Revue dramatique - L’âge du cinéma

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Revue dramatique - L’âge du cinéma
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 919-930).
REVUE DRAMATIQUE

L’AGE DU CINEMA

Le cinématographe est entré dans nos mœurs. Il y est installé sous la domination abréviative et populaire de « cinéma. » On va au cinéma. On y va même beaucoup, et tout le monde y va. On en a mis partout. Salles, magasins, manèges, hangars, boutiques ont été aménagés pour le service de ce culte nouveau. Des cirques et des music-hall ont été désaffectés. Ici on grimpe des étages, là on descend dans la cave. Sur les boulevards, des encadremens d’électricité allumée en plein jour invitent le passant. Dans les quartiers excentriques de larges bandes de toile servent d’enseignes au cinéma du pauvre. On joue tous les jours, tout le jour et une partie de la nuit. Tout change, tout passe, tout a une fin : quelle que soit la saison et quel que soit le gouvernement, quand il ne reste plus rien ni personne à Paris, il reste le cinématographe et du monde au cinéma. Dans l’univers entier, des opérateurs s’occupent à l’approvisionner de films généralement sensationnels. Ils « tournent, » tournent, tournent. Dans toutes les régions et sous toutes les latitudes se succèdent cérémonies, incidens, accidens, drames et faits divers : aussitôt, ils sont reproduits sur l’écran magique. Scènes de la vie publique, actes et entractes de la comédie humaine sont également matière à cinématographe et semblent n’avoir pas d’autre raison d’être : tout devient film et tout est cinéma. Ce qui est vrai de Paris, l’est aussi bien de la province et de l’étranger. C’est ici que les frontières s’abaissent, que les langues se confondent et que les peuples fraternisent. Un éminent statisticien, M. Daniel Bellet, s’est livré, sur ce sujet, à des calculs extrêmement intéressans. Il paraît que la consommation de pellicules cinématographiques sur la surface du globe atteint trois cent mille mètres par jour, c’est-à-dire plus de cent millions de mètres par an. Vous savez comme moi, et comme nous savons tous, que ces bandes pelliculaires servent à recevoir l’émulsion au gélatino-bromure destinée à être sensibilisée. On ne nous dit pas, et je le regrette, quel cube représentent toute cette émulsion et tout ce gélatino-bromure. Marseille et Lille ont chacune quarante cinémas : ainsi le Nord et le Midi rivalisent. Lyon en a davantage. A Paris on ne compte pas moins de deux cents établissemens que visitent le dimanche plus de cent mille personnes. Londres en a le double. Mais New-York arrive bon premier avec quatre cent soixante-dix cinématographes, dont quelques-uns contiennent plusieurs milliers de personnes. M. Daniel Bellet évalue à deux cent soixante-quinze millions de francs la recette globale des cinématographes américains. Rangoon, en Birmanie, n’a que deux cinémas ; mais Shangaï en a trois. Singapour et Bombay également. Telle est l’éloquence des chiffres.

Une vogue si énorme, si véritablement mondiale, et dont rien ne fait prévoir qu’elle risque de décliner, s’impose à l’attention. C’est un élément de la mentalité contemporaine que l’observateur ne saurait négliger. Nous sommes dans l’âge du cinématographe. Et cette colossale industrie étant voisine de celle du théâtre, il y a lieu pour le chroniqueur dramatique de rechercher quels peuvent être les effets de ce voisinage.

Pour avoir d’une représentation cinématographique une impression juste et suffisamment frappante, il est indispensable d’arriver un peu après que le spectacle a commencé. La salle qui s’ouvre devant vous est plongée dans une complète obscurité. Vous entrez dans le noir : armée d’une lanterne sourde, la tourière de cet empire de la nuit guide vers une place marquée d’avance vos pas incertains. Vous ne voyez rien, mais vous entendez la vague ritournelle d’un orchestre de barrière qu’accompagne en basse puissante un ronflement, dont vous ne vous expliquez pas la cause et l’origine. Vous vous asseyez, vos yeux s’écarquillent, et ce qu’ils perçoivent d’abord, sur l’écran lumineux dont la surface éclairée perce seule toute cette ombre, c’est un tremblement continu. Cela vibre, cela vacille, cela trépide, cela ne s’arrête pas de trembler. Encore un effort d’accommodation. Vous distinguez des formes, des formes singulières, formes d’objets et d’êtres animés, mais dont les proportions ne sont pas celles de la vision normale, les personnages du premier plan étant plus grands que nature, des formes déformées. Formes sans consistance de corps, sans épaisseur, comme on n’en voit qu’en rêve. Formes sans couleur, d’un gris sale, se mouvant sur un sol blanchâtre. Quelquefois ces ombres se colorent, mais d’un nombre limité de couleurs tranchées : le vert, le rose, le bleu, et sans ces dégradations infinies et ces mille nuances où se peint la nature. Images impalpables et floues, tout à la fois réalistes et irréelles. Ces apparitions vont et viennent, comme nous faisons nous-mêmes, quand nous sommes très agités. On a dans ce monde blafard une démarche raide, comme frappée d’ankylose, avec des gestes d’automates. Les bouches s’ouvrent démesurément, les bras se lèvent avec exagération : on se montre au doigt obstinément, ou encore on se frappe la poitrine avec insistance. Les visages expriment une surprise violente ou un violent désespoir, la joie, la douleur, la colère, mais toujours à l’état violent. D’ailleurs, pas une parole. Ces gens dialoguent, mais sans proférer un son. Ils tiennent des discours aphones. Nous les voyons parler, nous ne les entendons pas. Ils parlent, mais ils sont muets. Comme ils sont des ombres, ils n’ont du langage que l’apparence. Parfois ils viennent à nous du fond de la scène et nous avons tout loisir d’observer leur façon de mettre un pied devant l’autre, façon qui leur est particulière, et se décompose en mouvemens que jamais de nos yeux nous n’avons vus. Il arrive qu’ils soient à bicyclette ou en automobile, deux genres de sports qui sont très répandus parmi eux. Tout à coup, sans qu’on puisse deviner pourquoi, et comme s’ils étaient pris de subite frénésie. Ils accélèrent le mouvement, ils le précipitent, ils vont sortir du cadre et foncer sur nous. Mais alors, soudain, tout s’évanouit... Dans l’ombre où nous sommes plongés, parfois fuse un rire, monte un cri, court un murmure. Encore cela est-il rare. Jamais d’applaudissemens, sauf quand défilent les tirailleurs sénégalais. L’obscurité invite au silence. Mais toujours l’orchestre exécute une musique, qui n’a d’ailleurs avec les gesticulations de la scène aucun rapport. Et toujours ce mystérieux ronflement qui l’accompagne !...

Entre deux parties du spectacle, la salle s’éclaire : on peut voir où l’on est et avec qui l’on est. La salle, en longueur, dépourvue de toute espèce de décoration, d’une nudité antique. Une lampe à arc envoie sur l’écran un jet de lumière électrique et fait ce ronflement de moteur qui nous intriguait tout à l’heure. Le public est d’une composition toute spéciale : des badauds, qui vont partout où l’on va, des étrangers, beaucoup de jeunesse. Dès qu’on a quitté les quartiers élégans, les salles sont entièrement remplies par des ménages de petits bourgeois et d’ouvriers qui traînent une abondante marmaille. On m’assure que ce sont d’ailleurs toujours les mêmes. Comme l’Opéra et la Comédie Française ont leurs abonnés, les cinémas ont leurs habitués qui ne manquent pas un spectacle nouveau. Et il y a un spectacle nouveau toutes les semaines ! L’affiche est soigneusement renouvelée tous les huit jours !

Le programme est très ingénieusement distribué et de façon qu’il y en ait pour tous les goûts. Il y a d’abord une partie sérieuse, instructive et, comme ils disent, « documentaire. » C’est la leçon de choses. N’oublions pas que nous sommes entre primaires. On a fait des conférences, on a écrit des traités sur ce sujet : l’éducation du peuple par le cinématographe. « Études de vagues, » dit le programme. En effet, devant nous une vague se dessine, s’enfle, écume et déferle. Puis une autre, puis d’autres encore, et toutes de types différens, comme il convient pour une étude, qui doit être comparative. Il y en a de larges, de hautes, de généreuses comme dans l’Océan ; il y en a de petites, de courtes et de méchantes comme en Méditerranée. Cela se soulève, cela s’abaisse, cela roule et cela tangue. « Il était temps que cela finît, soupire quelqu’un près de moi : j’allais avoir le mal de mer. » Et c’est, dans l’occurrence, le plus délicat des complimens. Après les eaux de la mer, leurs habitans. Voici la torpille, poisson électrique. Vous connaissez, pour en avoir entendu parler, l’étrange propriété de ce poisson qui électrocute tout ce qui l’approche. Mais combien une connaissance de visu l’emporte sur l’autre ! Reprenons terre. Vous n’avez peut-être jamais visité d’exploitations forestières. Regardez donc ces grands arbres, hauts et fiers, s’abattre sous la cognée, et devenir de simples bûches qu’on empile sur des trains pour les charrier vers la rivière prochaine où ils flotteront jusqu’à destination. Beaucoup de voyages. Le voyage est tout ce qu’on peut imaginer de plus instructif et de plus actuel. En quelques jours d’excursions cinématographiques, j’ai été transporté aux ruines d’Angkor, au Caucase et dans vingt autres « pays estranges » où j’aurais juré que je ne serais allé jamais de ma vie. J’ai revu aussi les monumens de Milan que je connaissais déjà : le dôme, le château des Sforza, la Chartreuse de Pavie. Assurément, c’est moins bien que l’original, mais c’est moins cher et on n’a pas l’ennui du déplacement : cela se compense. Et les merveilles de l’industrie ! Les prodiges de la construction métallique ! Les engins nouveaux à l’usage de la paix ou de la guerre ! On vient de mettre en service dans les armées italiennes des automobiles blindées. Nous les voyons manœuvrer devant nous. Ce sont de véritables forteresses ambulantes : elles grimpent les côtes, dévalent par les pentes, braquent, où cela leur fait plaisir, des canons, des mitrailleuses, jusqu’au moment où, l’exercice terminé, toute une compagnie sort des flancs de cette voiture gigogne. C’est très curieux. Ailleurs on assiste au renflouement du Maine, ce bateau dont l’explosion provoqua jadis la guerre entre l’Amérique et l’Espagne. Ainsi, l’histoire, l’histoire naturelle, la géographie, l’ichthyologie, la métallurgie, toutes les sciences en un mot, nous sont présentées, non dans leur suite et leur enchaînement méthodique, cela va sans dire, mais par morceaux et par bribes. Cela ne remplace pas les leçons de la Sorbonne et les expériences des laboratoires, mais tout de même est très supérieur à la physique amusante dont se contentait la naïveté de nos pères. Cela est fragmentaire, et sans beaucoup de lien, et même assez incohérent. Mais il faut remarquer, une fois pour toutes, que l’incohérence est essentielle aux spectacles cinématographiques. L’enseignement par le cinématographe est encyclopédique et incohérent, et c’est par là qu’il est éminemment moderne.

Une autre partie comprend les « actualités. » Nous avions déjà la presse illustrée par la photographie ; mais combien préférables aux photographies immobiles des magazines et des journaux ces photographies qui remuent ! Tout ce qui, dans la semaine, a mérité de fixer l’attention publique, défile sur l’écran. La première place, comme il est juste, est donnée aux choses de sport. Les circuits et les tours de France se courent devant nous à leur vertigineuse allure. Automobiles, bicyclettes, motocyclettes et autres machines à dévorer l’espace, se livrent à toutes leurs folies et à tous leurs excès de vitesse. On les voit prendre leurs virages, se lancer comme des bolides. La poussière qu’elles soulèvent demeure quelque temps suspendue comme un nuage : on la respire. Puis l’aviateur qui vient de se tuer. Puis les souverains et personnalités étrangères et parisiennes. J’ai eu ainsi le plaisir de voir M. Cochon dont on a tant parlé à propos des assiégés du fort Lannes. J’ai vu beaucoup de ministres et de personnages officiels. J’ai surtout vu M. le Président de la République : à tout seigneur tout honneur. Je l’ai vu tous les soirs et jusqu’à plusieurs fois dans une même soirée. M. Poincaré à Ivry. Visite de l’hospice des vieillards, de l’école d’apprentissage du député maire Jules Coulant, ancien ouvrier mécanicien, et de l’asile des convalescens de Saint Maurice. M. Poincaré au Havre. La grande semaine des régates. La visite du Président de la République. M. Poincaré à Longchamp. La revue du 14 Juillet. Les troupes défilent devant le Président de la République. Ainsi M. Poincaré fait à tous les spectateurs de cinématographes sa visite quotidienne. Ils le voient dans l’exercice de ses fonctions ; ils se familiarisent avec ses traits ; ils emportent dans leur mémoire son visage empreint de gravité souriante. Je ne doute pas que sa popularité déjà grande ne s’en accroisse. On n’aime bien les gens qu’à condition de les voir souvent : loin des yeux, loin du cœur. Le cinématographe est un moyen de rapprochement entre le premier magistrat dii pays et les citoyens français. C’est une sorte d’annexé populaire de l’Elysée. C’est, comme on dit, une institution nationale.

C’est aussi une entreprise théâtrale, et c’en est même, du point de vue où je l’envisage, le caractère le plus important. On fait des pièces spécialement pour cinématographes. Des auteurs s’y emploient exclusivement. Des artistes s’y sont fait une réputation. Plusieurs même parmi les auteurs dramatiques qui se sont fait applaudir sur de véritables scènes, n’ont pas dédaigné cette nouvelle manière d’ « écrire » pour le théâtre. Et tels de nos artistes, hommes et femmes, célèbres dans les théâtres où l’on cause, figurent volontiers sur ce théâtre où la consigne est de se taire. J’ai vu un certain nombre de ces pièces parmi lesquelles il en est de dramatiques et de comiques. Je n’aurai pas la mauvaise grâce d’en discuter les données, ni de les apprécier sous le rapport de la vraisemblance, de la logique ou de l’esprit. Sur tous ces points, je m’en rapporte au programme qui, uniformément, qualifie les unes d’ « intéressantes » et les autres de « fines. » Mais des représentations auxquelles j’ai assisté se dégage, à mon avis, une poétique ou une « pratique du théâtre » cinématographique, qui repose sur un principe simple et absolu. Je la livre aux méditations des spécialistes. En deux mots, la voici. Qu’y a-t-il eu de nouveau dans l’invention du cinématographe ? Ç’a été de reproduire le mouvement, par des procédés que je m’abstiendrai avec soin de décrire, car ils ne sont pas de ma compétence. Il se peut d’ailleurs que ce soit, dans l’ordre des applications scientifiques, une découverte fort curieuse, fort belle, et je ne demande pas mieux que de l’admirer. C’est par la reproduction du mouvement que le cinématographe diffère de l’ancienne et charmante lanterne magique. Le mouvement, c’est son triomphe et son essence. C’est son idiosyncrasie. L’art dramatique à destination du cinématographe doit donc être un art d’utiliser le mouvement pour en tirer des effets de surprise, de terreur ou de drôlerie. De là un moyen de définir avec précision les deux genres nouveaux qui viennent enrichir la galerie dramatique ; car nous avions déjà, dans le répertoire du théâtre de tous les temps, un nombre respectable de variétés ; nous avions la comédie d’intrigue et la comédie de mœurs, le drame, le mélodrame, etc. Voici maintenant que s’y ajoutent le cinémadrame et la cinémacomédie.

Commençons par la cinémacomédie qui est de beaucoup la moins compliquée. Bigorno a résolu de se défaire de son chien : il l’enferme dans une caisse, charge cette caisse sur ses épaules, gagne un endroit écarté et solitaire, y creuse une fosse, y enfouit la caisse et la recouvre d’une pelletée de terre. Mais un chemineau ayant assisté à l’enfouissement de la caisse, ne doute pas qu’elle ne contienne un trésor ; il la déterre, l’ouvre ; le chien de Bigorno en sort et donne la chasse à son libérateur. Affolé, celui-ci court par les bois, par les champs, par les rues, entre dans les maisons par les portes et en sort par les fenêtres, à moins que, s’étant introduit par la fenêtre, il ne se sauve par la porte. Le chien, attaché à ses pas, se précipite sur ses traces. Cependant sur le passage du couple vertigineux tout se renverse, s’effondre, se brise. C’est ici un atelier de modistes, et ces demoiselles sont assises en couronne autour d’une table chargée de formes, rubans, coiffes, cartons et autres ustensiles usités pour la confection des modes. Soudain la table se soulève, les fournitures pour modes s’éparpillent, les modistes terrifiées s’enfuient. C’est ailleurs une salle à manger où dînent des bourgeois paisibles, lorsque tout à coup la table se renverse, entraînant dans sa chute les plats dont la sauce s’écoule, les bouteilles dont le liquide s’échappe, toute la vaisselle et tout le vaisselier. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le chien de Bigorno soit rentré dans la niche d’où son maître n’aurait jamais dû le faire sortir. Au chien vous pouvez substituer un chat, ou tout autre quadrupède ou bipède, et même un homme ou plusieurs hommes. Le thème est identique et les variations sur ce thème sont en nombre illimité. Vous me direz que cela ressemble beaucoup au vaudeville à poursuite où les portes et fenêtres jouent le grand rôle. Oui, mais toutefois avec un degré en plus dans la bouffonnerie et l’innocence.

Le cinémadrame admet plus de diversité. Exemple. La scène représente une chambre richement meublée, avec un secrétaire bien en vue. La porte s’ouvre ; un individu s’introduit, s’assure qu’il est seul, et se met en devoir de fracturer le secrétaire d’où il tire un collier magnifique, valant trois millions, comme valent les colliers qui disparaissent : il se l’approprie, non sans nous l’avoir au préalable fait admirer. Arrive la propriétaire du collier qui, frappée par le désordre des meubles, manifeste une grande surprise, qui se change en un grand désespoir, quand, étant allée droit au précieux tiroir, elle le trouve vide et nous fait dûment constater qu’il est vide. Aussitôt elle se précipite chez le détective, qui se précipite à la recherche du voleur, lequel, vous le pensez bien, s’est enfui avec précipitation. Ah ! ces gens-là ne flânent pas ! C’est à qui gagnera l’autre de vitesse. De l’auto nous les voyons sauter dans le chemin de fer, dont la locomotive s’ébranle, souffle et crache sous nos yeux, du wagon dans le paquebot, du paquebot dans le métro, etc. Le tour du monde est bientôt fait, et le collier retrouvé, car au cinématographe, on retrouve toujours les colliers dérobés. Ce genre de cinémadrame a des analogies avec le drame policier, et j’ai remarqué en effet que le genre policier fait florès au cinéma. — Mais voici mieux. Un vieux gentilhomme vit dans le château de ses pères. Il ne s’embête pas le vieux gentilhomme, si j’ose m’exprimer ainsi, car le château de ses pères est le château de Pierrefonds, tout bonnement. Toutefois, un pli de tristesse barre son front. C’est qu’une fille qu’il avait, lui a été enlevée en bas âge ; et depuis, onques n’en a-t-il reçu de nouvelles. Enfin il s’est adressé à une agence, et il a appris que sa noble fille était danseuse à New-York. Il charge son homme de confiance d’aller trouver la ballerine, de lui révéler son aristocratique origine, et de la ramener à Pierrefonds. Ainsi fut fait. La fille du duc reprend sa place dans la meilleure société française, où elle ne tarde pas à faire la conquête d’un jeune homme accompli qui se prépare à l’épouser. Mais vous pensez bien qu’à New-York c’est comme partout : dans les music-halls les vertus, même les plus farouches, sont très sollicitées. Un amoureux, qui a traversé l’Atlantique, vient rappeler son passé à l’oublieuse fiancée qui en devient folle. Au bord d’une pièce d’eau, elle joue au naturel le rôle d’Ophélie. On la repêche à temps. Finalement elle recouvre la raison, épouse le bon jeune homme, et, marquise ou duchesse, sert à l’édification des familles les plus collet-monté dans le faubourg Saint-Germain. — Ou encore. Le roi d’Illyrie souhaitant que son fils reçoive une éducation française, envoie le jeune prince à Paris chez un professeur. Le professeur a une fille dont le prince devient amoureux. Sur ces entrefaites, le roi d’Illyrie étant mort, une délégation vient rechercher à Paris l’héritier du trône. L’héritier repart afin de se consacrer au bonheur de ses peuples. Mais la fille du professeur s’étant engagée parmi les infirmières de la Croix-Rouge, se fait envoyer en Illyrie où la guerre vient d’éclater contre les Bulgares. Les deux jeunes gens se revoient, constatent qu’ils s’aiment toujours, et se disent un éternel adieu. C’est Bérénice adaptée au cinéma... Dans tous ces cinémadrames, et si différente qu’en puisse être la donnée, vous notez sans peine qu’il y a un trait commun. C’est qu’on y fait beaucoup de chemin, et qu’on y court à travers beaucoup de pays. On s’y donne du mouvement et encore du mouvement. L’art dans le cinémadrame consiste à placer les personnages dans des circonstances telles qu’ils aient, pour se fuir ou se rejoindre, à faire le plus grand nombre d’allées et venues. Le parfait cinémadrame, si on nous le donne quelque jour, réalisera le mouvement perpétuel.

Le genre vaut ce qu’il vaut. La fin y est adaptée aux moyens. Et si le cinématographe s’en tenait là, il n’y aurait rien à dire. Mais il s’en faut qu’il limite ses ambitions à ce domaine qui lui est propre ; avec le succès, toutes les audaces lui sont venues. On a représenté devant une foule enthousiaste Quo Vadis ? grande reconstitution cinématographique d’après le célèbre roman de Sienldewicz. Tout y passe, Néron, Pétrone, magister elegantiarum, les chrétiens aux bêtes, la loge impériale, les vestales pollice verso, etc. Vous savez qu’entre deux tableaux de cinématographe apparaît sur l’écran lumineux une légende explicative, souvent copieuse. Cette interminable succession de tableaux et de pancartes, ce roman complet découpé en images sans paroles, — images qui du reste, pour le groupement des figurans, pour les décors et pour les costumes, m’ont paru des plus médiocres, — est ce que j’ai vu, dans ce genre, de plus ahurissant. Quand ce fut terminé, « Tiens, s’étonna une spectatrice, ce n’est donc pas Cyrano ! » Son compagnon, qui avait des lettres, lui expliqua que Cyrano et Quo Vadis ? sont deux œuvres différentes, quoique de mérite égal, et que cela n’a d’ailleurs aucune importance. Je lis sur le programme d’un établissement, dont j’ai beaucoup goûté l’atmosphère franchement démocratique : « Prochainement Une intrigue sous François II, drame historique d’après le Martyr calviniste de H. de Balzac. » Balzac au cinématographe ! Toute l’histoire et toute la littérature en cinémas ! On a beau être résigné à beaucoup de choses : c’est à faire frémir !

Et maintenant, que penser de cette mode si parfaitement installée et avec laquelle il faut vivre ? « Réjouissons-nous, disent quelques-uns. C’est un spectacle de famille : tout ce qui groupe la famille mérite d’être encouragé. C’est un spectacle populaire : il faut un cinéma pour le peuple. Bourgeois, gens du peuple, tous les mondes s’y rencontrent : c’est un excellent moyen de fusion sociale. Et puis, cela vaut mieux que d’aller au café... » Il est clair que si le cinéma devait vider les cafés et les assommoirs, nous serions unanimes à bénir ce sauveur. Mais je crains bien qu’un tel bienfait ne soit au-dessus de ses moyens. L’ivrognerie est un vice : on n’a pas si facilement raison d’un vice. Je ne crois guère au cinéma anti-alcoolique. Le mauvais ouvrier continuera de fréquenter les mauvais lieux. Ce sont les autres qui forment la clientèle du cinématographe. Et pour ceux-là, c’est tout simplement une occasion de plus d’être hors de chez eux. Le refrain « madame est sortie, » à l’époque de la Famille Benoiton, s’adressait aux femmes de la bourgeoisie et de la bourgeoisie riche. Il n’a pas cessé maintenant de s’y appliquer ; mais il convient en outre et aussi bien à la femme du peuple, qui, le dernier morceau dans la bouche, plante là son ménage et accompagne son homme au cinéma voisin. Elle y traîne ses marmots, se rendant vaguement compte que la lanterne magique, même perfectionnée, convient à leur âge plutôt qu’à celui de leurs parens. Et voilà une famille, — toute la famille, en effet, — enfermée pour la soirée dans une salle sans air comme sans lumière, où les poumons se fatiguent, où le sang s’appauvrit, où la race continue de s’étioler. Si encore il en résultait un profit intellectuel ! Mais on ne songe pas sans un peu d’épouvante à l’étrange capharnaüm que peut devenir le cerveau où s’enregistrent ce pêle-mêle d’images sans suite et ce tohu bohu de notions de raccroc. Après cela, allez soutenir à ces amateurs de spectacle, qu’ils auraient mieux fait de coucher les enfans de bonne heure et de passer la soirée à lire sous la lampe ! La vogue du cinéma est un nouveau recul pour la lecture, déjà battue en brèche de toutes parts. C’est un nouvel échec pour le livre, — qui n’en est plus à les compter.

Et c’est pour le théâtre proprement dit une concurrence incontestable et redoutable. Énumérons, si vous le voulez bien, quelques-uns des avantages dont le cinéma est armé dans la lutte où, par la force même des choses, il est engagé contre le théâtre. Le premier est le bon marché. Vous savez à quels prix insensés et toujours croissant sont montées les places dans tous nos théâtres, théâtres de musique ou de déclamation, scènes classiques ou scènes de genre. La dernière invention des directeurs consistant à faire payer au public, en sus du prix du billet, le droit des pauvres qui était déjà inclus dans ce prix. Est une invention géniale, je le reconnais, mais désastreuse pour notre bourse. Le plaisir du théâtre à Paris est devenu un plaisir coûteux, réservé de plus en plus aux étrangers qui ne comptent pas avec la dépense, mais devant lequel hésitent les petits bourgeois et même tous les bourgeois de Paris, pour peu qu’ils aient une famille et de la peine à l’élever à force de travail. Le cinéma s’offre à eux pour une somme modique. Même, dans les établissemens populaires, les quelques sous que coûte le billet donnent droit à une consommation et à un sucre d’orge pour les petits. Dans les théâtres, nous avons à subir des entr’actes interminables, en sorte que le spectacle est le plus ordinairement composé d’entr’actes avec quelques petits actes autour. Au cinéma, vous avez tout juste un ou deux courts entr’actes entre les diverses parties de la représentation. On vous en donne pour votre argent, et cela ne coûte presque pas d’argent ! Vous pouvez arriver quand vous voulez, vous êtes toujours au courant : le spectacle est coupé et vous n’avez pas besoin d’avoir vu ce qui précède. Vous pouvez vous en aller, quand l’ennui commence à vous gagner : vous n’avez pas à savoir comment cela finit. Et cela ne fatigue pas l’intelligence. Quel attrait ! On comprend tout de suite. Et quand on ne comprend pas, on s’en console, sachant de reste qu’on n’y perd rien. Or nous devenons tous les jours plus incapables d’effort. Avoir un effort à faire, c’est notre terreur...

Continuons à passer en revue ce qui fait la « supériorité » du cinématographe, car nous ne sommes pas au bout. Le théâtre aura beau faire et se mettre, autant qu’il pourra, à la dernière mode et au dernier cri, il restera quand même « vieux jeu. » Il est contemporain des vieilles civilisations : il est antique, moyenâgeux et même clérical. Les Grecs y célébraient les exploits de Bacchus et les Français y commémoraient la Passion. Le cinématographe est scientifique. Je le dis avec respect. Scientifique, il l’est par lui-même, étant le résultat des découvertes de la science. Il l’est dans son présent et dans son avenir, attendu qu’il utilisera à mesure les procédés nouveaux, et qu’il ira en se perfectionnant, ainsi que l’automobilisme et l’aéronautique. Comme il l’est par les moyens qu’il emploie, il l’est aussi par une bonne partie des spectacles auxquels il nous convie et qui sont des morceaux de réalité, au lieu d’être de ces fictions qu’inventent les artistes et les poètes. Il est scientifique de voir Alphonse XIII et la reine d’Espagne en séjour à Paris : il ne l’est pas d’entendre dialoguer Rodrigue et Chimène. Il est scientifique de voir les amis de M. Cochon assiégés dans le fort du boulevard Lannes : il ne l’est pas de suivre les cadets de Gascogne au siège d’Arras. Le. théâtre est national, et même local, comme le sont dans les divers pays les langues que n’a pas encore remplacées l’espéranto. Une pièce française, anglaise, allemande, pour être comprise hors de son pays d’origine, a besoin d’être traduite, et elle y perd. Le film cinématographique se comprend dans toutes les langues. Le cinéma est international.

Et ce n’est pas tout... Pourtant ne nous hâtons pas de tenir la partie pour perdue. La concurrence peut avoir de bons effets, à condition qu’on sache se défendre ; et c’est ce que je souhaite au théâtre. Qu’il se défende donc, car il est menacé. Il l’est plus qu’il ne croit. Je sais de doux philosophes qui désertent le théâtre pour le cinéma, dont ils aiment l’inconsistance falote. Ils y voient une preuve nouvelle de la vanité de toutes choses. Et leur dilettantisme s’en amuse. Toute la vie contemporaine, tant d’intérêts en jeu, tant de passions soulevées, toute cette peine que nous nous donnons, et tout cela pour finir en ombres tremblotantes sur un écran de cinéma ! Que le théâtre se défende énergiquement et sans retard, s’il ne veut laisser s’accomplir la prophétie mauvaise : ceci tuera cela. D’abord les auteurs dramatiques qui ont le souci de leur art, devraient se faire scrupule d’apporter le concours de leur talent à l’industrie rivale. Il a été question, il y a quelque temps, d’une entreprise consistant à demander aux écrivains de théâtre, les plus justement célèbres, de composer des films. Je ne sais ce qui est advenu de ce projet, mais on voit aisément ce qu’il avait de choquant. J’en dirai autant des acteurs qui ne se tiennent pas pour de simples pitres. Que le même artiste paraisse à la Comédie Française et au Cinéma-Montparnasse ou au Sébasto-cinéma, cela ne devrait pas être toléré. Ensuite et surtout, il faudrait que le théâtre fit un retour sur lui-même et essayât de se réformer. Il est souvent ennuyeux, dénué d’imagination et de fantaisie : et le cinéma amuse. Il est souvent absurde, dénué d’observation et de psychologie : le cinéma donne l’illusion du réel. Il est monotone, tournant toujours dans le cycle fatal de l’adultère ; il est scabreux ; il est risqué : le cinéma, — depuis qu’on y a interdit l’exhibition des crimes, — est relativement moral. Le grand tort du théâtre d’aujourd’hui, c’est qu’on y fait fi des qualités proprement littéraires. C’est ce qui peut le perdre. Il se heurte maintenant à trop forte partie : en ce genre, il ne fera jamais si bien que la maison d’en face. S’il veut vivre, il n’en a qu’un moyen : c’est de se différencier essentiellement du cinéma, qui est le théâtre pour illettrés.


RENE DOUMIC.