Revue littéraire - 31 octobre 1847

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Revue littéraire - 31 octobre 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 563-568).
REVUE LITTÉRAIRE

Histoire de la conquête de l’algérie, de 1830 a 1847, par M. de Mont-Rond[1]. — On a beaucoup écrit sur l’Algérie, et on écrit tous les jours encore beaucoup sur ce sujet ; mais bien peu de ces livres que la circonstance inspire survivent à la circonstance. Voici un ouvrage qui nous paraît destiné à un meilleur sort en ce qu’il n’est pas un traité sur telle ou telle question de détail, mais un récit de tout ce qui s’est accompli en Algérie depuis dix-sept ans. L’Histoire de la conquête de l’Algérie, de 1830 à 1847, par M. de Mont-Rond, capitaine d’artillerie, n’est pas non plus une compilation comme toutes les histoires publiées jusqu’ici ; c’est un livre écrit évidemment par un témoin oculaire qui a pris part à presque tous les événemens qu’il raconte, par un homme qui a tout vu en Afrique, les personnes et les lieux, et qui ne dépeint jamais par ouï-dire, mais d’après ses propres impressions et ses propres souvenirs.

Cette histoire a un autre mérite bien rare chez un témoin, c’est l’impartialité. M. de Mont-Rond ne partage aucune des passions qui, pour beaucoup de gens, cachent en Afrique une part ou une autre de la vérité. Il n’est ni l’adversaire systématique ni le panégyriste des Arabes, ni l’ennemi ni l’ami exclusif des colons, ni le partisan violent ni le détracteur des principaux chefs de l’armée. Il laisse percer, il est vrai, une légère prédilection pour le plus brillant officier qu’ait produit la guerre d’Afrique, M. le général Lamoricière ; mais cette prédilection, qui est du reste assez naturelle, ne le rend malveillant pour personne ; il raconte purement et simplement, et comme il n’a aucun système particulier de guerre ou de colonisation, comme il connaît bien les faits, il est presque toujours vrai, ce qui est sans aucun doute la plus belle des qualités pour un historien contemporain.

Ce n’est qu’en lisant ces deux volumes qu’on peut bien se rendre compte des immenses difficultés qu’a présentées cette conquête. On peut dire qu’avant 1840, le France n’a jamais su ce qu’elle entreprenait. C’est là l’unique et grande faute qui a été commise, faute qui a produit des fruits amers, quoique glorieux ; on s’est jeté dans la conquête du pays sans le bien connaître, sans savoir ni quelle en était la constitution physique ni quel était au juste l’état social des habitans. M. le maréchal Bourmont, le conquérant d’Alger, est le premier qui ait fait l’erreur ; il voulait occuper tout le pays avec sa petite armée ; le rappel qui est venu l’atteindre après la révolution de juillet a seul prévenu les catastrophes qu’il aurait certainement essuyées et dont sa malheureuse expédition de Blidah était le début. Après lui, le maréchal Clauzel est tombé dans la même méprise ; il a cru, avec 25 ou 30,000 hommes, pouvoir soumettre par la force une contrée immense et difficile, défendue par la population la mieux organisée pour la guerre. Tout le reste a été la conséquence de ce premier tort.

On peut diviser en trois périodes les dix-sept années de la guerre d’Afrique ; la première commence à la prise d’Alger, le 5 juillet 1830, et finit à la retraite de Constantine, fin de novembre 1836 ; la seconde comprend l’administration du général Damrémont et du maréchal Valée, du commencement de 1837 à la fin de 1840 ; la troisième est remplie tout entière par le gouvernement du maréchal Bugeaud, de 1841 à 1847. Il est possible de caractériser en peu de mots chacune de ces trois périodes. La première est celle des illusions et des tentatives imprudentes, celle des premières expéditions sur Médéah, Tlemcen et Constantine, expéditions inutiles, toujours suivies de retraites désastreuses, et qui n’aboutissaient qu’à exciter les indigènes contre nous. — La seconde est celle où le gouvernement français, se sentant mal engagé, essaie de se soustraire aux nécessités qu’ont fait naître de funestes essais : c’est le temps de la paix de la Tafna, de l’organisation de la province de Constantine et de l’obstacle continu.- La troisième est celle où la France, prenant décidément son parti, se décide à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer la soumission entière du pays.

Maintenant que l’Algérie est bien connue, on a vraiment peine à comprendre comment un homme de guerre comme M. le maréchal Clauzel a pu se jeter si étourdiment dans des entreprises hors de toute proportion avec les moyens dont il disposait. Rien n’est pénible à lire comme le récit de ces premières années dans le livre de M. de Mont-Rond ; on voit que le général en chef, dans sa précipitation à tenter les grandes aventures, n’a rien examiné d’avance, qu’il ne sait rien de ce qu’il devrait savoir. Comme administrateur, il fait lui-même une grande tentative de colonisation ; mais, sans se donner la peine d’étudier le sol et le climat, il se place dans le lieu le plus malsain de la régence, importe les cultures qui peuvent le moins réussir, et échoue enfin misérablement après avoir donné à son essai le nom pompeux de ferme-modèle, qui est resté comme une sanglante ironie. Guerrier, il n’est pas moins malheureux, toujours par le même défaut de connaissances préalables ; la tête pleine des souvenirs de l’expédition d’Égypte, il s’était fait une Afrique imaginaire, qui ne ressemblait en rien à la réalité.

Le plus simple bon sens semble pourtant indiquer que la première chose à faire, pour un gouverneur d’Alger, c’était de chercher à bien connaître le pays. Mieux valait cent fois rester plusieurs années enfermé dans les murs d’Alger pour se livrer à cette étude, que d’en sortir si vite pour se faire battre de toutes parts et pour allumer sur tous les points du sol des incendies qu’il a été plus tard si difficile d’éteindre. Cette réserve eût été alors d’autant plus naturelle, que la France, inquiète sur ses frontières en présence de l’Europe en armes, traversait péniblement ces premières années de la révolution de juillet où la guerre paraissait toujours imminente. Cette armée d’Afrique, si faible qu’elle fût en comparaison de ce qu’elle a dû être depuis, pouvait devenir à chaque instant nécessaire pour défendre le sol menacé de la patrie, et il était doublement imprudent de la compromettre. Malheureusement ce n’était pas là le compte de cette inquiétude d’esprit et de cette imagination chimérique qui caractérisent le premier gouverneur de l’Afrique : il voulait avant tout de la gloire, des faits d’armes ; malheureusement aussi l’opinion publique égarée a fait d’abord saule commune avec lui.

Nul doute que, si on avait su alors ce qu’on sait aujourd’hui, et il n’eût pas été difficile de le savoir avec un peu d’attention, on eût pu changer complètement le caractère qu’a eu notre occupation. Entre les mains d’un homme plus observateur et moins pressé, le gouvernement de l’Afrique aurait pu être infiniment plus pacifique ; mais il fallait pour cela commencer par apprendre l’arabe, se faire une juste idée du mode de gouvernement des Turcs, interroger avec soin les indigènes sur la géographie du pays, sur la constitution intérieure des tribus, et ne procéder jamais que sur des données à peu près certaines. Tout cela pouvait paraître long, peu brillant, et néanmoins c’était en réalité le chemin le plus court pour arriver au but. On n’aurait pas tardé à se convaincre que, si l’on essayait de dominer par les armes une région aussi formidable par ses fortifications naturelles et par le génie sauvage de ses habitans, il faudrait des efforts énormes pour en venir à bout, tandis qu’en se servant habilement de ces obstacles mêmes, en adoptant surtout ce qu’il y avait d’acceptable pour la France dans la politique des Turcs, il était assez facile de diviser les Arabes et de les soumettre les uns par les autres.

Une distinction complète existe, par exemple, entre les populations des provinces d’Alger et d’Oran et celles de la province de Constantine. La marche rationnelle consistait à s’assurer d’abord de la soumission de l’ouest et du centre avant de rien entreprendre sur l’est. D’un autre côté, même dans les provinces ; d’Alger et d’Oran, des divisions profondes séparent certaines familles et certaines tribus. Ce qu’on appelait, du temps des Turcs, les tribus maghzen, étaient habituées à servir d’instrument aux maîtres d’Alger pour lever l’impôt sur les autres ; à cette distinction fondamentale venaient se joindre des rivalités héréditaires. Ainsi, pour citer un exemple, les Ouled-Sidi-Larribi, qui habitent le Bas-Chélif, étaient les ennemis traditionnels des Hachems, qui habitaient la plaine d’Égris, et dont est sorti Abd-el-Kader. Presque partout, les vallées étaient en lutte avec les montagnes, les hautes vallées avec les basses ; chaque grande tribu était comme un canton suisse, et chacun sait que l’histoire de la Suisse est pleine de ces guerres de canton à canton qui paraissent aujourd’hui sur le point de se renouveler. C’est en exploitant ces dissensions qu’une armée de six mille Turcs dominait la régence entière.

Ce que six mille Turcs avaient fait, trente mille Français auraient bien pu le faire. La supériorité du nombre, de la tactique et de la civilisation, balançait plus que suffisamment l’infériorité qui résultait pour nous de la différence de religion ; on pouvait aussi rectifier sans danger dans la pratique ce que les usages suivis par nos prédécesseurs avaient de trop barbare. La guerre acharnée qui a eu lieu a conduit en définitive les troupes françaises à des actes de violence que nous ne blâmons pas, parce qu’ils étaient devenus nécessaires, mais qui ont eu un caractère plus sauvage et plus sanglant que ceux que ce système aurait pu amener… Une partie des indigènes servant d’auxiliaires aux Français pour faire la police de tout le pays et y maintenir l’ordre et la liberté des relations, telle eût été la politique la plus rationnelle, et on eût épargné ainsi bien du sang et de l’argent. Le maréchal Clauzel a eu une idée confuse de ce qui était possible dans ce sens, mais il s’y est mal pris, et il n’a obtenu que les résultats contraires à ceux qu’il cherchait ; de plus, il a voulu tout faire à la fois, ce qui est habituellement un moyen infaillible de tout manquer, et le fruit le plus clair de son gouvernement a été la réunion de tous les indigènes contre nous. Tel est le résumé de la première période.

On a beaucoup attaqué le traité conclu sur les bords de la Tafna par M. le général Bugeaud avec Abd-el-Kader, qui commence la seconde période ; mais il est bien manifeste, par la nature du livre de M. de Mont-Rond, que ce traité était devenu nécessaire par la situation des choses en Afrique lors du rappel du maréchal Clauzel. Pour exécuter la malheureuse campagne de Constantine, le maréchal avait retiré presque toutes les troupes de la province d’Oran, au moment du plus fort de la guerre contre Abd-el-Kader ; l’émir avait profité de cet abandon pour asseoir son autorité dans toute la province et jusque dans la province, d’Alger, également démunie ; la nouvelle de l’échec des Français devant Constantine avait fortifié encore ce pouvoir naissant, et, quand le traité fut signé, il ne donna pas, comme on l’a dit, le pays à Abd-el-Kader, il ne fit que reconnaître les faits accomplis. Le gouvernement français avait besoin à cette époque de frapper un grand coup à Constantine, pour faire oublier le malheur qui avait atteint nos armes, et il dut avant tout s’assurer la paix dans l’ouest pour porter ses plus grandes forces dans l’est.

Ce traité ne fut qu’une trêve et ne pouvait en être qu’une. Dès l’instant que la race arabe était en armes contre nous, il n’y avait plus qu’une guerre à mort qui pût la réduire. Les fautes du maréchal Clauzel servirent cependant d’enseignement sur un autre point ; elles donnèrent l’idée de l’organisation de la province de Constantine. Le maréchal Valée, plus habile, plus observateur que son prédécesseurs éclairé d’ailleurs par l’expérience, se garda bien de recommencer à Constantine ce qu’on avait fait à Alger et à Oran. Il étudia soigneusement la constitution intérieure de la province, et, en acceptant les faits tels qu’ils étaient, il se servit des élémens indigènes pour fonder par eux la domination française. Cette tactique, on le sait, a parfaitement réussi ; la province de Constantine, aussi grande à elle seule que les deux autres réunies, n’occupe que le quart de l’armée d’Afrique, et la paix s’y est maintenue à peu près sans interruption depuis la conquête. C’est grace à cette organisation qu’il a été possible de détruire plus tard la puissance d’Abd-el-Kader ; car, si la province de Constantine eût été bouleversée comme les deux autres, il aurait fallu doubler l’armée pour la réduire ; cent mille hommes n’auraient pas suffi, il en aurait fallu deux cent mille, et Dieu sait par combien d’alternatives auraient passé nos armes avant de triompher, puisque l’autre moitié de la régence nous a donné à elle seule tant de mal !

Le gouvernement français était maintenant averti par l’expérience ; il savait combien la conquête entière exigerait de sacrifices. Il ne négligea donc rien pour faire servir le traité de la Tafna et l’organisation de la province de Constantine au maintien de la paix avec les Arabes. Plusieurs projets furent présentés pour réduire notre occupation, aucune de ces idées ne prévalut ; ce qui eût été possible au début ne l’était plus. Abd-el-Kader était devenu trop puissant, et les espérances des Arabes d’Alger et d’Oran avaient été trop excitées ; on fut entraîné par des collisions journalières avec les partisans d’Abd-el-Kader. La guerre fut de nouveau déclarée en 1839. Ici M. le maréchal Valée tomba à son tour dans une faute tout opposée à celle de M. le maréchal Clauzel. Il crut qu’avec un ennemi comme les Arabes, la défensive suffisait ; il se trompait. Nos postes furent bientôt bloqués par une inondation de barbares ; les convois étaient enlevés, les hommes isolés assassinés ; de hardis maraudeurs venaient couper des têtes jusque sous les murs d’Alger. Il devint évident qu’une offensive vigoureuse pouvait seule venir à bout de pareils ennemis ; cette offensive exigeait au moins cent mille hommes ; on les envoya, et avec eux le général Bugeaud. Ici commence la troisième période.

Il faut lire dans l’ouvrage de M. de Mont-Rond le récit de cette guerre terrible de cinq ans. Les armées françaises ont fait dans d’autres temps des campagnes plus brillantes, elles n’en ont jamais fait de plus pénibles. M. de Mont-Rond ne fait pas connaître exactement les forces de l’ennemi ; mais il parait certain que, si tous les hommes armés épars sur ce vaste territoire, égal à un tiers de la France, avaient été réunis, l’armée arabe et kabyle eût été de plus de cent mille cavaliers et de cent mille fantassins. Malheureusement ces forces n’étaient pas rassemblées, et il n’a pas été possible d’en finir avec elles d’un seul coup ; il a fallu les atteindre en détail, les poursuivre pied à pied dans tous les réduits du pays le plus tourmenté et le moins connu, les chasser d’abord de la côte, puis s’enfoncer avec eux dans les vallées qui remontent vers l’intérieur, pénétrer à leur suite dans des montagnes inaccessibles, atteindre la région des hauts plateaux, se jeter enfin dans le désert et le parcourir dans tous les sens, au milieu des intempéries d’un ciel sauvage et heurté comme le sol. De part et d’autre, la bravoure est égale ; du côté des Arabes, se montrent les figures redoutées de Berkany, de Ben-Salem et d’Embarrek, lieutenans fidèles de l’émir, et, plus tard, de cet étrange aventurier connu sous le nom de Bou-Maza ; du côté des Français, Lamoricière, Bedeau, Changarnier, d’Aumale, Youssouf et bien d’autres dont le nom ne périra pas, et, par-dessus tous, le vieux soldat de l’empire qui a imprimé à cette guerre l’énergie décisive, le vainqueur de la Sikkah et de l’Isly, le maréchal Bugeaud.

Le récit de M. de Mont-Rond finit à la délivrance des prisonniers français, M. Courby de Cognord et ses compagnons ; il y manque un dernier épisode, l’expédition de Kabylie, pour clore cette longue série de combats par la campagne qui a mis le sceau à notre domination. Quoi qu’il en soit, ce livre, tel qu’il est, est le plus complet qui ait encore paru. Comme le dit lui-même M. de Mont-Rond en finissant, la conquête de l’Algérie est maintenant achevée, et il fait plus que l’affirmer, il le prouve par son histoire même. Une autre période commence ; M. de Mont-Rond n’en parle pas. Il se borne à la tâche de narrateur et laisse à d’autres le soin de résoudre les problèmes de l’avenir ; mais cette réserve de l’écrivain n’empêche pas que la lecture de son ouvrage ne renferme de précieux documens qui peuvent jeter de grandes lumières sur les questions encore à résoudre. Un enseignement ressort surtout de cet ensemble de faits : c’est qu’avant tout, quand on s’occupe de l’Afrique, il faut tenir compte des indigènes ; c’est que tout système qui ne leur fera pas une place sur le sol natal sera faux et ne conduira qu’à des désastres. Cette vérité parait bien simple et bien élémentaire ; il y a pourtant beaucoup de gens qui veulent l’oublier, et, quand l’ouvrage de M. de Mont-Rond n’aurait d’autre mérite que de la rappeler, il serait bon à lire pour tout le monde.


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