Aller au contenu

Revue littéraire - "Rome" d’Emile Zola

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - "Rome" d’Emile Zola
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 447-458).
REVUE LITTÉRAIRE

ROME de M. EMILE ZOLA[1]

Une monographie complète de Rome ; — la Rome antique avec toute son histoire depuis l’époque de la fondation jusqu’au temps des invasions des Barbares, avec la nomenclature des monumens et la description des ruines ; — la Rome des papes avec l’histoire de la papauté depuis saint Pierre jusqu’au pape d’aujourd’hui, qui est le deux cent soixante-troisième de la série ; — la Rome de la Renaissance, avec une histoire des beaux-arts et des vues sur Michel-Ange, Raphaël et Botticelli ; — la Rome moderne avec l’histoire de l’unité italienne depuis Cavour et Victor-Emmanuel jusqu’à M. Crispi et la triple alliance, la constitution de l’Église, son organisation et son administration, l’action de Léon XIII, la lutte du Vatican et du Quirinal, les rapports du christianisme et de la démocratie, de la religion et de la science, du dogme et de la raison, la question ouvrière, le socialisme d’État et le socialisme chrétien, le mysticisme, l’anarchie, la diplomatie du Vatican, la vie et les mœurs de l’aristocratie romaine, la misère à Rome, l’agiotage à Rome, l’amour à Rome, enfin le passé et l’avenir de l’Humanité, la destruction de Ninive et de Babylone, la découverte de l’Amérique et les progrès de la race jaune, — tels sont quelques-uns des points qu’aborde M. Zola dans son nouveau roman. En vérité cela est colossal. On reste confondu devant l’énormité de la matière. Pour mener à bonne fin cette œuvre gigantesque, qui résume à la fois les travaux de Joseph de Maistre et de Mommsen, de Lamennais et de De Rossi, de Veuillot et de Burckhardt, de Stendhal et de Gioberti, d’Ampère et de Rosmini, ceux de Hanke, de Havet, de Renan et de beaucoup d’autres, il semble qu’il n’eût pas suffi d’un historien doublé d’un archéologue, mais qu’il fallût encore un politique, un économiste, un philosophe. L’idée d’un pareil sujet ne pouvait germer que dans un cerveau unique pour la variété de l’érudition, la souplesse des facultés, et la puissance de synthèse, ou peut-être dans une imagination tout à fait étrangère à nos méthodes d’infinie division du travail. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’un homme, d’esprit simplement cultivé, ne l’aurait jamais conçu. Un lettré n’aurait pas même songé à écrire ce livre.

J’ajoute que l’immensité du sujet n’était pas la seule difficulté à laquelle dût se heurter le romancier. Les mérites dont il y fallait faire preuve sont en parfaite opposition avec ce que nous savons de la complexion intellectuelle de M. Zola, de ses habitudes de travail et des qualités d’esprit que nous ne faisons nullement difficulté de lui reconnaître. Car il se peut bien qu’il suffise d’une huitaine de jours pour visiter Lourdes et ses environs, et qu’on atteigne en six semaines jusqu’à l’âme même de Plassans ; il faut un peu plus de temps pour nouer avec Rome une connaissance intime. C’est ici une terre d’histoire, où les siècles, en se succédant, ont mis lentement leur empreinte : c’est de même lentement qu’on se sent gagné par le charme qui s’en dégage, enveloppé par l’atmosphère très spéciale. Mais M. Zola n’est guère de nature à se prêter à cette sorte de lent envahissement : il préfère les enquêtes rapides, en homme pressé. L’Italie est la contrée chère aux artistes, aux dévots de la forme, aux amans de la Beauté. M. Zola est surtout attiré par le spectacle de la laideur ; ses livres prouvent surabondamment qu’il est insensible aux questions de mesure, de proportion, d’harmonie, et enfin à tout ce qui est dépure forme ; au surplus, il est clair que l’auteur de l’Œuvre peut avoir d’autres mérites, il est dénué du sentiment des choses de l’art. On s’est accordé de tout temps à admirer la diplomatie du Vatican pour sa complication savante et sa subtilité. M. Zola ne se pique pas de subtilité. Il aime les simples de cœur. Et les natures les plus simples sont aussi bien celles qu’il a su le mieux représenter, celles des Gervaise ou des Lantier ou de cet oncle Macquart qui, pour s’être trop imbibé d’alcool, prit feu par l’intérieur et fut réduit en un petit las de cendres. La papauté est le grand pouvoir idéal agissant sur les âmes. Or M. Zola a bien vu d’autres choses ; mais ce qui se passe dans les âmes lui a toujours échappé, et le domaine de la psychologie lui est resté constamment fermé. Dans un livre sur Rome il était impossible de ne pas faire une grande place à l’idée religieuse. Or M. Zola a toujours pris nettement parti pour la science contre la religion ; il l’a fait comme il fait toutes choses, très franchement, avec un zèle bruyant et compromettant. Sa morale, telle qu’il l’a maintes fois exposée et telle qu’on la retrouve dans Rome, est la morale des braves gens, celle qui conseille de se donner du plaisir quand ça ne fait d’ailleurs de mal à personne, et de s’accoupler quand l’envie vous en prend, sans déranger le maire ni le curé : ce n’est pas la morale chrétienne. L’auteur de Rome devait être ou un croyant, ce à quoi M. Zola ne prétend pas, ou un penseur d’une grande largeur d’esprit. Mais les livres de critique de M. Zola prouvent supérieurement que s’il a d’autres dons, il est, comme cela arrive souvent aux créateurs, tout à fait dépourvu d’intelligence critique. Je pourrais prolonger cette énumération. Mais on voit assez pour quelles raisons il était permis de craindre que Rome ne fût fort au-dessous de n’importe quel chapitre de l’histoire des Rougon-Macquart.

L’événement n’a pas justifié cette crainte. Je m’empresse de le reconnaître ; et cela démontre une fois de plus qu’en critique comme ailleurs il faut se défier de l’a priori. Le nouveau roman de M. Zola n’est pas sensiblement inférieur aux précédens. S’il est plus ennuyeux, c’est surtout qu’il est plus long. Il est plus long que Lourdes de cent cinquante pages, et de trois cents pages plus ennuyeux que la Bête humaine. À mesure qu’ils se succèdent, les livres de M. Zola deviennent plus copieux. Plus il va et plus l’auteur devient incapable de se contenir. C’est là entre ce dernier volume et ceux qui l’ont précédé la seule différence appréciable. À tous les autres points de vue, l’identité est absolue. Pour décrire la ville des papes, M. Zola n’a pas cru qu’il fallût d’autres moyens que pour décrire l’assommoir du père Colombe ou le magasin de nouveautés d’Octave Mouret. Homme à système, il a un système qu’apparemment il trouve bon et dont il ne se soucie donc pas de changer. Il a des gaufriers d’où il tire toujours les mêmes gaufres. Il a des cadres tout prêts : il les bourre tantôt avec une substance et tantôt avec une autre, tantôt avec des histoires d’ivrognes ou de filles publiques, d’artistes ou de boursiers, de bourgeois ou de paysans, de maraîchers ou de chauffeurs mécaniciens, tantôt avec des récits de miracles ou d’intrigues de sacristie : il en sort toujours le même roman. On a beau faire observer respectueusement à M. Zola que tout ici-bas doit se renouveler et qu’il risque de nous lasser, il a beau se rendre compte lui-même que personne ne le suit plus et qu’on le laisse dans sa solitude, il s’obstine à refaire avec entêtement la même chose.

C’est un remarquable exemple de fidélité à soi-même, et qui a, si l’on veut, sa beauté, quelque peu mélancolique. Maintenant que personne ne se passionne plus pour ou contre le naturalisme, que les discussions auxquelles il donna heu se sont apaisées, et qu’aux colères de jadis a succédé l’indifférence ou même une sorte de bonhomie amusée, il peut être curieux d’en dresser le bilan. Ce qui fut le roman naturaliste est aujourd’hui assez éloigné de nous, assez relégué dans le passé, pour que nous {missions l’envisager avec ce recul nécessaire à qui veut bien juger. Nous l’étudierons d’après le nouveau spécimen qui nous en est offert. Le caractère nous en apparaît désormais avec netteté. Ç’a été une entreprise, couronnée de succès, pour appliquer au roman, au lieu des méthodes toujours périlleuses et incertaines de la composition littéraire, des procédés ayant la simplicité, la rapidité, la sûreté et d’ailleurs l’insuffisance des procédés mécaniques.

Nous appartenons à un temps où les conditions de la vie ayant changé, les intérêts de la masse primant ceux de l’élite, les besoins de confort et de bien-être s’étant répandus, les industries de luxe ont dû se transformer pour nous livrer à meilleur compte et en plus grande quantité des objets qui aient encore les dehors de l’élégance et l’apparence du bon goût. La qualité est inférieure, le travail est plus grossier, il n’y faut pas regarder de près ; mais, pourvu qu’on se mette à distance, cela fait illusion, cela joue le vrai. Le problème de la production à bon marché est celui qui domine toute l’époque moderne. Le roman naturaliste a réalisé le problème de la littérature à bon marché.

Aujourd’hui on veut dans le roman de l’observation. Rien n’est plus difficile que d’observer. Il y faut un don, fait de justesse de coup d’œil et de pénétration intellectuelle : le nombre est très petit des gens qui savent voir. Il faut en outre de l’étude, de l’application, de l’effort. Ceux mêmes qui étaient le mieux doués pour l’observation, n’arrivent de coutume à connaître qu’un très petit coin du monde, celui où ils ont vécu, avec lequel l’habitude et la sympathie les ont rendus familiers. Mais on n’écrit guère quand on n’écrit que de ce qu’on connaît bien et à fond. Et de vivre confiné dans son coin, ce n’est plus la mode au temps des chemins de fer. L’abbé Pierre Froment prend le train, descend à Lourdes, fait un pèlerinage, et remonte en wagon muni de tous les documens pour un livre qu’il n’a plus qu’à écrire. Ce livre, à cause peut-être de cette documentation un peu trop hâtive, contenait des inexactitudes qu’on eut la méchanceté d’y relever. Il enfermait aussi des théories qu’on eut le tort de reprocher à ce prêtre, d’ailleurs incrédule. L’abbé Pierre Froment ira lui-même plaider sa cause en cour de Rome. Il reprend le train, débarque à Rome, où il a l’intention de ne passer qu’une quinzaine de jours ; il y reste trois mois, son affaire ayant traîné en longueur. Il met le temps à profit, se promène en suivant scrupuleusement les indications du Guide du promeneur dans Rome, s’informe, questionne les gens, va partout où il peut aller et où on veut bien le recevoir. Il prend des notes à mesure et remplit avec la conscience la plus louable le métier de reporter où il s’est improvisé. Au retour, il n’a plus qu’à « rédiger » ses impressions. Il rédige avec abondance et sérénité, sans se douter qu’il puisse y avoir de la différence entre une visite et un séjour, entre une excursion et un voyage, entre un voyage économique et un voyage véritable. Il a fait de l’observation à prix réduits.

Le résultat d’une observation sérieuse, et le signe auquel on reconnaît un auteur en possession de son sujet, c’est le choix qu’il fait entre tous les matériaux qui s’offrent à lui. Il écarte les notions rebattues, qui traînent partout, dégoûtantes de banalité ; il élimine les détails accessoires ou inutiles, ce qui ne fait que gêner, encombrer, masquer la vue ; il retient uniquement ce qui est caractéristique, ce qui est typique et essentiel. Ce travail de subordination et de classification, l’abbé Pierre n’a pas le loisir de s’y livrer. Il transcrit le pêle-mêle de ses notes, il nous confie les remarques qu’il a faites, sans y chercher malice et à la bonne franquette. Il nous fait part de ses étonnemens, qui sont nombreux et relate tout ce qui lui a paru curieux : c’est par exemple que les cardinaux ont des bas rouges et que les fenêtres du Vatican ont vue sur Rome. Comme il est naturel, ce qu’il ne connaissait pas il le croit inconnu de tous, nouveau et inouï. Ça n’avait jamais été dit. « Personne n’avait dit, personne ne semblait savoir que ce palais dominait Rome et que de sa fenêtre le pape voyait le monde. » Pour lui il veut tout dire, faire un résumé complet, ou, comme il s’exprime en son jargon, « total ». Il décrit avec rage, il énumère avec frénésie. La Rome d’autrefois et celle d’aujourd’hui, les monumens en ruines et les édifices en construction, la campagne et la ville, le Corso, les quartiers neufs, les faubourgs et les bouges, les quais, les places, les rues, tout y passe. Voici le Capitole, le Forum, l’arc de Septime Sévère, le Colisée, les catacombes, le stade, le couloir souterrain où Caligula fut assassiné. Voici les musées avec mention des tableaux et des marbres que Bædeker marque d’une astérisque : au musée des antiques le Laocoon, l’Apollon, le Méléagre, le torse d’Hercule, au musée du Capitole la Vénus et le Gaulois mourant. Voici les églises, dont on ne compte à Rome pas moins de quatre cents, les tombeaux des papes, les palais, les villas, les fontaines, les places. Voici la liste des congrégations : de l’Index, de la Propagande, des Evoques, des Rites, du Concile, la Consistoriale, la Daterie, la Sacrée Pénitencerie. Et voici la liste des ordres religieux : les Franciscains, les Dominicains, les Jésuites, les Carmes, les Trappistes, les Minimes, les Barnabites, les Eudistes, les Missionnaires, les Récollets, les Observantins, les Capucins. J’abrège. Mais M. Zola ne nous fait grâce d’aucun des renseignemens qu’il a trouvés dans les répertoires, comme jadis il épuisait pour nous la collection des Manuels-Roret, celui du chasublier brodeur dans le Rêve ou, dans le Ventre de Paris, celui du parfait charcutier, cataloguant les galantines, les saucisses et les saucissons, les boudins, les jambons, les saindoux, toutes les variétés de chapelure et toutes les espèces de lard. De même pour ce grand déballage de connaissances historiques. On nous sert par petites tranches l’histoire romaine et l’histoire de la papauté. Nous nous reposons de la description d’un arc de triomphe par un peu de chronologie et la biographie alterne avec la topographie. L’abbé, dont l’éducation première a décidément été peu soignée, ouvre ses livres, y trouve des notions qui le ravissent et nous les rapporte dans toute leur fraîcheur. Il y a dans Rome des phrases qui sont de simples points de repère commodes pour les étudians : « Dès Constantin Kome a une rivale, Byzance, et le démembrement s’opère sous Honorius… » Cela est bon à savoir. Ailleurs c’est un résumé de l’histoire des douze Césars. Il y est, je vous assure, et vous pouvez y aller voir. Du reste, à quoi sert-il pour l’ordonnance générale du livre ? on serait un peu embarrassé de le dire. Pour tels autres détails nous voyons tout de suite ce qui les a fait relever. Quand nous faisions nos classes ce n’étaient pas toujours les dates les plus importantes ni les noms les plus fameux qui nous frappaient : nous retenions plutôt certaines particularités amusantes, certains noms qui se gravaient dans notre mémoire grâce à leur consonance inusitée. Ainsi fait l’abbé Pierre : s’il note qu’un concile a été tenu au Septizonium, c’est qu’il a été séduit par l’aspect savant de ce mot, et s’il nous entretient de l’élection du pape Gélase II, c’est que cela l’amuse de songer que des papes aient eu l’idée bizarre de s’appeler Gélase. Je ne nie pas que tout cela ne soit instructif. C’est de « l’érudition », au même titre où les dictionnaires sont des ouvrages d’érudition. C’est de l’histoire, comme les Abrégés historiques, comme les Précis, comme la Petite histoire de l’Eglise à l’usage des catéchismes de persévérance est de l’histoire.

Un roman ne peut être exclusivement une œuvre de science, c’est par essence une œuvre d’imagination. Il faudrait être bien injuste pour prétendre que M. Zola n’a pas d’imagination ; il en a, au contraire, et de la plus follement romanesque ; il se pourrait même que ce fût là ce qui chez lui est fondamental. Il a un cerveau bizarrement construit, et non pas du tout une caboche nette, ronde et solide. La réalité, en y passant, s’y déforme, s’y teinte d’étranges couleurs. Il a le goût de l’extraordinaire, la passion de l’invraisemblable, la fureur du merveilleux, une tendresse de cœur pour l’abracadabrant. De là ces épisodes mélodramatiques qu’on retrouve dans chacun de ses romans. D’instinct, il se représente la Aie à la manière des grandes machines de l’Ambigu. Aussi l’Italie du roi Humbert n’a pas cessé d’être pour lui l’Italie des Borgia. Des conspirations s’ourdissent dans l’ombre, des complots se trament dans les ténèbres, des traîtres se drapent dans des manteaux couleur de muraille. « Il soupçonna une influence secrète, quelqu’un dont la main menait tout vers un but ignoré. » On se souvient de tirades pareilles lues dans Angelo, tyran de Padoue. En fait, la Rome de M. Zola n’est que la Venise romantique, la congrégation de l’Index y tenant lieu du Conseil des Dix et les jésuites faisant fonction de sbires. Certes, nous n’ignorions pas qu’il se nouât beaucoup d’intrigues dans le voisinage du Vatican ; et même, qu’il y eût autour d’un pape de quatre-vingt-six ans d’ardentes compétitions et des convoitises de candidats impatiens, cela ne nous semblait pas très étonnent. Mais ce que nous ne savions pas, avant que M. Zola, renseigné à de bonnes sources, ne fût venu [nous l’apprendre, c’est le rôle que joue le poison dans les élections pontificales. Combien de cardinaux morts jeunes et dont la mort ne fut pas naturelle ! « Vous êtes tous empoisonnés, Messeigneurs !… » Et longuement M. Zola nous conte une histoire d’empoisonnement par les ligues, qui n’est qu’une variante de ce thème littéraire si connu et d’emploi si facile : empoisonnement par les gants, dans un verre d’eau ou dans un verre de tisane, par une drogue, par une poudre, par un parfum.

Sur cette histoire d’empoisonnement se greffe une histoire d’amour. Comme on le devine, elle ne pouvait être « quelconque » ; il la fallait assortie au milieu. On ne fait pas l’amour en Italie comme au Spitzberg ou chez les Lapons. C’est ici de l’amour pour pays chauds. Il est de toute nécessité que cela flambe. Il faut à toute force du lyrique, du passionné, de l’emporté, de l’envolé, de la volupté impudique et de l’impudeur chaste. Voyez Stendhal. Ce chapitre, qui aussi bien s’imposait, est celui des amours de Dario et de Benedetta. Cette charmante Benedetta, ayant épousé un homme qui lui déplaît, s’est refusée à lui ; maintenant elle poursuit devant la Cour de Rome l’annulation de son mariage pour impuissance du mari. Le mariage a-t-il été réellement consommé ? et, s’il ne l’a pas été, d’où et de qui est venu l’empêchement ? Question savoureuse et sur laquelle on peut se fier à M. Zola pour avoir complaisamment et pesamment traîné notre imagination. Jusqu’ici il n’y a encore ni ombre de drame ni soupçon de lyrisme. Mais c’est à quoi il sert d’avoir la cervelle inventive. M. Zola s’avise de faire manger par Dario les figues assassines. Ces figues ne lui étaient pas destinées ; ç’a été une erreur, ou plutôt c’est la Fatalité. Le poison agit avec une rapidité foudroyante. Dario agonise. C’est alors que les assistans, plus émus que surpris, purent voir Benedetta se dévêtir tranquillement et, s’étant couchée auprès du moribond, lui faire don tant bien que mal d’une virginité qu’elle lui avait précieusement gardée. Après quoi tous deux meurent d’une même pâmoison. Avouez que cela n’est pas banal ! Violemment nous nous sentons transportés hors de la médiocrité moderne vers une humanité de Décaméron. Cela est tout à fait « genre Renaissance ». C’est ce qu’on appelle, dans le langage de l’ébénisterie, du meuble de style. A cet épisode des amours de Dario et de Benedetta M. Zola est redevable de quelques-unes des plus heureuses trouvailles de son livre. Je cite textuellement. Il est de ces perles, brillant d’un pur éclat, et qu’on se doit d’isoler. L’abbé Pierre rencontre pour la première fois Benedetta qui l’accueille de quelques paroles aimables. « Pierre s’excusa, remercia : « Madame, je suis confus, j’aurais voulu dès ce matin vous dire combien j’étais touché de votre bonté trop grande. Il avait hésite à rappeler « Madame » en se rappelant le motif allégué dans son instance en nullité de mariage. » Il a hésité, le malheureux ! Un autre mot lui venait aux lèvres. Il ne l’a pas lâché. C’est du savoir-vivre… Au surplus il se pourrait que la jeune femme n’eût pas été autrement choquée de cette étourderie trop renseignée. Un peu plus tard elle nous conte qu’elle s’est décidée à subir la visite de deux médecins, que ces médecins ont rédigé un certificat en latin, et que cela la chiffonne de ne pouvoir entendre ce latin technique. Donc elle a songé au jeune prêtre pour lui en demander l’explication. « Ah ! ce latin ! monsieur l’abbé ! J’aurais bien désiré savoir, tout de même, et j’ai songé à vous pour que vous ayez l’obligeance de me le traduire… » Est-ce une aimable espièglerie ? Je pense que M. Zola a voulu plutôt nous faire admirer une conscience droite, uniquement désireuse de s’instruire, et qui ne voit pas de mal à ce qui est dans la nature. Cela nous renseigne sur la qualité des âmes avec lesquelles on nous fait vivre. Cela nous éclaire sur l’espèce de leurs sentimens. On a reproché à M. Zola de tomber dans la sensualité. C’est bien à tort. Il s’arrête à l’incongruité.

Il y avait dans Rome une grande scène à faire et vers laquelle toute l’œuvre s’acheminait comme à son couronnement : c’était l’entrevue avec le pape. Déjà à plusieurs reprises, et pour nous préparer, on nous avait laissé entrevoir la figure de Léon XIII, comme on voit dans la Débâcle passer et repasser la silhouette de Napoléon III. L’abbé Pierre l’a déjà aperçu derrière une fenêtre du Vatican : et il l’a rencontré trois fois. « Il l’avait vu par un beau soir, dans les délices des jardins, souriant et familier, écoutant les commérages d’un prélat favori, tandis qu’il s’avançait de son petit pas de vieillard, un sautillement d’oiseau blessé. Il l’avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé et attendri, les joues rosées de contentement, pendant que les femmes lui offraient des bourses, des calottes blanches pleines d’or, arrachaient leurs bijoux pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le cœur pour le jeter de même. Il l’avait vu à Saint-Pierre, porté sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu visible que la chrétienté adorait, telle qu’une idole enfermée en sa gaine d’or et de pierreries, la face figée, d’une immobilité hiératique et souveraine. » Entre temps il s’est enquis de détails sur sa personne, sur l’emploi de ses journées, du goût qu’il avait jadis pour chasser au « roccolo », de la manie qu’il a conservée de s’enfermer dans sa chambre pour compter et recompter son trésor d’avare, mettre en bon ordre les rouleaux d’or, glisser les billets de banque dans des enveloppes par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout faire disparaître au fond de cachettes connues de lui seul, comme une manière d’Harpagon. Ce qui le frappe maintenant, c’est l’aspect chétif, frêle, du vieillard « avec son cou mince de petit oiseau malade ». Le pape a près de lui un verre d’eau sucrée qu’il remue lui-même avec une cuiller d’argent, et où il boit à petits coups. Il prise. Il tient son mouchoir sur ses genoux. Il a une soutane malpropre, tachée de tabac. Et toujours ce cou extraordinaire ! « le fil invraisemblable, le cou d’un petit oiseau très vieux et très blanc. » Dans cette tendance à n’apercevoir d’une figure que ses laideurs et ses trivialités, dans cette insistance à mettre en relief un trait frappant, nous retrouvons les recettes mêmes introduites par le naturalisme dans la peinture de portraits. C’est le portrait du pape sorti du même atelier que celui de Coupeau, « gai, content, avec sa face de chien joyeux. » C’est Léon XIII en pendant avec « ce louchon d’Augustine. »

Je n’accuse d’ailleurs nullement M. Zola d’avoir usé, vis-à-vis du successeur de saint Pierre, ni de parti pris, ni de représailles. Il ne lui est pas étroitement hostile. Il ne se pose pas en adversaire, en tombeur de Léon XIII. Il lui reconnaît des mérites réels et des qualités solides. Il veut rester impartial. C’est dire qu’il ne consent pas davantage à aliéner la liberté de son esprit. Il regarde le [pape bien en face, dans les yeux, et, comme dit l’autre, d’homme à homme. Et nous allons assister à une lutte d’idées, à un tournoi oratoire. C’est la « grande scène » de l’entrevue, la scène à grand orchestre. Il faut la lire attentivement et sauter, si l’on veut, quelques-uns des feuillets qui précèdent, mais ici s’arrêter et savourer. Le dessin lui-même et le mouvement de la conversation sont admirables. C’est l’abbé qui prend d’abord la parole, et, comme il est en verve, nullement gêné, désireux plutôt de profiter d’une occasion qui ne se représentera pas, il va, lancé à fond de train, place un véritable discours, fait la leçon au pape, lui trace une ligne de conduite, le renseigne abondamment sur ses devoirs, sur l’attitude qu’il serait décent pour lui d’observer. Il est stupéfiant. Son interlocuteur ne l’est pas moins. Mis à l’aise par l’évidente sincérité de son partenaire, il n’essaie même pas de jouer au plus fin et de faire le mystérieux, il expose ses projets, dévoile ses plans, développe ses idées sur le dogme, sur le pouvoir temporel, sur l’unité de l’Église, sur le socialisme, sur les corporations ouvrières, sur le « libéralisme frondeur » et l’ « appétit d’aventures sentimentales », et il va, incapable lui aussi de s’arrêter, coulant des bribes d’encycliques dans la phraséologie des Rougon-Macquart. Je dirais que le Saint-père se débonde, si j’osais à mon tour parler le langage de la maison. Au début l’abbé a essayé de s’opposer à ce débordement d’éloquence, il a tâché de discuter. Bien vite il s’est rendu compte que cela ne servirait à rien, que « ce pape », comme il l’appelle, ne pouvait tenir un autre langage, qu’il disait ce qu’il devait dire. Il renonce aie convertir. Il nous est arrivé à nous tous de nous trouver au cours d’une discussion en présence de gens entêtés dans leurs idées, et à qui il n’y a pas moyen de faire entendre raison. Nous nous sommes désintéressés de la lutte, et nous avons feint de dire comme eux, crainte de les exciter. Ainsi fait l’abbé Pierre. Un moment il avait eu la tentation de crier : « Eh bien ! c’est fini de vous, de votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous l’assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit. Vous n’êtes plus, il n’y a plus ici que des décombres. Mais il ne prononça pas ces paroles. Il s’inclina et dit : Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon livre. Sa voix tremblait d’un amer dégoût… » Le pape ne sent même pas ce qu’il y a de dédaigneux dans cette apparente soumission. En somme, le beau rôle reste à l’abbé. Comment en aurait-il été autrement ? Celui-ci est un homme de bon sens, de raison, de belle santé morale : c’est, pour tout dire, un prêtre incrédule. Il a très vite jugé la situation. Il a vu clairement qu’il n’y avait rien à faire avec « ce pape ».

Aussi bien, et quelle que soit l’impartialité dont on se pique, on ne peut s’empêcher de laisser percer son sentiment intime. Il est assez aisé de deviner la querelle que, au fond de lui, M. Zola fait au pape. Il lui en veut de ne pas faire assez de concessions sur les points essentiels. Pour sa part il pense que le mieux serait de jeter bas tout l’édifice. « N’aurait-il pas mieux valu mettre la pioche dans tout ce passé pourrissant, tombant en poudre, pour que le soleil entrât librement et rendît au sol purifié une fécondité de jeunesse ? » Il en veut au pape de ne pas se prêter à cette opération radicale. Il lui reproche de rester orthodoxe, au lieu de se faire protestant ou copte. Il lui reproche d’être Léon XIII quand il pourrait être le Père Loyson.

M. Zola a-t-il d’ailleurs dans sa peinture du monde ecclésiastique commis des inexactitudes ? Cela n’intéresse que les gens compétens. Quelles sont, sur l’avenir de la religion et sur les problèmes de la foi, ses idées personnelles ? Cela n’intéresse personne. Mais il peut être amusant pour les curieux de lettres de savoir quel est le livre qui, d’après M. Zola, doit remplacer les livres inspirés, quelle est cette Bible de l’avenir, quel cet Evangile des temps nouveaux. Et comme, suivant les apparences, vous ne le devineriez jamais, j’aime mieux vous dire tout de suite que c’est le Manuel du baccalauréat ès sciences. N’est-ce pas là, en effet, que se trouvent résumées les connaissances inscrites aux programmes et requises pour les examens ? N’y trouve-t-on pas, sous forme élémentaire, toutes les sciences, mathématiques, physiques, chimiques, naturelles ? Une ou deux fois au cours du roman il avait été question de cet ouvrage modeste, et nous n’y avions pas fait beaucoup d’attention. Mais le voici reparaître aux dernières pages et, cette fois, dans une lueur d’apothéose et dans une gloire. Car il est « le seul redoutable, l’ennemi toujours triomphant qui renversera sûrement l’Église ! » Les bacheliers seront un peu étonnés, et sûrement flattés, d’apprendre qu’ils sont de si importans personnages. Mais tel est donc le Credo de M. Zola ! Ce chercheur passionné pour la question de l’hérédité, cet âpre théoricien de l’expérimentation prend pour de la science, la science du Manuel ! Pourquoi se plaît-il à nous enlever lui-même une illusion où nous aimions à nous entretenir ? Si nous discutions chez lui les mérites de l’écrivain, nous nous inclinions devant le savant. Et lui-même il nous force à nous apercevoir que sa science est pareille à sa littérature : c’est de la science pour tous.

Il me resterait à parler de la façon dont M. Zola compose ses livres, et ici je ne pourrais m’associer aux éloges qu’on lui adresse volontiers, On loue l’ordonnance régulière et la symétrie de ses développemens. Je vois bien en effet que cela n’est pas laissé au hasard et que l’auteur a ses procédés ; je les distingue d’autant mieux qu’ils sont en petit nombre et reviennent avec une lassante, monotonie. Le premier consiste dans l’amoncellement des détails ; un autre est la juxtaposition d’élémens disparates. Car jamais on ne découvrira quel rapport il peut y avoir entre la description du Colisée, le procès en annulation de mariage pour impuissance du mari, et la politique de Léon XIII. C’est l’entassement au lieu du choix et l’incohérence au lieu de l’harmonie. Les anciens comparaient l’œuvre d’art à un être vivant auquel on ne peut enlever un membre sans le mutiler. On pourrait dans les livres de M. Zola supprimer telles parties et l’œuvre serait allégée d’autant ; on pourrait en déplacer d’autres qui sont mal raccordées, laissant des trous entre les joints. Dans un livre tel que Rome, l’art fait totalement défaut ; et c’est bien pourquoi la lecture en est si pénible : les matériaux semblent à peine dégrossis, les figures ne sont pas à leur plan, les êtres ne s’animent pas, gisent dans l’attente du souffle qui aurait dû les soulever et qui n’est pas venu. L’art est absent ; c’est pourquoi il manque la vie. — Pour ce qui est du style, si je n’en dis rien, c’est qu’il n’y a rien à en dire. Il est, en dépit de ce qu’on pourrait croire, d’une rare indigence. Certaines tournures reviennent à satiété. « Ah ! cette toute-puissance d’Auguste… Ah ! cette voie Appienne, cette antique reine des routes !… Ah ! ces catacombes des premiers chrétiens… Ah ! ces marbres polychromes… Ah ! ce Jehova… Ah ! ce musée… » Certaines épithètes : gros, total… sont employées à tout propos. Parfois telle est l’impropriété des termes qu’on hésite sur le sens de la pensée pourtant rudimentaire de l’auteur. C’est moins un style qu’un à-peu-près de style, faisant songer à ces vêtemens de confection qui vont à peu près à tout le monde et ne vont bien à personne, étriquant les gras, ballant sur les maigres.

J’espère n’avoir ni exagéré, ni surtout diminué la valeur des romans de M. Zola. C’est une valeur exclusivement commerciale. À ce titre elle est considérable. Ce point de vue explique tout. On se rend compte que l’œuvre de M. Zola est venue à son heure et qu’elle était dans le courant du siècle : car, plus encore que celui des progrès scientifiques, ce siècle est celui des applications à l’industrie. Nous ne sommes plus au moyen âge où l’artisan achevait patiemment le chef-d’œuvre unique ; nous sommes dans le XIXe siècle, un siècle où les machines ont rendu la main-d’œuvre inutile, où les usines ont inondé le marché de leurs produits défiant la concurrence. On comprend l’abondance des productions de l’auteur et le succès auprès du public. Et on n’est plus tenté d’être difficile sur la qualité : à vrai dire, la question d’art ne se pose pas et la littérature n’est pour rien dans l’affaire. Un livre de M. Zola est à la littérature ce qu’est la chromolithographie à la peinture, la maçonnerie à l’architecture, une statue de la rue Saint-Sulpice au marbre d’un sculpteur, un bronze de commerce à une œuvre d’art. C’est du roman au mètre, du feuilleton à la toise. L’introduction du naturalisme dans le roman, ç’a été la déroute de l’art mis en fuite par la fabrication industrielle.


RENE DOUMIC.

  1. 1 vol. (Charpentier et Fasquelle.)