Revue littéraire - 31 octobre 1861

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Revue littéraire - 31 octobre 1861
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 255-256).


Relazioni degli Ambasciatori Veneti al Senato, édite da Eugenio Alberi ; 12 vol. Florence.

L’Italie, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est une nation en travail de son avenir et de sa reconstitution, ou plutôt ce mot de reconstitution, dont on se sert quelquefois, est entièrement impropre à caractériser une crise où tout est nouveau, où s’élabore réellement une société moderne distincte de tout ce qu’on a vu au-delà des Alpes. L’Italie a mis la main à l’œuvre, et pour le moment elle est tout entière à l’action. Ce mouvement d’aujourd’hui cependant, on ne le saisirait qu’incomplètement, on n’en comprendrait ni la portée ni les nuances, si on le séparait de cet autre travail de l’esprit et de la pensée qui l’a préparé, mieux encore, si on le séparait de cet ensemble d’événemens qui forment le passé de la péninsule où s’est développé le génie italien. C’est l’œuvre qui est nouvelle aujourd’hui, le génie du peuple italien n’a point changé ; dans cette crise de rénovation, il apparaît avec sa nature traditionnelle en quelque sorte, avec sa souple vigueur, avec ce mélange de qualités et de défauts qui s’allient en lui et font son originalité. De là l’intérêt qui s’attache à l’étude du passé même au milieu du laborieux enfantement de cette destinée nouvelle ; bien des points obscurs dans les caractères comme dans les événemens s’éclairent par l’histoire. On s’est étonné de voir les Florentins, aussitôt après la transformation récente de la Toscane, voter un monument à l’un des plus illustres de leurs compatriotes, à Machiavel, et prendre l’initiative d’une édition somptueuse de ses œuvres ; ce n’était que la manifestation de l’instinct permanent de cette grande race historique et politique qui n’a pas eu seulement tous les dons de l’imagination, qui est surtout merveilleusement propre aux affaires et qui en a gardé le goût à travers toutes les vicissitudes, qui, même en subissant tous les jougs, n’a point cessé de s’occuper d’elle-même avec une persistance de génie pratique manifestement propre à sonder tous les problèmes de la vie publique, à manier les ressorts de l’existence des états. « Lorsque, vers le milieu du XVIe siècle, a dit un écrivain, la plus belle partie de l’Italie eut perdu son indépendance, et qu’il ne resta plus aux esprits généreux une digne arène où s’exercer, beaucoup d’Italiens gardèrent néanmoins le besoin de participer, ne fût-ce que d’une manière abstraite, aux choses publiques, d’en faire le sujet de discussions politiques, de commenter les actes, les lois, les ordonnances de leurs propres gouvernemens et des gouvernemens étrangers. Ces écrits, répandus en copies plus ou moins exactes, tenaient lieu en certaine manière de presse périodique, et étaient soigneusement conservés dans les archives des princes ou de ces familles dont les membres avaient eu quelque part aux affaires d’état, aux secrets des cours ecclésiastiques ou séculières… » C’est ainsi que s’est perpétuée cette tradition du génie politique, et que se sont accumulés tous ces documens qui sont la richesse de l’histoire italienne, qui éclairent le passé en jetant souvent sur le présent lui-même un jour tout nouveau.

Bien des œuvres historiques d’un intérêt sérieux, d’une réelle nouveauté, ont fait revivre le passé de l’Italie dans la variété et le mouvement de toutes ces indépendances locales qui lui donnent une si puissante originalité. Nulle peut-être n’a eu plus d’intérêt et n’a mieux ressemblé à une révélation que cette œuvre curieuse qui se poursuit depuis nombre d’années déjà sous le titre de Relations des Ambassadeurs vénitiens, et qui est devenue une source où sont allés puiser tous les historiens, à commencer par l’éminent Allemand Léopold Ranke. Entreprise à Florence sous les auspices d’une réunion d’hommes qui s’intéressaient au passé de leur patrie, dirigée par un écrivain, M. Eugenio Alberi, doué de tout le zèle de l’histoire et d’une science exacte, cette œuvre n’est point encore arrivée à sa fin ; elle s’est étendue au-delà des prévisions premières à mesure que des documens nouveaux se sont offerts : elle compte déjà douze volumes, elle doit en avoir quinze. Il n’a fallu rien moins qu’un zèle soutenu et intelligent pour rassembler toutes ces pièces, d’un intérêt supérieur au point de vue de l’histoire, de la politique et de l’observation. Dans un moment où la péninsule tend à se concentrer, à fondre ses nationalités diverses dans une seule et même nationalité supérieure, il n’est pas indifférent de voir, à travers ces relations, ce que fut cette vie locale d’autrefois dans un des foyers où elle eut le plus de vigueur et d’originalité, dans cette Venise qui fut réellement une puissance à part. Il n’est pas indifférent non plus de saisir dans ses monumens de sagacité et d’observation une des plus curieuses manifestations du génie politique italien appliqué à ses propres affaires et au mouvement de toute l’Europe.

C’est là le caractère de ces relations : elles ne sont pas seulement la peinture fine et habile de tous les intérêts, de toutes les passions qui s’agitent dans les petites cours italiennes, à Rome, à Florence, à Turin, à Mantoue, à Urbin ; elles s’étendent à toutes les affaires européennes. La seigneurie envoie ses ambassadeurs en France, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, à Constantinople, et ces ambassadeurs ne se bornent pas à discourir des négociations qu’ils poursuivent, ils étudient minutieusement le pays où ils représentent Venise ; ils connaissent les hommes, ils analysent les ressources de chaque état, ils pénètrent les secrets de toutes les politiques, et découvrent les ressorts de toutes les puissances qui ont un rôle. C’est ainsi que ces relations deviennent aujourd’hui de lumineuses révélations pour l’histoire. Dans cette vaste collection, sept volumes sont consacrés aux relations sur les différens états de l’Europe ; deux volumes ont trait aux cours italiennes, trois volumes reproduisent les rapports sur l’empire ottoman, un volume contiendra encore des relations sur la France. Les ambassadeurs vénitiens ont toute la finesse de leur race ; ils voient tout, ils font abonder les lumières dans les conseils de la république, et rien ne montre mieux ce que fut cette puissance de l’Adriatique, si petite en apparence, et qui en réalité avait la main dans toutes les affaires de l’Europe. On a considéré souvent l’Italie comme la contrée de l’imagination et des arts ; c’est au moins autant la terre des politiques. Ce passé, que le savant travail de M. Alberi remet en son jour, le prouve assez, et le présent en est une démonstration nouvelle.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.