Revue dramatique - Turcaret à la Comédie-Française

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Revue dramatique - Turcaret à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 704-708).
REVUE DRAMATIQUE


Turcaret, à la COMEDIE-FRANÇAISE.


Ce qu’il y a d’admirable, c’est que, voilà une trentaine d’années, de hardis novateurs, étonnés de leur propre audace, s’avisèrent d’inventer le théâtre réaliste. Apparemment ils n’avaient pas lu Turcaret. Toutes les nouveautés que les théoriciens et les fournisseurs du Théâtre Libre réclamaient avec entrain et dont ils s’enorgueillissaient comme d’autant de découvertes, on les trouverait dans la pièce de Lesage, non pas en germe, comme on l’imprime benoîtement aujourd’hui, mais à la perfection et dans l’exacte mesure de proportion et de goût où la crudité du réel se concilie avec l’art. Les mœurs qui y sont peintes au naturel, sont abominables et on y respire la pure atmosphère du vice. Tous les personnages en sont diversement, mais pareillement méprisables, et Diogène lui-même armé de sa lanterne y chercherait, en vain un « personnage sympathique. » Chacun d’eux se trahit par la naïveté de ses propos et nous fait lui-même les honneurs de sa bassesse d’âme et de sa coquinerie. Il n’y a pas d’intrigue, à proprement parler, pas d’action dramatique, pas de nœud et de péripéties, mais des scènes qui se succèdent et parfois se répètent et n’ont pour objet que d’achever la peinture et de parfaire la ressemblance. Au surplus, en traçant ces croquis de mœurs, d’un trait net et que nulle émotion ne fait trembler, l’auteur n’a garde de s’indigner. Il constate, et conclut avec indifférence que tel est le train du monde… Voilà bien, et au grand complet, les traits essentiels d’un genre que les novateurs de 1890 nous ont présenté comme le dernier terme de l’évolution dramatique : ils n’y ont ajouté que quelques grossièretés. De quelque nom qu’on désigne ce genre, auquel il nous déplairait de conserver la basse appellation de comédie rosse, Turcaret en est le chef-d’œuvre.

C’est ce qui explique que la pièce, à l’origine, eut peu de succès. Jouée en février 1709, elle n’eut que sept représentations : ce qui, même pour l’époque, ne fait pas beaucoup de représentations. Si ce n’est le four noir, c’est donc le succès d’estime. On a accusé de ce demi-échec les rigueurs du fameux hiver de 1709, comme si la froideur du public tenait jamais à la température des salles et non à celle des pièces. On a incriminé la cabale organisée par les traitants. Mais la cabale a bon dos et, c’est Beaumarchais qui nous le dira, il n’est auteur sifflé qui ne rejette sur elle son insuccès. En fait, il n’existe aucun moyen d’empêcher le public d’aller voir une pièce qui lui plaît, pas plus qu’on ne peut le forcera aller voir une pièce où il ne prend pas de plaisir. Si le public de 1709 ne courut pas en foule à Turcaret, c’est que la pièce par sa brutalité le choqua. Cette brutalité, aujourd’hui, ne nous frappe pas et même le terme nous semble très particulièrement impropre : l’impression qui se dégageait l’autre soir à la Comédie-Française et qui nous ravissait, c’était au contraire un charme de légèreté, de grâce et d’esprit. C’est que, depuis nous en avons vu bien d’autres, et c’est qu’à distance l’impression s’émousse. Le costume est ici d’un merveilleux effet, et tel nous paraît très supportable en habit brodé et jabot de dentelles, que nous jugerions ignoble en jaquette et cravate plastron. Époque lointaine, société disparue, mœurs abolies : la peinture avec le temps a perdu la vigueur de ses tons et la vivacité de son coloris. Aux contemporains elle apparaissait dans toute sa hardiesse. C’était la première fois qu’on mettait le traitant à la scène, flanqué de tout ce monde interlope qui gravite autour de lui. L’auteur présentait en liberté une collection de hideux phénomènes et faisait ricocher leurs fourberies, sans colère vertueuse et seulement avec le sourire amer de l’observateur. D’instinct le public répugne à ce théâtre satirique et froid, dur et désenchanté. Il veut qu’on l’émeuve. Le théâtre d’ironie le déconcerte. Il ne l’accepte pas du premier coup ; il faut qu’il s’y habitue et que l’admiration le lui impose. Est-ce d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit ? il reparaîtra à la scène, il entrera au répertoire ; et pourtant, chaque reprise, il ne fournira qu’une brève carrière. Ce sera, toutes proportions gardées, l’histoire de Mercadet et de la Question d’argent, des Corbeaux et de la Course du Flambeau. Et c’est l’histoire de Turcaret.

Cela nous aide à déterminer la « famille » d’écrits à laquelle appartient la pièce de Lesage. Turcaret n’est pas de la même catégorie et de la même espèce que les grandes comédies de Molière. D’une comédie de Molière à Turcaret, il y a la même distance qui sépare la société peinte par Molière de la société où a vécu Lesage. À travers le théâtre de Molière et quoique l’impitoyable railleur n’ait guère épargné son temps, on aperçoit une société d’une magnifique ordonnance : c’est cette France du grand siècle, hiérarchisée et disciplinée, avec la forte armature de ses institutions publiques et la bonhomie robuste de ses mœurs familiales. Par malheur, la maturité n’a qu’un instant. Le règne de Louis XIV n’est pas terminé ; et déjà la décomposition a commencé. L’art dramatique subit l’influence de ce milieu nouveau. Il n’a plus la richesse, l’ampleur, la variété et l’abondance qui sont les signes de la santé dans la littérature comme dans la vie. Il se restreint, il se durcit, il grimace. Dans Molière il y a toutes les tares de notre nature et aussi toutes ses noblesses ; il y a l’avarice, la prodigalité, l’hypocrisie, la sottise et la prétention, et aussi l’ordre, la prévoyance, la franchise, le bon sens et le naturel ; il y a M. Jourdain et Philaminte, et aussi Mme Jourdain et Henriette ; il y a don Juan, Tartuffe et Harpagon, et il y a ce grand honnête homme, Alceste, qui domine tout ce théâtre, comme Hamlet domine le théâtre de Shakspeare, et donne la main à don Quichotte. Que ce soit Turcaret ou Gil Blas, vous y trouverez toutes les laideurs réunies et vous ne trouverez qu’elles seules. C’est pourquoi dans Molière il y a plus que la société de son temps : la vie humaine ; — dans Lesage il y a moins qu’une société : un coin de cette société.

Un rapprochement, qui saule aux yeux, aide à mesurer le chemin parcouru. Une des principales scènes de Turcaret est une transposition et comme une réplique de celle où Célimène, convaincue par l’évidente, prend le bon parti qui est de ne pas chercher à se disculper, mais de contre attaquer Alceste. Ces emprunts sont fréquents dans la littérature classique qui avait de toutes autres idées que nous en matière d’invention : elle estimait que certaines situations de théâtre sont des lieux communs qui appartiennent à tout le monde et auxquels il suffit que chacun mette sa marque personnelle. Alceste a eu connaissance d’une lettre, écrite par Célimène, qui ne lui laisse aucun doute sur la coquetterie de cette jeune veuve : il souffre, il s’indigne, il se plaint ; mais parce qu’il aime, il pardonne. Pareillement, dans Turcaret, la baronne, chez qui le traitant est arrivé furieux et menaçant, vous le retourne, en moins de rien, comme un gant. Mais ici ce n’est pas le style trop agréable d’une épitre qui a fait deviner un secret, c’est la dénonciation d’une domestique qui a découvert un pot aux roses. Le dépit d’un Turcaret ne se contente pas des paroles comme celui d’un Alceste : il lui faut des fureurs plus matérielles, un vacarme de glaces brisées et de porcelaines jetées à terre. La lettre devient une lettre de change et le billet doux un billet au porteur. La pièce à conviction est un bijou revenu de chez le prêteur sur gages. Et les conditions de la paix sont que le financier fasse amitié avec l’amant de cœur qui vit aux dépens de sa maîtresse, et prenne auprès de lui l’aigrefin spécialement commis au soin de le gruger… On voit assez que la scène, si elle est de même dessin, n’est pas de même qualité : le niveau est pris sensiblement plus bas.

Dans le théâtre de Molière on rencontrait, ici et là, des usuriers, des maîtres-chanteurs, des chevaliers d’industrie, des femmes d’intrigue, et Frosine y fait un métier qui n’est pas des plus recommandables : on ne voit plus qu’eux dans la comédie de Lesage, où ils occupent toute la place, groupés autour du traitant promu chef du chœur. Celui-ci, pour la première fois qu’on fait son portrait au théâtre, est peint de main de maître : il n’a pas à se plaindre et il en a pour son argent. Lesage n’a pas commis la faute de nous le montrer dans l’exercice de sa profession : ce sera, par la suite, l’erreur de plusieurs auteurs dramatiques qu’ayant à nous présenter le faiseur d’affaires, ils tiendront à le prendre en train de faire des affaires ; ces choses-là sont rudes et mieux vaut, à la scène, en suggérer seulement l’idée : un bout de dialogue avec M. Rafle nous en dit long à ce sujet, et nous devinons le reste. Peintre de mœurs, Lesage avait à nous faire connaître les mœurs et le caractère de l’homme : l’individu de basse extraction, le laquais parvenu, l’âme de gain et de boue. Il a montré Turcaret, et c’est le trait de génie, aussi crédule et naïf dans ses affaires privées, qu’il est, dans les autres, retors et cruel : c’est l’exploiteur exploité. De fait, pour dévorer ces fortunes scandaleuses et les ruiner à mesure qu’elles s’édifient, un être a été créé tout exprès, — comme la nature a mis près de chaque espèce celle qui est chargée de la détruire, — et c’est la fille. Elle devait monter sur la scène le même jour que le traitant. Un euphémisme du langage littéraire d’alors la déguise sous le nom de « coquette ; » mais nous ne pouvons nous y tromper et, dès les premiers mots, nous l’avons reconnue : elle est veuve d’un officier supérieur — déjà ! — et déjà baronne, comme sera la baronne d’Ange. Elle amène avec elle ses dignes compagnons, l’un chevalier et l’autre marquis, tous deux vivant aux crochets des femmes jeunes ou vieilles, entretenues ou séparées. Le marquis est entre deux vins : les scènes d’ivresse prennent possession de ce théâtre du XVIIIe siècle, qui plus d’une fois semblera lui-même un peu ivre. Comme la baronne met Frontin auprès de Turcaret, pour y avoir un homme à elle, un homme sûr, Frontin met Lisette auprès de la baronne. Il n’est pas allé la chercher bien loin : il l’avait sous la main, comme il sied dans une bande parfaitement organisée. Le chevalier, Frontin, Lisette, M. Furet, c’est une bande. Qui encore ? Mme Jacob, la revendeuse ; Mme Turcaret, qui exerce en province. La haute et la basse pègre. Quelle boue !

Que le théâtre s’occupe maintenant de cet affreux monde, et de lui uniquement, c’est un grand signe. Turcaret, par lui-même, n’est qu’odieux et ridicule ; mais parce qu’il représente, il est effrayant. C’est la toute-puissance de l’argent qui commence. L’ancienne société se croit quitte envers l’argent en l’accablant de ses dédains ; elle le méprise, quand elle devrait le redouter : telle est la légèreté de ce monde finissant. Mais dès maintenant les jeux sont faits : ceci tuera cela. On a coutume de signaler dans le théâtre de Beaumarchais les premiers craquements de la Révolution. On pouvait les percevoir, et non moins distinctement, dans le théâtre de Lesage. C’est par le dehors que le Mariage de Figaro tient à l’époque révolutionnaire, dont il reproduit par avance la déclamation et le verbiage haineux ; mais dans Turcaret nous saisissons la cause profonde de la Révolution elle-même : c’est par ses finances, ne l’oublions pas, qu’a péri l’ancien régime. Désormais, et dans la ruine de toutes les forces qui pouvaient lui faire équilibre, l’argent prendra une importance si démesurée que Balzac fera de la question d’argent le centre de sa Comédie humaine. Combien, depuis lors, le mal s’est amplifié, nous le savons tous et il n’est que de regarder autour de nous. Il faudra bien qu’on nous dise quelque jour le rôle qu’aura joué l’argent dans cette effroyable guerre, tandis que s’y prodiguaient tant de sublimes sacrifices et qu’y coulait à flots le sang le plus pur.

Cette reprise de Turcaret a obtenu le plus brillant succès, comme il arrive chaque fois qu’on remonte avec quelque soin une pièce du répertoire. M. Bernard rend très bien un aspect du rôle, la sottise satisfaite et fastueuse du traitant, et pourrait indiquer davantage l’odieux du personnage et faire mieux deviner les griffes. Mlle Leconte joue le rôle de la baronne avec beaucoup de verve et de brio. L’interprétation dans son ensemble est très satisfaisante, et la pièce jouée dans un mouvement vif et alerte qui est du meilleur effet.


RENE DOUMIC.