Revue dramatique - Comédie-Française, Denise d’Alexandre Dumas

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Revue dramatique - Comédie-Française, Denise d’Alexandre Dumas
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 692-704).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Denise, pièce en 4 actes, par M. Alexandre Dumas fils.

Qu’est-ce que Denise ? Une tragédie bourgeoise et domestique. « Quand je le disais, s’écrie Diderot chez les morts, que cette sorte de tragédie, voisine de nous par les personnages et par le sujet, pourrait nous affecter aussi vivement que l’autre ! .. A peine six mois après mon centenaire, voici M. Dumas fils qui me donne raison. — Je n’en suis pas étonné, reprend avec bonhomie Corneille : avant vos Entretiens sur le fils naturel et votre opuscule de la Poésie dramatique, j’avais écrit mes Trois Discours : j’avais reconnu au poète le droit de sortir de l’histoire pour inventer des tragédies ; j’avais déclaré que ce n’est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre, et que celles des autres hommes y trouveraient place, pourvu qu’elles offrissent une action illustre, extraordinaire, sérieuse ; pourvu que cette action eût un commencement, un milieu et une fin… — Pourvu, interrompt Racine, que cette action fût simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens, et de l’élégance de l’expression… Voyez ma préface de Bérénice. »

Une jeune fille a commis secrètement une faute : quelques années après, elle aime un autre homme que son séducteur, elle est aimée de lui ; elle lui révèle cette faute ; il l’épouse. Voilà, j’imagine, une action « sérieuse » et assez « extraordinaire » pour qu’on la gratifie a d’illustre, » autant que l’aventure de personnes privées peut l’être. Le héros est un petit gentilhomme en redingote ; l’héroïne est née, vers 1860, d’un ancien officier subalterne et d’une bonne femme pauvre : cette tragédie est donc bourgeoise. Une séduction, un mariage, voilà les événemens qui la bornent : cette tragédie est domestique. Il parait bien pourtant que c’est une tragédie. La faute est soupçonnée, — elle est avouée, — elle est absoute, — voilà le commencement, le milieu et la fin de l’action. Nul accident ne divise cette action : elle est donc simple ; et les ressorts de cette unique machine sont cachés dans les cœurs. Si l’on s’avise que le jeune homme est poussé par son amour à la recherche du fatal secret ; que la jeune fille, d’autre part, est décidée par son amour même à faire au jeune homme cette confession qui doit en détruire les chances ; que le jeune homme enfin, touché de ce sacrifice, le récompense par le plus énergique effort d’une âme éprise, on trouvera que les passions ici sont violentes et que les sentimens sont beaux. D’ailleurs, ni l’héroïne ni le héros ne sont tout à fait bons ni tout à fait méchans : l’héroïne a péché ; le héros n’est pas de ces purs esprits qui se domptent sans peine, et devant qui les souillures du corps sont comme si elles n’étaient pas : l’un par une faute, l’autre par une faiblesse humaine, tombent dans un malheur plus cruel que nous le voudrions, et qui excite notre crainte et notre pitié. Ils y tombent, ils s’en tirent dans l’espace de quelques heures et sans sortir d’un salon. Par toutes ces raisons, et j’en passe, Denise est une tragédie. Derrière Diderot, derrière Racine et Corneille, Aristote sourit à M. Dumas.

André de Bardanne a trente ans ; il a fait ses classes à Paris, et aussi ses humanités pratiques : il y a mené, en galant homme, la vie élégante. Il a su arrêter à temps le gaspillage de sa fortune et de sa personne ; par les conseils d’un ami, Thouvenin, agronome, qu’il a aidé au début de sa carrière, il s’est retiré dans ses terres et y a retrouvé la richesse. A la recommandation d’une de ses amies, Mme de Thauzette, plus âgée que lui d’une quinzaine d’années et qui fut sa première maîtresse, il a pris pour régisseur un ancien officier, Brissot. Ce régisseur a une excellente femme et une fille, charmante et grave personne, Denise. André est orphelin ; il n’a, pour toute famille, qu’une sœur appelée Marthe. Jusque-là dissipé à Paris ou isolé dans son château, il avait laissé Marthe au couvent, quoique déjà grandelette. Après qu’il a éprouvé par un commerce quotidien les caractères de Mme Brissot et de sa fille, il fait venir Marthe et la leur confie. Aussitôt arrivent, alléchés par la dot de Marthe, Mme de Thauzette et son fils Fernand, un jeune homme à marier, qui fut camarade de collège d’André. Tels sont les personnages qui s’offrent à nos yeux, Mme de Thauzette exceptée, dès la première scène ; ils sont dénommés et qualifiés au cours de l’interrogatoire qu’une voisine, mauvaise pecque provinciale, fait subir au maître du logis.

Le dernier venu de ces personnages, Fernand, est un beau gars ; issu d’une mère galante, il chasse de race : il ne se cache pas, lorsqu’il rencontre un partenaire comme Thouvenin pour faire assaut de philosophie, — disons mieux, il se vante d’être un sectateur de la sensation. Il l’a obtenue de mille et trois femmes, pour le moins, ayant commencé vers seize ans ; il la veut facile, rapide et variée ; mais la variété qu’il préfère à cette heure est celle qu’il attend d’une femme riche. Il a déjà mis le siège devant Marthe, sous la couverture d’un livre, il glisse un billet respectueux à cette échappée de pension. Mais il compte sans la vigilance de Denise. M. Brissot et le père de Fernand étaient camarades de collège, comme Fernand et André ; Denise connaît Fernand depuis l’enfance ; ils se tutoient. Elle suit son manège et, sans le dénoncer, elle conseille à André de gagner la confiance de sa sœur, de peur qu’elle ne s’égare vers des personnes indignes : Marthe est bien jeune ; elle n’a connu ni son père ni sa mère ; elle a été négligée par son frère ; elle a grandi au couvent, où l’on a voulu la dresser pour la vie religieuse ; mise en liberté, elle est en garde contre tout le monde, hormis sans doute contre un ennemi qui la flatterait ; un esprit indocile loge dans sa tête ; que son frère prévienne, par un redoublement de tendresse, de trop insidieuses leçons.

Cet avis est donné avec une discrétion parfaite et reçu de marne ; il n’est question que de Marthe dans le loyal entretien de Denise et d’André. Mais sous les paroles de l’un et de l’autre, on sent vibrer en sourdine la musique d’un amour inavoué : leurs tendresses paraissent heureuses de se rencontrer sur un objet commun, et tristement heureuses comme si elles ne pouvaient se rencontrer ailleurs. Denise est pauvre et fière : avant de trouver avec ses parens un abri chez André, elle a donné des leçons, elle a failli débuter au théâtre ; elle a été avertie, par ces durs commencemens de sa jeunesse, que la vie n’est pas un conte où les Cendrillons épousent des princes Charmans. Elle n’a pu empêcher, dans le secret de son cœur, la reconnaissance et l’admiration pour André de se changer en amour ; mais cet amour, elle a résolu de le détourner au service de Marthe : c’est le seul emploi qu’elle en veuille faire. Lui, de son côté, a d’abord estimé tant de raison et de grâce, tant de décence et de fierté ; il a laissé ensuite s’échauffer son estime ; mais de ce sentiment ainsi modifié, il n’a rien laissé paraître. A peine s’il s’est avoué à lui-même sa passion naissante ; il ignore celle de Denise : il se tait par prudence et par respect. Le petit nom de Marthe est le seul qui se hasarde à frémir sur leurs lèvres ; l’intérêt de Marthe est le terrain neutre où s’approchent silencieusement leurs amours.

Cependant, voici Mme de Thauzette qui s’est vêtue en amazone pour parler de choses sérieuses. Ah ! la belle fleur naturelle, nourrie du terreau parisien, épanouie à l’heure qu’il est, et encore capiteuse ! Le bel animal, signalé dans la faune du bois de Boulogne par l’éclat de son pelage, par la cambrure de ses reins, par l’ondulation de sa démarche m Mme de Thauzette a quarante-six ans, le même âge à peu près que Mme Brissot ; mais Mme Brissot est une vieille femme, et Mme de Thauzette une femme encore jeune. Mme Brissot est accablée, déformée par le poids de la vie ; Mme de Thauzette se tient droite et moulée dans un corset pareil à celui de sa vingtième année : le lacet seulement est plus long. Mme Brissot a les cheveux blancs ; Mme de Thauzette les aura peut-être poudrés un jour ; en attendant, elle les garde blonds. Tandis que le roturier Brissot demeurait humble et pauvre, son camarade Thauzette, désigné par sa particule pour figurer un jour dans ces almanachs du high-life qui sont le Gotha des badauds, son camarade Thauzette, mari de « la belle Zézette, » comme on disait dans le monde, s’est poussé par des degrés suspects jusqu’aux sommets lumineux de la finance. Trois ans avant sa mort, il était agent de change ; trois ans après, voici sa veuve et son fils réduits à l’expédient d’une alliance fructueuse : Mme de Thauzette propose à André de marier Marthe à Fernand.

Mme de Thauzette a bien des prises sur André. Elle l’a ébloui naguère, au parloir du collège, où l’extase de ce gamin la faisait rire. Il l’a aimée, un peu après, et, non sans émotion, elle l’a déniaisé. Elle se rappelle ce petit roman, parmi d’autres moins originaux, avec plaisir. Elle a poursuivi, après ce relais, ses gais voyages : elle a laissé André voler à d’autres fêtes. Pourtant elle est restée son amie. Elle a pris l’habitude d’aller voir sa sœur au couvent ; et comme la vie d’André n’était pas celle d’un saint, comme il était distrait par d’autres soucis, il n’a pu trouver mauvais que cette visiteuse allât désennuyer l’orpheline. Chaque âge a ses accommodemens : voici que Mme de Thauzette, à présent, a un fils bon à marier ; l’amour maternel est sa vertu nouvelle, d’autant plus solide qu’elle se fortifie des mêmes coquetteries qu’autrefois son vice : il est si beau, son Fernand ! Il formerait avec Marthe un ménage dont elle raffolerait ; elle-même serait une belle-mère, et bientôt une grand’mère charmante. Une grand’mère ! C’est que déjà elle pense à la retraite : qu’André se marie à son tour, elle veillera sur ses enfans comme sur ceux de Marthe, avec une sollicitude où restera, comme un tison sous la cendre, un peu de l’ancienne tendresse. Ah ! femme trois fois femme et rien que femme, retombée à l’état de nature, réduite à l’unité d’instinct, et telle que, depuis l’invention de la morale, une société en décomposition peut seule en offrir ! Avec une sécurité parfaite, avec l’innocence d’une sauvage, Mme de Thauzette propose à André les avantages de cette promiscuité si douce ; et André ne se récrie pas, il est trop civilisé pour cela. Mais le caractère de Fernand ne lui présente pas de garanties, bien au contraire. Certaine histoire de jeu l’a fait voir naguère sous un vilain jour : Fernand à jeun a été trop heureux contre un adversaire ivre. Un duel s’en est suivi, où André lui a servi de témoin, mais pourquoi ? Par amitié, par gratitude pour sa mère. De là jusqu’à lui donner la main de Marthe, il y a loin : André refuse. La belle Zézette, jusqu’ici, souriait maternellement, de ces mêmes lèvres qu’André avait connues amoureuses ; elle les retrousse davantage et montre les dents. « Vous ne pouvez marier votre sœur, dit-elle, que dans des conditions particulières. Il faut que son mari et la famille de son mari acceptent ou paraissent ne pas voir… — Quoi donc ? — Votre situation vis-à-vis de Mlle Brissot. — Qu’est-ce que cela signifie ? — Cela signifie que vous êtes son amant. » La belle Zézette a lâché le mot avec la facilité qui lui est naturelle. Est-ce une injure dans sa bouche ? André parait croire que c’en est une ; il proteste avec une indignation qui ne peut que l’offenser. Elle s’excuse par la vraisemblance de la chose : « D’autant plus, ajoute-t-elle… — D’autant plus ? — Que vous ne seriez probablement pas le premier. »

« Pas le premier ! » Voilà l’oracle que le nouvel Œdipe s’obstine à presser, dût la vérité qui en jaillira le frapper mortellement. L’amour blessé s’est éveillé, il s’agite ; et chacun de ses mouvemens, le faisant souffrir davantage, le fait se mieux connaître. Mme de Thauzette, après de vagues réponses, s’est dérobée aux questions : c’est l’honnête Brissot qu’André interroge le premier après elle, avec un sang-froid feint, sous couleur de l’interroger sur le passé des Thauzette. Brissot ne sait rien, sinon qu’un projet de mariage avait été formé, alors que les deux familles étaient pauvres : Denise et Fernand s’aimaient comme deux enfans élevés ensemble. Un jour M. de Thauzette a conçu pour son fils l’espoir d’un parti mieux renté : le projet a été rompu. Denise est tombée malade de chagrin ; elle est allée se guérir dans le Midi ; depuis, elle a pardonné, elle a oublié. Brissot ne sait rien de plus. Mais au nom de Fernand, les soupçons errans se sont rassemblés ; leurs mille aiguillons ne font plus qu’une plaie. Si Fernand a séduit Denise, Mme de Thauzette, en effet, était bien placée pour le savoir. L’a-t-il séduite ? Désormais cette idée obsède le héros : il ne peut plus que s’en délivrer dans une certitude heureuse, ou s’abîmer avec elle dans une certitude abominable. Comment parvenir à l’une ou à l’autre ? Il consulte son ami Thouvenin, il lui ouvre son cœur ; il fait sur lui-même, devant cet homme vertueux, une étude passionnée de la méfiance et de la jalousie ; il lui fait suivre la marche du poison dans ses idées et ses sentimens ; il s’irrite en psychologue, mais en psychologue furieux d’amour, contre l’impossibilité de pénétrer la conscience d’une autre personne. Thouvenin, avec une candeur virile, lui conseillé de s’adresser directement à Denise : qu’il lui demande d’être sa femme, elle dira la vérité. — D’autre part, le dévoûment amoureux de Denise s’exalte, et la courageuse jeune fille se prépare au sacrifice. Après un entretien avec Fernand, Mlle de Bardanne s’est plainte à son frère de la surveillance de sa compagne ; elle a imputé à son influence l’échec de Mme de Thauzette ; elle a exigé son renvoi ; ne l’ayant pas obtenu, elle va repartir pour le couvent ; avant de céder la place, elle insulte Denise ; elle la traite d’intrigante et d’espionne : Denise, pour toute réponse, lui jure qu’elle la sauvera, fût-ce aux dépens de sa vie et de son honneur.

Le cercle se resserre où Denise et André, ces âmes douloureuses, se débattent, et, à mesure qu’il se resserre, l’anxiété aussi nous étreint plus fort. Mme de Thauzette, innocemment complice de Fernand, voudrait que tout s’arrangeât sans peine ; qu’André prit Denise pour femme et que Fernand prit Marthe : toute la maison serait contente. Avec sa diplomatie mondaine, elle annonce à Mme Brissot le bonheur prochain ; elle lui signale recueil où il peut encore se briser : André est jaloux ; si Denise lui raconte son « idylle » avec Fernand, il s’imaginera un drame coupable ; qu’elle soit discrète, qu’elle laisse faire sa fortune et celle des autres. Mme Brissot réplique à peine : la seule annonce de ce bonheur parait l’accabler comme une menace ; elle s’en remet à Denise, quoi qu’il arrive, de faire ce qui devra être fait. De nouveau, André interroge Mme de Thauzette : sur la tête de Fernand, sacrée à sa superstition de mère, elle lui jure qu’il n’y a rien eu entre Denise et son fils, rien de plus que ce qu’il sait comme elle. Évidemment elle est sincère, mais ne peut-elle être ignorante ? Pour parvenir à la vérité, André s’avise d’un dernier tour, à la fois égoïste et naïf, tel qu’un aveugle d’amour peut l’imaginer en effet ; il accorde à Fernand la main de Marthe : « Et maintenant que tu es de la famille, lui dit-il, notre honneur est commun. Puis-je épouser Denise ? N’as-tu jamais été son amant ? — Jamais. — Tu le jures sur l’honneur ? — Sur l’honneur ! » Alors André appelle le père et la mère de celle qu’il aime, il leur adresse sa requête. Le père, après quelques façons d’homme pauvre, accorde son consentement ; la mère parait terrifiée ; à peine si de ses lèvres tremblantes elle peut murmurer un « oui. » Denise est mandée ; Mme Brissot veut qu’on la laisse seule, en toute liberté d’esprit, écouter André et lui répondre. Elle le veut avec les mains jointes, avec des larmes dans les yeux ; elle se retire et emmène Brissot.

À ce coup, voici Denise et André face à face, en champ clos. Il déclare ses sentimens : elle les connaissait ; depuis longtemps, elle y a répondu tout bas par le don secret de toute sa vie. « Pourtant, ajoute-t-elle, jamais je ne serai votre femme. — Vous avez donc bien aimé Fernand ? — Apparemment, puisque je ne me crois plus le droit d’en aimer un autre. — Il épouse ma sœur. — Vous avez consenti ! . A quel propos avez-vous fait cela ? » Il avoue quelle fin il a recherchée par ce moyen. Alors Denise ne voit plus qu’une chose : la sœur de l’homme qu’elle aime, la créature à qui elle a fait offrande de ce malheureux amour va épouser un homme indigne, un traître, un larron d’honneur. Par un héroïque aveuglement sur tout le reste, elle n’aperçoit que cette fraude à prévenir, ce vol à empêcher : n’est-ce pas la seule preuve de passion qu’elle se permette de donner à André ? Elle la lui donne : pour sauver Marthe, elle se perd. « J’ai demandé à Fernand, dit André, s’il pouvait me jurer… — Oh ! dites les mots ! .. Qu’il n’avait jamais été mon amant. — Oui. — Et alors ? — Il a juré… — Ah ! le misérable ! »

Si l’on raconte qu’une femme a envoyé un homme tuer un autre homme et qu’elle a reçu le meurtrier, à son retour, par ces mots : « Qui t’a commandé ce meurtre ? » l’anecdote est paradoxale. Pourtant cette question, c’est le cri d’Hermione ; « Qui te l’a dit ? » et ce cri révèle une âme. De même le « Misérable ! » de Denise. Il paraît surprenant, hors de cette place, qu’une jeune fille traite son séducteur de misérable parce qu’il a gardé le secret de sa faute : c’est le privilège du poète dramatique de créer de tels caractères et de les animer par de telles passions qu’ils puissent, dans une heure critique, user avec vraisemblance de mots invraisemblables. Le cri de Denise est naturel autant que celui d’Hermione ; avec la même beauté psychologique, il a peut-être plus de beauté morale ; n’est-ce pas l’explosion d’une âme qui se sacrifie ? Ce signal de dévouaient marque le point culminant du drame.

En criant sa faute, Denise a jeté le poids qui fermait sa conscience : elle la vide à présent de toutes ses misères. Elle raconte et l’occasion de sa chute et ses suites : les instances de son fiancé à la veille du duel, et puis l’abandon, la naissance clandestine d’un fils et sa mort. Avec quelle rigueur elle et sa mère, pendant des années, ont dû contraindre leurs âmes pour que le père ne se doutât de rien ! À présent elle se soulage et la douleur d’André se mêle à la sienne : « Vous pleurez ! lui dit-elle, merci ! Il n’y a que vous et maman qui ayez jamais pleuré avec moi. »

Ce n’est plus sa mère, ce n’est plus André seulement qui pleure avec Denise, mais tout le public ; chacun, autant que son émotion le permet, cherche par quelle issue l’héroïne et le héros pourront s’échapper du cycle de supplices où ils sont tombés. Brissot, mis en défiance par le trouble de sa femme, a écouté la confession de sa fille ; il a failli étrangler Fernand ; puis il lui a donné le délai d’une heure pour faire demander par Mme de Thauzette la main de Denise. Dans son cerveau de vieil honnête homme et de soldat, trop étroit et de matière trop peu subtile pour admettre des délicatesses de philosophe, Brissot ne conçoit qu’une réparation de la faute d’une fille : le mariage avec son séducteur. Il ne connaît que la décision de la morale traditionnelle ; il résout de la faire exécuter comme une consigne. « Fernand et Denise ont forgé leur chaîne ; qu’ils la portent ! » Ainsi prononce-t-il, dans une admirable scène avec sa femme, où lui et elle disent exactement ce qu’ils doivent dire, lui héroïque, elle touchante, et sans que ni l’un ni l’autre quittent un moment leur simplicité bourgeoise. Mme de Thauzette vient faire sa soumission ; les paroles sont échangées. André, cependant, examine sa conscience ; Thouvenin, dans un discours, la lui fait regarder comme dans un miroir. La conclusion de ce discours, c’est qu’André ferait bien d’épouser Denise : nous sentons qu’en effet telle sera la fin de la pièce. Mais, entre ces deux mariages, celui de Fernand et celui d’André, l’un obligatoire selon l’ordre des préjugés, l’autre nécessaire selon l’ordre des sentimens, un fossé demeure ouvert : c’est la petite Marthe, l’innocente, qui vient y jeter un pont. Déjà, tout à l’heure, après son explication avec Denise, la glace de son jeune cœur s’est fondue ; elle s’est écriée, tout en larmes : « Je suis une méchante fille ! » D’ailleurs elle a prévenu Fernand qu’elle déteste le mensonge et ne le pardonne pas. Sans aller jusqu’au fond des choses, elle comprend que Fernand a délaissé Denise et qu’il l’a trompée elle-même en se disant libre ; elle juge qu’il n’est digne ni de l’un ni de l’autre ; avec l’exaltation facile à son âge et à son caractère, elle résout de retourner au couvent et d’y emmener Denise : toutes les deux se consacreront à un fiancé qui ne les trompera pas. Elles se dirigent vers la porte, elles vont franchir le seuil, quand le cœur d’André éclate : un cri sort de sa bouche : « Denise ! » Elle tourne la tête ; il lui tend les bras. La tragédie est achevée : n’est-ce pas une tragédie !

Oui, certes, c’en est une et des plus substantielles ; de quel autre nom désigner ce conflit d’âmes, réglé selon les traditions utiles de la scène classique ? Mélodrame, disent quelques docteurs, parce qu’il se trouve dans plus d’un mélodrame une fille séduite, un père irrité. Mais dans plusieurs aussi, j’aperçois un duel suivi de mort, dans presque tous un assassinat : le Cid et Andromaque seront-ils pour cela des mélodrames ? Il faut réserver ce titre à des engrenages d’événement funestes qui n’emportent dans leur tram que des fantoches ; mais Denise, André, Marthe, Mme de Thauzette, Brissot et sa femme, tels que nous les avons dessinés dans cette analyse, sont des personnes vivantes ; ce n’est pas par une combinaison d’accidens, mais par des mouvemens de leurs passions qu’ils sont aux prises, et ces mouvemens conviennent au caractère, à la condition de chacun, si bien qu’Aristote lui-même ne reprocherait pas à cet ouvrage ce qu’il reprochait à la plupart de ceux des « modernes » ses contemporains, d’être une tragédie « sans mœurs. »

« Soit ! reprennent, quelques-uns, mais Denise est un mélodrame parce qu’on y pleure comme aux Deux Orphelines. Qu’est-ce que l’histoire de cet enfant, de sa naissance, de sa mort et de son enterrement ? Elle émeut nos nerfs d’une manière indigne ; cet appel à notre sensiblerie ne s’excuserait qu’à l’Ambigu. » Examinons ce grief, j’imagine que la quantité de pleurs versés ne prouve rien contre le poète : sinon voilà Racine bien embarrassé, au témoignage de Boileau, avec son Iphygénie ! Mais c’est la qualité de ces pleurs qu’il faut voir ; est-il vrai que nos nerfs seulement sont intéressés par le récit de Denise, et que ce récit n’est qu’un artifice pour les ébranler ? Nullement. Il est assez naturel, nous l’avons dit, que Denise, une fois ses lèvres descellées, soulage son cœur ; il est naturel que toutes ses misères affluent à sa mémoire et qu’elle en fasse jusqu’au bout, à la première personne qui prenne pitié d’elle après sa mère, la déplorable confidence. Quant aux dégoûtés qui regrettent d’abord que l’auteur ait prêté un enfant à Denise et se contenteraient pour elle d’une faute sans conséquence, que leur dire, sinon que, par cet escamotage, leur hypothèse énerve le drame ? André est jaloux ; il subit depuis une heure l’hallucination de la faute commise : il faut que la preuve vivante en soit offerte à son esprit pour qu’il souffre plus et qu’ensuite sa victoire sur sa douleur soit plus belle. Ceux qui ne suivent pas si avant les desseins de l’auteur, ceux qui ne vont pas jusque-là dans l’intelligence du héros, Denise peut se consoler de passer à leurs yeux pour un mélodrame.

Dans cette tragédie, Racine trouverait à redire sur « l’élégance de l’expression. » M. Dumas a expliqué lui-même, par une métaphore, comment il écrit ses pièces : il peint du premier coup, en pleine pâte, pour obtenir des dessous d’une plus grande vigueur. Qu’il retouche ces dessous avec assez de force, qu’il pousse telle ou telle partie de l’ouvrage au degré de précision le plus souhaitable, je ne voudrais pas en jurer : la propriété, la finesse du style, qui en est souvent la meilleure force, lui font quelquefois défaut. Par son procédé, il esquisse à merveille, — et c’est assez de l’esquisser, — il fait parler comme il convient tel personnage de second plan : Mme Guichard, de Monsieur Alphonse, et ici Mme Brissot, peut-être encore Mme de Thauzette. Aux personnages de premier plan, comme André et Denise, et à ceux qui passent du second plan au premier, comme ça et là Thouvenin et Brissot, il ne prête pas toujours des contours assez nets ; il n’a pas à leur service un langage assez délié. Il leur donne bien, dans le dialogue coupé, des reparties d’un naturel qui fait illusion ; il leur donne aussi des mots qui ne sont que vulgaires, ou, pis encore, de mauvais goût ; dans le discours, il leur attribue volontiers, faute de mieux, une éloquence de publiciste où la justesse est rare. D’autres fois, où le discours excède ses moyens, il le remplace par un jeu de scène ; la mimique de Brissot, après la confession de sa fille, tient lieu d’un monologue à la don Diègue :


O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie !


Je sais bien que cette mimique est plus naturelle que l’artifice d’un monologue ; je sais que Diderot la préférerait. Il ne se tiendrait pas d’aise à voir certains « tableaux » formés par les personnages de Denise ; et, s’il ne pouvait que lire la brochure[1], il se réjouirait de tant d’indications de scène. N’importe : ces moyens d’exécution me paraissent d’un art inférieur, et je le dis. Mais, avec la même fermeté, je maintiens que l’invention de Denise est d’un art supérieur. C’est assez pour la classer hors du vulgaire des drames, dans un ordre où nos respects n’ont que rarement à saluer un ouvrage nouveau.

Après cela, quiconque lirait cette étude loin des conversations de Paris, croirait que nous avons tout dit sur Denise ; et peut-être, en effet, avons-nous dit, au moins rapidement, tout ce qu’il fallait en dire a cette place. Il n’y manquerait que de constater que la pièce est-bien jouée, que M. Worms et Mlle Bartet prêtent la vibration de leurs nerfs et de leurs voix au héros et à l’héroïne, et qu’ils la communiquent au public ; que M. Coquelin est parfait dans le rôle de Thouvenin et qu’il y donne, avec l’exemple de l’autorité, le modèle de la diction la plus nuancée du monde ; que Mme Granger représente Mme Brissot avec conscience ; que M. Got, dans le personnage de Brissot, a le pathétique ordinaire de sa brusquerie, et que Mlle Pierson, sous le nom de Mme de Thauzette, fait apprécier à leur prix, pour la première fois depuis son entrée à la Comédie-Française, les ressources variées de sa bonne grâce ; que Mlle Reichenberg, qui figure Marthe, un peu trop sèche sans doute dans la seconde partie du rôle, en marque la première d’une pointe bien fine.

Mais ce n’est ni le talent des acteurs, ni les qualités dramatiques de l’ouvrage, ni ses défauts qui font l’entretien des couloirs pendant les entr’actes et des salons au lendemain de chaque représentation de Denise ; c’est la thèse : quelle thèse ?

Avez-vous pris garde qu’André de Bardanne est un honnête homme, et qu’il épouse Denise Brissot, une fille-mère ? Ce mariage, les caractères du héros et de l’héroïne, leur passion, la situation, le commandent ; et si l’auteur l’approuve, on ne peut dire qu’il le force. André est orphelin : il n’a de comptes à rendre de sa conduite à personne ; il a joui suffisamment du monde, et, si le monde le blâme, il s’en consolera, ayant assez dîné en ville. Pour lui-même, passé au feu de la vie parisienne, retrempé dans la vie agreste, il doit n’estimer guère que les réalités morales ; il aime Denise, il est aimé d’elle : la virginité de cette femme, valeur d’opinion, il peut en faire son deuil, plus volontiers du moins que de cette femme elle-même, de toutes ses grâces et de toutes ses vertus. D’ailleurs, non-seulement Denise a souffert, elle a expié, mais encore ce secret, dont la révélation la déshonore, c’est elle-même qui l’a révélé ; — à quel moment ? Alors qu’elle était à l’abri de toute indiscrétion d’autrui ; — et pourquoi ? Par amour, justement, pour André. Ajoutez que ce sacrifice, André l’a provoqué : par cet acte volontaire, il s’est obligé envers Denise ; Thouvenin le lui dit nettement : « Ou vous n’aimiez pas Mlle Brissot, et alors il fallait la laisser tranquille et ne pas lui arracher son secret, ou vous l’aimiez, et alors tant pis ou plutôt tant mieux pour vous, vous voilà engagé avec elle pour la vie. » Remarquez, enfin qu’André ne se décide pas sans lutte ; mais quoi ! Thouvenin le lui dit encore : « Croyez-vous que vous allez maintenant rentrer dans la catégorie des jeunes gens à marier et que vous allez, par l’entremise d’un ami ou d’un notaire, faire demander la main d’une petite jeune fille qui vous aimera peut-être après le sacrement ? » Non, il ne le croit pas ; il se connaît lui-même, et voilà de la haute et forte psychologie : ce n’est pas impunément qu’on a subi de telles épreuves d’amour et qu’on s’y est soi-même poussé plus avant ; il est trop tard, à présent, pour qu’André s’arrache de Denise ; il ne lui reste qu’à fermer décidément ses bras sur elle en lui donnant son nom.

Il se peut donc qu’un honnête homme, par de bonnes raisons et avec raison, épouse une fille-mère ? — Apparemment ! — « Oh ! oh ! Fait le public, voilà où M. Dumas voulait en venir ! Aussi bien, dès le début, son manège nous était suspect. Il nous a fait passer par un chemin où il y a trop de pierres, trop de pierres de scandale, et trop savamment disposées, pour nous habituer à sauter l’obstacle. Il nous a montré, dès le lever du rideau, comme représentans du monde, quelques pharisiens d’élite ; il nous a fait voir, par les manœuvres de Fernand autour de Marthe, comment l’honneur d’une jeune fille peut innocemment périr ; il nous a exposé la promiscuité du phalanstère Bardanne-Thauzette ; il nous a dépaysés par le mauvais ton de ses personnages, qui appellent les choses par leur nom ; tout cela pour pouvoir s’écrier à la fin : — « Où est la société sans péché qui a droit de lapider mon héroïne ? » Chacune de ces précautions nous choquait déjà : quand nous pouvions à peine en deviner le sens. Volontiers nous aurions protesté qu’il n’y a pas de pharisiens dans le monde ; qu’une jeune fille bien élevée ne peut être séduite ; qu’il est sans exemple, à Paris, qu’un jeune homme laisse approcher sa sœur d’une femme dont il a été l’amant ; qu’aussi bien on n’a jamais été l’amant d’une femme, mais qu’on a été seulement du dernier bien avec elle… Toutes ces répliques, pendant trois actes, nous les avions au bout de la langue ; — pendant deux actes au moins, car le troisième, en nous émouvant, nous avait étourdis. Mais voici que, dans le quatrième, par l’office du raisonneur Thouvenin, l’auteur allume sa lanterne et explique son spectacle ; et le rideau baissé, nous découvrons qu’en effet il faut tirer de cette pièce la conclusion que Thouvenin en tire : un honnête homme peut épouser une fille-mère. Ah ! ah ! nous reconnaissons M. Dumas, l’auteur du Fils naturel et des Idées de madame Aubray. Pour lui, la qualité de fille-mère est un titre au mariage, et non pas seulement avec le séducteur, — il peut avoir cessé de plaire, — mois avec le premier honnête homme venu et le plus innocent, que la fille-mère aura choisi. Cet honnête homme est tenu de réparer le tort du voisin. Vous tous, célibataires, êtes voués aux filles-mères ; vous toutes, familles vertueuses, vous leur devez vos fils. Ainsi prêche M. Dumas dans son nouvel ouvrage : Denise n’est qu’une thèse dialoguée ; ô la détestable thèse ! »

Ce petit discours, beaucoup de spectateurs le tiennent de bonne foi. Il n’a qu’un tort ; c’est d’incliner depuis le commencement vers le sophisme, et à la fin d’y tomber. Ceux qui le murmurent prêtent à M. Dumas un décret aussi absolu que le leur : dans le fond de leur conscience, ils défendent que la fille-mère soit jamais épousée ; ils supposent que l’auteur, de Denise commande qu’elle le soit toujours. Il ne dit pourtant rien de pareil, au moins dans cette pièce, et, s’il en a touché quelque chose ailleurs, ils n’ont pas le droit de le savoir. C’est eux qui soutiennent une thèse contre l’ouvrage plutôt que l’ouvrage n’en soutient une contre eux ; au moins la leur est-elle plus despotique que la sienne : elle prétend s’appliquer à tous les cas.

La faute d’une fille, quelque fâcheux qu’en soit le dommage, n’abolit pas nécessairement et a jamais toute la valeur de sa personne ; tant vaut la femme, tant vaut le mariage ; il se peut donc qu’un honnête homme épouse une fille séduite : voilà tout ce que dit l’auteur, ou plutôt ce qu’il montre, voilà l’idée réalisée dans Denise. Réduite à son exacte portée, à Dieu ne plaise que je décline pour M. Dumas la responsabilité de cette doctrine ! Est-elle si téméraire ? Elle fait honneur à sa psychologie sans compromettre sa morale.

C’est pour animer cette doctrine qu’il a conçu cette pièce ; et, en effet, cette pièce est vivante. Ce n’est ni la thèse qu’on prétend, ni aucune thèse dialoguée : car les personnages, excepté celui de Thouvenin et, en quelques points, celui de Fernand, ne sont pas les porte-paroles de l’auteur ni de son antagoniste imaginaire ; ils existent pour leur compte. Ils sentent et ils raisonnent dans une tragédie domestique doublée « d’une sorte de drame moral, » l’une et l’autre tels que Diderot les souhaitait et qu’il n’a jamais su les faire. Rappelez-vous ses paroles : « J’ai quelquefois pensé qu’on discuterait au théâtre les points de morale les plus importans, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique. De quoi s’agirait-il en effet ? De disposer le poème de manière que les choses y fussent amenées, comme l’abdication de l’empire dans Cinna. C’est ainsi qu’un poète agiterait la question du suicide, de l’honneur,.. et cent autres. » N’est-ce pas une prophétie ? Aussi bien, cette « sorte de drame moral » étonnerait-elle, plus que la tragédie domestique, le vieux Corneille ? Il trouvait que la première utilité du poème dramatique « consiste aux instructions morales qu’on y peut semer presque partout. « Il ajoutait, il est vrai, qu’il ne faut pas « pousser loin ces instructions sans les appliquer au particulier ; autrement, c’est un lieu-commun qui ne manque jamais d’ennuyer l’auditeur, parce qu’il fait languir l’action ; et quelque heureusement que réussira cet étalage de moralité, il faut toujours craindre que ce ne soit un de ces ornemens ambitieux qu’Horace nous ordonne de retrancher. » Je ne garantis pas que Thouvenin ne pousse quelquefois ses « instructions » un peu loin sans les « appliquer » assez fidèlement « au particulier, » et qu’il n’y ait dans ses discours quelques « ornemens ambitieux : » cela ne fait pas que le reste de l’ouvrage soit un sermon.

Ni mélodrame, ni thèse, mais « tragédie domestique » et « drame moral, » voilà Denise : l’artiste et le moraliste, le spectateur de la vie et son juge, son peintre et son réformateur, ces deux adversaires que nous avons vus maintes fois lutter en M. Dumas et l’emporter alternativement l’un sur l’autre, ces deux génies se sont réconciliés pour cet ouvrage. Leurs dons opposés s’y font équilibre ; c’est le premier surtout de ces deux génies, l’artiste, plus souvent vaincu dans de récentes épreuves, que nous félicitons d’avoir rétabli la balance ; et c’est pourquoi, sans méconnaître le moraliste, nous avons cherché principalement à mettre en lumière ce caractère de l’œuvre commune : l’imitation de la vie des âmes, qui ne va pas sans sympathie avec elles. Nous nous sommes attachés à cette tâche plutôt qu’à l’éloge ou au blâme des détails, qui peut-être aurait amusé davantage. Heureux si nous avons fait comprendre que Denise, bien que née d’une idée pure, est une pièce humaine dans la double acception, — doublement belle, — de ce mot ; qu’ainsi elle est digne de clore, jusqu’à nouvel ordre, la carrière ouverte par les dieux du théâtre, voilà un tiers de siècle, au fils de Dumas. Un lettré, qui joint à l’esprit de finesse la connaissance des raisons du cœur, le comte Giuseppe Primoli, écrit fort justement dans une revue italienne : « La Dame aux camélias est l’œuvre du jeune homme ; Denise est l’œuvre de l’homme mûr. L’une n’a aucun rapport avec l’autre, mais peut-être faut-il avoir aimé Marguerite pour comprendre Denise. » On peut ajouter que, pour comprendre Denise, il faut l’aimer elle-même ; ç’a été la vertu de l’auteur : et que lui reprochions-nous naguère, sinon de ne plus vouloir aimer ?


Louis GANDERAX.

  1. Calmann Lévy, éditeur.