Revue littéraire, 1848 - IV

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Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, par H. Wallon[1]. — Ce livre n’est point un ouvrage de circonstance. Fruit de patientes recherches et de longues méditations, tout y porte l’austère et mâle empreinte dont la science marque les œuvres durables. C’est sans doute une heureuse rencontre pour un écrivain qui a consumé ses veilles à chercher des armes contre l’esclavage jusque dans les plus lointains et les plus obscurs monumens du passé, que son livre paraisse la veille d’une révolution destinée à porter le dernier coup à la plus sacrilège des institutions ; mais, si cette coïncidence est une bonne fortune pour M. Wallon, il est aisé de voir qu’il n’a point couru après elle, et c’est justement pour cela qu’il la mérite et que nous l’en félicitons.

L’histoire de l’esclavage dans l’antiquité est un des plus grands sujets qui pût tenter la curiosité d’un érudit et la raison d’un philosophe. Il demande à la fois des recherches précises et une sagacité profonde. C’est tout un ordre immense de faits essentiels à coordonner ou à découvrir, et, du point de vue où l’historien se trouve placé en les recueillant, son regard pénètre si avant dans les entrailles des anciennes sociétés, que personne ne peut et ne doit assigner mieux que lui les causes des révolutions qui les ont agitées, les principes de dissolution qui ont amené leur décadence et leur ruine. Ajoutez à cela que ce magnifique sujet est resté neuf, ou peu s’en faut. L’Allemagne et la France ont exploré, il est vrai, quelques parties du vaste champ qu’il ouvre à l’histoire : s’il s’agit, par exemple, du prix et du nombre des esclaves à Athènes, ou bien de leur condition dans la société romaine, on peut avoir recours aux doctes recherches de M. Bœckh, à la science fine et profonde de M. Letronne, aux notes si ingénieusement érudites du traducteur de Plaute, M. Naudet ; mais aucun historien n’avait encore embrassé la question de l’esclavage ancien dans son ensemble et dans sa grandeur.

Pour remplir toutes les conditions du sujet, M. Wallon est remonté jusqu’au berceau des sociétés humaines. Malgré l’obscurité profonde des origines, malgré la rareté des monumens, il cherche et il détermine jusqu’à un certain point l’état des classes serviles dans l’Égypte, l’Inde, la Chine, et d’abord dans la Judée, car le peuple hébreu, M. Wallon le constate à regret, le peuple de Dieu a eu aussi ses esclaves. Abraham compte dans sa famille des esclaves par naissance et des esclaves achetés ; ils composent, avec ses troupeaux, l’héritage qu’il transmet à son fils Isaac. Joseph est vendu pour vingt pièces d’argent à des marchands ismaélites qui le revendent en Égypte. De jeunes filles sont données à Rébecca, lorsqu’elle passe de la maison de son père en celle d’Isaac. D’autres forment la dot ou plutôt le pécule de la femme, alors que la femme est achetée par du travail ou des présens. Ainsi Lia et Rachel reçoivent l’une et l’autre, de Laban, une esclave en épousant Jacob. Une coutume bien curieuse et particulière au peuple juif, c’est que la femme cédait à son esclave son droit d’épouse, pour acquérir d’elle les droits de mère, et elle se consolait d’être stérile par cette fécondité d’emprunt dont elle recueillait les fruits.

Si la législation juive admit l’esclavage, ce qui est assez embarrassant, quoi qu’en dise M. Wallon, pour ceux qui croient comme lui cette législation divine, il faut convenir qu’elle a fait de grands efforts pour le tempérer. On s’attendrait moins à rencontrer cette douceur à l’autre extrémité de l’Asie, dans l’empire chinois. M. Wallon cite deux ordonnances très remarquables de Kouang-Won, qui protégent la vie et la personne de l’esclave dans un langage digne du christianisme. Une autre particularité curieuse, c’est l’échelle des vertus théologales des Chinois, qui compte pour une faute le fait de réprimander injustement ses esclaves ; les voir malades et ne pas les soigner, les accabler de travail, dix fautes ; les empêcher de se marier, cent fautes ; leur refuser de se racheter, cinquante fautes. Aussi ne rencontre-t-on pas une seule guerre servile dans les annales de la Chine, pas plus que dans celles de la Judée.

En quittant l’Orient pour la Grèce, M. Wallon rencontre les documens précis et abondans qui lui avaient manqué jusque-là, et son exposition, désormais appuyée sur des bases solides, peut se développer sur une échelle plus étendue. Un volume entier est consacré à l’étude de l’esclavage en Grèce. L’auteur examine successivement les origines de l’esclavage, la condition des classes serviles et l’influence que cette condition a exercée, soit sur ces classes elles-mêmes, soit sur le travail libre et sur la société en général. On remarquera le savant chapitre où l’auteur, après avoir distingué à Sparte deux degrés de servitude, celle des Périèques ou Laconiens et celle des Hilotes, détermine approximativement le chiffre de ces deux populations comparé à celui des citoyens libres. Voici les nombres où son calcul aboutit : 8,000 Spartiates, ou, avec les femmes et les enfans, 31,400 personnes ; 120,000 Périèques et 220,000 Hilotes ; ce qui donne une population esclave dix fois plus nombreuse que la classe libre. Ces chiffres fournissent le secret de l’extrême sévérité des lois de Lycurgue. « Le législateur, comme dit excellemment M. Wallon, avait voulu, en réglant cette société, en faire un corps plein de force, et la force lui apparut sous la figure d’un homme armé. C’est sur cet idéal qu’il forma son état. La famille, pour lui, c’est l’homme, l’homme de guerre ; le peuple, une armée ; Sparte, un camp. Ainsi, des exercices et point de travail. »

Fidèle à sa méthode simple et régulière, M. Wallon cherche dans la société romaine, comme il a fait dans la société grecque, les origines, les conditions et les influences de l’esclavage, et, pour épuiser enfin le sujet, il entreprend de déterminer les causes qui ont concouru à l’affranchissement des classes serviles. Ici l’historien touche la limite qui sépare le monde ancien du monde nouveau, et il rencontre le christianisme. Aucun esprit éclairé ne conteste aujourd’hui que la religion de l’Évangile n’ait contribué d’une manière puissante et décisive à l’abolition de l’esclavage. Elle est de saint Paul cette grande parole : Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni maître ; il n’y a plus ni sexe dominateur, ni sexe opprimé : tous les hommes sont un en Jésus-Christ. L’Évangile est plein de traits non moins sublimes, et bientôt cet esprit nouveau de charité et d’égalité fraternelles passa des croyances dans les mœurs et des livres saints dans les codes de l’empire. M. Wallon se complaît à recueillir avec une sagacité savante les traits de l’influence exercée par le christianisme sur la législation romaine, et à Dieu ne plaise que nous lui fassions un reproche de faire éclater dans cette recherche la noble et sincère ardeur de ses croyances religieuses ! mais nous regrettons qu’il se soit laissé emporter jusqu’à manquer souvent de sympathie et même de justice à l’égard de la philosophie. Les pages consacrées à Sénèque, à Épictète, aux Antonins, trahissent une sorte de parti pris contre cette forte morale stoïcienne qui a proclamé si haut la fraternité humaine et préparé tant d’aines au christianisme. Est-il donc impossible d’être équitable envers la raison humaine, tout en restant un chrétien sincère, et faut-il, pour mieux honorer saint Paul, rabaisser Caton et Marc-Aurèle ?

Le livre de M. Wallon se termine ou plutôt s’ouvre par une sorte de dissertation sur l’esclavage dans les colonies françaises. Pour l’édifice vaste et sévère que l’auteur a voulu élever, il faut convenir que cette introduction forme un portique un peu étroit et, pour tout dire, assez mesquin. À quoi bon réfuter gravement les systèmes d’un écrivain aussi peu naïf que M. de Cassagnac, et quelle nécessité d’établir par des preuves savantes que l’esclavage n’est pas la meilleure initiation possible à la vie sociale et le beau idéal des peuples enfans ? Tout ce morceau est un hors-d’œuvre que l’auteur eût mieux fait de retrancher.

En général, l’art fait un peu défaut à l’incontestable science de M. Wallon. Sa marche est régulière, mais point aisée. Disposées dans un bon ordre, les parties de son œuvre se touchent trop souvent sans se fondre, et se succèdent sans s’unir. Quelquefois aussi, l’auteur disserte au lieu d’exposer, et, à côté d’un excellent chapitre d’histoire, il nous donne un mémoire académique d’un autre caractère et d’un autre ton. Malgré ces réserves, nous ne serons que strictement Justes en disant que l’ouvrage de M. Wallon, recommandable par l’élévation morale de la pensée, par la pureté et la fermeté du style, ne se distingue pas moins par l’exactitude vraiment bénédictine et par l’étendue de l’érudition.



  1. 3 volumes in-8) ; Paris, 1848, chez Dezobry et Magdeleine, rue des Maçons-Sorbonne, 1.