Revue dramatique - Comédie-Française, Smilis de Jean Aicard

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Revue dramatique - Comédie-Française, Smilis de Jean Aicard
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 933-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie Française : Smilis, drame en 4 actes, en prose, de M. Jean Aicard.

M. Jean Aicard, poète, a fait représenter Smilis, drame en prose, à la Comédie-Française. Je ne serais pas surpris si, à l’heure qu’il est, il murmurait en regardant du coin de l’œil certains auteurs dramatiques, l’orgueilleuse « plainte d’un Icare, » telle que l’a notée Baudelaire :

Les amans des prostituées
Sont heureux, dispos et repus ;
Quant à moi, mes bras sont rompus
Pour avoir étreint des nuées !

Aicard, Icare, c’est tout un dans l’espèce, — qu’on me passe la turlupinade ! Étreindre des nuées, c’est justement ce qu’a fait, en imaginant Smilis, l’ingénieux rimeur des Poèmes de Provence, de la Chanson de l’enfant, de Miette et Noré.

Il avait écrit pour la Comédie-Française, avant cet ouvrage, une traduction d’Othello et une petite comédie, Davenant, l’une et l’autre en vers. Apres avoir accueilli l’une et l’autre, MM. les sociétaires n’avaient représenté de l’une qu’un seul acte, une seule fois, dans une soirée extraordinaire ; ils n’avaient représenté l’autre qu’à Londres et puis, une seule fois, dans une matinée, à la Porte-Saint-Martin. Smilis, après plusieurs années, devait réparer ces mécomptes. M. Aicard, aujourd’hui, maudirait un peu le genre humain, il apostropherait in petto la race des auteurs dramatiques et se consolerait en répétant une strophe vengeresse, qu’il faudrait l’excuser. Le certain est que son aventure a de la noblesse et que beaucoup de gens de théâtre, et des plus heureux, n’ont que peu de mérite à ne pas faire de telles chutes : ils ne s’élèvent pas à ces hasards. Mais il est certain aussi que la méprise la plus honorable est pourtant une méprise et qu’étreindre des nuées, si haut qu’il faille s’efforcer pour les prendre, est battre vainement l’air : nous devons dire quelle erreur a commise, dans son premier drame original, ce chasseur d’abeilles, expert aux églogues.

M. Aicard, dans Smilis, a cru toucher le dramatique, le délicat, le sublime : c’étaient de faux semblans. — Un homme d’âge mûr passe d’une tendresse quasi paternelle pour une jeune fille à l’amour ; par contre, il se trouve que l’attachement conjugal de la jeune femme n’est, en effet, que piété filiale, et bientôt c’est à un autre, plus rapproché d’elle par l’âge, qu’elle donne les sentimens dus à l’époux : quels mouvemens d’âme plus manifestes, quelle action morale plus énergique et comment souhaiter une plus propre essence de drame ? — La jeune fille était si pure qu’elle ignorait, acceptant le mariage, qu’elle acceptât de nouveaux devoirs : se peut-il rien de plus délicat ? — Enfin supposez que l’époux, frappé de respect autant que de surprise, épargne ce trésor d’innocence et que, non content de l’épargner, il le résigne, par une mort volontaire, aux mains de son rival : quoi de plus sublime ? — Or, à l’épreuve, ce qui semblait dramatique est inerte, le délicat tourne au déplaisant et le sublime au puéril : voilà, en trois mots, l’accident de Smilis.

M. de Kerguen, capitaine de vaisseau français, marié, père d’une petite fille, a recueilli sur les ruines d’un village grec un enfant du sexe féminin, âgé de deux ans à peu près, — c’était l’âge de sa fille ; — il l’a baptisée Smilis, d’on ne sait quel mot grec qu’elle bégayait en souriant ; il l’a ramenée en France. A son arrivée, il a trouvé sa femme et sa fille mortes ; il a mis Smilis dans le berceau vide, et, depuis, il l’a emmenée dans toutes ses traversées, dans toutes ses campagnes. Il l’a moralement adoptée, et tout son équipage avec lui : Smilis est la fille du bâtiment, — qui, après quinze années, est un vaisseau-amiral. L’amiral (ou vice-amiral) Kerguen, de la Comédie-Française, âgé de cinquante ans, a donc auprès de lui, dans sa préfecture de Toulon, Smilis, âgée de seize ans, comme les amiraux Salvador et Lorédan, de l’Opéra-Comique, avaient Zora, la perle du Brésil, et Haydée.

Quels sont, alors que ces personnages commencent d’exister pour nous, les sentimens de l’amiral pour Smilis et de Smilis pour l’amiral ? L’amiral aime encore Smilis comme un père, mais comme un père jaloux, et d’une jalousie qui déjà n’est pas seulement celle d’un père. Il arrive souvent qu’un homme admire la beauté de sa fille comme son ouvrage, qu’il en conçoive un tendre orgueil, et que, par un égoïsme ingénieux à se procurer des excuses, il retarde le moment de confier son bien le plus cher à quelqu’un de ces jeunes gens dont il se défie volontiers. Mais l’amiral n’est pas un père selon la nature : sa jalousie n’est pas seulement de l’avarice ; elle est mêlée de convoitise. Il est devenu, — à quel moment, nous l’ignorons, mais quand nous faisons sa connaissance, le mal est déjà fait, — amoureux de sa pupille. L’est-il résolument et n’est-il plus autre chose ? Non pas ! Il propose à Smilis, en père jaloux, mais en père, un parti qu’il lui saura bon gré de refuser) elle le refuse, en effet : il s’en réjouit en amoureux jaloux ; — Pour elle, l’état de son âme est bien simple : elle aime Kerguen d’amour filial et n’aime personne autrement. Elle ne pense guère au mariage ! Quand l’amiral, au milieu d’une fête lui dit qu’un de ses danseurs demande sa main, elle répond de sa voix limpide : « Il n’aura donc jamais fini de me taquiner ! » Puis elle saute au cou de son tuteur : « Je ne veux pas d’autre mari que vous ! » Toutes les petites filles ont dit cela, et du ton le plus sérieux : « Quand je serai grande, j’épouserai papa ! » Toutes les jeunes filles l’ont répété, par manière de plaisanterie et de défense câline, le premier lendemain de bal où leur père les harcèle d’un jeune homme qui a l’impertinence de menacer leur liberté : « Papa, je n’ai pas besoin d’un autre mari que vous ! »

Voilà dans quels sentimens se tiennent de pied ferme, au début de la pièce, le héros et l’héroïne. Nous sentons bien cependant qu’on va marcher tout de bon à un mariage ; nous nous demandons par quelle voie. Comment l’amour de Kerguen va-t-il se tirer de l’affection paternelle. où il est encore engagé ? Comment l’amour de Smilis va-t-il naître et s’éveiller dans les langes de la piété filiale ?

Oui vraiment, nous marchons à un mariage, mais par la voie la plus simple : par la voie de l’entr’acte, — ou plutôt nous y sautons à pieds joints, nous y voilà. Quand la toile se relève, on revient de la cérémonie. Apparemment, durant ce bref intervalle, les âmes ont fait de grands progrès ; nous allons bien en juger : l’auteur, selon la mode de cet hiver, nous permet d’assister au prélude de la nuit de noces. Dans Autour du mariage, nous avons vu M. d’Alaiy, échappé des vignettes de la Vie parisienne, prendre un avant-goût de l’hyménée en faisant des bulles de savon et ne prendre rien autre chose. Dans le Maître de Forges, nous avons vu Philippe se quereller avec Claire, lui désigner une chambre à droite et se retirer dans une chambre à gauche. Sans doute, nous allons voir ici des gens plus heureux : pour qu’ils en soient venus seulement à ce point, il faut que leurs sentimens se soient bien modifiés depuis le premier acte.

Mais non ! l’amiral s’approche de Smilis en amoureux, mais son amour ne se révèle encore que par des façons ambiguës ; et quand Smilis, demeurée la même, lui dit ingénument : « Bonsoir, mon père ! » et se lève pour rentrer dans sa chambre de jeune fille, il redevient père, ou plutôt il éprouve qu’il l’est toujours ; il se désole, mais il se résigne et se repent. Sa passion, après quelques mines, s’est laissé déconcerter et rabattre en amour paternel par trois paroles de petite fille. Il se frappe la poitrine à présent, mais moins pour contenir son cœur furieux que pour accompagner ses mea culpa. Il ne crie pas : « J’ai perdu ma femme ! » mais : « J’ai épousé mon enfant ! » Aussi ne peut-il plus que pleurer sur celle-ci, sans rien faire pour reconquérir celle-là, dont pourtant il reste amoureux. Il est le même ici qu’au premier acte, et le même il sera jusqu’à la fin.

Quand on s’est fourvoyé dans certains mauvais pas, le mieux pour en sortir est de pousser droit devant soi ; le mieux, pour réparer certaines sottises, est de les mener à bout. Le malheur de Kerguen, c’est qu’étant un peu le père de Smilis, il s’est aperçu qu’il l’aimait, et que, l’ayant épousée, il s’aperçoit qu’elle est un peu sa fille : c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Kerguen a sauté du premier acte au second à pieds joints, et nous voyons qu’il a sauté sur place. Va-t-il y rester ? Il ne peut empêcher, à présent, qu’il n’ait épousé Smilis ; le moyen de faire qu’elle ne soit un peu sa fille serait de la faire tout# à fait sa femme. C’est d’ici, vraiment, que partirait la pièce, et ce point de départ en vaut un autre. Pourquoi Ruy Gomez ne se ferait-il pas aimer de doña Sol ? Hernani n’a pas encore paru. La partie est, en somme, intacte, et peut encore se gagner. L’École des vieillards ne finit pas si mal : pourquoi l’amiral de M. Aicard ne serait-il pas aussi heureux que l’ancien armateur de Casimir Delavigne ? Il pourrait au moins s’y essayer : que si M. George, un lieutenant de vaisseau dont la silhouette a passé dans le fond de la scène, vient se jeter à la traverse, un drame se nouera, celui de l’union mal assortie que vient troubler, ’ou même rompre, en vertu des lois de la nature, l’amour négligé qui se venge. Que l’amiral garde sa conquête ou la perde, au moins il agira. Smilis, d’ailleurs, a-t-elle horreur de son mari ? Nullement. Elle ignore le mariage, et voilà tout. Pour que le drame commence, Kerguen n’a pas besoin de la forcer, mais de l’instruire.

Hélas ! c’est justement ce qu’il ne peut faire. En vain, il est encore dans la verdeur de l’âge, il est propre et même beau avec son menton frais rasé entre ses favoris poivre et sel, dans son net uniforme noir, sur les manches duquel brillent les trois étoiles d’argent ; il est entouré du respect des hommes et de ces graves pompes militaires qui peuvent frapper une imagination toute jeune et prévaloir, au moins pour un temps, auprès d’une vierge sur des avantages dont elle ignore le prix ; mais en vain ! Il est père autant qu’amoureux ; et de même qu’en l’état de père il se sentait trop épris, en l’état d’époux il se sent trop paternel. Son mariage n’a été qu’une étourderie, sa passion qu’une flambée aussitôt éteinte par trois gouttes d’eau bénite qu’y jette une première communiante ; ou plutôt son mariage s’est fait sans qu’il ait changé, mais sa passion brûle toujours à petit feu comme elle brûlait, en veilleuse qui n’éclairera aucune scène d’amour. Il n’a pas avancé ni reculé d’un pas. Il est le même qu’au premier acte, et le sera jusqu’au bout, et, si je le répète encore une fois, mon excuse est celle du Pierrot de Don Juan : « Je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose. »

Kerguen se résigne, dans le mariage, à n’être que le père de Smilis, et pourtant il ne s’en contente pas : j’entends qu’il n’est pas plus content de son sort après la noce qu’avant. Il n’a pas su se tenir à sa place ; il ne sait pas s’y remettre, ni davantage se mettre à la place qu’il a prise. Il apprend au troisième acte, de la bouche même de M. George, son aide-de-camp, les sentimens que ce vertueux jeune homme a conçus pour sa femme : la nouvelle, à coup sûr, ne le laisse pas indifférent, comme elle ferait s’il s’était retiré de bonne foi dans l’amour paternel ; elle ne fouette pas non plus sa passion de manière à lui redonner courage, à la dresser en sursaut comme il faudrait, dans ce péril urgent, pour le salut domestique. L’amiral, même en cette passe, ne bouge pas : il est ému et se tient coi, il est amoureux et père, l’un et l’autre comme un Terme. Il est ce qu’il est, et le sera toujours ou ne sera plus : au quatrième acte, en effet, il se résout à ne plus être ; et sa résolution est d’une âme à la fois éprise et paternelle !

Il soupçonne que Smilis aime George, comme il sait déjà que George aime Smilis ; pas plus que la révélation du lieutenant, cette idée ne modifie son cœur. Amoureux, il s’en afflige ; père, il s’y résigne ; il s’assure seulement que l’idée est juste : une épreuve classique y suffit. L’épreuve faite, il s’empoisonne ; on peut graver sur sa tombe : « Ci-gît un personnage de théâtre, qui se trouve tout à la fin juste au même point qu’au commencement, c’est-à-dire un personnage qui ne fut aucunement dramatique. Priez pour l’auteur ! »

Adieu, Kerguen ! Revenons à Smilis. — Pour celle-ci, le cas est plus simple : auprès d’elle, j’avoue que l’amiral est un héros tumultueusement dramatique ; en regard de cette immobilité, les petites oscillations qu’il éprouve sur place figurent un mouvement endiablé. Je n’examinerai pas si l’état d’innocence où l’on nous présente cette jeune fille est vraisemblable. Elle accepte le mariage non-seulement sans connaître, — pour parler comme Armande, des Femmes savantes, — « les suites de ce mot, » mais sans même se douter que ce mot a des suites. Elle est plus éloignée de s’en douter qu’Agnès elle-même, — l’Agnès de l’École des femmes ; — car Agnès, que les puces « ont la nuit inquiétée, » est avertie qu’elle aura bientôt « quelqu’un pour les chasser ; » Agnès, le soir des noces, ne dira pas à Arnolphe : « Bonsoir, mon père ! » D’ailleurs Agnès a été élevée tout exprès pour être « une sotte, » et non point seulement une innocente ; elle a grandi dans une cage sur laquelle deux gardiens, Alain et Georgette, par ordre du maître, ont pris soin d’épaissir le mouron : elle n’a jamais vu le soleil. On ne nous donne pas avis que l’amiral ait formé sa pupille selon ce catéchisme ; en tout cas, elle aurait eu pour moniteurs quelques matelots, et l’on ne nous dit pas que le quartier-maître Martin, si bonhomme qu’il soit, ait sur ces matières une vigilance toute spéciale. Nous y consentons pourtant ; nous acceptons Smilis telle quelle, avec « cette honnête et pudique ignorance. » A la rigueur, nous nous disons qu’un vaisseau de l’état est un cloître flottant, et qu’à voir, vers la fin de la journée, l’amiral Kerguen ou le quartier-maître Martin se mettre tout seul dans son hamac, Smilis a reçu moins de lumières sur la vie conjugale que la petite fille la plus chastement élevée n’en reçoit de ses père et mère. Nous admettons que, ni dans les semaines qui précèdent le mariage, ni dans les mois qui suivent, il ne s’est trouvé ni une amie ni une servante pour faire glisser un rayon à travers cette nuit d’innocence. Nous prenons pour vérités toutes ces invraisemblances matérielles et nous les colorons d’excuses ; nous tenons Smilis pour ce qu’elle est d’après la définition de l’auteur : — une seule petite chose nous fâche, c’est qu’elle n’est pas dramatique.

Ah ! si elle s’apercevait au moins, après cette enfantine nuit de noces, que son mari n’est pas heureux ; si la pitié inquiétait un peu son affection pour lui et l’inclinait vers l’amour ! Ou bien, puisqu’elle est aimée d’un jeune homme et qu’elle l’a remarqué, si la passion éclatait en elle comme éclate la fleur de l’aloès et lui révélait soudain qu’elle est femme ! Mieux encore : si l’un et l’autre sentiment se faisaient jour dans son âme et se la disputaient et la déchiraient jusqu’à ce que l’un ou l’autre s’en fît maître et la gardât tout entière, elle aurait passé par une crise d’un état moral à un autre et sa marche serait un drame ! Mais point ! cette figurine demeure où l’auteur l’a d’abord placée.

Au premier acte, Smilis a déclaré : « Je ne veux pas d’autre mari que papa. » Au second, elle n’a pas avancé d’une ligne, et nous voyons, d’ailleurs, qu’elle était plus retardée que nous ne pensions ; « Hier, dit-elle à peu près, on m’appelait mademoiselle ; aujourd’hui, l’on m’appelle madame : voilà toute la différence. Autrefois, j’étais une enfant ; on me mit un voile blanc pour ma première communion, et je devins une jeune fille ; on m’a remis un voile blanc pour mon mariage, et me voilà une jeune femme. Bonsoir, mon père ! » Ainsi, la pièce aurait un prologue où l’on verrait Smilis en première communiante, que, du commencement de ce prologue à la fin de ce deuxième acte, — l’héroïne elle-même nous le confesse, — le progrès ne serait pas sensible : à coup sûr, il ne l’est pas du premier acte au second.

Dans le troisième, Smilis ne change pas davantage : elle vaque aux soins de la maison et fait la madame J’ordonne sans le moindre embarras de ce qu’elle n’est que mademoiselle ; elle ne ressent aucun malaise, elle n’éprouve aucun doute sur le peu de naturel d’un état de virginité dans le mariage, ou plutôt, pour elle, vierge et femme mariée, c’est tout un. Elle n’aime son père ou son mari, comme il voudra qu’on l’appelle, ni plus ni moins après qu’avant : elle ne fait aucune différence entre les temps et n’imagine pas qu’il en fasse une. Quant à M. George, elle le préfère au reste de l’état-major ; mars il n’est pas clair pour elle, il est à peine clair pour nous que l’affection qu’elle a pour lui est d’un autre ordre que son amitié pour Martin. L’auteur veut qu’elle se pâme quand elle voit que M. George est blessé ; il permet alors que M. George dépose un baiser sur son front ; mais ce n’est pas le baiser qui l’eût fait pâmer, non, certes ! Agnès, quand Arnolphe veut gager qu’on l’a faussement accusée, lui répond :


Mon Dieu ! ne gagez pas, vous perdriez vraiment…


Quand il demande si Horace lui a fait quelques caresses, elle répond avec candeur :


Oh ! tant ! il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n’était jamais las.


Comment Smilis, plus innocente qu’Agnès, serait-elle émue d’un baiser ? Je n’imagine pas pourquoi, lorsqu’elle reprend ses sens, elle s’enfuit comme épouvantée !

Au quatrième acte encore, ce n’est pas par hasard que Mlle Reichenberg, pour représenter la jeune femme, s’est vêtue, ou peu s’en faut, ainsi qu’au premier : mousseline blanche sur tunique rouge ou sur tunique bleue, c’est toujours un costume d’enfant de chœur ; Smilis est toujours Mlle Joas ! Elle aime toujours bien l’amiral Joad et ne voudrait pas lui faire de la peine ; elle pense vaguement à M. George, comme à un jeune lévite qui, naguère, entre les exercices religieux, lui procurait des « passe-temps plus doux, » c’est-à-dire lui apprenait de belles chansons et lui racontait de belles histoires. Apparemment, c’est par inadvertance que l’auteur lui donne l’air de comprendre, un moment, quelque chose, quand le vieux Martin lui dit : « L’amiral est jaloux ! » C’est une inconséquence qu’il lui prête, quand il lui fait baisser la tête au nom de George et murmurer ces paroles : « Il faut qu’il s’éloigne ! » Pourquoi George s’éloignerait-il et de quoi l’amiral serait-il jaloux ? Smilis ne peut avoir aucune idée là-dessus ; aussi bien elle n’en a aucune ; nous avons mal vu et mal entendu : la preuve en est que, même après l’avis de Martin, même après ce manège apparent de réflexions, quand Smilis reçoit la nouvelle que George doit partir, d’un geste brusque de petite fille, elle se cache la tête dans le tablier de l’amiral, — je veux dire dans le pan de sa redingote, et se met à pleurer. Serait-elle si niaisement cruelle ? Mais non ! Elle n’a rien compris. D’ailleurs, à la fin, l’auteur la fait reparaître au moment où Kerguen expire ; il veut qu’elle se jette sur le corps en poussant ce cri : « Mon père ! » C’est son dernier mot. Rien n’empêche, si bientôt elle épouse George, ainsi que nous le prévoyons, qu’elle ne lui dise le soir de ses noces : « Bonsoir, mon second père ! » Le mariage n’a été pour elle que le renouvellement de sa première communion ; il ne l’a pas renouvelée elle-même, ni l’amour non plus ; telle nous l’avons vue d’abord, telle jusqu’à la fin elle reste : avec toutes les grâces qu’on peut lui reconnaître, ce n’était pas une héroïne à mettre sur la scène, mais une statuette à poser sur une étagère ; elle n’en aurait pas bougé.

Ainsi, des acteurs de ce drame, ni l’un ni l’autre n’agit, ni l’un ni l’autre n’est dramatique ; tous les deux se tiennent dans le statu quo moral, qui, pour des personnages de théâtre, est le néant. Qui les accompagne à nos regards ? Trois comparses, dont aucun n’a garde d’être animé davantage : un amoureux, un serviteur, un confident. L’amoureux s’entrevoit à peine, de profil et dans une seule attitude, combien apprise et convenue ! C’est le jeune homme, banalement honnête, qui déclare au mari : « On n’est pas maître de son cœur : monsieur, j’aime votre femme ! » Le serviteur est le vieux matelot bourru, dévoué, pittoresque en son langage, qui répète tous les sentimens de son maître et les commente ; avantageusement connu par beaucoup de romans et de mélodrames, il avait occupé ce poste de raisonneur auprès d’un ménage mal assorti dans l’École des vieillards sous le nom de Valentin ; sa rentrée sous le nom de Martin n’est pas pour donner une vie haletante à l’ouvrage. Un confident comme le commandant Richard, vieil ami de l’amiral et oncle de George, est tout excusé de n’être pas plus efficace : il pourrait être moins patient, moins bavard et moins inutile ; de ci, de là, et surtout à la fin, il pourrait donner un bon conseil ; mais son office de confident, il faut en convenir, est de ménager des repos au drame et non de lui communiquer de l’énergie. Quand le héros et l’héroïne sont inertes, comment des personnages désintéressés de l’action seraient-ils frémissans et bondissans ? Tous ces marins se tiennent raides au commandement de : « Fixe ! » Le vaisseau-amiral est en panne sur une mer sans marée. On ne voit dans Smilis, comme sur une image d’Epinal, que des uniformes de la flotte française : amiral, capitaine de vaisseau, lieutenant, quartier-maître, etc. ; volontiers à la fin, on crierait : « Vive la ligne ! » et quelqu’un a proposé, pour la prochaine affiche, ce sous-titre : l’École navale des femmes. Mais si la pièce n’était monotone que pour les yeux, le mal serait médiocre : elle l’est pour l’esprit, et ce vice est mortel.

Voilà donc la plus grave des méprises de M. Aicard, et celle où je voulais le plus insister : il a cru toucher le dramatique, c’était un mirage ; il n’y a pas, dans Smilis, la moindre palpitation de drame. Mais encore une œuvre immobile, même exposée sur un théâtre, peut-elle être agréable, et, si tant est qu’on doive rester en un lieu moral depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit, faut-il qu’on y respire commodément. Là-dessus M. Aicard était tranquille : l’air est frais et léger sur le sommet de la Jungfrau. La pièce ne proposait que des sentimens honnêtes, purs, angéliques ; si même l’héroïne avait tort pour le drame de rester la même, elle avait raison pour la poésie de rester immaculée ; l’auteur avait tamisé le fin du fin et filtré la quintessence du délicat : les belles, âmes s’en contenteraient.

Admirez ici la malignité de la fortune : voici que ce phare (Ave, maris Stella ! ) était un écueil ! Plus Smilis est innocente, plus Kerguen me déplaît, si bien que, dans cette situation où la pièce demeure stagnante, je ressens un déplorable malaise. J’admets que la jeune fille ignore les « suites du mariage ; » mais l’amiral les connaît. On a beau me rappeler que pour les purs tout est pur, et taxer d’indécence ma pudeur trop instruite, on a beau me faire observer que ce digne homme parle de son amour avec une prudence, une gravité, une élévation exemplaires, je n’en retiens pas moins qu’il a élevé Smilis comme sa fille, en souvenir de sa fille même et pour la remplacer, qu’il l’a prise à deux ans, à peine vêtue de sa petite chemise, montrant sa petite poitrine, agitant ses petits bras et ses petites jambes, — (l’auteur lui-même a donné ces détails), — et qu’un jour l’idée lui est venue de destiner le tout, un peu accru, « à l’honneur de sa couche, » — ainsi parle Sganarelle dans l’École des maris ; — eh bien ! pour moi, le jour où ce désir est né, quoi qu’on me dise, est un vilain jour, et la situation où l’amiral s’est mis dès ce moment pour y rester, la seule où je le connaisse, est vilaine ; l’aspect m’en est fâcheux, et la monotonie m’en rebute.

— Mais, me dira-t-on, vous supportez Arnolphe. — Oui-da ! c’est que je ne sache pas qu’Arnolphe ait élevé Agnès pour en faire sa fille, mais bien pour en faire sa femme. De même, le comte de Ferriol avait acheté la jeune Aïssé pour l’emploi de maîtresse ; il a pu le lui donner : sa conduite n’a rien de beau, mais rien de repoussant non plus. La distinction n’est pas vaine, qu’on ne m’accuse pas de chicane ! Toujours Arnolphe a considéré Agnès comme sa femme et jamais comme son enfant ; il n’est pas de jour où il ait dû se dire : « Hé ! hé ! je m’accommoderais bien de ma fille ! » Est-il besoin, d’ailleurs, d’ajouter qu’Arnolphe est un laid personnage et qu’il n’est sauvé de l’odieux que par le comique ? Il est égoïste et dur, il dispose à son usage d’une personne humaine comme d’une brute ; volontiers on s’écrierait, avec Georgette, qu’il n’est pas de « plus hideux chrétien ; » mais il fait rire ! Il ne pousse pas des « Ha ! » mais des « Hon ! » ni des « Oh ! » mais des « Ouf ! » Il ne meurt pas, mais il dit : « Je crève ! » Plus haïssable, au fond, malgré toutes ses vertus, l’amiral de M. Aicard ne s’excuse pas par le comique : c’est un héros du genre noble. Il pourrait se faire absoudre encore à force de passion et devenir tragique. La passion, au théâtre, pourvu que le poète nous en fasse partager les ardeurs, nous fera tout admettre, même le véritable inceste. S’il avait plu à un Shakspeare, François Cenci nous serait sympathique : j’entends que nous jouirions et souffririons avec lui ; nous perdrions, en sa compagnie, le sang-froid et l’illusion du libre arbitre ; transportés en lui, nous ne le verrions plus : comment sa vue nous fâcherait-elle ? Mais l’amiral Kerguen garde son jugement et nous laisse le nôtre ; nous lui restons étrangers et nous le condamnons. Son amour est médiocre ou du moins il se modère ; il ne peut lui servir d’excuse. Lorsqu’on tombe en de telles fautes, il faut achever pour être absous.

Je pourrais ajouter que, demeurant imparfaits, certains crimes sont invraisemblables, au moins de certaines gens. Étant ce qu’il est, comment l’amiral épouse-t-il sa fille s’il n’a perdu la tête ? S’il l’a perdue, où prend-il sa raison pour s’arrêter ? Ou même, s’il s’arrête, ne faut-il pas du moins que sa machine morale et physique se détraque, grince et craque ? Point du tout ; nous le voyons commettre cette sottise et la commettre à demi, et puis s’asseoir, se prendre le front et se désoler raisonnablement : une bonace sous, un crâne, voilà sa tempête ! L’auteur nous jure que les faits sont vrais ; nous le croyons sur parole, ce n’est pas notre première complaisance ; le seul inconvénient à la seconde, c’est que nous voilà deux personnages extraordinaires sur les bras et que ce dernier n’est pas le moins lourd : l’innocence de Smilis m’étonnait, la faute de l’amiral m’étonne encore plus. J’admets pourtant l’une et l’autre. C’est une lubie dont l’auteur afflige cet honnête homme, soit, j’y consens ; mais cette lubie est déplaisante, et, comme le malheureux la déplore dès qu’il l’a fait paraître et se complaît pendant trois actes à discourir là-dessus, je ne saurais m’en distraire ; toute la pièce me devient pénible, et ce qu’elle a de plus délicat, aux yeux de l’auteur tourne à me la rendre répugnante.

J’entends bien que M. Aicard et son amiral ont une dernière ressource : le. sublime. Sublime est le renoncement de Kerguen devant l’innocence de Smilis et la rivalité déclarée de George ; sublime est son suicide : du moins on y comptait. Quant au renoncement, j’imagine que j’en ai dit assez pour montrer que, loin d’être sublime, il n’est pas même intéressant ; le suicide, en vérité, ne mérite pas une longue dispute. C’est un expédient pour finir la pièce, renouvelé de Jacques et du Comte Hermann. Mais le héros de George Sand et celui de Dumas père ont toute sorte de raisons pour se tuer. L’un et l’autre doit sa mort à sa femme et à son ami ; et le premier surtout la doit à son caractère, tel que l’auteur l’a montré. Jacques est un philosophe épuisé ; il considère que le mariage indissoluble est une injustice ; il a dit à Fernande, la veille de ses noces, qu’elle serait toujours libre : du même coup, il se dégage de ce monde où il n’a plus rien à faire, il tient parole à sa femme et, rompant son mariage par cet artifice, il fait la nique à la société.

Encore, pour nous échauffer au point que nous acceptions ce dénoûment, faut-il la sincérité de passion qui bouillonne dans ce livre et qui en transfigure tous les personnages. Tous sont généreux, étranges et s’accorderaient ensemble, n’étaient les fatales conventions du code, et sans que personne d’entre eux fût ridicule. L’amant écrit à la femme après une absence du mari : « Et notre Jacques ! il revient ce soir, n’est-ce pas ? Je vais l’embrasser comme si je l’avais perdu pendant dix ans ! » La femme répond à l’amant : « O mon cher Octave ! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques ! » Et le mari se laisse écrire par sa meilleure amie, par celle qui le comprend le mieux : « Laisse la place à Octave et prends-en une meilleure ; sois l’ami et le père, le consolateur et l’appui de la famille. N’es-tu pas au-dessus d’une vaine et grossière jalousie ? Reprends le cœur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme ! » Et nous lisons tout cela sans rire, tant l’auteur nous élève avec ses héros au-dessus de l’ordinaire ! Le moyen de nous étonner que le mari se tue s’il préfère décidément se tuer ! Il est de plain-pied avec le sublime, et cet acte libéral n’est que l’effet dernier de ses idées et de ses sentimens tels que l’auteur les a passionnément exposés.

Le comte Hermann, qui n’a pas la valeur typique de Jacques et ne fait qu’imiter sa dernière action, a vécu, lui aussi, plusieurs existences d’homme et joui suffisamment de son lot. Dès avant son mariage, sa femme et son neveu, — presque son fils, — s’étaient aimés ; il est un intrus dans leur bonheur. D’ailleurs, il leur a tendu, sans le vouloir, un piège : se croyant près de mourir, il les a ajournés, pour leurs fiançailles, à un an ; il a guéri et, en quelque manière, il se survit à lui-même ; il se punit de cette indiscrétion par un peu de poison. Si singulière que soit cette mort, elle n’est pas d’un maniaque ; c’est un sacrifice, et non un accident. Mais l’amiral Kerguen, homme d’action, homme de mœurs pures et qui s’est réservé pour l’arrière-saison, — voilà qui le distingue de Jacques, — l’amiral qui ne doit rien à l’amoureux de sa femme, — voilà qui le distingue du comte Hermann, — pourquoi l’amiral boit-il ce poison, sinon par l’ordonnance de l’auteur, qui lui prête arbitrairement cette lubie, — encore une, c’est la dernière ! Nous ne pouvons voir là un acte héroïque du personnage, mais un geste mû par un ressort, qu’une main sortie de la coulisse tire naïvement. Au lieu d’un dénoûment sublime, c’est un moyen puéril d’en finir. Ainsi cède et se dissipe la troisième des chimères embrassées par le poète : Ixion ou bien Icare, il peut se lamenter trois fois !

La conception de l’ouvrage, qui par trois raisons semblait heureuse, était trois fois malheureuse au contraire ; trois vices, dont un seul était mortel, ont perdu Smilis : le faux dramatique, le faux délicat, le faux sublime, qui tous les trois tournent à l’opposé de leur apparence : le dernier au puéril, le second au répugnant, et le premier à l’inerte. Contre ces trois vices que vouliez-vous que fît le talent de M. Aicard ? Assurément, si l’on regarde à l’exécution de sa pièce, les qualités passent les défauts. Dans le début du premier acte, la donnée se raconte lentement ; plus d’une scène, dans le troisième et dans le quatrième, répète la dernière du second. Mais, dans le premier acte, aussitôt que paraît l’amiral, la psychologie spécieuse de ce personnage est déduite joliment. Au second, la scène de la nuit de noces est menée avec une légèreté de main charmante ; au troisième, celle où Kerguen reçoit le secret de George se conclut avec force. Enfin, quoique certaine préciosité me déplaise au théâtre, et partout certain style en même temps abstrait et poétique (quel honnête homme, — je ne dis pas quel loup de mer, — s’est jamais exprimé de la sorte : « La petite âme, à peine en fleurs, toute tremblante, à chaque fois que j’y touchais, laissait tomber sur moi des candeurs et des puretés ! ) » il reste assuré que la langue de M. Aicard est fort supérieure à celle de la plupart de nos auteurs dramatiques. Pourquoi faut-il que ces mérites n’aient pu prévaloir contre une essentielle et triple méprise ?

Les mérites de l’interprétation s’y sont joints. M. Febvre, encore qu’il n’ait pas donné à l’amiral plus de chaleur que l’auteur ne l’avait expressément marqué, a mis toute son expérience à composer ce personnage. Mlle Reichenberg joue Smilis, comme il sied pour qu’elle ne choque point, en ingénue selon la convention : dans une gentille poupée, c’est une merveilleuse boîte à musique. M. Got s’ingénie renouveler la physionomie du matelot Martin par toutes les roueries de son jeu ; M. Laroche prête une excellente tenue au commandant Richard, et, grâce à M. Worms, le lieutenant George fait bonne figure. Mais tout cet art et tous ces artifices sont vains : poète et acteurs peuvent colorer des nuées, ils ne les animent pas ; il faut souhaiter que M. Aicard, à la prochaine rencontre, étreigne des réalités !


LOUIS GANDERAX.