Revue du Pays de Caux N°3 mai 1903/II

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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Circulez, Messieurs, circulez… On s’en est payé d’obéir à cette injonction qui est celle de l’agent de police en faction sur nos boulevards et aussi celle du petit démon voyageur installé au fond de nos esprits agités. Les citoyens du vingtième siècle sont très circulants, qu’ils soient millionnaires ou décavés, personnages officiels ou simples particuliers, touristes ou hommes d’affaires, vêtus de drap beige ou zébrés de grands cordons. Présentement ce sont les grands cordons qui ont le plus fait parler d’eux ; M. Pierpont-Morgan a vidé la scène au profit du roi Édouard et à l’imitation de sa Majesté Britannique, gouvernements ou simples conseils municipaux se sont offerts mille congratulations protocolaires et intéressées. Les drapeaux ont mêlé leurs couleurs aux souffles du printemps et comme dans le Japon de Pierre Loti on s’est infiniment salué : je te salue ; tu me salues ; je te resalue ; tu me resalues… et il n’y a pas de raison pour que cela finisse !…

Salut aux Morts.

Pour nous autres Français, le joli mois de Mai s’est depuis quelques années singulièrement enténébré ; il convient moins que jadis aux réjouissances publiques. Le temps, il est vrai, a déjà coulé sur les lugubres souvenirs du Bazar de la Charité ; par contre, la disparition de Saint-Pierre de la Martinique ne date que d’hier et c’est un peu triste à dire, il semble que cet événement appartienne au siècle dernier tant on l’a peu commémoré. Quand il s’est produit, le deuil officiel de la métropole fut à peine convenable ; de bout de l’an. il n’y a pas eu du tout. C’est très simple et commode ; mais c’est aussi très choquant pour un pays qui a le culte des morts. Là-bas, la méchante montagne fume toujours et l’ironique soleil éclaire la forêt de ruines qui s’étend sur le bord de la mer à la place où souriait joyeuse la chère cité disparue.

Élections en Espagne et crise en Serbie.

M. Prudhomme en ouvrant son journal s’est écrié : « Eh quoi, encore ! Mais quand donc les Espagnols auront-ils fini de voter et le roi de Serbie d’organiser des crises ?… » Il n’est pas si bête qu’on le dit ce M. Prudhomme, car il est certain que les Espagnols votent bien souvent et que les pirouettes Serbes se multiplient. La dernière de ces pirouettes paraît singulièrement maladroite ; on croirait comme l’a remarqué un journal Parisien que le roi Milan ressuscite ! Et une telle résurrection causerait à l’Europe de noirs soucis et promettrait à la Serbie un bien piteux avenir. Puisse Alexandre ier ne plus donner de belles constitutions à son peuple s’il doit les lui retirer ensuite avec cette désinvolture. Quant aux élections Espagnoles, elles esquissent une désapprobation de la politique de M. Silvela qui serait sans inconvénients — car cette politique est peu intéressante — si en même temps il ne s’était produit une poussée républicaine assez accentuée ; le parti républicain Espagnol se reconstitue sous la direction de M. Salmeron et désormais il faudra compter avec lui. L’exemple de l’Italie prouve qu’une monarchie peut très bien vivre avec une minorité républicaine dans son parlement ; il n’en est pas moins évident que ce sont là des situations dont la nocuité s’affirme à mesure que la durée se prolonge. En tous les cas, il est indispensable que ces minorités ne deviennent point majorités ; on peut discuter sur ce que la république ferait de l’Italie ; il n’y a pas de doute sur le sort qu’elle réserverait à l’Espagne ; elle replongerait ce malheureux pays en moins de douze mois dans l’abîme de désordres et de ruines dont Alphonse xii et la reine Christine ont su le tirer à force de tact et de zèle. Cette perspective donne quelque gravité aux dernières élections ; il ne faut pas toutefois s’alarmer si vite ; Alphonse xiii bénéficie de toute la force accumulée autour de lui par le règne de son père et la régence de sa mère. On le sait intelligent et bien intentionné : son premier discours du trône confirme cette impression ; un seul passage y paraît critiquable : c’est un hommage déplacé et exagéré adressé au Souverain Pontife ; les sentiments qu’y exprime le jeune roi ne conviennent pas à un acte de politique intérieure aussi solennel que celui-là ; et puis si l’anticléricalisme est chose déraisonnable en France ou le péril clérical n’existe point, le cléricalisme est chose très dangereuse en Espagne où l’église et les ordres monastiques jouissent de privilèges absolument abusifs.

La « dédication » des palais de Saint-Louis.

Les palais à peu près achevés, comme silhouettes générales, de la future exposition de Saint-Louis ont été, selon la coutume Américaine, solennellement consacrés en présence du président Roosevelt, de l’un de ses plus éminents prédécesseurs, l’ex-président Cleveland, de tous les commissaires étrangers et d’une foule énorme. En 1892, on avait opéré de même à Chicago. La « dédication » se célèbre une année avant l’ouverture de l’exposition. C’est une cérémonie laïque si l’on veut, mais fortement teintée d’esprit religieux. Le cardinal Gibbons, primat catholique et deux hauts dignitaires des confessions protestantes ont été chargés, cette fois comme la précédente, de dire les prières qui alternaient avec les discours et les chants patriotiques.

Les travaux sont, paraît-il, assez avancés ; la superficie occupée par l’exposition dépasse tout ce qui s’était vu jusqu’à présent : On appelait celle de Chicago the white city la ville blanche ; cette fois ce sera plus qu’une ville, presque un département.

Une campagne contre l’état du Congo.

Il se poursuit en Angleterre, sous les dehors du désintéressement, une campagne peu honorable dont le but est d’amener un partage de l’état libre du Congo entre ses voisins, c’est-à-dire entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne : le prétexte est que les autorités du Congo sont impuissantes à arrêter le courant esclavagiste et que d’ailleurs elles tolèrent l’impôt en nature qui est une forme déguisée de l’esclavage. Il faut avouer que, sous une plume Anglaise, l’argument est plein de saveur. N’oubliez pas, en effet, sous quel régime ont prospéré les mines du Sud Afrique, régime qu’on se prépare à réorganiser en hésitant simplement sur la couleur de la peau des futurs habitants des compounds, ces bagnes de travailleurs. Qu’y a-t-il de plus voisin de l’esclavage que cette institution là ? Eh bien elle n’entame en rien la dignité humaine, parce qu’elle est Anglaise, parbleu ! Mais un impôt en nature, établi par des Belges, voilà qui est intolérable ! L’impôt en nature est partout inévitable ; il a existé, à l’origine, dans presque toutes les colonies Anglaises ou Allemandes. Quant au trafic esclavagiste, dès 1886, l’état du Congo a tenté de l’arrêter en créant une chaîne de postes défensifs et si l’on consulte les plus récents rapports, on voit que les efforts accomplis ont donné de très heureux résultats. Plus de cent postes nouveaux ont été créés entre 1886 et 1900. Quant aux charges militaires qui pèsent sur les habitants, elles n’atteignent qu’un seul homme par 25 cases, soit en moyenne un sur cent ; les soldats sont bien traités, et avantageusement pourvus de terres au sortir de service.

L’état du Congo peut se vanter par ailleurs de notables progrès. En 1901, le commerce général montait à 73.590.488 francs dont 23.102.064 pour les importations (contre 4.984.455 en 1892) et 50.488.394 pour les exportations. Parmi ces dernières figurent le caoutchouc pour 43 millions, l’ivoire pour 4 millions, les noix palmistes pour 1.372.000 francs, le café pour 61.000, l’huile de palme pour 800.000, etc… Près des trois quarts des importations viennent de Belgique. Sur le Haut Congo, la flottille a passé de 7 vapeurs et 105 tonnes en 1890 à 26 vapeurs et 1.260 tonnes ; les chemins de fers se construisent et le réseau télégraphique atteint 1.300 kilomètres. Mais ce qui est surtout digne de remarque c’est que l’importation des alcools est tombée, dans le même temps, de 1.236.000 litres à 194.865. Une colonie naissante qui lutte contre l’alcoolisme, le fait est trop intéressant et trop rare pour n’être pas cité. Et vraiment ce bout de tableau incomplet mais exact suffit, nous semble t-il, à condamner l’entreprise de ceux qui veulent entraver la colonisation du Congo Belge.

Le problème Homérique.

La science… l’infaillible science qui passe son temps à se mettre le doigt dans l’œil avait découvert, il y a quelques années, que les héros chantés par Homère n’étaient que de vulgaires barbares sans culture et sans poésie ; la fantaisie d’un barde inconnu s’était plu à les vêtir de couleurs brillantes mais fausses. Que venait-on parler de rois, de princes, de nobles ? Il n’y avait là que des brutes primitives vêtues de peaux de bêtes, des mangeurs de viande crue. Comment en douter ? La critique triomphante relevait dans l’Iliade et dans l’Odyssée les preuves certaines que l’écriture, la monnaie et la sculpture étaient inconnus des héros Homériques. Mais voilà que des découvertes inattendues sont venues donner un démenti non moins certain à ces beaux raisonnements. Les fouilles de Crète ont mis au jour des milliers de briques couvertes d’écriture et elles ont ainsi révélé l’existence de deux systèmes graphiques entièrement distincts, quinze siècles avant Jésus Christ ; la découverte du palais de Minos a fait connaître des peintures et des sculptures remontant à plusieurs siècles avant la chute de Troie : enfin on a acquis la certitude que, trente siècles avant l’ère chrétienne, la monnaie existait déjà à Babylone. D’ailleurs Homère se complaît en des descriptions d’armes et de bijoux qui indiquent clairement un état de civilisation avancé ; pourquoi ne mentionne t-il point de documents écrits et prend-il des circonlocutions pour faire allusion à des échanges monétaires ? On est réduit à des conjectures ; peut être ces choses étaient elles considérées comme contraires à la poésie épique et peu dignes d’y figurer. Que Madame la critique, en tous cas, ne se hâte point d’expliquer ; elle pourrait bien recevoir promptement une nouvelle leçon de modestie.

L’état des forces dans les Balkans.

L’agitation Balkanique continue de préoccuper l’Europe. Si elle vous donne des insomnies, lecteur, voici quelques chiffres à méditer pendant vos nuits blanches. D’après la Kreuzzeitung, le Montenegro aurait un effectif de 38.000 guerriers munis de 30.000 fusils à répétition offerts par le Tsar à son fidèle ami. La Serbie qui se flatte d’avoir 250.000 hommes à sa disposition n’en pourrait en réalité mettre en ligne que 100.000. La Bulgarie, plus fortunée, pourrait compter sur 130.000 parmi les 200.000 qui figurent dans ses papiers. En Grèce, le déchet de 1897 fut énorme ; on ne put réunir que 80.000 hommes sur 160.000 et encore n’y en eut-il que 50.000 de vraiment utilisables. La Roumanie a 170.000 hommes dans son armée régulière et 50.000 dans ses milices, mais ces chiffres ne représentent d’unités sérieuses que diminués d’un bon tiers. Telles sont les appréciations du journal Allemand. Il est impossible de les contrôler ; d’ailleurs sur quels éléments sont elles basées ? Si serrées qu’elles soient, des enquêtes de ce genre laissent toujours une grande place à l’erreur.

Le discours de M. Chamberlain.

Si le grand homme de Birmingham n’avait point reçu du ciel l’art de parler à tort et à travers, les paroles qu’il vient de prononcer auraient eu de par le monde, un retentissement inouï. Qu’un ministre — presque un premier ministre — de la couronne Britannique, annonce solennellement que l’heure est venue de réaliser le nouveau Zollverein et de faire l’union commerciale entre toutes les parties de l’empire, voilà certes de quoi remuer l’opinion. Par malheur, l’opinion a encore dans l’oreille le bruit des coups de tam-tam à l’aide desquels M. Chamberlain, non content d’avoir injurié successivement la France et la Russie, prétendit réaliser l’entente avec les États-Unis, et signer un pacte avec l’Allemagne. Autant de vains discours, autant de feux d’artifice vite éteints. Dès lors, il n’y a pas de raisons pour s’émouvoir outre mesure, de ce que vient de dire l’homme aux orchidées, encore qu’il convienne de ne pas perdre de vue cette question ; car, à notre avis, le Zollverein Anglo-Saxon n’est pas seulement une menace ; ce pourrait devenir une réalité, et voilà une raison de plus pour les nations de l’Europe de ne point isoler l’Angleterre ; faites le plus de commerce possible avec elle, c’est le meilleur moyen de la détourner d’un protectionnisme impérial, auquel elle perdrait, mais auquel l’Europe perdrait plus encore.

Concours de télégraphistes.

La scène se passe à Paris : il y a 430 postes à pourvoir ; 9 000 aspirantes se présentent. Ce n’est déja pas normal socialement, ce chiffre. Mais devinez ce qu’on leur demande à ces jeunes filles : une composition Française ! — et devinez le sujet offert à leurs élucubrations : Un orage dans les Pyrénées ! Ô Sévigné, où vas-tu te nicher ? Ainsi, pour bien télégraphier, il importe de savoir décrire un orage dans les Pyrénées ; pourquoi pas sur le Fusiyama ou le Rouvenzori ? Je me serais imaginé, naïf, qu’il convenait avant tout de savoir où sont situés Port-Arthur et Boulouwayo, et de pouvoir siffler un peu d’Anglais, mâcher quelque Allemand, voire même habler deux onces d’Espagnol !… Mais, point du tout. L’orage dans les Pyrénées est infiniment plus utile : on apprend du même coup l’histoire de Roland et celle de Louis XIV, en même temps qu’on étudie la psychologie de Ramuntcho… L’inspecteur qui a choisi ce sujet de composition, doit être un homme à grandes vues !

Un projet sur les ports francs.

Savez-vous ce que c’est qu’un port franc ? Écoutez ce que dit l’exposé des motifs du projet de loi déposé sur le bureau de la Chambre, par les ministres du Commerce, des Finances et des Travaux-Publics. « Le nom de port franc est généralement donné à tout ou partie d’un port qui est déclaré neutre au point de vue douanier et où l’on peut par conséquent, à son gré, débarquer les marchandises, les emmagasiner, les visiter, les soigner, les trier, les manipuler, les assortir, les acheter, les vendre, en disposer, enfin, les réembarquer et les réexporter, sans payer aucun droit de douane et sans procéder à aucune des formalités imposées par le contrôle fiscal de cette administration ». Si vous hésitez sur les avantages que présente la création de ports francs, remarquez d’abord que Colbert en eut l’idée, et désira d’en établir : rien que cela suffit à prouver que la chose est bonne, mais il y a mieux : la preuve a été faite, et par nos rivaux : Hambourg, Brême, Copenhague, Gênes, Trieste et Fiume ont établi des ports francs, et la prospérité de ces cités maritimes s’est aussitôt développée avec une rapidité et une intensité qui ne laissent point de place au doute sur la cause d’un tel phénomène. Reprenons donc l’idée de Colbert ; c’est assez notre habitude, du reste, de laisser le prochain s’emparer de nos inventions et en tirer profits…

À première vue, le projet tardif qui vient d’être déposé paraît très sagement conçu ; il ne désigne d’avance aucune ville ; ce sera l’affaire du gouvernement ; mais il règle le rôle des Chambres de commerce, prévoit les constructions nécessaires et édicte les mesures propres à sauvegarder certains intérêts nationaux ou locaux qui pourraient se trouver lésés. « La franchise, écrit excellemment M. le ministre du commerce, est le complément nécessaire, le corollaire naturel du système protectionniste : c’est une soupape de sureté qui vient tempérer ce qu’il peut y avoir d’excessif dans notre régime économique ». La majorité le comprendra sans doute. Elle le comprendra d’autant mieux que le même exposé des motifs, avec une très louable audace, met à nu l’inquiétante lenteur de nos progrès. En dix années de 1891 à 1901, l’Allemagne et les États-Unis ont vu croître de plus de 2 milliards l’ensemble de leurs exportations ; le progrès de l’Angleterre, dans le même temps, s’est chiffré par 1.400 millions ; celui de la France n’a été que de 552 millions. Notre marine marchande à vapeur a gagné, de 1875 à 1900, à peu près 650.000 tonnes ; celle de l’Angleterre en a gagné plus de 8 millions et celle de l’Allemagne 1.600.000. Et ainsi de suite ! À ces renseignements précieux, quoique pénibles à méditer, le Temps ajoutait d’éloquents commentaires sur un document publié le 18 mai dernier par le Journal officiel. C’est un tableau du prix du quintal de blé en France et à l’étranger ; le quintal qui se payait 25 francs à Paris coûtait 18 francs à Breslau, 17 à Londres, 16 à Vienne et à Bruxelles, 15 à New-York et à Chicago ; de sorte que, disait notre grand confrère, « les travailleurs Français se voient surchargés de sommes allant de 7 francs à 10 fr. 25 par rapport aux travailleurs étrangers ».

Les attentats de Salonique.

Nous ne cacherons pas, puisqu’ils nous en fournissent l’occasion, notre maigre sympathie pour les Bulgares et leur gouvernement. Non pas que celui-ci mérite d’être impliqué directement dans les douloureux événements dont Salonique a été le théâtre, mais il est responsable pour une large part des « intoxications » d’orgueil national qui ont conduit à de pareils forfaits. Qu’étaient les Bulgares pourrait-on dire en parodiant le mot de Siéyès ? Rien. Que veulent-ils devenir ? Tout. Eh bien, c’est un peu trop. Ils ne sont pas seuls en orient et la chrétienté Balkanique ne leur a nullement donné le droit de parler en son nom. Elle devine en eux des oppresseurs eventuels qui pourraient se montrer plus intolérants et plus cruels que les Turcs eux-mêmes. Ceux-ci ne cherchent point à « ottomaniser » les peuples conquis. La Bulgarisation de la Macédoine, telle qu’elle se poursuit depuis longtemps déjà sous l’œil inquiet des Grecs et avec la protection nettement affichée de la Russie, est une opération peu séduisante pour ceux qui pourraient se voir appelés à la subir. Bien qu’ils se soient passés à Salonique, les récents attentats forment un épisode de cette tragique entreprise.

Troubles en Croatie.

La question Croate telle qu’elle s’impose en ce moment à l’attention de l’Europe est certainement plus bruyante que troublante. Il faut y voir une conséquence naturelle de l’effervescence générale dont souffre l’empire de François-Joseph. Rien d’étonnant à ce que là comme ailleurs, sous l’action de la grande évolution qui s’opère et sous le couvert des rivalités ethniques qui lui servent de prétexte, les oppositions de classes ou d’intérêts, les passions religieuses et les ambitions politiques se heurtent comme des flots déchaînés poussés les uns contre les autres par des causes contraires. Il en résulte du bruit, beaucoup d’écume, de la force dépensée mais en général moins de travail accompli que le bruit et l’écume ne le donneraient à penser au premier abord. De ce que la dissolution de la monarchie Austro-Hongroise est fatale, il ne s’ensuit pas nécessairement que le même sort soit réservé à la monarchie Hungaro-Croate.

Frères des Serbes par le sang, mais restés fidèles à l’église Romaine et dominés par un clergé riche et puissant, les Croates sont unis à la Hongrie par des liens politiques fort anciens puisqu’ils datent du roi Koloman. Le royaume « triunitaire » de Croatie Slavonie et Dalmatie était gouverné par la diète d’Agram et par le Ban, sorte de vice-roi jouissant d’une autorité assez considérable ; certaines lois votées à Presbourg devaient l’être aussi à Agram et des représentants de la diète Croate siégeaient à la diète Hongroise. Avec le temps des changements importants se produisirent dans la constitution du royaume triunitaire. La Dalmatie en fut détachée par la conquête Vénitienne ; occupée ensuite par les Français, gouvernée par le maréchal Marmont, que Napoléon récompensa en le créant duc de Raguse, elle fut rendue en 1815 à l’Autriche qui l’érigea en province impériale et la gouverna directement. D’autre part, des colonies Serbes orthodoxes se créèrent en Slavonie ou, dès lors, naquirent des querelles confessionnelles dont l’empire fit son profit. Enfin, dans le comitat même d’Agram se constitua peu à peu un district noble doté de privilèges exorbitants, entièrement soumis à l’influence Magyare et exerçant sur le reste de la noblesse Croate une action nettement favorable à la politique Hongroise. C’étaient là des éléments certains de trouble et de confusion. L’institution dite des « confins militaires » complétait l’état chaotique de la partie orientale de l’empire. Les confins formaient une longue et étroite bande de terre qui allait de l’Adriatique aux frontières Moldo-Valaques et sur laquelle vivait une population composite dont le chiffre finit par atteindre un million. C’étaient des soldats appartenant à toutes les races de la monarchie et soumis à un régime à la fois communiste et militaire qui, s’il était favorable à leur entraînement professionnel ne l’était certes pas à leur moralité. Ces guerriers laboureurs avaient été créés en 1550, en vue de défendre les lignes du Danube et de la Save contre les Turcs.

C’est de tous ces éléments divers qu’est faite la Croatie moderne. Si même elle arrivait à les fondre en un tout homogène on ne voit pas bien ce qu’elle gagnerait à séparer ses destins de ceux de la Hongrie. Les Croates ne sont pas opprimés ; ils réclament des libertés de plus en plus grandes, et à Budapesth on fera sagement de leur en octroyer. Mais ces libertés s’accorderont très bien avec le maintien de l’union. Les manifestations devant la statue du baron de Jellachich, ban de Croatie, lequel en 1848 prit parti pour l’Autriche contre la Hongrie ne constituent que des tapages patriotiques. Cette statue rappelle aux Croates qu’ils n’ont rien gagné à se ranger sous la bannière des oppresseurs et que l’Autriche n’a cessé de trahir les promesses qu’elle leur avait faites. Qu’ils luttent pour rendre aussi complète que possible leur autonomie, c’est de bonne politique ; qu’ils recherchent l’indépendance, ce serait absurde et chimérique.

Distribution de chapeaux.

Avec la chaleur on voit apparaître les chapeaux de paille que coiffent les chevaux dans les pays du sud. Les chevaux Français ont décidé depuis quelques années d’en porter, eux aussi, et ils sont parvenus jusqu’à un certain point, à mettre la chose à la mode. La meilleure preuve en est qu’au rayon de sellerie des magasins du Louvre s’étagent en belles piles évocatrices de cuisant soleil et de paysages méridionaux, des chapeaux de paille proprement percés de deux trous à oreilles ; c’est pour les dadas ; cela ne les embellit pas, certes, mais cela les soulage, au moins ceux qui n’ont pas trop de prétentions à l’élégance ; car, il va de soi que les quadrupèdes qui traînent M. Loubet au Grand prix de Paris ou portent le général André et son état-major à la revue du 14 Juillet se croiraient déshonorés s’ils devaient paraître en public ainsi affublés ; les chevaux de fiacres et de camions n’ont pas de ces préoccupations vaniteuses.

Ayant mentionné ce nouveau genre de couvre-chefs animaux oserons-nous passer à ceux que le pape distribue aux prélats qu’il veut cardinaliser ; le rapprochement est fort irrévérencieux, mais il n’est point intentionnel ; c’est l’actualité qui le crée. Donc, on prépare au Vatican une promotion rouge. Dans le prochain consistoire Léon xiii fixera son choix publiquement sur 7 à 8 prélats parmi lesquels les nonces apostoliques à Lisbonne et à Vienne, l’archevêque de Valence en Espagne et les archevêques de Cologne et de Salzbourg. Pas un Français ; de sorte que, dans le Sacré Collège, le groupe Français qui compte si nous ne nous trompons point, sept représentants va se trouver dominé désormais par les huit champions du germanisme ; une situation qui n’est pas précisément avantageuse à la veille d’une réunion de conclave : car Léon xiii est trop âgé pour que son règne se prolonge beaucoup.

Guillaume ii et Léon xiii.

Tout ceci est la conséquence inévitable du double mouvement d’éloignement et de rapprochement qui s’opère en France et en Allemagne à l’égard de l’église catholique. Le gouvernement Français s’applique à servir les desseins de l’empereur d’Allemagne avec un zèle et une ardeur véritablement surprenants. Guillaume ii sait attendre, quoiqu’on dise de sa spontanéité et de ses prétendues incartades ; il connait la lenteur des évolutions ecclésiastiques : il a suivi les progrès de l’anti-cléricalisme en France et espacé, en les graduant, ses hommages intéressés au Souverain-Pontife. Il sentait qu’après s’être orienté pendant la plus grande partie de son pontificat vers la France le pape, moins que tout autre souverain, pouvait modifier brusquement sa politique et s’orienter vers l’Allemagne ; mais il sentait également qu’un changement d’orientation pouvait s’esquisser vers la fin du règne de Léon xiii et s’affirmer sous son successeur ; et c’est à quoi il s’est employé avec toute l’intelligence et toute l’habileté dont il est capable. La violence des passions anti-cléricales, mise en France au service d’intérêts électoraux a hâté le mouvement et il est visible que, maintenant, le pape se montre sensible aux avances Allemandes et prêt à chercher de ce côté l’appui qu’on lui refuse si malencontreusement du nôtre.

Paris-Madrid.

La malheureuse course Paris-Madrid a défrayé trop de chroniques pour qu’il y ait rien à ajouter. Le président du Conseil a parlé et agi sagement en cette circonstance en prenant des mesures immédiates et en prononçant des paroles énergiques de nature à calmer l’émoi de l’opinion — mais en refusant aussi de s’associer à des propositions susceptibles d’entraver l’industrie automobile et de la faire immédiatement passer à l’étranger. Il faut bien se dire, en effet, que cette industrie dont le centre est à Paris gagne de jour en jour au dehors, qu’elle donne du pain à des quantités d’ouvriers, apporte des ressources considérables au trésor, provoque des visites et des achats incessants de la part de clients étrangers nombreux et riches — et que, par conséquent, elle joue un grand rôle dans la vie économique de la nation. Faut-il perdre tout cela parce que des accidents trop nombreux ont eu lieu au cours d’une épreuve analogue à celles qui avaient fort bien réussi entre Paris et Berlin ou Paris et Vienne ? L’emballement des coureurs ne légitimerait nullement celui du législateur ; que celui-ci prenne garde, lui aussi, de se laisser aller à faire du 120 à l’heure. Tout d’abord le départ nocturne et l’immense affluence de spectateurs sont pour beaucoup dans les accidents de la course Paris-Madrid ; ensuite, si bien prises qu’aient été les mesures de police, elles ne paraissent pas avoir été suffisamment uniformes et l’on se demande si c’est aux municipalités à aviser en pareil cas et non point à l’administration centrale ; un seul arrêté vaudrait mieux sans doute que tous ceux, très bien intentionnés mais déplorablement divers, pris par les maires des communes sises sur le parcours ; en troisième lieu, il appert que la foule a commis d’absurdes imprudences et notez qu’il est toujours facile de se tuer quand on ne prend aucune précaution, qu’il s’agisse de chevaux et de bateaux, aussi bien que d’automobiles ou de ballons. Enfin n’oublions pas que l’une des victimes a trouvé la mort précisément par suite d’un scrupuleux détour exécuté dans la crainte d’atteindre un passant obstinément planté sur sa route. L’impression d’ensemble est celle d’un douloureux hasard, d’une catastrophe unique dont il faut tenir compte sans doute mais dont on ne doit pas perdre de vue le caractère exceptionnel.

Le centenaire d’Emerson.

Le jour même New-York célébrait le deux cent cinquantième anniversaire de sa fondation, elle acclamait, à l’occasion de son centenaire, le nom de Ralph W. Emerson, celui qu’on a nommé le « Montaigne Américain » et qui ne mérite pas tout à fait ce titre car leurs analogies sont uniquement dans le style et dans la forme, point du tout dans la pensée. Emerson est un entraîneur, un amoureux de l’effort, un convaincu de l’action ; mais chez lui, entraînement, effort, action s’enveloppent d’art et se revêtent de beauté. Emerson naquit à Concord dans le Massachussetts ; aussi est-ce dans cet État, et, en particulier à l’université d’Harvard qui y est située — que sa mémoire a été célébrée avec le plus d’éclat. Toutefois sa réputation est trop grande et trop méritée pour que la république toute entière n’ait pas tenu à honneur d’y participer. Ce n’est pas par le nombre de ses volumes qu’Emerson a exercé de l’influence sur ses concitoyens — une influence énorme en vérité et qui dépasse de beaucoup ce que les Américains eux-mêmes s’imaginent lui devoir ; c’est par les quelques idées-mères qu’il a jetées autour de lui : son modernisme d’abord ; il aime son temps ; il a foi en l’avenir ; il conseille de chercher à en faire jaillir de la beauté et de la poésie plutôt que de s’attarder à de vains regrets, à de vaines considérations sur le passé. Ensuite son respect de l’individu. Pour lui l’effort individuel est le grand créateur, le grand faiseur de merveilles ; de lui il attend tout progrès solide, toute nouveauté précieuse. Et enfin le sentiment du rôle rénovateur réservé à l’Amérique dans le monde ; ce sentiment là a toujours puissamment remué les esprits d’outre-mer et nul ne l’a exprimé avec plus de vigueur discrète et de sincérité émue qu’Emerson. Il n’en fallait pas tant pour faire de ce simple ministre d’un culte dissident une sorte d’écrivain national en qui se reflète et s’anime l’âme muette et passionnée de la foule.

Journaux transatlantiques.

Si les États-Unis ont de grands écrivains dont ils peuvent se montrer orgueilleux, ils n’ont pas lieu d’être autrement fiers de leur presse qui est bien la dernière du monde. Ceci vient sous notre plume à propos d’une enquête qu’un journaliste Français a faite récemment auprès de ses confrères d’Amérique. Il voulait savoir ce que là-bas on pensait de nos journaux. Il le leur a demandé par écrit et a reçu, en réponse, les plus dédaigneuses consultations. La presse Française, d’après ces excellents amis, n’est qu’une petite femmelette, pérorante et coquetante, ne sachant rien et le disant mal, perdue de frivolités, la tête tournée par le moindre bout de ruban ou le moindre boa… La leur, par contre, est une robuste personne, admirablement constituée, informée avec une incroyable rapidité sur toutes choses, ayant un jugement impeccable, un goût très sûr, une rectitude de conscience sans pareille, etc…, etc…, etc… Ah ! Ah ! la bonne histoire ! Avec tous ses télégrammes et ses téléphones, son armée de correspondants, ses nuées de reporters, ses palais et ses usines, la presse Américaine trouve moyen de ne rien savoir, de tomber à côté chaque fois qu’elle prophétise, de renseigner ses lecteurs avec une prodigieuse insuffisance, de parler un langage incorrect, de commettre d’invraisemblables bourdes. Et il faut bien l’avouer, en ce qui concerne la France, son ignorance et son incapacité s’élèvent à un diapason inconnu jusqu’alors. Et la cause de toutes ces défectuosités, c’est avant tout le désir de ne se renseigner qu’électriquement, de connaître en un clin d’œil les moindres événements qui se produisent à cinq cents et à mille lieues de là. Comment, dans ces conditions, peut-on rien savoir de précis ? Il faut une marge normale pour juger des choses et des gens ; toute information instantanée, quel que soit celui dont on l’obtient, quelles que soient les garanties matérielles dont on s’entoure pour la demander, contient forcément une part d’inexactitude.

Les conditions dans lesquelles se trouve placée la presse, aujourd’hui, sont essentiellement défectueuses ; par suite des exigences modernes qui se sont greffées sur les habitudes anciennes, il est à peu près impossible de faire le journal idéal, celui qui donnerait au lecteur la connaissance très exacte et suffisamment rapide de tout ce qu’il peut lui être agréable et utile de connaître. Mais cet idéal inaccessible, ce sont quelques journaux Français qui s’en rapprochent le plus. Nous possédons à Paris et en province cinq ou six feuilles dont le style et le fonds paraissent également dignes de louanges et qui partagent très judicieusement la place suffisante, mais non exagérée, dont elles disposent entre les sujets divers qui sollicitent leur attention. Hélas ! rien de pareil n’existe parmi ces journaux Américains qui se cassent, en toute circonstance, l’encensoir sur le nez, mais sont à mille lieues du rôle que la presse doit remplir dans le monde moderne.


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