Revue littéraire — 31 août 1846
Dans le monde intellectuel où nous vivons, s’il est une chose qui, malgré tout, appelle naturellement les plus sérieux et les plus purs hommages, c’est la poésie, — la poésie dans sa haute et grande expression ; et ces hommages ne consistent pas dans un chétif éloge, dans une froide et vulgaire estime : l’admiration est le sentiment qui doit répondre et qui répond en effet à toute œuvre de génie poétique. L’admiration est pour la poésie une justice et en même temps un besoin. Elle est comme le souffle qui active et agrandit cette flamme sacrée, et, pour celui-là même qui l’éprouve, n’est-ce pas la plus noble passion ? n’est-ce point un entraînement qui porte avec lui son prix par les joies qu’il éveille, par la satisfaction qu’il laisse dans l’ame ? L’esprit est heureux d’admirer comme le cœur est heureux d’aimer. Cette faculté d’enthousiasme si digne d’envie est, en outre, la force intime de la critique. Nul ne désavoue ce qu’il y a de doux et de fécond tout à la fois dans l’admiration ; mais la question est de savoir dans quelles limites se doit produire ce sentiment généreux, quelle loi doit le diriger. L’admiration est-elle une sorte de fétichisme, d’idolâtrie à l’égard de certains hommes ? Toute discussion qui les touche devra-t-elle passer pour une hérésie, toute restriction pour une injure ? Si la nature, par un jeu bizarre, a mis des difformités sur la face de Mirabeau, faudra-t-il voir aussitôt dans ces difformités les signes de la beauté souveraine ? Devra-t-on s’agenouiller devant les faiblesses elles-mêmes des plus grands poètes et inventer des théories qui les justifient ? S’il en était ainsi, à quoi se réduirait le jugement des œuvres de l’esprit ? À une louange systématique qui donnerait naissance à une censure non moins aveugle ; ce serait d’un côté le dithyrambe, de l’autre la diatribe, et nulle part la vérité. Non, une saine critique ne se laisse point aller à ces aveugles passions. Elle sait garder sa liberté même en face d’un homme de génie, marquant ses imperfections auprès de ses grandeurs, ses défaites passagères auprès de ses succès ; elle ose croire que la Chute d’un Ange ne vaut pas les Méditations que les Voix intérieures n’égalent pas les Feuilles d’automne, qu’Angelo et les Burgraves ne sont pas le dernier mot de la réforme dramatique moderne, et cette liberté donne plus de poids encore à son admiration lorsqu’elle l’exprime. La critique, elle aussi, a la notion du beau ; elle entrevoit l’idéal que poursuit la poésie, et pourquoi ne lui serait-il pas permis de confronter à cet idéal les hommes et les œuvres, de discuter, au point de vue de cette règle suprême, avec le poète le mérite de sa pensée et de l’expression qu’il lui donne ? C’est ainsi que s’accomplit le progrès littéraire sans qu’aucune des facultés de l’intelligence humaine ait à souffrir.
Ce qui est vrai dans ces régions élevées, où la poésie et la critique se rencontrent dans leur plus solennel effort, l’est aussi, en changeant les termes, dans une sphère plus humble. C’est au génie seulement qu’est due une admiration éclairée et libre. Il est un autre sentiment que doivent éveiller les essais, les tentatives d’un rang plus modeste, les premiers chants de celui qui met le pied sur le seuil littéraire : c’est une sympathie sincère et attentive, sympathie d’autant plus naturelle aujourd’hui que la fidélité à la poésie est un dévouement méritoire, tant le cours des choses détourne des rêves désintéressés, des délicatesses de l’art, tant les sollicitations de la cupidité sont puissantes ! Et puis là, parmi cette foule obscure et sans gloire, se trouve aussi peut-être le jeune poète qui sera demain un homme de génie. Il faut donc accueillir ceux qui entrent dans l’arène de la poésie ; mais ici se pose encore la question de savoir quelle inspiration doit guider cette sympathie pour qu’elle soit efficace. Est-ce à dire que, par une complaisance plus cruelle cent fois que la sévérité la plus dure, il faille venir au secours de toutes les petites vanités en travail, de toutes les puérilités maladives, même des médiocrités honnêtes qui usurpent le nom de la poésie, et répéter l’antique macte animo à chaque rimeur qui aura mis en vers ses quinze ans ou aura exactement cousu ensemble les souvenirs d’une lecture de la veille ? Ce serait une sympathie trop commode et trop large, funeste pour ceux qui en seraient l’objet, injuste a l’égard de ceux qui se séparent déjà de la foule et se révèlent par quelque trait inattendu, puisqu’elle tendrait à les confondre dans l’insignifiante mêlée des poètes de hasard. Certes, ce n’est point là le sentiment que peut éprouver la critique. À ceux qui laissent voir une réelle aptitude au milieu des hésitations du début, elle doit mieux qu’un éloge banal ; elle doit des avertissemens, ce qui est une manière de se montrer sympathique. Et la rigueur pour les faiblesses qui s’exaltent, pour les impuissances orgueilleuses, pour les imitations parasites, n’est-ce point aussi de la sympathie pour la poésie ? n’est-ce point un devoir de replacer sans cesse la muse au-dessus des atteintes vulgaires comme une beauté invisible à laquelle seules peuvent aspirer les bonnes et généreuses natures ? La critique qui n’abdique point sa liberté devant les génies reconnus se ferait-elle la complice des illusions d’un jeune amour-propre qui fatigue la renommée de ses désirs ? Assurément, son premier but n’est pas de monnayer la gloire afin d’en avoir pour toutes les vanités enfantines.
Ces pensées reviennent inévitablement à l’esprit lorsqu’on s’arrête à cette multitude de livres de poésies qui viennent au jour et tentent la périlleuse épreuve d’un jugement public. Tandis que les grandes œuvres qui pourraient exciter une admiration salutaire et relever le niveau de l’art diminuent, ceux-là se multiplient ; ce sont comme des étoiles du ciel poétique, plus nombreuses que les soleils. Les uns paraissent et s’effacent à la même heure, et on n’a pas même le temps de leur adresser ce mélancolique adieu qu’on dit aux enfans qui ne sont pas nés viables ; les autres retiennent un instant de plus, soit qu’ils résument plus particulièrement les défauts de ce tiers-état de la poésie, soit, par une rare fortune, qu’on y découvre quelques germes heureux qui pourraient s’agrandir. De toutes façon, c’est là que se peut exercer cette sympathie dont je parlais, — sympathie sévère, sans complaisance, et au besoin rigoureuse, mais rachetant sa rigueur par une inépuisable attention. Au nombre des mérites de la critique qui lui seront comptés sans doute, et que la poésie ne soupçonne guère, on ne met pas le dévouement qu’il faut pour passer à se former des espérances toujours trompées, à poursuivre une inspiration introuvable, le temps qui suffirait à lire une page d’Homère ou de Dante. Il est plus d’un jeune poète qui a tort certainement de médire du critique ; il a en lui un lecteur, — ce qui est souvent une perspective à laquelle il ne pouvait s’attendre. Et par quoi est payé le critique ? Par quelque sincère promesse qu’il surprendra et dont il se tiendra garant, par quelque lueur véritable qui finira par briller à ses yeux après de trop infructueuses recherches.
Il se mêle ainsi toujours un peu d’espoir à la défiance de celui qui juge. C’est ce qui le soutient et le pousse sans cesse à des expériences nouvelles au risque de déceptions chaque fois plus cuisantes, à recommencer son voyage à travers ce monde inexploré, jusqu’à ce qu’il en puisse rapporter un rameau vigoureux et odorant. — M. Foussier peut être compté aujourd’hui au nombre des plus récens débutans poétiques. Il a publié un livre, — Italiam, — tout imprégné des chaudes senteurs de l’Italie. Le jeune auteur n’a pas touché vainement cette terre féconde, fière encore aujourd’hui d’avoir deux fois illustré le monde, de posséder deux antiquités, l’antiquité de Virgile et d’Horace et l’antiquité de Dante et de Pétrarque. C’est au soleil de Naples que se sont échauffés ses vers. Hélas ! il est difficile de mettre son inspiration à la hauteur de la gloire de l’Italie aussi bien qu’au niveau de ses malheurs ; ce n’est pas une petite entreprise que de chercher à dérober à son ciel ses reflets merveilleux. M. Foussier le tente quelquefois, mais sans suite. Ce titre d’Italiam, en effet, donne l’idée d’un livre bien différent, d’une sorte d’épopée italienne qui serait possible encore, même après le Pianto. C’est une tâche élevée, que l’auteur ne paraît pas avoir entrevue. Ce titre trompe, et ne cache qu’un recueil de quelques poèmes, tels que Diva Stella, Lycoris, le Géant, la Pologne, et de quelques poésies fugitives inscrites sous le nom de Fantaisies. Diva Stella est la tragique histoire, mêlée de digressions infinies sur toutes choses, racontée en rhythmes de tout genre des tristes amours d’une jeune Napolitaine et d’un jeune pâtre, — amours condamnées qui vont un soir s’ensevelir dans la mer soulevée par la tempête, aux feux d’une éruption volcanique. Lycoris est un fragment antique plus peut-être d’intention que par le fait même. L’inspiration est plus intime ou plus moderne dans les autres sujets choisis par l’auteur. En réalité, Italiam brille plus par quelques détails que par l’ensemble. Il est des parties où éclate un vrai sentiment poétique, où le style est plein d’animation et de couleur. Les meilleurs vers de M. Foussier sont peut-être ceux-ci sur le souvenir :
Et l’homme, pour un jour dépouillant les années,
Croit voir des premiers ans les fleurs si tôt fanées
Renaître autour de lui, fraîches comme au matin
Où le vent de l’espoir caressait leur essaim.
Ce n’est point une erreur… il les voit ! « Ce sont elles !
Des vieux champs du passé, roses toujours nouvelles ! »
Il s’approche ; sa main veut les cueillir encor…
Sa main ne trouve, hélas ! que roses et poussière,
Dont le prisme des ans colorait la chimère.
Elles tombent, car nul ne peut cueillir deux fois
Les fleurs que sa jeunesse arrachait à ses bois…
Elles tombent, et de ces fleurs flétries se dégage un parfum qui a nom le Souvenir. Mais à côté de ces vers, qui ne sont pas sans valeur, quelle multitude d’incorrections, sans compter même les infidélités de la rime ! Combien la pensée est obscure, creuse, impuissante à se produire, décousue ! M. Foussier maltraite fort, dans sa préface, l’esprit de l’ordre ; c’est, à son avis, l’esprit de ceux qui n’en ont pas d’autre. Je crois bien plutôt que ce doit être l’esprit de ceux qui en ont un autre. C’est le complément indispensable du talent national. L’ordre dans l’invention poétique, c’est la logique ; dans le langage, c’est la clarté. Il ne paraît pas que cela porte bonheur d’en médire. Voltaire prétendait que cela portait malheur de mal parler de Boileau ; mais Voltaire avait cet esprit de ceux qui n’en ont pas d’autre.
Une chose doit surtout frapper dans Italiam comme indice de l’état de certains esprits inexpérimentés aujourd’hui, c’est le penchant à confondre et à réunir dans un tableau discordant tous les genres d’inspiration. Ils reproduisent sans maturité et sans réflexion, dans leurs essais, les tendances les plus diverses. C’est ainsi que M. Foussier, dans une Étude qui vise à la couleur antique, mêle des digressions sur la mission sacerdotale du poète dans ce siècle et sur les tortures qu’il supporte dans la poursuite de l’idéal, ce qui est, je pense, aussi peu antique que possible. De là une incohérence choquante, un tumulte d’idée contradictoires, une confusion qui est la véritable image du chaos. Que l’auteur se prémunisse contre cet écueil, qu’il se garde surtout de cette pensée, funeste au point de vue moral aussi bien qu’au point de vue littéraire, que le poète peut aller indifféremment frapper à toutes les portes, demander des inspirations au mysticisme et à l’athéisme. Le poète ne fait qu’exprimer l’homme ; or, est-il indifférent pour l’homme d’introduire dans son ame toutes les croyances, de faire fumer son encens au pied de tous les autels, ou même de croire et de ne pas croire tout à la fois ? C’est bien là le chaos, je le disais ; n’est-ce point ressembler à ces singuliers logiciens que M. Cousin prétendait avoir vus « lui contester le matin les preuves les plus solides et les plus autorisées de l’existence de l’ame et de Dieu et lui proposer le soir de le faire voir autrement que par ses yeux, de le faire ouïr autrement que par ses oreilles… » L’auteur d’Italiam, par le talent qu’il montre dans certaines pages de son livre, est digne d’imprimer un autre essor à son imagination, de purger son esprit de ces incertitudes et de ces rêves stériles, pour arriver à de meilleures fins.
Si M. Foussier est nouveau venu pour nous, s’il date ses essais d’hier, M. Reboul est, peut-on dire, un vieil athlète de la poésie. Il faut s’entendre sur ce mot : le poète de Nîmes n’a terrassé aucune école ni fait triompher aucun système littéraire ; mais il y a vingt ans déjà qu’il fit cette touchante élégie de l’Ange et l’Enfant, d’où lui vint sa renommée. C’est alors que M. de Lamartine lui dédiait le Génie dans l’obscurité, l’associant ainsi au prestige de sa gloire. Flatteuse promesse ! M. Reboul a-t-il justifié les fiers augures qu’on tirait de lui ? Il a publié, il est vrai, plusieurs volumes ; à ses vers lyriques il a ajouté un poème, — le Dernier Jour, — visant à une plus grande élévation. Le succès est allé au-devant de lui ; mais sa position n’a-t-elle pas provoqué ce succès autant que l’éclat de son talent ? Il est certain que beaucoup de vers ont paru qui valaient les siens et qui n’ont pas eu la même fortune. Aujourd’hui ce sont les Poésies nouvelles, qui seront jugées vieilles, je le crains. L’auteur ne s’y expose-t-il pas lui-même, en avouant que c’est une addition, un inventaire de sa vie poétique qu’il fait ? Or, ces inventaires peuvent avoir un charme puissant lorsqu’ils viennent d’un homme de génie ; mais qui n’est pas maintenant un homme de génie ? Toujours est-il que les Poésies nouvelles portent la marque de leur origine, et qu’elles ne sont pas à la hauteur des autres ouvrages de M. Reboul. Pour tout dire, c’est fort médiocre. Il y a des vers qui ne diffèrent pas sensiblement de la prose, et M. Reboul n’a dû céder qu’à des sollicitations bien impérieuses pour publier des vers comme ceux-ci qu’une bergère adresse à un papillon :
C’est bien de ne pas t’effrayer
D’une jeune fille novice ;
C’est elle qui va supplier
Et te demander un service.
Les poésies religieuses sur la Passion et la Madeleine aux pieds du Christ sont également au-dessous du sujet, et, avec la meilleure volonté, on ne peut dire qu’il fût d’un vif et pressant intérêt de chanter la Défaite de Sennacherib. M. Reboul a mis plus de poésie dans quelques autres morceaux, dans la Parole humaine, qui certes ne pouvait être mieux dédiée qu’à M. Berryer, dans les vers sur Sigalon, ami du poète et peintre regretté, mort dans sa lutte avec Michel-Ange, en copiant le Jugement dernier. Une des pièces où il a mis plus d’animation et de verve, c’est une chanson à un poète parisien qui l’appelait dans les rangs démocratiques ; M. Reboul refusait vivement cet honneur. C’est qu’en effet l’auteur de l’Ange et l’Enfant n’est point du tout un poète populaire ; rien dans ses vers ne décèle que la main d’un ouvrier les a tracés. Peut-être s’est-il ravi des ressources naturelles en dépouillant, pour ainsi dire, le vieil homme, en paraissant oublier des habitudes qui auraient pu féconder son inspiration et lui donner une originalité plus saisissante ; mais, en compensation, il a eu du moins un mérite : il a su éviter la faiblesse de se faire l’écho de haines désormais injustes contre les inégalités sociales. C’est là ce qu’il faut reconnaître, quelque jugement qu’on porte d’ailleurs des productions nouvelles de M. Reboul.
Dans cette route heureuse de la poésie, on est toujours sûr de rencontrer des femmes que tente l’appât brillant de la gloire littéraire et qui s’élancent à l’appel de la muse. Natures plus faciles à s’émouvoir, plus promptes à laisser éclater leurs chants, comme les harpes qui vibrent au premier souffle, à qui siérait-il mieux de reproduire ce qu’il y a de délicatesse, de sensibilité dans l’ame et ces mille secrets de la passion qui donnent la vie à la poésie ? Elles aspirent aussi à prendre rang parmi les représentans de l’inspiration moderne. À part ce grand poète de la prose qui laisse s’égarer son inspiration sans la perdre, et qui pourrait encore, s’il le voulait, être tout puissant par la force d’un génie naturel, à part ces talens distingués, — Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, — combien de jeunes femmes ont tenté les mêmes voies, et combien aussi parmi elles ont pu voir bientôt qu’elles avaient trop compté sur la vertu de leurs espérances, qu’elles n’avaient point assez mesuré leurs forces, et qu’elles étaient allées au-devant de mortelles déceptions ! Mme Rostand vient ajouter son nom sur cette liste, qui ne menace pas de se clore. Elle appelle modestement son livre les Violettes et elle raconte, elle aussi, ses jeunes rêves, ses impressions, ses souvenirs, qui n’ont pas eu le temps de se fixer encore, et ses désirs, qui ont tout l’horizon de la vie devant eux. Certes, c’est une inspiration honnête et douce ; mais les Violettes frappent-elles par quelque trait saillant ? Y a-t-il même l’originalité d’une grace modeste, comme le titre le laisse penser ? Mme Rostand admire sincèrement M. de Lamartine, et sa poésie est le fruit de son admiration. Chaque pièce est un reflet vague, affaibli, des Méditations ou des Harmonies ; c’est comme une pure lumière qui nous arrive à travers une double gaze tendue devant nos yeux : le rayon intercepté s’efface et pâlit, mais derrière on voit briller dans sa splendeur le soleil d’où il vient. C’est donc avec raison que, dans une chaleureuse préface, M. Janin envoie à M. de Lamartine ce livre comme son bien ; mais c’est trop dire vraiment de le signaler à son admiration et de lui promettre un rang entre les poètes toujours relus par l’auteur de Jocelyn. Il est toujours une chose qu’il est permis de ne point abaisser, même devant une femme jeune et belle, c’est la poésie. M. Janin pouvait, il me semble, faire un éloge plus juste de Mme Rostand : n’était-ce point assez de distinguer une certaine grace très douce et une élégance naturelle qui percent sous l’imitation dévouée et fidèle du maître illustre auquel la jeune poète doit sa première inspiration ?
C’est surtout pour avoir voulu rompre avec les puérilités monotones d’un genre trop exclusivement personnel, que l’auteur de la Chronique rimée de Jean Chouan mériterait des éloges. M. de Gobineau a fui avec raison le danger de ces confidences intimes dont le moindre défaut est aujourd’hui une nauséabonde vulgarité ; il ne se met pas lui-même en scène complaisamment, et il y a en cela du tact moral autant que du tact littéraire. La donnée qu’il choisit n’est pas même tout-à-fait imaginaire : ses héros n’ont point cette idéale figure des héros d’invention. Les élémens de son récit, il les a puisés à une source abondante, dans l’histoire révolutionnaire ; la Chronique de Jean Chouan est un épisode des luttes sanglantes de la Vendée. Certes, dans cette époque de conflagration générale, dans cette mêlée énergique et puissante, où tous les sentimens, toutes les croyances et tous les caractères s’exaltent, il y a des ressources pour une grande et glorieuse poésie ; ce sera la poésie de la foi militante, du dévouement, du sacrifice, qui se rencontrent dans tous les camps et se produisent au nom des principes les plus contraires. C’est ce qui a dû attirer l’auteur. La bonne intention reconnue, le mérite de la pensée en elle-même accepté, je ferai un reproche principal à M. de Gobineau, c’est de ne s’être point formé une idée exacte d’un tel sujet. Il n’a point fait une chronique, et c’eût été même un pur jeu d’esprit de l’essayer, de vouloir rimer les détails de l’histoire ; il n’a pas fait un poème dans le sens élevé de ce mot, sans doute pour rester fidèle à son titre. Jean Chouan est devenu un récit vulgaire, une peinture sans force et sans largeur de quelques courses de chouans contre les bleus dans les campagnes du Maine et de l’Anjou, du pillage de quelques villes envahies tour à tour par les deux partis. Le côté idéal de cette lutte grandiose a disparu ici. Cette guerre de géans dont parlait Napoléon n’est plus qu’une guerre de buissons de quelques paysans grossiers. Par un bien singulier oubli, l’auteur s’interdit dans son ouvrage tout ce qui pourrait lui donner de l’intérêt, de la variété, de l’éclat ; il néglige la poésie des lieux où se livrent ces combats acharnés, la poésie des coutumes anciennes qui vont s’effacer, de tout ce passé qui résiste aux idées nouvelles grandissantes. En lisant ces pages souvent sèches et ternes, je me souvenais involontairement de quelques pièces sur les guerres bretonnes recueillies par M. de La Villemarqué dans ses Chants populaires. Là on sent battre vraiment le cœur de la Bretagne ; là revit cet austère pays dans sa rustique simplicité, dans son naïf amour pour Dieu, pour le roi, pour son indépendance, et dans sa résistance contre les bleus. M. de Gobineau aurait pu s’inspirer avec fruit de ces chants avant de rimer la chronique sur Jean Chouan ; elle eût été tout autre, je pense.
La poésie apparaît sous une multitude d’aspects. Ici, l’un veut lui donner un tour épique, chanter des faits mémorables, fixer le souvenir des luttes publiques ; là, un autre, comme M. Ortolan dans les Enfantines, semble borner son horizon ; il le restreint au foyer domestique. M. Ortolan a fait l’épopée de l’enfance en la prenant à sa première heure, à ce berceau dont il dit :
Le berceau ! c’est le point de départ du voyage,
Le nid du rossignol, la source du ruisseau,
L’esquif que le zéphyr détache du rivage :
Où mènera l’esquif ? où volera l’oiseau ?
Et où ira aussi l’enfant ? Ce qui arrivera, c’est le secret du destin. L’avenir viendra trop tôt avec son cortége d’épreuves, d’inquiétudes, de sérieuses pensées. Ce sera l’homme alors luttant avec lui-même, avec tout ce qui l’entoure et ayant perdu sa grace première ; mais, en attendant, l’enfant joue et anime la maison. Pour décrire les jeux, les mœurs de ce monde innocent et naïf, M. Ortolan a pris pour muse une bienveillance souriante et triste parfois. Sa poésie s’est modelée sur cet âge où la gaieté est si près des larmes ; chaque pièce laisse percer la crainte du lendemain qui doit suivre de si purs abandons. À l’aide d’un goût délicat et sûr, M. Ortolan a su se préserver du ridicule de mettre dans de telles peintures des couleurs prétentieuses et choquantes ; il a su trouver la simplicité. À l’aide d’un cœur droit, il a fait un livre d’une morale affectueuse et attrayante. Ce sont des leçons mises en action avec esprit. Maintenant faut-il croire avec l’auteur qu’il a créé un genre nouveau, et qu’on dira quelque jour les Enfantines comme on dit les fables ? Je crains fort que cela ne soit qu’une illusion de père. Lorsqu’on se renferme dans un cercle naturellement peu étendu, il y a surtout un danger à éviter : c’est celui de trop accoutumer son inspiration à se borner, de finir par tomber dans des détails puérils. Une fable de La Fontaine est une lecture amusante pour l’enfant et une lecture profonde pour le penseur. Celui qui rencontre cette large mesure de l’art est un poète qui écrit pour le monde ; celui qui n’a pas en vue ce double but est un père qui se délasse heureusement, mais qui risque de ne point voir sa muse franchir le seuil de ce foyer familier où il l’a placée.
Ainsi se succèdent et passent devant nos yeux tant d’essais divers, depuis Italiam jusqu’aux Enfantines. Voilà donc encore une saison poétique qui a eu sa part de ces beaux livres pleins d’illusions et d’espérances ! Voilà une moisson nouvelle qui tombe sur l’aire ! Hélas ! la poésie aujourd’hui n’est pas souvent semblable à ces épis trompeurs qui ne recèlent qu’un grain rare sous leur enveloppe superbe ? Le vanneur vient jeter leur dépouille au vent, et ce qui tombe de froment pur tiendrait dans la main. La part de l’ivraie dans la poésie nouvelle est abondante ; elle se compose de tout ce qui est pensées frivoles ou informes, caprices futiles, sentimens équivoques, aspirations creuses, paroles sonores et vides ; voilà ce que le vent emporte ! Chose bien remarquable aussi dans les jeunes esprits surtout qui se vouent à cette partie délicate de l’art, — c’est l’absence de maturité, de direction, de travail, de netteté, et plus ces qualités diminuent, plus les prétentions s’accroissent. Cependant quel temps fut plus facile à accueillir une inspiration sérieuse et digne ! Je ne sais comment il me revient à la mémoire, en finissant, des paroles prononcées il y a plus de vingt ans par le frère d’un poète illustre, — paroles austères de jeune homme qui ont gardé toute leur vérité : « En général, une chose me frappe dans les compositions de cette jeunesse qui se presse, disait Eugène Hugo ; ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes ; ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations… Veillez, veillez, jeunes gens ; recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille : les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait, les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. »