Revue dramatique - Don Juan à l’Odéon

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Revue dramatique - Don Juan à l’Odéon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 454-463).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Don Juan.

Connaissez-vous M. Calmettes? — Non. — Et M. Matrat? — Heu! heu!.. — Et Mlle Suzanne Bertrand? — Pas davantage. — Connaissez-vous l’Odéon? — Oui ! — Eh bien ! M. Calmettes et Mlle Suzanne Bertrand sont un jeune homme et une jeune fille à peine dénichés du Conservatoire; engagés à l’Odéon, ils y trouvent M. Matrat, un peu plus ancien dans la vie et dans. Ce théâtre ; et, pour leurs débuts, avec le concours de ce camarade et de quelques autres, ils jouent Don Juan. — Don Juan d’Autriche, sans doute? — Non! le Don Juan de Molière. — Ah! les pauvres enfans!.. Mais M. Calmettes, pour son coup d’essai, représente peut-être don Alonse, le moins important des frères d’Elvire, ou Ragotin, qui retire si prestement l’assiette de Sganarelle, ou La Violette qui lui verse à boire? — Non pas! M. Calmettes fait don Juan. — Jeune présomptueux!.. Il est donc, cet apprenti comédien, doué de toutes les grâces et de toutes les élégances, fils favori de la nature, filleul des fées et du diable? — Je n’oserais l’assurer. — Il a poussé, dans l’intervalle des classes ou pendant ces dernières vacances, jusqu’à l’extrémité des passions, jusqu’à la fin des philosophies; il est passé maître à tous les jeux de l’amour et de la raison? — Je n’en réponds point. — Il connaît la valeur de son personnage et les intentions de l’auteur?.. Don Juan! Être don Juan! Avant d’y prétendre, il s’est renseigné auprès des critiques et des historiens, auprès de la poésie et de la musique? Il a demandé conseil à Musset, il a mêlé son âme à celle de Mozart? Au moins, il a lu Hoffmann? — Je ne sais ; mais Molière ne l’avait pas lu. ... C’est que don Juan, depuis Molière, s’est transfiguré dans l’imagination des hommes. Mozart, le tendre et pur Mozart, l’a fait chanter ; Hoffmann a entendu ce chant à travers les vapeurs d’un rêve; Musset nous a conté ce rêve et s’est plu à l’achever. Et voici que le séducteur d’Elvire, le galant de Charlotte et de Mathurine, est devenu le poursuivant de l’idéal, un chevalier errant à la recherche de cet inaccessible objet, une âme éprise du parfait amour et qui ne s’adresse qu’à lui en interrogeant des formes diverses : don Juan, c’est monsieur Psyché. Mais combien Psyché fut plus heureuse ! Don Juan convoite un bien suprême, il croit le reconnaître, il y court; il ne trouve qu’un simulacre indigne de lui; aussitôt il s’en éloigne et recommence l’épreuve, persuadé qu’à la fin de ce pèlerinage il atteindra sa récompense: — et voilà, conclut M. Vacquerie, comment on fait « du débiteur insouciant de M. Dimanche l’âpre créancier de Dieu. »

Byron, en répétant le nom du héros, lui a communiqué son troublant prestige ; aux frontières opposées de l’Europe, chez Pouchkine, l’écho a retenti : don Juan !.. « Lui toujours! lui partout!.. » Mérimée, en Espagne, a ressuscité un autre don Juan, cousin du premier, et qui lui ressemble; Alexandre Dumas l’a aussitôt agité sur les planches. Don José Zorrilla, sur ces entrefaites, a repris à sa façon le véritable don Juan, celui de Tirso de Molina et de Molière, et sa pièce est encore jouée sur les principales scènes de son pays. Don Juan nous cerne, il mène autour de nous une ronde magique et nous enchante : les adolescens, sur les bancs du collège, le voient passer dans leur demi-sommeil et le considèrent avec autant de complaisance, sinon de sang-froid et de sagacité, que Stendhal ; les femmes lui sourient avec un effroi délicieux.

Mais don Juan, selon nos penseurs, c’est aussi le Prométhée moderne; et, comme tel, c’est Molière lui-même. C’est Molière qui se dresse tout seul, au milieu du XVIIe siècle catholique, pour annoncer le contre-évangile, la mise en liberté de l’intelligence humaine; c’est Molière, précurseur de l’Encyclopédie, revenant par un détour à l’attaque des dévots qui tiennent bloqué le Tartufe; c’est Molière qui brise les superstitions et met à leur place cette vérité que « deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit; » c’est Molière, enfin, qui donne un louis d’or au Pauvre, non plus pour l’amour de Dieu, mais « pour l’amour de l’humanité. » Vous avez entendu : « l’amour de l’humanité ! » Tout ce que le XVIIIe siècle a de meilleur, tout ce qu’il a de plus neuf est là dedans : tout cela vient se joindre à ce que l’âme du XIXe en sa jeunesse, a de plus intéressant, à cette noble inquiétude qui fait de la débauche même une œuvre vénérable et presque sainte. Voilà bien des choses.

Assurément, c’est de quoi douter qu’un acteur, si grand qu’il soit, puisse remplir ce personnage, ou plutôt que ce personnage se restreigne aux limites de la personne humaine : don Juan est un colosse de fumée chatoyante, qui s’élève orgueilleusement jusqu’au ciel. C’est de quoi douter qu’il soit vivant, et que l’œuvre où il domine soit dramatique: Don Juan est un symbole, don Juan est un prête-nom; cette prétendue pièce de théâtre est un poème allégorique et un pamphlet philosophique. Morceau capital, sans doute, parmi les plus considérables de Molière ! Joyau unique, où il a distillé à loisir et enfermé pour les arrière-neveux de ses contemporains l’essence de sa pensée ! Tout ce qu’il savait de l’amour, il a voulu le mettre ici plutôt que dans le Misanthrope; tout ce qu’il savait de l’homme et de son origine et de sa fin, plutôt que dans le Tartufe! c’est ici le testament moral et métaphysique de Molière, médité par lui, on peut le croire, et qui se recommande à nos méditations. Si, d’ailleurs, on réfléchit que le héros apparent de l’ouvrage, pour les besoins de l’action scénique, est un séducteur et un meurtrier, et qu’à la fin il est frappé de la foudre et englouti par l’enfer, on jugera que ce spectacle n’est pas fait pour les gens qui aiment à rire, et l’on ne s’en approchera qu’avec tremblement.

Il faut toutefois en faire l’épreuve : on sait que depuis le 15 février 1665, date de la première représentation, assez peu de gens l’ont faite. On connaît cette histoire : après quinze jours, Don Juan retiré de l’affiche ; quand il y reparaît, Molière est mort et M. Chevreul a déjà cinquante-cinq ans; c’est à l’Odéon, en 1841. Dans l’intervalle, on n’a joué que le Festin de Pierre, de Thomas Corneille, transcription bénigne en alexandrins. La Comédie-Française, en 1847, reprend à son tour le texte original : les romantiques fêtent Molière, surtout pour ce qu’il a gardé de Tirso et pour ce qu’il annonce de Byron, de Hoffmann, de Musset. Don Juan ne vient-il pas de la patrie de Hernani et de Ruy-Blas? Ne sera-t-il pas « le Faust de l’amour, » tourmenté à jamais par « la soif de l’infini dans la volupté? » On ne fait qu’un reproche, alors, aux acteurs de « cette admirable pièce : » ils la jouent « trop en comédie et pas assez en drame. » Qui parle ainsi ? Théophile Gautier. C’est Geffroy qui fait don Juan, et Samson Sganarelle. Depuis, Bressant a succédé à Geffroy, et Régnier à Samson. Mais Bressant lui-même et Régnier, où sont-ils?.. Je crois bien que l’Odéon, en 1879, a remonté encore Don Juan; mais il se peut que l’on soit honnête homme, qu’on aime les lettres et le théâtre, et que l’on manque pourtant une de ces fêtes classiques de l’Odéon. Bref, à l’heure qu’il est, avez-vous vu don Juan ! Je ne l’avais pas vu, moi, il y a quinze jours, et j’étais impatient de le voir. Ce n’est qu’aux chandelles, comme disaient nos pères, qu’on peut connaître une pièce. Don Juan, à cette lumière, allait-il se resserrer en des formes précises, humaines, vivantes et agissantes, pour mon effroi ou mon divertissement? Allait-il, au contraire, s’échapper de ces grossières enveloppes, les comédiens, et, tandis qu’ils remueraient et bourdonneraient vainement sur les planches, s’évaporer et s’évanouir?

M. Calmettes n’est pas encore un Dressant, ni un Geffroy; ni, sans doute, un Fleury, ni un Mole, ni un Lagrange ; ni surtout ce comédien merveilleux, ne pour traîner tous les cœurs après soi, revenu de toutes les expériences et de toutes les doctrines, dont nous tracions tout à l’heure la chimérique silhouette. Il ne se doute pas de son importance; il ne sait pas qu’il est le martyr de l’idéal, ni qu’il a charge, au nom de Molière, d’exterminer Dieu. C’est un jeune homme, un peu embarrassé de se tenir en scène, qui se contente de réciter son rôle d’une voix agréable et d’un ton juste. Il a bien assez à faire de garder cette justesse et de reculer sans broncher entre Mathurine et Charlotte : il ne s’avise pas que, de-ci et de-là, c’est l’idéal qu’il tient par la taille. Même, — pardonnez, ô philanthropes ! — il a laissé tomber cette fameuse fin de phrase : « pour l’amour de l’humanité, » avec la négligence d’un homme qui ne s’est pas demandé quel en est au juste le sens. Don Juan veut-il dire, comme la plupart l’espèrent : « pour la tendresse que je porte à la grande famille humaine, » et faut-il lancer cette déclaration avec l’enthousiasme, voire avec l’emphase d’un Diderot ? Faut-il l’articuler au moins avec la volonté bien marquée de poser la charité laïque en face de la chrétienne, et de faire la leçon aux saint Vincent de Paul? Ou bien, don Juan, par un jeu de langage, un mot attirant l’autre, jette-t-il cette phrase comme une variante de celle-ci, banale dans la bouche d’un mendiant: « Pour l’amour de Dieu ! » et n’attache-t-il pas à la variante plus de prix qu’un mendiant à sa formule? Ou doit-on se rappeler que « pour l’amour de, » au XVIIe siècle, est souvent synonyme de « à cause de, » et doit-on entendre simplement : «Je te le donne par humanité? » Ou préfère-t-on admettre, avec des critiques plus ingénieux encore, que don Juan est ici « tartufe de philosophie » comme plus loin « tartufe de religion? » M. Calmettes, apparemment, ne s’est pas mis en peine de ces hypothèses ni de quelques autres, produites encore par d’habiles gens. Il s’acquitte de sa tâche en bon novice; il va de son mieux jusqu’au bout du chemin, sans s’inquiéter s’il avance parmi des charbons ardens. — Son camarade, M. Matrat, qui fait Sganarelle, le débonnaire écuyer de ce chevalier de la Galante Figure, n’a pas plus de prétentions. Il ne s’est pas pénétré de l’idée qu’il fait sa partie, une partie considérable, dans une espèce d’oratorio satanique; qu’il a mission de plaider pour la morale et pour la religion dans ce débat solennel, et de leur faire perdre leur cause. Il est jovial, ce jeune homme, et l’exercice de son métier l’amuse : lorsqu’il démontre à don Juan que l’esprit gouverne le corps, il vire à droite et à gauche, il descend vers le trou du souffleur, il remonte vers la toile du fond avec une allégresse sincère, et c’est volontiers qu’il se laisse choir sur les reins avant que don Juan lui dise : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. » C’est de franc jeu et de grand cœur, au quatrième acte, qu’il se fourre un morceau trop chaud dans la bouche, qu’il charge son assiette et qu’ensuite il en regarde la place vide avec ahurissement, et qu’enfin il se retourne avec une plaisante colère vers La Violette et Ragotin : il ne lui en coûte rien, évidemment, d’égayer le souper par ces singeries, tandis qu’on attend le Commandeur. A la fin, il se comprend que M. Matrat, devant la crevasse flamboyante où don Juan s’est abîmé, ne trouve que ce cri : «Ah! mes gages! mes gages! » — Mlle Bertrand, qui fait Charlotte, n’est que gentille, avec la candeur un peu précieuse et les agrémens citadins d’une paysanne d’opéra comique. M. Duard figure Pierrot avec plus de turbulence et de verve grimacière que de naïveté ou de finesse. Ajoutez que M. Paul Mounet, en vieux berger de tragédie, est un Pauvre magnifique plutôt que simple et profond; M. Talien, un don Luis un peu fatigué, mais convenable; M. Monvel, un don Carlos assez chaleureux et distingué; Mlle Antonia Laurent, une Elvire froidement et presque méchamment belle; joignez à ceux-là un don Alonse et une Mathurine quelconques, — et vous conclurez que don Juan, à l’Odéon, est joué sans trop de frais et à la bonne franquette.

Eh bien ! tel quel, et par sa seule vertu, l’ouvrage se tient sur les planches. Le héros gagnerait, sans doute, à être représenté avec plus de vigueur, plus de vivacité, plus d’aisance; et de même son valet, avec plus de bonhomie plantureuse et d’autorité ; le reste à l’avenant. Mais ce héros n’est pas un symbole ni le truchement de quelqu’un : c’est un homme, qui n’agit et ne parle que pour lui-même, suivant son caractère; et ce valet aussi, dont le naturel accompagne si plaisamment celui de son maître, reste une créature véritable et indépendante de l’auteur; et jusqu’à ce paysan et à cette paysanne et à ce marchand, qui ne font que traverser la scène, ils sont animés et libres. Toute l’œuvre est grouillante de vie, humaine et dramatique; ce n’est pas un poème ni un pamphlet, mais une pièce de théâtre, et de quelle sorte? En ses parties essentielles, qui sont neuves ou quasi neuves, bien françaises et bien de Molière, c’est une comédie.

Qu’est-ce à dire? Une comédie. Don Juan! Hé! oui! Fiez-vous-en à Molière : il ne l’offre même pas, comme Don Garcie de Navarre, pour une « comédie héroïque, » mais pour une « comédie. » Et comment l’a-t-il faite? Des bouffons italiens ont apporté en France le Convié de Pierre, une parade imitée du drame de Tirso, — et qui lui ressemble à peu près comme la Tentation de saint Antoine jouée aujourd’hui sur nos théâtres de Guignol peut ressembler à un mystère. — c’est que par tous pays, et d’abord par tous pays de race latine et de foi catholique, le sujet tiré de la légende sévillane avait de quoi devenir populaire : n’y a-t-il pas là dedans, comme dit Stendhal, « le diable et l’amour? » Traduit d’abord en différentes tragi-comédies, l’ouvrage violent et religieux du poète espagnol, dans la joyeuse patrie de Scaramouche, est bientôt tombé jusqu’à la farce : le paisible valet du héros, Catalinon, a été remplacé par Trivelin, auquel Arlequin succédera, et qui déjà prend des « postures » et fait mille tours. Telle ou telle version a pu recevoir pour sous-titre : l’Athée foudroyé; ce n’est pourtant plus, comme l’original, une sorte d’auto da fe littéraire, mais une pantalonnade, une trivelinade, une arlequinade. Quelque humble qualité qu’on lui assigne, ce divertissement, introduit à Paris, a fait merveille. Plus même que les lazzi et les grimaces, les décors variés et la statue du Commandeur (une statue équestre, paraît-il !) ont charmé le public, habitué à la sobriété de notre mise en scène. Pourquoi laisser à ces étrangers tout le bénéfice d’un si heureux sujet? Déjà les comédiens de Mademoiselle, déjà ceux de l’Hôtel de Bourgogne se sont procuré leur Festin de Pierre : Dorimond, d’une part, et Villiers de l’autre, ont traduit ou imité pour leurs camarades une tragi-comédie italienne, quelque peu différente de celle d’où les bouffons ont emprunté leur scénario. On avait pensé que la plupart des spectateurs « s’attacheraient plutôt à la figure de dom Pierre (le Commandeur) et à celle de son cheval, qu’aux vers et à la conduite; » pourvu qu’elles fussent « bien faites et bien proportionnées, la pièce serait dans les règles:., et en effet, déclare Villiers, c’est assurément ce qui a paru de plus beau dans notre représentation. » Les compagnons de Molière seront-ils seuls privés de cette ressource? Le désavantage, pour eux, serait particulièrement pénible : songez que ces Italiens alternent avec eux au Palais-Royal !.. Chef de troupe, à la besogne !

Molière a l’esprit occupé du Tartufe, interdit l’année précédente, et pour lequel, — c’est sa grande affaire en ce temps-là, — il lutte pied à pied contre la cabale. Déjà peut-être il roule dans sa tête le Misanthrope, qui sera joué l’année suivante. Mais il ne s’agit que d’une pièce d’occasion, et qui sera de bon rapport : Loret, tout à l’heure, la veille de la première représentation, la vantera aux badauds pour ses « changemens de théâtre; » un texte français qui soit un prétexte à cette mise en scène italienne, voilà tout ce qu’il faut. Ce sera l’Impromptu du Palais-Royal..; il est fait : c’est Don Juan. Pour la première fois, écrivant une comédie en trois actes, Molière n’a pas pris le temps ni la peine de l’écrire en vers. Il y admet des digressions comme dans une œuvre de fantaisie, qui ne prétend qu’à faire passer le temps de façon amusante : digression sur le tabac, au lever même du rideau; digression sur la médecine, au troisième acte; après quoi, le personnage dit simplement : « Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours; » ou bien : « Mais laissons là la médecine, et parlons des autres choses.» Et n’est-ce pas encore une digression, au cinquième acte, cette parabase sur l’hypocrisie, qui va droit contre les ennemis du Tartufe ? Molière, voyant jour à tirer cette flèche, n’a pu s’en refuser le plaisir. Mais quand elle ricoche contre l’ouvrage, le blesse secrètement et l’abat, quand Don Juan, après quinze représentations, en plein succès, doit se retirer de l’affiche, Molière se démène-t-il pour l’y faire reparaître ? Fait-il campagne pour lui comme pour le Tartufe? Nullement : il mourra sans avoir paru s’en souvenir ; nous ne voyons pas même qu’il ait tenté de le faire imprimer.

Cependant Molière est Molière : même lorsqu’il improvise une imitation, il ne peut s’empêcher d’être original ; s’il va d’un point marqué par autrui à un autre point également marqué, il y va de son pas. S’il veut suivre un Espagnol ou un Italien, il reste Français; traduire un drame, une tragi-comédie ou une farce, il reste comique, — et, si vite ou négligemment qu’il travaille, comique, par endroits au moins, avec profondeur. Qu’il ait connu don Juan par Tirso lui-même, ou par les auteurs italiens, ou seulement par leurs plagiaires français et par ses voisins du Palais-Royal, peu importe : de la pièce égayée plus ou moins grossièrement par ces intermédiaires il a gardé quelques germes de plaisanterie et quelques jeux de scène ; du drame primitif ou plutôt de l’effroyable légende il n’a gardé que de quoi faire un cadre connu à une œuvre nouvelle. C’est don Juan séducteur, meurtrier, foudroyé, que vous voulez voir? Le voici, bonnes gens ! Il est vrai qu’il a séduit Elvire et tué le Commandeur loin de vos yeux, six mois avant le spectacle ; c’est une vieille histoire dont vous ne ressentez pas l’horreur et dont il peut parler légèrement : il doit ce bienfait à Molière. Il va sans dire qu’il ne peut être foudroyé qu’à la dernière minute; il ne le sera, d’ailleurs, que pour la forme ; aussi son valet, au lieu de s’écrier comme le Sévillan : « Saint-George ! saint Agnus Dei ! ramenez-moi en paix à la maison, » ne manquera-t-il pas de se pencher sur la trappe par où il aura disparu, pour lui réclamer ses gages. Mais, dans l’intervalle de ce commencement à cette fin, regardez le héros: n’est-ce pas un gentilhomme français? Oui, certes, depuis la plume de son chapeau jusqu’à son talon rouge: libertin de cœur et de tête, il est l’un et l’autre à la mode de notre pays et de nos gens de qualité. Molière ne l’a point décalqué d’après une estampe étrangère; il l’a dessiné d’un trait, pour l’avoir aperçu vingt fois à Paris et à Versailles.

Notre don Juan n’a pas la fougue sensuelle et presque naïve du Séducteur de Séville ; sa débauche n’est pas atroce, ni seulement tumultueuse : elle est ingénieuse, au contraire, élégante et coquette ; elle se connaît, se gouverne, se mire et se fait admirer en de jolis discours ; c’est la galanterie d’un dilettante qui a étudié chez les précieuses. La nature l’avait disposé heureusement pour le plaisir, mais il a réduit sa passion en art. Écoutez-le plus tôt : « Je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, avoue-t-il; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. » Mais dans la façon de donner dix mille fois le même, voilà où il excelle et où il se complaît: «On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait,.. à vaincre les scrupules dont elle se fait honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir... » Ce n’est pas un délicat de ce genre qui trouverait son compte à posséder ses victimes par stratagème et par force, dans l’obscurité, sous le nom d’un autre, comme l’aventurier espagnol. Aussi bien de tels exploits n’ont-ils rien de spirituel ni de gai : or notre don Juan est l’un et l’autre; qu’il s’adresse à Charlotte ou même à Elvire, c’est toujours, comme on dit à l’époque, « le caractère enjoué. » Il séduit les femmes, il les abandonne avec la même humeur : — en se moquant d’elles.

Et de qui et de quoi ne se moque-t-il pas ? La scélératesse légère et souriante de ses mœurs est soutenue par l’insolence légère et souriante de sa raison. Ce n’est point ici, comme chez Tirso, un chrétien qui s’étourdit pour désobéir à son Dieu, ajourne ses remords et compte faire pénitence en temps utile ; ce n’est point un pécheur qui pourra crier à l’exécuteur de la suprême justice : « Laisse-moi appeler un prêtre qui me confesse et m’absolve ! » Il ne triche pas avec Dieu ; il ne le brave pas même, car on ne saurait braver qui n’existe pas; il se moque seulement de cette idée, que le vulgaire s’est faite, d’un créateur et d’un maître; il se moque du vulgaire, et se sait bon gré d’être au-dessus de lui. Incrédule comme débauché, il l’est avec moquerie; par moquerie, dirais-je volontiers, plutôt que par doctrine. « Deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit: » Molière a pu lui prêter cette déclaration, recueillie sur les lèvres d’un grand seigneur mourant; mais voilà toute sa philosophie. S’il n’est pas un chrétien révolté, il n’est pas non plus un athée par déduction ; cela sentirait son pédant. Ce n’est pas lui qui disserte ; il invite seulement Sganarelle à disserter, et ce n’est pas pour rien opposer à ses argumens, mais pour s’en moquer. Et vers la fin, lorsqu’il ajoute à ses vices « le vice à la mode, » celui qui les comprend et les couvre tous, il fait l’hypocrite plutôt qu’il ne se fait hypocrite, et moins pour tirer bénéfice que pour se moquer de l’hypocrisie. Toujours se moquer et se moquer encore, voilà son passe-temps : n’est-ce pas une amusante façon de se sentir supérieur? c’est donc l’exercice naturel et le jeu favori d’un gentilhomme de France, c’est-à-dire d’un animal vaniteux avec gaîté. Un animal : aux yeux du naturaliste, don Juan a droit à ce titre, vivant comme il est et distinct de l’auteur qui nous le présente. Féliciter Molière sur l’athéisme de don Juan, selon la mode des esprits forts en quête, d’un ancêtre, est aussi impertinent que de les lui reprocher, à l’exemple de ses ennemis les dévots. Si Molière, sut ces graves sujets, était d’accord avec un des personnages de sa pièce, m’est avis que ce serait plutôt avec Sganarelle. Celui-ci, à vrai dire, n’est pas chrétien, ni même proprement religieux; il est cause-finalier de la manière dont les hommes sont naturellement portés à l’être, lorsqu’ils sont gens de bon sens, d’opinions moyennes, et qu’ils ne se piquent pas plus de beaucoup de philosophie que de beaucoup de religion; il l’est, d’ailleurs, à la manière de Gassendi, dont il traduit un passage, sans qu’il y paraisse, dans cette dissertation qui se termine par une culbute. Mais loin de moi l’idée de proposer Sganarelle plutôt que don Juan, pour l’interprète de Molière! Sganarelle, lui aussi, a son existence propre : il vit, à côté de don Juan, d’une vie aussi palpable, si je puis dire, que Sancho à côté de don Quichotte. Et, d’ailleurs, comme don Quichotte et Sancho s’éclairent et se font valoir l’un l’autre et forment ensemble, à toute occasion, un risible contraste, ainsi don Juan et Sganarelle. Don Juan et Sganarelle sont vivans tous les deux : c’est pourquoi l’œuvre est dramatique ; don Juan plaisante et Sganarelle est plaisant, et plaisant surtout est l’accord de l’un et de l’autre : et c’est pourquoi cette œuvre dramatique est une comédie.

Est-il besoin, pour achever, de rappeler que cette pièce, menée d’un bout à l’autre par ces deux personnages, mais composée avec moins de rigueur qu’un Tartufe ou qu’un Misanthrope, a de certains repos ; qu’elle admet de véritables intermèdes; et que ceux-ci, qui ne sont pas les moindres beautés de l’ouvrage, sont purement français et purement comiques? Oui, c’est un intermède, quoique lié à l’action, que ce deuxième acte ; il est français, quoique une parcelle de sa matière se trouve déjà dans le drame espagnol; c’est une petite comédie dans la grande, et dont le comique, sous l’apparence d’une idylle burlesque, va loin. Souvenez-vous seulement de cette scène à trois personnages, don Juan, Charlotte et Pierrot, et de ce dialogue si vraisemblable et si cruel en sa naïveté bouffonne : « Oh ! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce monsieur veut m’épouser et tu ne dois pas te mettre en colère. — Quement ! Jarni ! tu m’es promise. — Ça n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne madame? — Jerniqué ! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre. — Va, va ! Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis madame, je te ferai gagner quelque chose et tu apporteras du beurre et des fromages cheux nous. » Et que dire de la scène de M. Dimanche ? Celle-ci, ni Tirso, ni personne, jusqu’à Molière, n’en a eu l’idée. M. Dimanche fait son entrée, au quatrième acte, avant don Luis, avant Elvire, avant le commandeur ; à l’heure même où va se décider la catastrophe nécessaire, il arrive uniquement pour nous divertir ; il en a licence dans ce genre d’ouvrage peu médité, où les agrémens les plus inutiles peuvent être les meilleurs. M. Dimanche, assurément, n’a rien d’étranger ni de chimérique ; c’est un bourgeois de Paris ; il est marchand, et pourrait bien être ce père de M. Jourdain, qui, s’y connaissant en étoffes, « en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent : » aussi bien, Dorante, l’ami peu scrupuleux de Dorimène, aura connu don Juan à la cour et profité de ses leçons. Lorsque Champmeslé, en 1681, ajuste sa rapsodie des Fragmens de Molière, il ne choisit pas apparemment les scènes de Don Juan qui ont le moins plu : or lesquelles va-t-il prendre ? Celles des paysans, justement, et celle de M. Dimanche. Pour cette dernière, le programme d’une représentation du Festin de Pierre en province, au XVIIe siècle, l’annonce de la façon que voici : « On peut nommer cette scène la belle scène, puisque c’est une peinture du temps. » Et cette belle scène, qui l’écouterait sans rire ?

Que ce bon M. Dimanche, que Pierrot même et Charlotte ne fassent pas de singulières figures auprès de don Carlos et de don Alonse, ces chevaleresques représentans de l’honneur espagnol, c’est ce que je ne soutiendrais point. Don Juan a ses disparates : ainsi formé, changé de pays et de genre, et façonné à la hâte pour l’usage que nous avons dit, l’étonnant serait que l’ouvrage n’en présentât aucune. Mais on voit assez clairement le parti-pris de l’auteur. Ce bon M. Dimanche, et Pierrot et Charlotte jurent victorieusement, à l’encontre de don Carlos et de don Alonse, que la pièce n’est pas espagnole, mais française, et n’est pas un drame, mais une comédie. Sganarelle et don Juan lui-même le jurent plus haut encore : une comédie et non un drame ! et moins encore un poème symbolique ou un pamphlet philosophique !.. Est-ce desservir Molière que de recevoir leur serment ? Je ne le crois pas. Il y a d’autres philosophes, d’autres rêveurs de symboles, et qui, dans leur ordre, occupent les meilleures places : Molière peut se contenter, comme le disait récemment M. Becque[1], d’être le premier poète comique « et peut-être le seul. »


LOUIS GANDERAX.

  1. Molière et l’École des femmes, par M-Henry Becque : Tresse, éditeur.