Revue littéraire — 31 mars 1836

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REVUE LITTÉRAIRE.

SOUVENIRS.
DE MADAME LA COMTESSE MERLIN[1].

Les Souvenirs, quand ils sont écrits par des personnes du monde, sans prétention littéraire, ont toujours de l’agrément. Les lecteurs tout-à-fait contemporains de l’écrivain de Souvenirs aiment à refeuilleter avec lui au hasard quelques années de leur vie ; ceux qui sont venus plus tard, s’ils ont l’esprit curieux, ouvert, un peu oisif, pas trop échauffé à sa propre destinée, apprennent beaucoup de détails à ces causeries familières et devinent toute une société légèrement antérieure, au sein de laquelle ils s’imaginent volontiers avoir vécu. Il y a quelque temps que, parcourant un de ces livres aimables et légers, les Souvenirs de madame Lebrun, je me plaisais à y retrouver tout ce monde facile, brillant, poliment mélangé d’avant la révolution, gens de cour, gens d’esprit, Russes-Français, dont Delille était le poète favori, et madame Lebrun le peintre ordinaire. Cette nature vive, fraîche et sensible de l’auteur des Souvenirs, se peignait à mes yeux à travers ces récits plus ou moins semés de jolis mots et sur lesquels courait sa plume facile. Je me figurais bien la jeune femme artiste, non moins chose légère que l’abbé Delille, d’une joyeuse abondance de talent, active à tout peindre, les personnes, les cascades, l’arc-en-ciel de Tivoli, ses graces au pinceau, au pastel, la draperie mythologique qu’elle savait jeter sur chaque objet ; j’assistais à l’inspiration mondaine et riante de l’art d’alors, et les Souvenirs me commentaient quelques-uns de ces portraits durables qu’on aime à revoir.

Une personne, qui n’en est aux Souvenirs qu’autant qu’elle le veut bien, vient de nous introduire dans des scènes et parmi un monde plus rapproché, mais qui déjà a besoin qu’on le rappelle. Nous retrouvons, en tête des Souvenirs de madame la comtesse Merlin, ces douze premières années de ma vie qui avaient autrefois débuté timidement, loin du public, et que leur succès dans l’intimité a naturellement encouragés à se prolonger et à se produire. La figure que font ces premières années, non plus isolées, mais dans l’accompagnement des autres plus éclairées et plus pompeuses, n’est pas moins aimable qu’en la nouveauté. Née à la Havane dans cet opulent climat qui plus tard lui faisait paraître l’Andalousie si chétive, et où les mouches volantes seraient seules des clartés suffisantes de la nuit, la jeune Mercedès Jaruco, élevée d’abord et très gâtée chez sa grand’mère, puis mise au couvent où elle ne peut tenir et d’où elle s’échappe un matin, puis auprès d’une tante de chez laquelle elle s’échapperait non moins volontiers, nous apparaît dans sa beauté native, sachant lire à peine, souvent sans bas, un peu sauvage, ne s’arrêtant jamais entre un désir et son but, courant à cheval et tombant, grimpant à l’arbre et s’évanouissant au toucher d’une couleuvre, bonne pour les nègres, dévouée au premier regard pour ce qui souffre ; on se plaît à admirer une enfance si franche et si comblée des plus riches dons, racontée avec finesse et goût par la femme du monde. Il y a dans cette partie du récit une sobriété de style et une simplicité de tour qui est du tact par opposition à l’abondance même des sensations. L’épisode de la mère Inès et la peinture du couvent sont semés de traits discrets et justes, sur cet effet mystérieux des religieuses aux formes vagues se perdant dans les corridors, sur cette marche furtive de la jeune fille serrant le mur auquel, de temps en temps, elle s’appuie pour se rendre plus légère ; un art délicat a touché ces points. La fuite de chez la tante, la mystification du bon moine Fray Matéo qui ne peut courir après l’espiègle fugitive, sont gaiement contés, et la rencontre de la pauvre négresse qui pleure sur son enfant mort termine cette folle aventure en sensibilité naturelle et touchante. La pauvre mère ne sait que montrer la terre qui recouvre son enfant et s’écrier en son idiome natal, Alkanaa, Alkanaa ! « Elle parlait pourtant assez bien espagnol, nous dit l’auteur du récit, mais elle n’en prononça pas un mot. Il semble que dans les grandes douleurs, on revient à la langue naturelle, comme on se réfugie dans le sein d’un ami. »

L’arrivée de la jeune Mercedès à Cadix, puis à Madrid où elle retrouve sa mère, sa famille ; l’état de la société peu avant l’invasion des Français, les accidens grâcieux qui formaient de légers orages ou des intérêts passagers dans cette existence de jeune fille, puis l’invasion de Murat, la fuite de Madrid, le retour, la cour de Joseph, et le mariage ; tels sont les évènemens compris dans ces deux premiers volumes de Souvenirs. Nièce du général O’Farrill, ministre de la guerre sous Joseph, et parfaitement informée de tout le détail de ces temps mémorables, madame Merlin réfléchit dans ces pages les sentimens de son oncle et les siens propres, de manière à nous transporter aisément à l’époque et aux lieux dont il s’agit. Mais ce qui ne nous a pas intéressé le moins dans la lecture de ces volumes, ce sont les divers endroits qui nous servaient à reconnaître et à composer dans notre pensée l’image de l’auteur même. On est difficilement accepté pour deux talens divers en ce monde ; ceux qui vous ont accordé le premier sont les plus prompts à vous chicaner sur le second. Ils veulent bien admirer une fois pour toutes un mérite en vous, mais deux, c’est trop fort. L’auteur de ces Souvenirs, que déjà de grands dons de nature et d’art recommandent à l’admiration, aurait peine à éluder, en s’offrant sous une autre forme au jugement du monde, cette disposition un peu maligne qu’il a de ne louer qu’à son corps défendant, si l’absence de toute prétention d’abord, et puis une cordialité noble, sociable, une nature manifestement bienveillante et généreuse, n’engageaient le lecteur qui a tant de fois applaudi. Madame de Lafayette écrivait à madame de Sévigné : « Votre présence augmente les divertissemens, et les divertissemens augmentent votre beauté lorsqu’ils vous environnent : enfin, la joie est l’état véritablement de votre ame, et le chagrin vous est plus contraire qu’à personne du monde. » Ninon écrivait encore à Saint-Évremond : « La joie de l’esprit en marque la force. » L’auteur de ces Souvenirs, à mesure qu’ils se déroulaient devant nous, et que nous nous plaisions à composer son image, nous paraissait ainsi une personne chez qui la joie, une joie qui n’exclut nullement la sensibilité, est compagne de la force de l’ame. Née dans les climats brillans où la terre est pétrie d’une meilleure argile, développée d’abord et grandie en liberté, un peu sauvage, comme elle dit, ayant puisé ses premières idées sur l’hiver dans les romans, nous la voyons, dans le cours de ces volumes, fidèle à ce culte de l’été de la vie, de la jeunesse, de la beauté dont elle aime à couronner en toute occasion ses louanges. En arrivant dans le monde européen, en y entrant par l’Espagne, sa seconde patrie, contrée de caractère et d’allure encore franches, elle a pu ne pas trop se heurter d’abord et s’acclimater. Ainsi elle nous est venue, une de ces natures actives et utiles à la société qu’elles décorent, gardant de l’entraînement malgré l’expérience et l’impulsion native à travers la finesse acquise ; talent sympathique et éclatant, toujours dévoué aux infortunes comme aux agrémens d’autrui et prodigue de lui-même. Est-ce donc une chose si peu rare que le bonheur bienveillant, pour ne pas le saluer ?


S.-B.

  1. Chez Charpentier, rue de Seine, 31.