : au cinquième acte, don Juan, le fier don Juan se fait hypocrite.

Faut-il dire que le personnage improvisé par Molière est obscur, incohérent et contradictoire ? Non ; car ne voyez-vous pas que ces attitudes de don Juan, si diverses en apparence, sont toutes, foncièrement, attitudes de curiosité ironique ? Il n’est point hypocrite à la fin, puisqu’il se vante de l’être et que le discours où il s’en vante est la plus violente satire de l’hypocrisie. Don Juan s’amuse. Il s’amuse d’un bout à l’autre du drame. Il a moins de désirs que de curiosité : (« Les inclinations naissantes ont des charmes inexplicables, etc. ») Ce qui l’arrête entre Charlotte et Mathurine, c’est le plaisir de la comédie qu’il leur joue et de celle qu’elles lui donnent. C’est le même sentiment de curiosité orgueilleuse qui le pousse à tenter le vieux mendiant. Ce qui le touche dans Elvire pénitente et voilée de noir, c’est la possibilité entrevue d’une sensation nouvelle. Don Juan est un faiseur d’expériences. Le monde lui est un spectacle autant qu’une proie. Il prend moins de plaisir à faire choir les femmes qu’à voir comment elles tombent, et à dominer les hommes qu’à les manier et à les mépriser. — Bref, le don Juan de Molière, c’est « le dilettante ».

Musset, à son tour, le recueille et le repétrit. Dans une célèbre série de sixains, véritable charabia lyrique où, toutefois, étincellent des « beautés », il fait de don Juan une espèce de René, de pensée confuse et de tempérament exigeant, qui poursuit un « je ne sais quoi », non plus par le rêve, mais par la débauche. Une chose fâcheuse pour ce don Juan-là, c’est qu’il ressemble un peu trop au Barbe-Bleue de Meilhac et Halévy. « Ce n’est pas une mauvaise nature, dit Popolani de Barbe-Bleue, mais c’est un homme qui a une manie. » Quelle manie ? La sublime manie de don Juan, ni plus ni moins. Barbe-Bleue, c’est, à la fois, un peu le don Juan de Molière et beaucoup celui de Musset. Rappelez-vous les strophes ahurissantes de Namouna :


Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d’elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque jour : « Peut-être le voici ! »
Et l’attendant toujours ; et vieillissant ainsi !

…………………………………..

Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie,
En te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.


(C’est en effet si peu de chose ! ) Ainsi Barbe-Bleue : « Non, je ne rougis pas, et je t’avouerai même que je trouve qu’il y a dans mon caractère quelque chose de poétique. » (Il fallait entendre le comédien José Dupuis dire cette phrase.) D’autre part, vous vous souvenez de la théorie développée par le don Juan de Molière : « Toutes les belles ont droit de nous charmer, etc. » De même Barbe-Bleue : « Je n’aime pas une femme, j’aime toutes les femmes… C’est gentil, ça ! En m’attachant exclusivement à une d’elles, je croirais faire injure aux autres. » Ainsi Barbe-Bleue résume en lui le don Juan classique et le don Juan romantique, — et par-là les juge, et nous empêche de nous en trop faire accroire sur eux, et particulièrement sur le second.

Or, la gloire et le malheur de M. Edmond Haraucourt, c’est d’avoir voulu ramasser dans son héros tous ces don Juans déjà si divers entre eux et, finalement, les faire tous rentrer, bon gré mal gré, dans le mystique et catholique Juan de Manara.

Le don Juan de M. Haraucourt parle tantôt comme un étalon insatiable (acte I, scène 1), tantôt comme Didier ou Hernani (III, 6), tantôt comme Hamlet (IV, 1), et enfin comme un ascète pénitent (IV, 2). — Comment le Didier ou l’Hamlet se dégage de l’étalon, on le démêlerait encore, si le poète n’en donnait deux explications très distinctes, entre lesquelles il nous laisse l’embarras de choisir. Ce qui commence la transformation de l’« homme à femmes » en désespéré romantique, on ne sait trop si c’est le remords de ses crimes, sentiment peu vraisemblable chez un tel spécialiste, ou si c’est la satiété, l’ennui, le surgit amari aliquid : car la volupté peut devenir quelquefois grande maîtresse de vague métaphysique, justement parce que le désir est, de sa nature, inassouvissable. — Et ce qui embrouille encore le cas, c’est que, à la fin, ce n’est pas l’Hamlet désenchanté qui se Mlle en un croyant mystique : c’est bien le mâle hennissant ; ce n’est pas, comme nous l’avions cru un moment, le dégoût et la désespérance qui conduisent don Juan à l’amour de Dieu : c’est bien l’amour des femmes. L’auteur parait oublier les étapes morales qu’il avait ménagées à son héros, et c’est de l’ « homme à femmes » qu’il fait surgir, directement, l’ « homme de Dieu » et le saint. L’extraordinaire « hermano major » nous explique cela en jouant sur les mots avec une inadvertance charmante, et appuie ainsi les divagations de Namouna d’un acquiescement bien inattendu :


L’amour qu’on doit à Dieu, tu l’offrais à la femme…
Tu tendais tes deux mains vers sa forme charnelle,
Mais c’était l’infini que tu cherchais en elle,
Et l’infini, c’est Dieu.
C’est Dieu que tu cherchais dans la femme, ô poète !
Tu l’aimais, as-tu dit ? Regarde de plus près :
Tu n’aimais pas la femme, hélas ! tu l’adorais,
Comme on adore Dieu, car elle était symbole…


Je demeure stupide quand je lis ces choses-là. Ou, pour m’exprimer plus posément, je garde les doutes les plus sérieux sur cette psychologie et je crois que j’ai raison, si la débauche est, essentiellement, la recherche de la sensation égoïste, et si l’amour de Dieu est peut-être bien tout le contraire.

Ajoutez, dans les démarches de don Juan et dans la « fable » même, une certaine obscurité, et qui ne se dissipe que par une lecture attentive. — Mais que de beaux vers, subtils, forts, brillans ! et même que de belles scènes : la scène d’amour du premier acte, la scène avec la courtisane Inès au second, et tout le quatrième acte ! et quel noble effort et qui n’a échoué (à demi) que parce que le poète, trop chargé de souvenirs, n’a voulu en sacrifier aucun et s’est entêté à concevoir, un don Juan qui fût tous les don Juans à la fois.


JULES LEMAITRE.