Revue littéraire - 31 mai 1847

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Revue littéraire - 31 mai 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 952-960).
REVUE LITTÉRAIRE.




LES THÉÂTRES.




Il est une question que ramènent souvent les essais du théâtre moderne ; on se demande, à propos de certains ouvrages : Sont-ils, ne sont-ils pas littéraires ? À vrai dire, les amis si empressés de la littérature nous ont toujours paru ressembler un peu à ces gentilshommes dégénérés pour qui la noblesse consiste plutôt à étaler un titre qu’à le porter dignement. Ces airs de pruderie littéraire peuvent consoler les désappointemens de la vanité, mais ils ne sauraient ni garantir ni remplacer le succès, et, il faut bien en convenir, l’entrain, le plaisir, l’attrait, la vie, ne se trouvent pas toujours là où s’annoncent les plus ambitieux efforts. De prétendus, chefs-d’œuvre, longuement élaborés, destinés à ouvrir une voie nouvelle ou à ramener aux immuables conditions du beau, avortent ou meurent au milieu d’un immense ennui, tandis qu’un trait spirituel, une scène joyeuse, l’habile emploi d’un ressort vulgaire, le développement naïf d’un sentiment vrai, attirent, un échelon plus bas, le succès et la foule. C’est là un des caractères et, si l’on veut, une des maladies de notre temps : peu de respect pour les hiérarchies dans l’art comme dans la société ; une plus grande diffusion des jouissances intellectuelles, qui perdent en élévation ce qu’elles gagnent en étendue ; le triomphe progressif de l’individualisme, qui, diminuant l’autorité des maîtres ; brisant le faisceau des doctrines, éparpille les talens et leur apprend à ne relever que d’eux-mêmes. Cette situation a comme presque toutes les nouveautés, ses avantages et ses inconvéniens ; en accroissant le nombre des conviés aux fêtes de l’esprit, elle rend plus grossiers les goûts qu’ils y apportent et les mets qu’on leur sert ; elle établit, entre les consommateurs avides et les juges délicats, une séparation chaque jour plus complète.

Cependant, si l’on doit, à certains points de vue, se plaindre de ce nouvel état de choses, faut-il en conclure que des tendances élevées, un but sérieux, une forme poétique, donnent le droit de se passer des qualités inhérentes à l’esprit français, et qui, importantes partout, sont indispensables au théâtre ? Parce qu’un écrivain aura mis dans son ouvrage quelques idées généreuses, quelques vers sonores, quelques moralités utiles, lui sera-t-il permis de dédaigner ou d’omettre ce qui est l’essence du drame, le mouvement, la logique, la clarté surtout, la clarté, cette vie de l’intelligence ? Non, sans doute. Que le poète élégiaque, le lyrique, le romancier même, s’égarent parfois dans le mystérieux méandre de leurs pensées, ou jettent çà et là à l’horizon la brume de leur rêverie, cette licence n’est pas sans excuse, quoiqu’elle ne soit pas sans danger ; mais le poète dramatique ! je le comparerai volontiers à un intendant forcé de rendre, à chaque instant, ses comptes à ce maître exigeant qu’on appelle le public. Il faut que chaque scène, chaque incident, chaque caractère, se pose et se déduise d’une façon si nette, qu’il s’établisse entre les personnages et l’auditoire une entente et comme une solidarité perpétuelle ; il faut que, par un secret de son art, l’auteur réussisse à faire intervenir si puissamment dans son œuvre tous ceux qui l’écoutent, que leur curiosité, leur émotion, leur sympathie, deviennent les ressorts et les rouages de cette œuvre même ; sans cela, la curiosité se fatigue, l’émotion s’affaiblit, la sympathie se glace. Plus de donnée acceptable, plus d’intérêt possible. Ennuyé de ses infructueux efforts pour comprendre et pour suivre le poète, le spectateur s’impatiente, se détourne, appelle l’air et le soleil, et finit par s’échapper de ce labyrinthe où il tourne vainement sur lui-même, sans fil, sans guide et sans flambeau.

En faisant l’éloge de la clarté, j’ai fait la critique du nouveau drame de M. Adolphe Dumas, l’École des Familles.

Je n’ai pas à revenir sur les antécédens de cette pièce : les ouvrages de l’esprit, comme les individus, ont leur vie privée, qui doit échapper au contrôle. Chercher des moyens de succès dans de prétendues persécutions qui transforment l’auteur en victime et le parterre en cour d’appel, c’est une faiblesse qu’on pardonne à l’amour-propre offensé, mais dont nous ne saurions tenir compte. On peut cependant s’arrêter un moment, et demander pourquoi tant de bruit, de récriminations et d’orages à propos d’un poète comme M. Adolphe Dumas et d’un drame comme l’École des Familles ? Il y aurait là, pour un sceptique, tout un chapitre d’histoire littéraire à écrire, plus curieux et plus amusant, à coup sûr, que la pièce dont il s’agit. Qu’a donc fait M. Adolphe Dumas pour obtenir tout à coup cet insigne honneur de voir la haute littérature (c’est l’expression officielle) persécutée et vengée dans sa personne ? Quel est le titre antérieur par lequel il a mérité qu’on fît de son nom le cri de ralliement de cette soudaine croisade contre les barbares ? Est-ce la Cité des Hommes ? est-ce le Camp des Croisés ? est-ce Mademoiselle de la Vallière ? Par quel singulier hasard, par quelle bizarre rencontre arrive-t-il que, le même jour, et à point nommé, la critique découvre des talens extraordinaires chez un homme qui n’avait su jusqu’ici ni se faire applaudir, ni se faire lire, ni se faire comprendre ? Voyez pourtant les bonnes ames ! dès qu’on n’a plus besoin de leur secours, dès qu’on a obtenu un de ces grands succès qui placent un poète hors de tutelle, à l’instant voilà tous les critiques sur le qui vive : ils vous attendent avec méfiance, ils vous observent avec malice ; ils discutent votre second ouvrage avant qu’il soit fait, et corrigent vos vers avant qu’ils soient écrits ; mais le faible, l’opprimé, le pauvre, trouvent chez eux d’inépuisables trésors de bonté, de mansuétude et de munificence. Il suffit qu’on soit obscur pour qu’ils vous comprennent, qu’on soit débile pour qu’ils vous appuient, qu’on ne puisse jamais être redoutable pour qu’ils vous trouvent toujours irrépréhensible ! Donner aux indigens, refuser aux riches, n’est-ce pas le précepte évangélique dans toute sa pureté, et la critique n’est-elle pas restée, cette fois comme toujours, dans les limites les plus vraies de la charité chrétienne ? Après cela, est-il besoin de chercher s’il n’y, a pas un peu de malice au fond de cette bienveillance, et si cette seconde comédie, jouée parallèlement à la première, ne pourrait pas prendre pour épigraphe ce titre de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien, ou cette phrase de Beaumarchais : « Qui trompe-t-on ici ? » En vérité, nous doutons fort qu’après avoir prodigué tous ces bravos et signé tous ces éloges, nos modernes augures aient pu se regarder sans rire.

Qu’est-ce que l’École des Familles ? Quoiqu’il soit difficile de rien affirmer à propos d’un drame qu’il est impossible de bien comprendre, j’ai cru deviner qu’il s’agissait de faire la leçon aux pères indulgens qui, par leur faiblesse, rendent leurs fils dissipateurs, libertins et faussaires. M. de Vernon, magistrat, comte et député, a un fils qui s’appelle Julio, marié à une femme qui s’appelle Julia. Malgré cette similitude de noms, Julio et Julia font assez mauvais ménage Julio s’endette ; Julia nourrit en secret un amour coupable pour un sombre personnage nommé Maxime, homme de génie et architecte, qui a fini par devenir maçon et millionnaire. Que doit-on penser de ce Maxime ? Je vous défie de le prévoir avant la dernière scène du dernier acte ; seulement, ne le perdez pas de vue, car il est le créancier du mari, l’amoureux de la femme, le prétendu de la sœur et la cheville ouvrière de tout l’ouvrage.

Avant d’aller plus loin, je demanderai comment l’indulgence de M. de Vernon peut être cause des folies de Julio, marié depuis cinq ans, et du secret amour de Julia pour Maxime. Une fois marié, ce Julio, qu’on nous représente comme un homme d’une nature ardente et indomptée, serait probablement devenu plus coupable encore, si son père l’avait préalablement traité avec plus de rigueur, et, l’amour de Julia, antérieur à son mariage, n’a certainement rien à faire avec le plus ou moins de sévérité de M. de Vernon. Pour contraster avec ce triste résultat de la faiblesse paternelle, l’auteur nous amène un frère de M. de Vernon, Marseillais pur-sang, dont tout le comique consiste à parler comme on parle sur la place Cannebière. Celui-là a aussi un fils, nommé Auguste, qu’il a rudement élevé, et il nous indique même, par des gestes très expressifs, de quelle façon il s’y est pris pour le corriger. C’est pourquoi Auguste est devenu un jeune homme accompli, rangé, sentimental et poète par-dessus le marché ; plus heureux que M. Adolphe Dumas, il a une pièce reçue au Théâtre-Français. Voilà la conséquence des corrections manuelles de M. Antoine de Vernon. Ce système d’éducation, expliqué par le père devant ce grand garçon de vingt-quatre ans, auteur d’un drame en cinq actes, ne vous semble-t-il pas un peu choquant ? Cet Auguste qu’on nous donne pour un jeune homme d’un noble cœur, d’une imagination exquise et charmante, ne se serait-il pas mieux développé sous l’empire d’un père indulgent et spirituel que sous le bâton de cet affreux Marseillais, dont l’accent doit mettre en fuite les neuf muses, pour peu qu’elles aient l’oreille délicate ? Telle est cependant toute la base de ce drame : ajouter un chapitre à la loi de l’instruction primaire et apprendre aux pères de famille qu’on peut faire un poète avec des coups de canne !

Auguste de Vernon a rencontré, à Saint-Thomas-d’Aquin, une jeune fille dont il s’est épris rien qu’à la façon dont elle lisait dans son livre d’heures, à peu près comme Sbrigani se passionne pour M. de Pourceaugnac, à cause de la grace avec laquelle il mange son pain. Ce livre d’heures est même tombé, on ne sait comment, entre les mains de l’amoureux jeune homme, qui ajoute, en style digne de Mlle de Scudéry :

Dans ce livre, depuis, trois ans, depuis ce jour,
J’aime avec la prière, et prie avec l’amour.


Les choses en sont là, lorsqu’arrive du couvent Mlle Marie, fille de M. de Vernon, sœur de Julio et cousine d’Auguste. O surprise ! Marie n’est autre que la jeune fille rencontrée à Saint-Thomas-d’Aquin. Malheureusement Julio, qui doit à l’architecte Maxime une somme énorme, a décidé qu’il le paierait, sans bourse délier, en lui faisant épouser Marie. Ce mariage désole Mme Julia de Vernon, qui aime toujours Maxime. Quant à Auguste, en vrai poète, admirateur de Shakespeare, il s’avise d’un moyen renouvelé d’Hamlet pour dire son fait à cet équivoque architecte : il annonce qu’il va réciter sa pièce reçue au Théâtre-Français, et il se trouve que le sujet de cette pièce tombe d’aplomb sur les intrigans qui s’insinuent dans les familles pour courtiser les femmes et épouser les filles. Grande colère de Maxime, qui saisit parfaitement l’allusion. Vous croyez peut-être qu’Auguste et Maxime vont se battre ? Point. A l’acte suivant, il n’en est plus question. En revanche, Maxime, fatigué de son triste rôle, apprend à Julio, dans les épanchemens de l’amitié, qu’il est amoureux de sa femme et qu’il est aimé d’elle. Chez un mari en qui tout sentiment d’honneur et même d’amour conjugal n’est pas éteint, une si étrange confidence va sans doute provoquer une explosion de colère. Il n’en est rien cependant, et l’incident passe inaperçu. Un fait plus grave se révèle : d’expédiens en expédiens, Julio en est arrivé à rédiger une fausse lettre de change. Condamné par M. de Vernon, chez qui l’intégrité du magistrat domine l’indulgence du père ; il se tire un coup de pistolet. Touchons-nous cette fois au dénoûment ? Non, il n’y a que la capsule qui part, si bien qu’au cinquième acte personne n’est mort. Et comme il faut que tout finisse, Maxime, qui, jusque-là, nous, avait paru un personnage d’une allure sinistre et même un peu suspecte, passe tout à coup à l’état de candidat au prix Montyon ; il vient rassurer cette famille désolée : il annonce que les dettes de Julio sont payées, qu’Auguste peut épouser Marie, que Julia est la plus respectée des femmes, en un mot, qu’en sa qualité d’architecte et de maçon, il a réparé ce qui semblait irréparable.

Tel est cet ouvrage, et je crois pouvoir affirmer que mon analyse est plus claire que la pièce même. A tous momens, le spectateur partage l’embarras et l’incertitude de ce bon Antoine de Vernon, l’oncle marseillais, qui avoue naïvement ne pas comprendre un mot de ce qui se passe : on dirait la fable du singe montrant la lanterne magique et oubliant de l’éclairer ; on ne sait jamais si tel ou tel personnage est amoureux ou indifférent, aimé ou repoussé, coupable ou honnête, traître ou vertueux. Chaque incident semble destiné à démentir ou à faire oublier l’incident qui précède : non-seulement il n’y a pas de conséquence logique, mais il n’y a pas même de cohésion et de suite : l’action marche à l’aventure, s’accrochant à tous les buissons de la route et y laissant des lambeaux que l’auteur ne s’occupe pas de rajuster. Cette littérature élevée à laquelle appartient, dit-on, l’École des Familles n’est pas encore assez élevée, ou elle l’est trop : entre la terre et le ciel, l’auteur a choisi les nuages.

Je ne m’amuserai pas à compter les réminiscences qui fourmillent dans ce drame. Les deux Gendres, Hamlet, les dénoûmens de Molière, les vieillards de M. Hugo, le répertoire des suicides ou des faussaires du drame moderne, ont tour à tour à réclamer leur part dans ces scènes décousues. Examinerai-je le style ? Un homme si peu maître de sa pensée peut-il être maître de sa parole ? Un poète si peu sûr de ce qu’il veut faire peut-il être sûr de ce qu’il veut dire ? Le style est le vêtement de l’idée ; si le corps qu’on lui donne à couvrir n’a ni forme, ni mouvement, ni vie, le vêtement manquera forcément d’ampleur, de tournure et de grace. Parmi les critiques, c’est-à-dire les admirateurs de l’École des Familles, il y en a qui, plus malins ou moins bien avisés que les autres, ont cru devoir fortifier leurs éloges par des citations. Voici des vers que nous recueillons au hasard dans ces citations amies :

Il te faut un château, jamais une campagne ;
Il te faut un hôtel, jamais une maison ;
Il te faut des valets hors de comparaison.


Plus loin, Auguste raconte sa rencontre à Saint-Thomas-d’Aquin :

Eh bien ! je vous l’ai dit, j’allais tous les dimanches.
Vous savez, trois enfans, trois sœurs, trois robes blanches ;
Une dame à leur suite, et qui veillait à part,
Pendant qu’un domestique attendait à l’écart.


Voici comment Maxime entre en matière, lorsqu’il avoue à Julio qu’il est amoureux de Julia :

Julio, j’étais jeune et j’avais le cœur tendre ;
Et comme Auguste, bon, dans ma vie, en effet,
Le seul mal que je sache est celui qu’on m’a fait.
J’aimais ; une autre femme en eût été ravie.


Voilà quelques-uns de ces vers charmans qu’Athènes attendait avec impatience et qu’un injuste ostracisme serait parvenu à étouffer, s’ils n’avaient trouvé sur leur chemin ce sanctuaire de la littérature qui se nomme le Théâtre-Historique, ce voisinage si littéraire qu’on appelle la reine Margot, et ces illustres comédiens qui ont si étrangement débité ces étranges alexandrins !

Cependant, on doit le reconnaître, à côté de ces hémistiches indigestes et de ces lignes mal rimées, il y a çà et là des élans de verve, des intentions de style qui ne manquent pas d’un certain souffle poétique. Dans la scène de M. de Vernon avec son fils, on trouve quelques accens d’une indignation généreuse et contenue qui font penser au père du Menteur ; pâles et inutiles éclairs qui rendent plus complètes encore les ténèbres qui précèdent et qui suivent ! Mais, je le répète, la vraie question n’est pas là. Qui eût songé à attaquer M. Adolphe Dumas, à troubler de si doux songes, à attrister cette muse qui se croit sincèrement révélatrice et inspirée, s’il ne s’était agi que de signaler les défauts de l’École des Familles, et d’ajouter qu’il n’y a rien de changé dans la littérature française, qu’il n’y a qu’un mauvais drame de plus ? Dans cet épisode à demi oublié déjà, ce qui est piquant, ce qui mérite l’attention, ce qui doit échapper à l’oubli, ce n’est pas l’œuvre elle-même, c’est l’amusement que se sont donné à ce propos les critiques et les amis. Voilà ce qu’il importait de relever comme un nouveau symptôme des tendances de la critique actuelle. Elle est arrivée à un tel état de satiété, de scepticisme et d’ennui, que pour elle les questions d’art et de goût ne sont plus que jeux d’esprit, matières à paradoxes, parti pris de blâme ou d’éloge. Se divertir à plaider indifféremment le vrai et le faux, le juste et l’injuste, n’est-ce pas le fait des avocats qui ne croient pas à leur cause ? Prescrire indistinctement tous les régimes, se prêter à toutes les fantaisies, n’est-ce pas le fait des médecins qui désespèrent de leur malade ? C’est ainsi pourtant que s’altère et que s’amoindrit chaque jour l’autorité de cette magistrature de l’art qui devrait rendre des arrêts, et qui aime mieux échanger des complaisances ou soutenir des gageures. Vous dites que vous prenez parti pour un homme littéraire, pour une pièce littéraire, et, au moment où vous affichez cette prétention réparatrice, vous faites l’œuvre la moins littéraire qui soit au monde : vous louez bruyamment ce dont vous vous moquez au fond de l’ame.

Si l’École des Familles était un drame d’une valeur réelle, si ce devait être là notre littérature, mieux vaudrait dire : Les dieux s’en vont ! et passer du côté des trafiquans de prose ; avec ceux-là, du moins, on sait à quoi s’en tenir ; ils vont droit au but et ne donnent le change à personne. Heureusement il n’en est pas ainsi. Le pays qui a produit Candide et Gil Blas, la langue qu’ont parlée Molière et Voltaire, la littérature qui doit à sa netteté incomparable son influence universelle, n’auront jamais à craindre un pareil danger. Sans doute il existe dans l’art quelque chose de plus élevé que ces qualités un peu bourgeoises qui consistent à rester clair, à retracer exactement chaque côté de la vérité humaine, sans en dégager cet idéal vers lequel tendent les imaginations poétiques ; il existe des dons précieux de distinction et de fantaisie que nous préférons à l’habileté de la mise en scène ; mais qu’y a-t-il de commun entre ces délicatesses de l’esprit et ces drames à l’orgueilleuse allure, soufflant dans des porte-voix qui embrouillent les mots en grossissant les sons, et hissés sur des échasses qui arrêtent la marche en haussant la taille ? Le devoir de la critique est de protester contre l’invasion de cette poésie bâtarde qui ne sait ni atteindre à l’idéal, ni demeurer dans le vrai, et qui, si on lui cédait la place, ferait ressembler les productions contemporaines à des ouvrages allemands traduits en mauvais français.

Au reste, le public ne se laisse pas prendre long-temps à de pareils leurres. Il oublie ce simulacre de réhabilitation littéraire qui se débat dans la solitude pour aller en foule, cent pas plus loin, applaudir un grand acteur, élevant jusqu’aux vraies conditions de l’art les vulgarités d’un mélodrame ; car il est bien difficile de donner un autre nom au Chiffonnier de Paris. Ce n’est point parce que M. Pyat a cherché son héros dans les plus basses régions de la vie populaire que nous refusons de souscrire aux panégyriques superbes qu’on lui a prodigués. Non ; l’observation, la poésie, le génie dramatique, peuvent descendre sans se dégrader ; aujourd’hui que les distinctions s’amoindrissent, que les nuances disparaissent, que les physionomies s’effacent dans les classes élevées, c’est peut-être dans le peuple que le poète trouverait ces types caractérisés, ces passions énergiques, ces rudes contrastes nécessaires à l’intérêt du drame. Malheureusement, une fois cette donnée admise, ce qui condamne le Chiffonnier, c’est que l’auteur a négligé le côté original, satirique et philosophique de son sujet pour se lancer dans ces risibles histoires de filles séduites et de barons assassins qui peuvent passionner le public des boulevards, mais qui n’ont rien à démêler avec la critique. Son chiffonnier, espèce de Diogène parisien, éclairant de sa lanterne les sottises et les ridicules dont sa hotte recueille, chaque soir, les échantillons et les lambeaux, pouvait prendre, sous le crayon d’un satirist de l’école d’Hogarth, une physionomie saisissante. Si M. Pyat y a songé, l’exécution n’a pas répondu à ses efforts : ses tendances ultra-démocratiques l’ont entraîné d’ailleurs à dessiner grossièrement, dans un cadre banal, les vertus, la probité, le dévouement d’un homme et d’une fille du peuple, contrastant avec les vices et les hypocrisies des classes riches ; mais ce que M. Pyat n’a pas fait, Frédérick Lemaître l’a réalisé avec une puissance, une ampleur dont on ne saurait se faire une idée. Là où l’auteur avait mis à peine une intention, l’acteur a mis un trait décisif. Pour ceux qui recherchent et admirent le talent partout où il se rencontre, c’est une belle et curieuse étude que cette lutte d’un artiste contre les difficultés d’un rôle, cette vigoureuse nature vivifiant un sujet manqué, et retrouvant à force d’observation et de verve le type entrevu par le poète.

En constatant les tendances tristement réalistes que révèle la pièce de M. Pyat, n’oublions pas que le drame moderne a eu de plus nobles ambitions. Cette recherche de l’antithèse, qui l’égare aujourd’hui dans le ruisseau, l’élevait autrefois jusqu’aux régions lyriques. La courtisane purifiée par l’amour, telle a été, on le sait, la donnée de ce drame de Marion Delorme que le Théâtre-Français a repris l’autre soir, et qui souleva à sa naissance des admirations et des orages dont nous sommes déjà bien loin. Il en est maintenant des productions de cette époque comme de ces lettres, de ces souvenirs d’une passion éteinte, que nous retrouvons quelques années plus tard, et qui nous semblent l’écho lointain d’une voix aimée. Et cependant il y a dans Marion Delorme des beautés réelles, éclatantes, jamais peut-être le lyrisme de M. Hugo ne s’est plus heureusement combiné avec certaines qualités dramatiques qu’il a, depuis, compromises en les poussant à l’extrême ; mais la manière de M. Hugo a un défaut que la représentation fait ressortir davantage : il ne sait jamais s’arrêter à propos ; il ignore l’art de marquer d’un trait vif et concis l’intention d’une scène, l’esprit d’un dialogue, et les développemens qu’il donne à sa pensée font souvent ressembler ses plus belles tirades à des amplifications écrites par un grand poète. Comme il est maître de son style, comme il a depuis long-temps asservi la langue à tous les despotismes de sa muse, il ne peut résister à l’envie de montrer sa force et de faire chatoyer, sous mille aspects, l’idée qu’il enchâsse dans ses vers. Quoi qu’il en soit, il est permis de regretter l’époque qui a vu naître de pareils ouvrages, moins encore pour le mérite de ces ouvrages mêmes que pour cette ardeur de croyances, pour ces enthousiasmes juvéniles qui s’agitaient alentour. Il est plus salutaire à l’intelligence de se passionner pour des œuvres défectueuses et des systèmes contestables que d’en venir à ce désabusement et à ce doute qui destituent toutes les théories au profit de tous les caprices, et ne nous laissent, au lieu de convictions et d’espérances, que la mélancolie des illusions perdues. Nous faisons des vœux pour qu’une crise imprévue vienne arracher à ce marasme tant d’imaginations fatiguées, et rende enfin à la critique un peu de son influence en attirant ses regards vers de nouvelles œuvres dont les beautés ou les défauts mêmes puissent donner lieu à un examen sérieux, à des discussions fécondes.


DOCUMENS BIOGRAPHIQUES sur P.-C.-F. Daunou, par A.-H. Taillandier, membre de la chambre des députés, conseiller à la cour royale de Paris[1]. — La révolution française sera pendant long-temps le sujet des recherches de l’histoire. Si M. Mignet et M. Thiers ont indiqué, les premiers, avec une netteté supérieure, l’impérieuse logique des événemens, il reste encore, après ces beaux travaux, plus d’une étude spéciale à approfondir. Toutes nos origines politiques sont là ; la législation de ces héroïques années est un des plus grands sujets que puissent se proposer l’historien et le publiciste. Sans doute, le roman et le drame de la révolution offrent à l’écrivain des succès plus assurés ; il est facile de passionner la foule au bruit des émeutes, au spectacle des agitations sanglantes, et il y a là de quoi tenter la verve des artistes. Nous ne voudrions pas, certes, retrancher du domaine des poètes cette sublime et effroyable tragédie ; nous aimerions pourtant que cette dramatique histoire, faite par les imaginations ardentes, ne fît pas oublier la vraie et sérieuse histoire, l’histoire des idées et des lois, l’étude intelligente des prodigieux efforts de génie accomplis par la convention. Le meilleur moyen de purifier la révolution, d’en idéaliser le souvenir et de faire une séparation définitive entre le bien et le mal, entre le crime et l’héroïsme, ce serait de mettre en lumière les fécondes créations des législateurs de cette grande époque. De bonnes monographies sur ces travaux sévères pourraient illustrer un publiciste.

Avec cette histoire des principes, il y en a une autre bien importante aussi, c’est l’histoire particulière de ces hommes dévoués que le tableau dramatique de la révolution laisse dans l’ombre, et qui cependant ont pris une part si active au mouvement des idées. M. Mignet, dans ses éloquentes notices lues à l’Académie des Sciences morales et politiques, a donné de beaux et graves modèles. On ne saurait trop encourager de telles études. M. A. Taillandier vient de publier la seconde édition d’un intéressant travail sur l’un de ces hommes éminens dont les destinées ont été liées étroitement aux destinées de la patrie. Les Documens biographiques sur Daunou, que M. Sainte-Beuve a eu occasion de citer et d’apprécier ici même, étaient déjà un livre très recommandable par les renseignemens qu’il contenait ; cette seconde édition est presque un nouvel ouvrage. Le fidèle exécuteur testamentaire de Daunou, l’éditeur empressé du Cours d’études historiques, a complété avec un zèle pieux ces recherches consacrées à une mémoire vénérée. Plusieurs travaux inédits du célèbre écrivain ont été soigneusement recueillis : nous citerons d’abord les lettres que Daunou écrivait de Rome, en 1798, à Larévellière-Lépaux. On assiste, dans cette curieuse correspondance, aux efforts de la commission qui avait été chargée d’installer dans les États-Romains une constitution républicaine, substituée au pouvoir temporel des papes. Outre leur importance historique, ces lettres ont un véritable attrait littéraire, et le contraste des idées françaises avec les mœurs italiennes amène souvent de très piquans tableaux. « Depuis la loi, écrit le commissaire du directoire, depuis la loi qui déclare les prêtres responsables de tous les mouvemens séditieux qu’ils n’auront pas très activement empêchés, c’est à qui fera des sermons en l’honneur de la république ; on prêche la liberté, l’égalité, le paiement des impôts, le service de la garde nationale, presque autant que la sainte vierge et les apôtres… En un mot, je n’oserais pas t’assurer qu’il y a beaucoup de patriotisme dans les ames ; car comment répondre des ames italiennes ? mais il y en a beaucoup dans tous les actes extérieurs. » La plume grave de Daunou s’égaie ainsi en maintes rencontres. Nous recommandons surtout l’histoire de la convention, écrite par celui qui a dit avec une éloquence si vraie : « Il ne faut point appeler hauteur de la révolution ce qui ne serait que la région des vautours ; restons dans l’atmosphère de l’humanité et de la justice. » La première édition des Documens biographiques contenait les deux premiers chapitres de cette histoire ; l’édition récente a complété ce travail en donnant le mémoire écrit par Daunou pendant sa captivité dans les cachots de Port-Libre. Ce mémoire, dans lequel l’illustre prisonnier raconte tout ce qui s’est passé depuis le 31 mai, le triomphe de la commune, l’avilissement de la convention, le règne de l’anarchie et enfin le despotisme inflexible de Robespierre, est un admirable fragment historique. C’est de l’histoire passionnée, j’y consens ; mais où est le mal, après tout, si c’est la passion de la justice et de la liberté ? N’y a-t-il pas des momens où l’histoire doit ressembler à un décret d’accusation ? On ne lira pas sans une émotion vive ces belles pages écrites sous les verrous du dictateur par cet homme intrépide et pur. Les portraits de Marat, de Danton, de Robespierre, ont cet accent de vérité qui ne manque jamais à l’indignation d’un témoin. La conclusion est de la plus haute éloquence. Nous remercions M. A. Taillandier de ces importantes communications ; il serait à désirer que tous les papiers des hommes éminens de la république pussent être ainsi l’objet d’une étude habile et consciencieuse. Ce livre, d’ailleurs, ne se recommande pas seulement par les précieuses pièces inédites que nous venons de signaler ; écrit d’un style simple et sévère, il appartient à l’école du maître sérieux dont il raconte la vie.



  1. Paris, Firmin Didot, rue Jacob, 56. — 2e édition.