Revue littéraire, 1857/05

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REVUE LITTERAIRE



La Turquie et ses différens Peuples, par M. Henri Mathieu[1]

L’histoire de la diplomatie européenne pendant ces trente dernières années offrira un jour à la postérité des pages curieuses. On y verra sans doute par quelles raisons on a pu persister si longtemps à vouloir que l’empire ottoman, dont on reconnaît l’extrême faiblesse, remplît les fonctions d’une force de premier ordre, car tenir tête à l’empire de Russie, barrer le passage à ses efforts naturels et traditionnels d’envahissement, servir de ce côté de rempart aux libertés et à l’indépendance de l’Europe occidentale, ce n’est pas un rôle ordinaire. Dans des circonstances données, il peut exiger toute l’énergie d’une nation jeune et bien constituée, et pourtant c’est ce rôle que l’on assigne à la Turquie décomposée et ne sachant pas revivre.

Dans un système d’équilibre physique, chacun des corps qui en font partie ne vaut que par son poids ; s’il fallait à chaque instant suppléer à ce qui manque à l’un d’eux par une pression étrangère, l’équilibre n’existerait pas. Il est vraisemblable qu’il en est de même dans un système d’équilibre politique. Chacun des états qui en font partie ne compte que par la puissance qui lui est propre et qu’il trouve en lui-même. S’il faut, au moindre choc, venir à son aide, non-seulement contre l’ennemi extérieur, mais contre ses dangers internes, et empêcher que ses pièces mal jointes ne se séparent, il est impropre à remplir sa mission dans le système, et l’équilibre est détruit. Au lieu de tenir une place, cet état laisse un vide, et n’étant plus un secours il devient un péril de plus. Ces vérités paraissent assez simples, et cependant les gouvernemens européens, une fois poussés dans les erremens contraires, vont toujours comme s’il n’en était rien. Ils agissent envers la Turquie comme s’ils étaient maîtres de l’avenir et comme s’ils n’attendaient plus d’aucun côté aucun danger. Il est trop certain cependant que, si l’Europe retombait dans des difficultés graves comme celles dont elle est sortie depuis quelques années, il n’y aurait pas en Turquie plus de ressources que par le passé contre de nouvelles entreprises de la Russie.

Une autre particularité non moins singulière dans cette question, c’est le motif qu’on allègue pour justifier cette politique. — L’empire ottoman, dit-on, meurt, mais nous le faisons renaître. Nous l’obligeons à se réformer. Il n’a ni armée qui vaille, ni marine ; ses finances sont un pillage, sa justice une rapine, son administration un désordre et un mensonge ; il se compose de races ennemies, de religions ennemies ; les opprimés y sont les plus nombreux, les plus intelligens, les seuls actifs, les seuls industrieux, impatiens du joug de maîtres corrompus et incapables : eh bien ! on réformera tout cela. Il est bien vrai que le mal est profond, que depuis des siècles les meilleurs sultans l’ont compris et en ont cherché en vain le remède, que ce mal est plutôt social que politique, qu’il a sa source dans la constitution même de la société musulmane, dans son histoire, dans son orgueil de conquérant, dans son islam, dans son mépris pour la science ; qu’il faudrait réformer l’esprit, les mœurs, la famille, et tout refondre : eh bien ! on refondra tout. — En parlant ainsi, on n’oublie qu’une chose : l’histoire tout entière du genre humain. Il n’y a point d’exemple d’une nation en pleine décadence morale et politique qui se soit relevée sans subir l’épreuve et l’expiation de la conquête. Il a fallu mille ans à l’Europe occidentale pour renaître de la corruption de l’empire romain, encore portait-elle en son sein un germe de résurrection dans le christianisme, qui s’était formé dans cette pourriture même. Rien de semblable chez les musulmans ; au contraire tout ce qui a vie leur est étranger et paraît leur être odieux. Ils laissent l’agriculture, l’industrie, le commerce, la science à ceux qu’ils méprisent et qu’ils oppriment, comme pour faciliter leur propre anéantissement. Leur population a diminué depuis trois siècles à tel point qu’après avoir été relativement à la population chrétienne dans le rapport de quatre à un elle est aujourd’hui dans le rapport d’un à quatre. Ce fait seul décide la question. Pour que la barbarie puisse s’assouplir aux nécessités de la vie et se marier à une civilisation plus féconde, il faut qu’elle soit jeune et vigoureuse. La Turquie est-elle bien dans ces conditions ? D’autres peuples de l’Asie ont pu languir plus longtemps dans leurs usages immobiles ; mais ce temps est passé même pour eux : la Chine, l’Inde sont entamées par l’Europe, et il faut bien qu’elles s’ouvrent non-seulement au commerce, mais à des idées nouvelles. Toutefois ces pays lointains ont le temps pour eux, leur nombreuse population prouve une civilisation plutôt stationnaire qu’en décadence ; ils peuvent donc encore, par une lente fermentation, se transformer et recevoir l’esprit de l’Europe ; mais la Turquie, plus éteinte, a en outre le malheur d’être en contact immédiat avec la société européenne, d’être solidaire de ses mouvemens, de ses besoins, de ses rivalités. Une réforme efficace y fût-elle possible avec le temps, que l’Europe ne pourrait pas l’attendre. C’est aujourd’hui même qu’il faut un poids dans ce plateau de la balance ; à la prochaine secousse, il sera trop tard pour l’y mettre.

On a dit qu’il faudrait un Pierre le Grand pour réformer la Turquie. Aucune comparaison n’est plus propre à démontrer les difficultés, l’impossibilité peut-être de cette réforme. Pierre n’opérait pas sur un peuple déchu, mais sur un peuple fortement trempé, qui grandissait de lui-même sans le savoir, et dont la résistance ne procédait que de la force de ses anciennes mœurs et de la conscience de sa destinée mal comprise. Il n’avait pas à concilier deux nationalités hostiles ; la Russie était l’une des nations les plus homogènes de l’Europe, et, tourmentée par la main de fer de son maître, elle ne se sentait pas humiliée du moins, tandis qu’au contraire chez les Turcs la réforme consiste, précisément à mettre une race dominatrice au niveau de ceux qu’elle considère comme des sujets qui ne vivent que par sa grâce, et à la dégrader à ses propres yeux. En Russie, la réforme n’était pas tout à fait une nouveauté ; Ivan III avait déjà introduit des étrangers avec leurs industries et leurs sciences ; ses, successeurs avaient essayé des perfectionnemens militaires et formé des corps de troupes étrangères ; ils n’avaient pas échoué en tout, et la voie était tracée. En Turquie, les essais les plus timides n’avaient produit, avant Mahmoud, que le meurtre de ceux qui avaient osé les tenter. La religion, en Russie, n’était pas un obstacle essentiel ; le tsar, même avant l’abolition du patriarcat, en était le chef, et l’opposition d’un clergé ignorant et superstitieux contre les projets de Pierre n’avait que la valeur d’un complot ou d’une intrigue dont il eut facilement raison. En Turquie au contraire, la résistance religieuse procède du code religieux lui-même, pour lequel, dans les circonstances actuelles, la question est d’être ou de n’être pas. En Russie, la réforme, quoique aidée par des instrumens pris au dehors, était l’œuvre d’un Russe, et libre de toute pression étrangère ; la réforme turque est imposée par les grandes puissances chrétiennes, et non-seulement elle répugne par elle-même, mais elle pèse sur l’orgueil national comme une conquête et un joug.

Où est le Pierre, le Grand de la Turquie ? Celui des Russes incarna la réforme en sa personne ; il passa par tous les grades et par toutes les spécialités, se fit tambour, soldat, matelot, charpentier, ingénieur, obéit à ses propres officiers, reçut son avancement dans sa propre armée de la main de ses généraux, honora tout ce qu’il voulait établir en le faisant lui-même, brava les conspirations, écrasa les révoltes, étouffa la nature même et immola son fils à l’inexorable résolution qui dominait sa vie. Et cet homme effrayant suffit à peine à la grandeur de sa tache ! Les réformateurs turcs n’ont guère payé de leur personne ; ils n’ont guère réformé en eux-mêmes que leur costume. Depuis trois siècles, depuis que Soliman a décrété la réclusion des héritiers du trône, ils n’ont pas cessé de recevoir l’éducation des eunuques et des femmes ; c’est à peine si quelques-uns, dans l’intervalle, ont résisté à l’énervement d’une pareille vie, et de futur sultan, frère d’Abdul-Medjid, languit dans cette prison du sérail depuis dix-huit ans. Il y a donc cette différence entre les circonstances de la réforme russe et de la réforme turque, que la première se fit avec des élémens rebelles sans doute, mais homogènes et vivans, et que le ciel lui envoya un homme rare, formé par le malheur, les périls, la barbarie même, à vaincre la barbarie, tandis que la seconde, sans base nationale, sans point de départ, sans spontanéité, sans dignité, plus semblable à un suicide qu’à une rénovation, ne peut pas même espérer un souverain qui l’adopte ouvertement, et qui fasse un pas sérieux pour la faire réussir.

On n’avait compris d’abord la réforme turque que comme une organisation à l’européenne de la force matérielle ; c’est de l’armée qu’on attendait le rétablissement de la puissance, en tant que nécessaire au maintien de l’empire. Organiser une armée à l’européenne ! mais nos armées, telles qu’elles sont et doivent être aujourd’hui, sont un abrégé de notre administration, et notre administration est un abrégé de nos institutions civiles, de nos sciences, de nos industries, de nos mœurs. Même en faisant abstraction des difficultés particulières, telles par exemple que la nécessité d’y faire entrer les chrétiens, que les Turcs n’y peuvent pas souffrir, comme l’expérience l’a déjà prouvé, une armée turque à l’européenne est à peu près impossible, parce qu’elle manque de tout ce qu’elle suppose ; elle serait comme un être vivant hors du milieu qu’il respire. M. Mathieu a très bien fait ressortir en quelques pages ce rapport nécessaire entre l’armée moderne et la civilisation qu’elle résume. Par exemple, en 1839, le hatti-chérif de Gul-Hané avait promis un mode régulier pour le recrutement ; la première chose à faire était de constater la population des provinces. À cet effet, il fut ordonné, en 1843, « que chaque mudir de district enverrait au pacha de sa province un extrait du registre municipal indiquant les jeunes gens arrivés à l’âge fixé pour le service. » Ce ne fut que dix-sept ans après la publication du fameux hatti-chérif de Gul-Hané qu’on s’aperçut qu’il n’y avait en Turquie ni municipalités, ni registres de naissances ! Et un nouveau hatti-chérif prescrivit alors (il était temps !) d’ouvrir à l’avenir de pareils registres.

Il y a d’ailleurs dans l’art militaire ce que M. Mathieu appelle très bien la stratégie des choses, les mouvemens ; compliqués du matériel, de l’artillerie, des munitions, des bagages, des vivres, des ambulances, le calcul des marches combinées sur une grande étendue de pays et convergeant par des routes différentes, l’étude des terrains, les cartes, les plans, un corps médical, une comptabilité ; tout cela suppose un grand nombre d’officiers très instruits, qu’on ne peut tirer que d’une population où l’instruction est répandue et en honneur. Les Turcs n’ont ni état-major, ni intendance, ni services administratifs, ni comptabilité régulière ; leurs généraux et officiers supérieurs sont incapables, et à cause de cela même se croient propres à tout ; ils acceptent aussi bien le commandement d’une armée que celui d’un bataillon. Dans la dernière guerre, Omer-Pacha fut réduit à l’inaction dans les provinces danubiennes, parce que les Turcs ne savent pas même calculer leurs approvisionnemens ; les convois n’arrivaient jamais à leur destination. À l’armée d’Asie, les généraux et colonels étaient pour la plupart, selon un rapport publié par le gouvernement lui-même, « voleurs, pillards et ineptes ; les autres officiers supérieurs, sans exception, étaient ignorans, paresseux et sans courage. » Le général en chef Zarif-Pacha fut dégradé pour incapacité notoire ; Chukri-Pacha subit la même peine pour malversations et ivrognerie habituelle. La ville de Kars n’avait pas reçu de vivres depuis un an quand elle se rendit aux Russes. Aucune notion de stratégie ; « des colonnes qui se perdent, d’autres qui s’encombrent ou arrivent trop tard, le désordre dans les marches, les positions mal choisies, les combats manquant d’unité et les mouvemens de précision, les convois et les bagages menés à l’aventure, etc. » Tel est le résumé de la rénovation militaire des Turcs, chargée de tenir en respect, à un moment donné, le génie une fois déçu, mais non découragé, de Pierre le Grand et de Catherine II. Tout cela se résout par cette réflexion bien simple : que de nos jours il n’y a plus de travail qui ne soit science. La science laboure la terre, transporte les marchandises, démolit les forteresses ; mais elle ne se répand que là où règnent l’ordre et l’amour du mieux, et ceux-ci ne sont que le résultat d’une combinaison de mœurs et d’institutions implantées par le temps jusque dans les derniers recoins de nos pensées et de nos habitudes. Vouloir cueillir les grands résultats de la civilisation sur une réforme aussi superficielle que celle qu’on essaie en Turquie, c’est demander à l’arbre des fruits quand il n’a pas encore de racines.

Il faut, dit M. Mathieu, abolir le harem et rendre aux Turcs une famille. C’est là le point ; mais il est plus aisé de l’imaginer que de l’accomplir. On ne reconstitue pas la famille par expédient politique, mais par doctrine, par conviction, par éducation : où trouveront-ils tout cela ? S’ils le trouvaient en eux-mêmes, ils seraient déjà réformés. Ils ne le trouveront que quand leur puissance sera détruite et quand les individus disséminés parmi les populations chrétiennes s’y confondront en oubliant leur race. Ce serait peu en effet d’abolir le harem, si on n’abolissait les mœurs dont il est pour les riches la conséquence. Ainsi nous en revenons toujours à ce même fait, que la société musulmane veut être refaite dans son principe : opération inouïe, sans exemple, si on suppose qu’elle se fasse spontanément. La corruption arrivée à ce point d’avoir détruit la famille ne peut plus trouver en elle-même rien d’intact ; il faut plusieurs générations pour réparer une pareille ruine.

La diplomatie a quelquefois d’étonnantes pensées. Au siècle dernier, l’intérêt et la volonté de la France étaient de maintenir l’indépendance et l’intégrité du royaume de Pologne contre la Russie, comme on veut aujourd’hui maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman. La situation était la même sous bien des rapports. Un ministre, aujourd’hui encore vanté, le duc de Choiseul, donnait alors, en 1759, à l’ambassadeur français en Pologne, ces étranges instructions, dans lesquelles, après avoir expliqué que l’état de la Pologne était une véritable anarchie, il concluait ainsi : « Comme cette anarchie convient aux intérêts de la France, toute sa politique à l’égard de ce royaume doit se réduire aujourd’hui à la maintenir et à empêcher qu’aucune puissance n’accroisse son domaine aux dépens de celui de la Pologne ; tout autre système serait illusoire. » Maintenir l’anarchie polonaise en présence de la Russie ! et cela pour empêcher que la Russie ne l’envahisse ! Mais cette exorbitante contradiction n’est pas la seule. Le duc de Choiseul ne veut point qu’on favorise aucune confédération de la nation polonaise ; d’une part parce que c’est un désordre dont les Russes pourraient profiter, et d’autre part parce que l’ordre pourrait en sortir : « Il est à craindre pour la France, dit-il, que les malheurs que produirait une confédération n’amenassent nécessairement, et même contre leur sentiment intérieur, les esprits polonais à un point de réunion qui pourrait détruire l’aveuglement du gouvernement de Pologne et lui donner de la consistance. Or, comme le premier point est de maintenir l’anarchie, il se pourrait faire que la confédération fût contraire à cette vue. » Ainsi il fallait, pour conserver l’intégrité de la Pologne, non-seulement y conserver l’anarchie, mais étouffer tout mouvement qui, au risque de quelques désordres passagers, aurait pu éclairer et fortifier le gouvernement qu’on voulait maintenir. Il serait difficile d’accumuler plus de non-sens dans une instruction diplomatique. Aussi, treize ans après, la Pologne était partagée, grâce à cette anarchie, et le duc de Choiseul en était quitte pour en rejeter la faute sur son successeur.

Quelque différence qu’il y ait entre la politique d’aujourd’hui et celle de Choiseul, il y a cependant entre ces deux époques dans les faits, dans les situations, des ressemblances remarquables, et qui peuvent conduire au même résultat. L’état de la Turquie, par les améliorations même qu’on y apporte, devient de plus en plus une véritable anarchie, moins bruyante, il est vrai, que n’était celle de la Pologne, mais plus profonde, plus irrémédiable, plus sûre d’arriver à sa maturité. Par cela même qu’on ne veut plus qu’il y ait une race de vainqueurs et une race de vaincus, il n’y a plus de principe de gouvernement, car le principe était la force et la conquête ; en le supprimant, quel principe de droit a-t-on mis à la place ? Les trois quarts de la population repousseront toujours la minorité barbare qui continue à peser sur leurs têtes sans qu’on puisse désormais dire pourquoi. Les actes du gouvernement ne peuvent plus être qu’une série de transactions imposées par l’étranger aux deux races, et toujours à la veille de se rompre. Qu’on ne l’oublie pas cependant, la catastrophe de 1772 peut encore se renouveler : la Russie ne cessera jamais de pousser à la frontière de Byzance. C’est sans doute encore la guerre que porte en son sein le mouvement industriel auquel elle se livre maintenant, et si les révolutions intérieures ne font pas dans l’empire ottoman ce que les puissances auraient pu y faire ou y laisser faire, si en outre quelque jour l’Europe, trop occupée ailleurs, est forcée de s’en détourner, personne ne pourra reprocher aux hommes d’alors de ne savoir point empêcher, au dernier moment, ce que nous aurions dû nous-mêmes prévenir quand nous en avions le temps, l’occasion, la force et le droit.



De l’Administration en France sous le ministère du cardinal de Richelieu, par J. CAILLET.[2]

Si quelque chose peut fortifier les espérances chancelantes et contrebalancer les dangers de cet emportement excessif vers les intérêts matériels dont on parle tant aujourd’hui, ce sont les études sérieuses qui se font et se publient depuis quelques années sur notre histoire. Il y a dans ce mouvement une signification qui le dépasse lui-même de beaucoup. C’est la pensée française qui se recueille, qui rentre en elle-même, qui s’analyse dans son passé, et tout cela très certainement en vue de l’avenir. Quelque différentes que puissent être les intentions des écrivains, rien ne peut empêcher que la pensée publique ne se renouvelle et ne se féconde par eux, indépendamment d’eux-mêmes. Il est donc bien d’encourager ceux qui remplissent par leurs travaux cet intervalle que la Providence semble avoir ménagé, pour quelque grand dessein, au recueillement studieux et à l’examen de la conscience nationale.

Sans trop y réfléchir, et par une espèce d’instinct des difficultés présentes, les recherches se sont portées avec une sorte de prédilection sur l’histoire de l’administration dans la monarchie, sujet obscur, difficile à traiter, surtout à rendre accessible, et à peine entamé par les historiens, mais qui a une grande importance actuelle, car la grande difficulté de nos jours, c’est qu’en France l’administration, chose admirable et nécessaire, mais étroite et raide, et la liberté politique, chose non moins indispensable, mais plus large et plus mobile, demandent à se concilier. Jusqu’à présent, elles se sont toujours, à la moindre crise, dévorées l’une l’autre. Le problème est donc de les justifier l’une devant l’autre et de trouver les points par lesquels elles se joignent légitimement et utilement. Pour cela, il faut expliquer leurs progrès entrelacés, leurs empiétemens et leurs excès réciproques, les blessures que l’une et l’autre en ont reçues, et surtout le mal qu’en a reçu la France, alternativement privée de l’un de ses appuis. C’est précisément à cette question que de nombreux ouvrages sur la formation de la monarchie administrative préparent la réponse, quel qu’en soit d’ailleurs le plan. Les uns, comme M. Dareste et M. Chéruel, ont étudié le développement administratif en lui-même et dans toutes ses parties ; les autres, parmi lesquels il faut citer avant tout M. de Carné, réunissant les résultats dans une idée plus complète, ont montré le royaume et le territoire fondé à la fois par un travail séculaire, et, dans cette immense création, les mérites permanens de l’ancienne monarchie, ses abus graves, mais guérissables, et la possibilité pour les temps modernes de profiter, quand l’heure sera venue, du souvenir de tous ces mérites et de l’aveu de toutes ces fautes. Tous aboutissent à ce dernier point. L’exposition approfondie des causes et des circonstances qui ont conduit la France à son état moderne est l’œuvre de conciliation par excellence. À mesure qu’on avance dans ce travail, on voit les antipathies s’affaiblir ; quand il sera complet, elles seront éteintes, parce qu’on aura tout vu, les nécessités, les impossibilités, les erreurs de tous, l’indispensable intervention du temps dans les choses humaines, et, après tout, de grands hommes dans tous les camps. Or la conciliation, c’est le salut ; c’est l’unité sans détriment de la liberté.

Il y avait une lacune importante entre les travaux récemment publiés sur l’administration d’Henri IV et les ouvrages que nous possédions déjà sur Colbert ; la correspondance publiée par M. Avenel, et dont M. de Rémusat a parlé ici même[3], ne touche guère qu’à la diplomatie. M. Caillet a voulu remplir cette lacune, en ce qui concerne les mesures administratives, par une étude du même genre sur le cardinal de Richelieu. C’est encore un livre plein de faits, recueillis dans les dépôts inédits aussi bien que dans les documens imprimés, et exposés avec autant d’ordre et de clarté que de réserve dans les jugemens. Richelieu n’apparaît d’ordinaire à nos esprits que sous l’aspect de l’homme terrible, du ministre régnant qui courba tout, même son roi, sous la puissance de son génie et de son caractère ; qui, prenant la politique par le haut, ne s’abaissa guère aux détails intérieurs et à ces améliorations administratives où gît pourtant le secret de la force et de la prospérité publiques ; qui abattit la maison d’Autriche, détruisit l’existence politique des protestans organisée comme un état dans l’état, et porta le dernier coup à la féodalité, qui semblait renaître sous une forme nouvelle, prête à démembrer la nation. Ces grands actes ont éclipsé tout le reste. Pourtant l’administration fut loin de rester stationnaire sous son ministère. Non-seulement, en déblayant les derniers obstacles sérieux que rencontrait encore la monarchie, il rendit possible le règne de Louis XIV et les créations qui devaient l’illustrer ; mais il fit lui-même des réformes utiles, et en essaya qui furent reprises après lui. Ce fut lui qui donna un centre et un lien à l’administration générale, en organisant le conseil d’état comme il devait rester, à peu de chose près, jusqu’en 1789. Il établit au sein de ce conseil des commissions analogues à nos comités législatifs pour préparer les questions à discuter. C’est à tort, selon M. Caillet, qu’on lui attribue la création des intendans de provinces : il en existait déjà en plusieurs lieux huit ou dix ans avant son ministère ; mais il les fixa vers 1633, et les établit, partout d’une manière permanente. Il avait compris qu’il y avait dans cet expédient de ses prédécesseurs le germe d’une institution qui plus tard en effet, perfectionnée peu à peu, a produit nos préfectures. Par ces intendans, il annula les gouverneurs militaires qui se faisaient suzerains dans leurs gouvernemens, et les renferma dans leurs fonctions ; il surveilla les grands, réprima les parlemens, et retint dans leurs limites tous les pouvoirs locaux, qui n’usaient de leurs forces que pour empiéter les uns sur les autres et sur la royauté. Il maintint l’indépendance du pouvoir civil en présence de l’église, et favorisa les institutions religieuses qui s’élevèrent de son temps pour la piété et la science. La guerre et la marine reçurent de lui des règlemens et en quelque sorte une vie nouvelle. Il organisa les consulats, poussa au commerce extérieur, conclut des traités avec la Russie encore inconnue, avec les Barbaresques et les peuples asiatiques, songea aux colonies naissantes, favorisa les premiers établissemens des industries de luxe, tels que les glaces, tapis et tapisseries, que Colbert devait un jour continuer ou recommencer : il ne faisait d’ailleurs lui-même que continuer Henri IV. Comme il avait appelé de Flandre des tapissiers, il appela de Hollande des ingénieurs pour dessécher les marais. Nous ne multiplierons pas ces indications : il est trop évident qu’il y eut sous Richelieu un grand travail d’ordre et de réparation, ce qu’on aurait pu présumer d’ailleurs en réfléchissant à l’étendue de cet esprit de suite qu’il demandait aux autres, et qui fit la grandeur et le succès de ses vastes desseins. On voit aussi qu’il n’y a guère dans ce monde de créations soudaines ; bien des choses, qui ne nous rappellent d’abord que le nom de Colbert, et avec justice assurément, avaient pourtant été ébauchées, ou projetées, ou conçues par le cardinal de Richelieu ; d’autres, avancées ou terminées par celui-ci, remontent à Sully ou à Henri IV. Ainsi s’allonge lentement cette chaîne de la civilisation traditionnelle, dont les malheureux cyclopes de la politique viennent tour à tour forger péniblement chacun son anneau.

Il y a relativement à Richelieu une autre erreur non moins répandue que celle qui lui dénie ou qui méconnaît ses travaux administratifs. Par un certain besoin d’avoir des idées nettes et des personnages qui les représentent dans l’histoire, on s’est pris à considérer Richelieu comme l’ennemi et même le destructeur de la noblesse, un niveleur, ou tout au moins l’un de ceux qui ont voulu élever la bourgeoisie sur les débris de l’ordre aristocratique, et effacer les distinctions de naissance. Il n’en est absolument rien, et c’est le contraire qui est la vérité. Les grands que Richelieu abaissa n’étaient pas le corps de la noblesse ; s’ils avaient des partisans dans son sein, ils en avaient aussi dans les corporations urbaines ; leur but n’était pas d’instituer l’aristocratie, mais de se faire à eux-mêmes des espèces de fiefs héréditaires et de grandes existences aussi rapprochées que possible de la souveraineté. C’est Richelieu au contraire qui, après avoir soumis ces rebelles oublieux du temps où ils vivaient, et démoli, partout les châteaux forts, quelquefois à la prière de la noblesse elle-même, conçut le dessein de lui faire une place régulière et privilégiée dans l’état, autant qu’une telle institution aurait pu se concilier avec la prépondérance absolue de la royauté. Cela pouvait être illusoire et impossible, mais c’est sa pensée écrite par lui-même. Il considère comme le plus grand des abus la fusion des classes, qui menaçait de s’opérer par l’élévation progressive du tiers-état. Il estime qu’il y a entre l’une et l’autre une différence de valeur intrinsèque qui doit avoir son expression dans la constitution de la monarchie. Les nobles étaient, selon lui, par l’effet seul de leur naissance, plus propres aux hautes fonctions. Pour avoir un évêque à souhait, dit-il, il faut, outre les autres qualités, la naissance, parce que « l’autorité requise en de telles charges ne se trouve que dans les personnes de qualité. » Les bonnes mœurs avec la naissance suffisent à la rigueur, selon lui, et la noblesse peut suppléer à la science. Il s’indigne de voir la bourgeoisie monter au niveau de la classe dominante par l’influence des richesses acquises et de l’autorité attachée aux fonctions judiciaires et administratives. « Ils sont, dit-il, présomptueux jusqu’à tel point que de vouloir avoir le premier lieu où ils ne peuvent prendre que le troisième, ce qui est tellement contre la raison et contre le bien de votre service, qu’il est absolument nécessaire d’arrêter le cours de telles entreprises, puisque autrement la France ne serait plus ce qu’elle a été et ce qu’elle doit être, mais seulement un corps monstrueux, qui, comme tel, ne pourrait avoir de subsistance ou de durée. » C’est donc un système arrêté chez le grand cardinal ; la séparation des classes, leur inégalité, leurs privilèges, sont à ses yeux des choses fondamentales et nécessaires. Aussi essaya-t-il plus d’un moyen pour rétablir les fortunes ruinées de la noblesse, pour lui en ouvrir de nouvelles sources par le grand commerce, qu’elle fut autorisée à faire sans déroger et sans perdre ses privilèges, par des parts réservées dans les entreprises coloniales, par l’admission exclusive à certaines fonctions et aux grades de l’armée.

Quant aux bourgeois, il voudrait les resserrer dans leur sphère ; il craint de-la bourgeoisie ce que de nos jours les bourgeois, avec aussi peu de raison, craignent du peuple, le déclassement, même par l’instruction. « Considérant, dit-il dans le règlement de 1625 pour toutes les affaires du royaume, que la grande quantité des collèges qui sont en notre royaume fait que, les plus pauvres faisant étudier leurs enfans, il se trouve peu de gens qui se mettent au trafic et à la guerre, qui est ce qui entretient les états,… nous voulons qu’il n’y ait plus de collèges, si ce n’est dans les villes ci-après dénommées, » et il nomme douze villes, qui auront chacune deux collèges, un de jésuites et un de séculiers ; Paris seul en aura quatre, trois de séculiers et un de jésuites. C’était aussi par le même motif qu’il conservait la vénalité des charges, dont la suppression, selon lui, en rendant les offices accessibles à tous, « augmenterait démesurément la manie des charges, la vanité détournant une foule de gens du commerce, source de l’aisance publique, pour les rejeter sur des professions stériles, déjà si encombrées. » On voit encore par ces indications combien la fureur des places est ancienne, combien on en exagérait de tout temps les inconvéniens, en ayant l’air de craindre que le commerce et l’industrie ne fussent abandonnés pour les fonctions publiques, combien enfin on imaginait de vains remèdes pour arrêter le mal. Toutes ces mêmes choses ont été répétées de nos jours, jusque dans nos assemblées législatives, avec le même effroi du déclassement universel et la même inutilité.

Si Richelieu veut retenir ainsi l’élan de la bourgeoisie, à plus forte raison rivera-t-il à leur travail les classes inférieures. « Tous les politiques sont d’accord, dit-il, que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. » M. Caillet, un peu entraîné ici par cette partialité dont on se préserve difficilement en traitant un grand sujet, voudrait adoucir en les interprétant la rigueur de ces paroles. Il combat M. Floquet, qui les avait comprises dans le sens qu’elles présentent d’abord ; il prétend que Richelieu a voulu dire simplement que l’on ne pouvait exempter le peuple de tout impôt. C’est en effet ce que le cardinal ajoute un peu plus loin ; mais cela ne change rien, ce nous semble, cela confirme au contraire l’esprit tyrannique et inhumain de la maxime. Qu’y peut-on voir en effet, si ce n’est que l’impôt n’a pas pour unique objet de subvenir aux besoins de l’état, mais encore d’empêcher le peuple d’être trop à son aise ? C’est l’impôt pour l’impôt, ou plutôt c’est l’impôt pour détruire l’émulation, décourager le travail, et circonscrire chacun dans la limite fatale tracée par le hasard de la naissance. Le progrès leur semblait l’insurrection ; le peuple était, croyaient-ils, trop ignorant pour ne pas abuser de la prospérité, comme si cette prospérité même n’amenait pas l’instruction. « Ayant moins de connaissances, dit Richelieu, que les autres ordres de l’état, beaucoup plus cultivés et plus instruits, s’ils n’étaient retenus par quelque nécessité, difficilement demeureraient-ils dans les règles qui leur sont prescrites par la raison et les lois. » L’impôt est la marque de leur sujétion ; s’ils étaient libres de tributs, « ils penseraient l’être de l’obéissance. » Il les compare aux mulets qui, « étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; » mais par la même raison il veut que les charges soient modérées, comme « celle de ces animaux doit être proportionnée à leur force. » Il n’y avait d’ailleurs dans ces idées de Richelieu rien de bien extraordinaire pour le temps. Ceux qu’on appelait alors les politiques ne considéraient que l’état, c’est-à-dire la conservation d’un ordre de choses jugé bon par cela seul qu’il était. Sous Louis XIV, la notion de l’état se confond dans la personne du roi ; le but n’en est que plus étroit. De même que Richelieu rapporte tout à l’état dans son Testament politique, Louis XIV, dans ses Mémoires, rapporte tout à lui-même ; il est le commencement et la fin de toutes choses. Il en résulte je ne sais quelle impression triste et irritante ; il faut lire à la suite ce Testament et ces Mémoires pour recevoir par une sorte d’intuition directe l’idée et le sentiment du pouvoir absolu. L’idée que le gouvernement est pour le peuple, que l’état n’est que la forme de la nation, et que la politique est dominée par la morale, cette idée, exposée par Aristote et née dans les républiques, n’a jamais été perdue sans doute, car elle est le fond du christianisme ; mais elle a presque toujours paru une illusion aux praticiens de la politique. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’elle a sérieusement commencé à frapper aux portes des palais, par réaction contre les funestes résultats, devenus trop évidens, du principe contraire ; c’est à Fénelon, quoi qu’en aient dit ceux qui ont cru pouvoir rabaisser cette gloire de notre littérature, qu’appartient l’honneur de ravoir répandue dans le XVIIe siècle.

La bourgeoisie d’ailleurs n’avait point franchi le cercle de ces idées. L’avenir, il est vrai, lui appartenait, par le cours des choses : elle montrait même des sentimens plus sympathiques pour le peuple, car elle en sortait, elle y touchait ; mais ceux de ses membres qui avaient réussi, par des voies diverses, à monter jusqu’au sommet de leur ordre ne demandaient pas mieux que d’en sortir, de se laver de la roture, de changer leur nom, de se séparer de la souche commune. Adversaires de la noblesse, ils achetaient les anoblissemens, et les achetaient cher. L’exemption de la taille ne leur déplaisait pas, et ils en reversaient volontiers la charge sur la masse populaire dont ils s’étaient détachés. Ils s’anoblissaient par les fonctions, par le commerce même en certains cas, par les actions prises dans les compagnies de colonisation. La vie municipale, la vie industrielle trouvaient moyen de s’organiser en petites aristocraties ; les corporations de métiers avec leurs maîtrises appartenaient au même esprit de classification et de monopole ; tous tendaient à accaparer par l’exclusion et à immobiliser par l’hérédité les avantages sociaux. Si donc on veut chercher le mauvais côté des choses humaines, on trouvera des faiblesses, des erreurs et des manifestations d’égoïsme dans toutes les classes, et aucune d’elles n’a le droit de condamner absolument les autres ; mais, si l’on veut être juste, on trouvera que partout aussi un sentiment d’ordre et d’unité se faisait jour, affaiblissait les résistances, et réunissait les vœux publics autour de la royauté conciliatrice. Chacun défendait ses positions et ses traditions sans doute, mais cette défense molle, intimidée par le souvenir des guerres civiles, neutralisée par quelque pressentiment d’un nouvel ordre de choses, laissait néanmoins tomber en oubli les états-généraux et réduire à peu de chose les privilèges des provinces. L’opinion naissante n’avait point de formule ; elle s’attachait à un fait, qui était la royauté. Elle en faisait un symbole ; c’était déjà en faire une idée : ainsi procède l’esprit humain. Personne dès-lors ne croyait s’avilir en s’abaissant devant cette idée ou cet idéal de la monarchie absolue. N’était-ce pas cependant une dangereuse erreur ? Cette soumission, fière encore à son origine, ne devait-elle pas dans un temps donné altérer les caractères ? Un demi-siècle a suffi pour répondre à cette question, et pour dissiper l’idéal qu’on avait cru saisir et fixer dans l’éclat d’une majesté, émule de la majesté divine.

Richelieu fut un grand esprit pratique soutenu, par une volonté de fer ; il comprit la décadence de ce qui l’avait précédé et l’acheva ; il comprit la puissance nouvelle de la monarchie, et s’en servit ; il comprit l’opinion, qui, dès le siècle précédent, avait agi, combattu et quelquefois vaincu par les lettres, et il chercha à la discipliner, à la ranger autour du trône. Seulement il crut, ce que tout le monde croyait et ce que les puissans croient dans tous les temps, qu’il pouvait rendre définitif ce qui existait, et arrêter le mouvement des choses au point qui lui paraissait bon. Il crut que les ordres de l’état, soigneusement distingués et échelonnés sous la monarchie, pouvaient la soutenir sans avoir eux-mêmes une certaine indépendance, sans avoir aucun droit de résistance, et par une force empruntée à ce qu’on voulait qu’ils fortifiassent, ce qui était un cercle vicieux. Aussi les choses suivirent leur cours ; les ordres, devenus un cortège et une pompe, vécurent quelque temps encore à l’état de fantôme, pour s’abîmer à la première occasion de montrer leur puissance conservatrice. Il y a donc, selon nous, trop d’absolu dans l’interprétation qu’on donne ordinairement de la politique de Richelieu par rapport à la constitution intérieure de la France. Il renversa la haute aristocratie formée dans les guerres civiles, mais loin de vouloir atteindre l’aristocratie héréditaire en elle-même, il ne songe au contraire qu’à la perpétuer ; loin de tendre à égaliser les classes, cette égalité, qui avançait d’elle-même à grands pas, était pour lui un épouvantail, et il s’est servi à ce sujet des expressions les plus énergiques peut-être qu’il ait jamais employées. Malheureusement il y avait inconsistance et contradiction dans ses plans ; le goût de l’autorité sans contrôle avait égaré son génie. Il voulut l’aristocratie en lui refusant les conditions par lesquelles seules elle est. Il prit un appareil pour une force. Mais à quoi bon juger ces grands hommes ? A qui est-il donné de voir dans l’avenir au-delà de quelques années ? S’il avait vu trop loin, qui l’eût compris ? et ne serait-il pas tombé impuissant et méprisé devant ceux-là mêmes qu’il aurait voulu servir ?


LOUIS BINAUT.


Les Artistes français à l’étranger, par M. L. DUSSIEUX.[4].

S’il est un fait qui ressorte clairement de la situation actuelle des beaux-arts en Europe, c’est l’influence exercée sur toutes les écoles par les exemples de l’école française. L’exposition universelle fournissait à cet égard les témoignages les plus concluans, et nous n’avons pas à démontrer une vérité que les peintres anglais tout au plus auraient, en ce qui les concerne, le droit de contester ; mais ce fait, qui aujourd’hui n’échappe à personne, ne s’était-il pas déjà produit ? Est-ce la première fois que l’art de notre pays compte au-delà des frontières des disciples nombreux ? D’autres époques ont vu ce règne presque universel de l’école française ; seulement l’influence, si positive qu’elle fût, n’en restait pas moins dans l’esprit de tout le monde à l’état de vague symptôme, d’accident à peu près sans portée. Tandis que les souverains étrangers attiraient dans leurs capitales les artistes de la France, alors que partout les premiers peintres des rois, les architectes de leurs palais ou les directeurs d’établissemens d’art fondés à l’imitation des nôtres étaient des hommes nés sur notre sol, chaque école continuait naïvement à proclamer son indépendance. Bien plus : même chez nous on ne s’avisait guère d’estimer à son prix le crédit de nos artistes. Peu s’en fallait qu’on ne les crût les disciples de ceux qu’ils avaient mission de régenter. Au XVIIIe siècle, le marquis d’Argens signalait à propos cette anomalie entre l’opinion générale et des faits si propres à la démentir : « Tous les peintres attachés aux différens souverains sont français, dit-il dans ses Réflexions critiques. Silvestre est le premier peintre du roi de Pologne, Vanloo du roi d’Espagne, Pesne du roi de Prusse… » Par malheur, en voulant rétablir non-seulement dans le présent, mais aussi dans le passé les droits de ses compatriotes, le marquis d’Argens ne craignait pas d’exagérer en faveur de ceux-ci la justice qu’il déniait sans marchander aux plus grands maîtres de l’Italie et des Pays-Bas. Aussi son livre, peu lu aujourd’hui, est-il resté médiocrement utile à la cause qu’il prétendait servir. N’importe : si erronés que soient les commentaires, la thèse n’en est pas moins bonne, le principe n’en garde pas moins sa justesse. Le mieux eût été seulement de s’en tenir à l’histoire de notre école, au lieu de se complaire dans des rapprochemens impossibles entre Blanchard et Titien, entre Rubens et Lemoine, et d’accoler sans scrupule des œuvres et des gloires si manifestement inégales.

Cette thèse, mal défendue par le marquis d’Argens, un écrivain à qui l’on doit déjà de très utiles publications sur l’histoire de l’art français, M. Dussieux, l’a reprise et soutenue avec autant de sagacité que d’érudition. M, Dussieux n’a pas cherché, comme son devancier, à forcer le sens des faits. Il a jugé avec raison qu’il suffisait de les recueillir et de les classer, de manière à composer une sorte de dictionnaire où l’on pourrait suivre la série de tous les artistes français qui, depuis le moyen âge, ont imprimé à l’art des autres pays une direction nouvelle, et popularisé au loin nos traditions : idée excellente, que nous avons eu occasion de louer ici même, alors qu’une première publication, dont le seul tort était de paraître trop succincte, avait commencé d’attirer l’attention sur un point si longtemps négligé. M. Dussieux a développé dans un livre ce qu’il avait d’abord résumé en quelques pages. Son travail est devenu complet, trop complet peut-être, car l’auteur ne s’est pas contenté de mentionner, les artistes français qui ont exercé, soit par leurs enseignemens personnels, soit par leurs ouvrages, une action véritable sur la marche des diverses écoles : il a cru devoir mentionner aussi tous ceux qui ont exécuté, sans sortir de chez eux, un tableau, une statue, une estampe même, pour le compte de quelque souverain ou de quelque amateur étranger. Or une nomenclature si complète était-elle absolument indispensable ? Que Lagrenée, par exemple, ait envoyé en 1775 deux de ses tableaux à Londres, que Ménageot ait peint pour l’académie de Saint-Pétersbourg Mars et Vénus, l’art très probablement ne s’en sera trouvé ni pis ni mieux en Angleterre et en Russie, et l’honneur reste en somme assez mince pour notre école. À quoi bon insister au surplus ? Si M. Dussieux s’est un peu exagéré parfois ses devoirs d’historien, on ne saurait beaucoup lui reprocher ces préoccupations extrêmes d’exactitude. Le défaut contraire se rencontre si souvent dans les écrits sur les arts, qu’on aurait mauvaise grâce à accuser l’auteur de la nouvelle publication d’avoir péché en quelque façon par excès de recherches et de scrupules.

Pour faciliter l’intelligence du sujet qu’il avait entrepris de traiter, M. Dussieux a fait précéder son travail d’un essai sur les phases successives qu’a traversées l’art en France. Dans ce résumé parfaitement clair et le plus souvent judicieux des progrès et des défaillances de notre école, aucun fait important n’est omis, aucune indication essentielle ne manque à l’exposé de l’ensemble. L’admirable mouvement de l’art au XIIIe siècle, à cet âge d’or de l’architecture et de la sculpture nationales, — les entraînemens de la renaissance, si bien rachetés d’ailleurs par les œuvres exquises de Pierre Lescot et de Jean Goujon, — la grandeur, puis le faste de l’époque académique et la réaction qui s’ensuit jusqu’au jour où David et les siens s’insurgent à leur tour contre les représentans d’une méthode surannée, — tout est décrit et jugé avec une autorité qu’il faudrait accepter sans réplique, si quelques propositions imprudentes, quelques aperçus un peu plus neufs que de raison ne venaient ça et là déconcerter la sympathie. Sans doute, en pareille matière, une certaine partialité patriotique ne messied pas, et, pour combattre notre vieille insouciance ou les préjugés du dehors, il peut être permis de célébrer un peu bruyamment les gloires qui nous appartiennent. Est-ce toutefois une excuse suffisante à l’injustice envers des gloires plus hautes encore ? On noterait dans le travail de M. Dussieux quelques passages où le soin de venger tel artiste français mal apprécié ou tout à fait méconnu distrait l’écrivain de son équité et de son érudition habituelles, témoin ce mot sur les œuvres de Jean Fouquet, qui, si habile peintre qu’il fût, ne méritait point qu’on lui sacrifiât sans plus de façons fra Angelico, Masaccio et toute l’école florentine du XVe siècle : « En n’étudiant que les miniatures des antiquités de Josèphe, on peut affirmer que l’Italie a ce moment ne faisait rien de plus beau. » Dire ailleurs que dans le Salon d’Apollon, peint par Lafosse, « tout est excellent, » qualifier « d’illustres » les architectes Robert de Cotte et Boffrand, enfin reconnaître à Watteau le privilège de « la plus merveilleuse couleur, » tout comme s’il s’agissait de Corrége, — c’est prodiguer au talent les hommages qu’il faut réserver au génie, et jusqu’à un certain point compromettre la cause que l’on défend. Non, en réclamant pour les peintres, les architectes et les sculpteurs de notre pays la place qui leur est due, n’essayons pas de déposséder les maîtres légitimes. Laissons les grands artistes italiens, ces premièrs artistes du monde, dans le panthéon où ils sont entrés à bon droit. Notre part sera assez belle encore, et si les portes du temple ne doivent s’ouvrir qu’à un petit nombre des nôtres, nous les retrouverons du moins en foule s’échelonnant sur les degrés. L’ouvrage de M. Dussieux est bien fait d’ailleurs pour nous rappeler nos droits et nos titres véritables : sauf ces quelques exagérations dans la louange, il ne contient rien que de très exact au double point de vue de l’histoire et de la critique. C’est une esquisse finement tracée des variations de l’école française et des révolutions qu’elle a suscitées à l’extérieur, c’est surtout un inventaire authentique de nos richesses, un relevé consciencieux des œuvres qui à toutes les époques ont honoré l’art de notre pays. Parmi les livres écrits sur des sujets de cet ordre, il n’en est guère de plus propre à nous renseigner utilement.



HENRI DELABORDE.


Traité des Entreprises de Culture améliorante, par M. ÉDOUARD LECOUTEUX.[5].

J’aurais mieux aimé que ce livre fût intitulé : Traité des entreprises de grande culture ; tel est en effet son véritable objet. M. Édouard Lecouteux, ancien directeur des cultures à l’Institut national agronomique, a une prédilection marquée pour la grande culture ; il lui doit tous ses succès et lui a voué toutes ses facultés. Je suis loin de m’en plaindre, bien au contraire. La petite culture fait parmi nous son chemin toute seule ; il n’en est pas de même de la grande ; elle a bien besoin que des hommes comme M. Lecouteux lui viennent souvent en aide, soit par leurs exemples, soit par leurs leçons.

Huit millions d’hectares environ, ou le quart du territoire cultivé, déduction faite des bois, des terres incultes et des vignes, sont encore en France entre les mains de la grande propriété. Ce n’est donc pas, quoi qu’on en dise, l’étendue à exploiter qui manque à la grande culture. Ce n’est pas davantage l’encouragement du succès, car sur ces 8 millions, d’hectares, il en est 2 environ qui sont déjà exploités en grand avec habileté et avec fruit. Ces 2 millions d’hectares, généralement situés dans les départemens qui entourent Paris, ne le cèdent en rien à ce qu’il y a de mieux en Angleterre. D’où vient que les 6 millions restans languissent dans un si triste état ? Du défaut de capitaux et d’intelligences qui se tournent de ce côté ; il y a pourtant là une belle place à prendre, un grand service à rendre au pays en même temps que de bons profits à réaliser. Si on ajoute à ces 6 millions d’hectares, 4 millions environ de terres incultes à conquérir, on trouve une étendue totale de 10 millions d’hectares, ou le cinquième du sol, qui peut encore être chez nous le domaine de la grande culture ; beaucoup d’états européens ne sont pas mieux partagés. Il ne peut donc être question de disputer, soit à la moyenne, soit à la petite culture, le territoire qu’elles occupent légitimement : elles ont environ les trois quarts du sol cultivé ; qu’elles le gardent. La petite surtout tient bien ce qu’elle tient et ne le laisse pas aisément échapper. Son lot est d’à peu près la moitié du sol ; c’est beaucoup assurément : ce n’est pas trop, si l’on considère que cette moitié est dans son ensemble la plus productive. Toutes les déclamations contre la petite propriété et la petite culture ne font rien contre ce fait démonstratif.

Aussi M. Lecouteux ne fait-il pas de déclamations ; il n’attaque pas la petite culture, il voudrait seulement que la grande se développât davantage à côté, et il a tout à fait raison. La petite culture ne peut s’étendre que lentement ; elle exige beaucoup de bras, elle ne s’applique avec profit qu’à certains produits et dans certaines conditions déterminées de sol et de débouché. La grande est d’une application plus générale, elle peut s’étendre plus vite, donner des produits différens, enfin remplir une lacune évidente dans notre économie rurale. Le traité que publie aujourd’hui M. Lecouteux n’est, à vrai dire, que la seconde édition de deux ouvrages précédemment publiés par lui, l’un sous le titre de Guide du Cultivateur améliorateur, l’autre sous le titre de Principes économiques de la Culture améliorante ; mais cette seconde édition, entièrement refondue, remaniée, augmentée, est en réalité un nouveau travail, qui porte l’empreinte du mouvement progressif de l’esprit de l’auteur, et où son idée favorite, la grande culture, se dégage plus nettement ; on y sent aussi l’influence de plus en plus marquée des études économiques.

Pour l’exposé de ses idées, M. Lecouteux a choisi la méthode suivante : il commence par se demander les qualités que doit avoir un entrepreneur de culture, et il passe en revue à cette occasion les divers modes d’exploitation du sol, le faire-valoir du propriétaire, la régie, le bail à ferme, le métayage, les entreprises agricoles par actions, les petites locations annuelles et semi-annuelles, et il donne les règles applicables dans les divers cas ; puis il se met en face du domaine, il décrit les différentes natures de sols, il examine successivement, les différentes situations climatériques et économiques, et conclut par un mode d’estimation ; des domaines ruraux. L’idée-mère qui domine son travail, c’est qu’il ne faut pas, en grande culture ; adopter les demi-moyens. Ou l’entrepreneur de culture possède un capital considérable relativement à l’étendue de terre qu’il exploite, ou il n’a qu’un capital restreint ; dans le premier cas ; il doit adopter le principe des fortes fumures, des abours profonds ; des travaux énergiques ; en un mot tendre par toutes les voies au maximum de production ; dans le second, il doit marcher surtout par le temps, profiter le plus possible des forces naturelles, épargner la main-d’œuvre, et laisser plutôt une partie de la terre en friche qu’éparpiller ses engrais et ses labours sur une trop grande surface. Il en est à ses yeux de la culture comme de la stratégie ; avant tout, il faut être fort sur le point qu’on attaque, et si l’on ne peut pas être fort partout ; il vaut mieux se concentrer sur un point en négligeant le reste. Tel était en effet le principe de Napoléon, et à la guerre au moins, l’expérience en a montré la valeur. Pour faire bien comprendre ses idées, M. Lecouteux présente le tableau suivant des résultats de deux systèmes de culture, l’un qui n’emploie que 12,000 kil. de fumier par hectare, l’autre qui en emploie 20,000.


A 12,000 kilos A 20,000 kilos
Fumier (à 8 fr. les 1,000 kilos) 96 fr. 160 fr.
Semence (210 litres) 42 42
Loyers, impôts, frais généraux 90 140
Labours, récolte, battage. 85 128
Total des frais par hectare 313 470
Récolte par hectare 15 hectolitres de blé 30 idem

Dans le premier cas, l’hectolitre de blé revient à 17 fr., déduction faite de la valeur de la paille ; dans le second, il revient à 12. En estimant le prix de vente à 20 fr. l’hectolitre de blé et 20 fr. les 1,000 kilogrammes de paille, il a fallu dans le premier cas 313 fr. pour en produire 354, et dans le second 470 fr. pour en produire 700 ; bénéfice dans le premier cas, 41 fr., et dans le second, 230. Ainsi, quand on ne peut disposer que de 60,000 kilos de fumier par exemple, au lieu de s’en servir pour fumer cinq hectares à raison de 12,000 kilos chacun, il vaut mieux n’en fumer que trois à raison de 20,000 kilos, car les cinq hectares ne produiraient en tout que 75 hectolitres de blé, réduits à 65 par la déduction des semences, tandis que les trois, largement fumés, produiraient 90 hectolitres, réduits à 84 par la déduction des semences ; 84 hectolitres de blé au lieu de 65, c’est une différence de près de 50 pour 100.

Ces chiffres ne sont pas et ne peuvent pas être d’une exactitude mathématique, mais ils donnent une idée claire des faits généraux. Que la différence ne soit pas précisément, dans tous les cas, de 50 pour 100, c’est possible ; mais il n’est pas douteux que les fortes fumures ne produisent beaucoup plus proportionnellement que les petites. Cela suffit pour que la thèse de M. Lecoûteux soit vraie. Il est certain aussi que notre agriculture a une tendance marquée à semer beaucoup, dans l’espoir de beaucoup récolter, tandis que la marche contraire est la plus sûre, et on ne saurait lui trop répéter de demander plus à l’engrais qu’au sol lui-même. Sous ce rapport, M. Lecouteux a rendu un grand service, en éclairant, par une foule de preuves et de développemens, ce point capital.

Outre la partie agricole proprement dite, le livre de M. Lecouteux contient toute une partie économique. J’aurais mauvaise grâce à le louer, car l’auteur partage la plupart des idées que j’ai moi-même essayé de répandre, et qui ne sont que l’application des principes généraux de la science économique aux questions agricoles. Tout ce que je puis dire, c’est que je suis heureux de voir ces idées si vigoureusement adoptées et soutenues par, un praticien distingué qui a plus que personne autorité pour leur donner accès parmi les cultivateurs. Il les place, ainsi que moi, à l’abri du nom respecté de M. de Gasparin, ancien directeur général de l’institut national agronomique. Je ne vois qu’un point où nous différions, c’est la question des impôts. M. Lecouteux adopte l’opinion de ceux qui préfèrent les impôts indirects aux impôts directs, et semble conclure à l’augmentation des uns pour diminuer les autres. Je ne puis partager cet avis. Il n’y a rien à faire d’utile en remaniant notre système d’impôts, ce système est le meilleur qui existe, ce qui ne veut pas dire qu’il soit la perfection même, mais ce qui doit rendre très circonspect quand il s’agit d’y changer quelque chose, et il a de plus un grand mérite en pareille matière : c’est la durée, l’habitude, la perception régulière et facile. En demandant un tiers environ du revenu public aux impôts directs et les deux autres tiers aux impôts indirects, ou a établi entre ces deux sources de revenu la proportion qui paraît la meilleure, et, dans tous les cas, la plus favorable à la propriété foncière. Avant tout, il ne faut augmenter en France aucun impôt ; il vaut mieux tendre à les diminuer, en maintenant dans l’administration des deniers publics une économie sévère, et si jamais l’heureux moment de cette réduction d’impôts venait à sonner, ce n’est pas par l’impôt direct qu’il faudrait commencer. L’impôt direct est loin d’être exagéré chez nous ; certains impôts indirects prêtent beaucoup plus à la critique, même au point de vue de l’intérêt agricole ; tel est par exemple l’impôt sur les mutations immobilières, celui de tous qui devrait être supprimé ou réduit le premier. À part cette dissidence, les opinions économiques de M. Lecouteux nous paraissent excellentes ; comme lui, nous sommes partisans de la liberté commerciale, ennemis de l’excès de centralisation, et, comme lui, nous sommes convaincus que la prospérité future de l’agriculture dépend beaucoup plus de l’initiative individuelle que de l’action de l’état.

L. de Lavergne.



  1. 2 vol. in-12, Paris, Dentu.
  2. 1 vol., Paris, Firmin Didot.
  3. Voyez la livraison du 15 février 1854.
  4. Gide et Baudry, 1856.
  5. 1 vol. in-8o, Paris, à la librairie agricole, rue Jacob, 26, et chez Guillaumin.