Revue littéraire - 14 octobre 1838

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REVUE LITTÉRAIRE.

En donnant ses Traditions populaires de Franche-Comté, poésies suivies de notes[1], M. Auguste Demesmay a voulu animer et rajeunir sous forme d’art un ouvrage qui aurait pu être de pure érudition. Il a voulu concilier et marier le sentiment poétique qu’il possède avec celui des souvenirs légendaires qu’il a recueillis. Il y a réussi. Et d’abord, pour les esprits sévères qui aiment avec raison qu’en recueillant même les songes et les fantaisies de l’imagination dans le passé, on soit fidèle à la lettre et qu’on transmette scrupuleusement les vestiges, l’ouvrage de M. Demesmay a ses notes aussi considérables que le texte et qui forment une moitié du volume. Les témoignages des historiens, des poètes, n’y font pas faute ; les chants si gracieusement gothiques à la Vierge, que le révérend père Chrysostôme Colin, gardien des capucins de Pontarlier, allait chantant dans ses tournées évangéliques, et qui lui étaient arrivés quasi du XIIIe siècle en droite ligne, au bon père, sont enregistrées avec soin. Les ballades sur les aventures merveilleuses des sires de Joux y sont produites dans leur naïveté même. Veut-on savoir ce qu’étaient autrefois, au dire populaire, ces colossales statues de rochers, dressées par la puissante main de la nature, et auxquelles le montagnard du Jura a donné le nom de Dames d’Entreporte ? La ballade, à peine altérée en passant de bouche en bouche, le raconte au long :

Ors, écoutez naïve histoire,
Histoire des jours d’autrefois
Quand chevaliers aimaient la gloire,
Dieu, les dames et les tournois.
Au fond d’un cloître l’ai trouvée
Par un vieux moine conservée
Dans un Missel, de lettres d’or
Tout brillant encor.

Le sire de Joux, après avoir bien chevauché et guerroyé contre l’infidèle, s’était retiré, vieux, dans ses châteaux et ses donjons ; il avait trois filles belles à rendre un ermite amoureux. Trois nobles jouvenceaux les aimèrent :

Jeune Amaury de haut lignage
De Loïse est énamouré ;
C’était bien le plus mignon page
Qu’en Bourgogne on eût admiré.
............
De Berthe l’ardente prunelle
Enflamme Gaston le vaillant :
Par saint George ! au nom de sa belle
Il irait défier Satan !
............
Arthur qui brûle pour Hermance
Était renommé troubadour,
Il possédait la gai-science
Et savait beaux refrains d’amour.

Tous trois se croient aimés, et on les trompe tous trois ; car ces cœurs de châtelaines superbes et volages n’avaient d’amour que faux-semblans.

Aussi bientôt notre beau page
Que suit, triste, son lévrier,
Quitte ces lieux où l’on outrage
Amour et foi de chevalier.
Arthur, qui ne veut pas maudire,
En soupirant détend sa lyre…
Mais Gaston dit : — « M’en vengerai,
Ou bien en mourrai ! »

Et Gaston, le violent, décide tous les seigneurs des environs à s’interdire pour eux-mêmes et à défendre à tout loyal chevalier la porte de ce château que la félonie déshonore. Alors, les dames aux abois, et n’ayant pour servant d’amour que l’Ennui, ne savent plus que devenir :

« Autant vaudrait être cloîtrée !
Quoi ! vivre sans être adorée !
À ses pieds n’avoir pas un cœur
Qu’on traite en vainqueur ! »

Le vieux père s’irrite de ce délaissement par orgueil pour son blason, et il convoque un grand tournoi. La main des trois filles est promise aux trois vainqueurs. Oublieux de leur foi trompée, tous y viennent ; le pas d’armes brille au complet ; mais, jeu du sort ! les trois vainqueurs sont Bras-de-Fer, Raymond-le-Bossu, et Hugue-au-Pied-Fourchu. Les trois dames, effrayées du choix, veillent toute la nuit et tiennent conseil : et le matin, Berthe, d’une voix de velours, demande pour elle et ses sœurs aux prétendans de ne les suivre à l’autel que voilées : c’est un vœu fait par modestie ! et les preux d’applaudir. On a deviné : au moment où le mariage est consommé, le voile tombe, et c’est la main d’une vassale qui a reçu l’anneau de chaque noble amant. Les trois chevaliers furieux se tournent vers le sire de Joux en l’accusant ; mais lui-même, que ce spectacle renverse, tombe et meurt suffoqué de colère au moment où il leur jette son démenti :

Cependant sur leurs haquenées
Galopaient les dames de Joux,
Fuyant, ainsi que trois damnées,
L’ombre d’un père et leurs époux.
Les preux, que la fureur transporte,
Les poursuivent vers Entreporte,
Noir défilé que Dieu creusa
Aux flancs du Jura.

Accours, accours, terrible sire !
Aux flancs poudreux de ton coursier
Plante avec rage, avec délire,
Ton mordant éperon d’acier.
Il bondit, vole, écume et sue,
Ton bon coursier. — Bride abattue !
Vengeance !… On ne peut t’échapper,
Tu n’as qu’à frapper :

Tu frémis ! — Que crains-tu ? — L’orage.
L’éclair s’échappe en longs sillons ;
Dans les sapins le vent fait rage,
Siffle et mugit en tourbillons.
Tout s’assombrit dans la vallée,
L’oiseau tremble sous la feuillée,
La terre s’ébranle, et l’Armont
A voilé son front.

Ô miracle ! horrible surprise !
Sous un lourd manteau de rocher,
Voilà que chaque dame emprise,
Se sent à la terre attacher ;

Leurs cris d’angoisse terrifient,
Leurs yeux éteints se pétrifient :
On ne voit plus que trois géans
De rocs nus et blancs.

Les coursiers se cabrent, les chevaliers s’enfuient ; et l’un d’eux, l’un des anciens amans, Arthur, le tendre troubadour, entre dans un cloître ; c’est lui qui, en pleurant toujours sa belle, a donné, dit-on, le premier récit. On sent dans toute cette ballade des traces certaines, énergiques ou gracieuses, d’une antique rédaction : il faut lire la pièce en entier. Ce fort de Joux, où Mirabeau écrivait ses lettres brûlantes à Sophie, ne manquait pas, on le voit, en son beau temps, de tragédies d’amour. Dans les poésies qui sont de M. Demesmay, et où il a mis sa forme élégante aux souvenirs poétiques de sa patrie, on reconnaît un disciple souvent heureux de l’école de 1828, un lecteur enthousiaste des Odes et Ballades. Beaucoup de sensibilité, de simplicité, fait aisément pardonner çà et là moins de force et d’originalité qu’on ne voudrait. Partout dans cet agréable, instructif et somptueux volume, respire l’enfant passionné de sa contrée, l’écrivain désintéressé et bon, qui se croira trop comblé s’il fait agréer à quelques amis compatriotes, non pas son monument, mais son offrande. Dans une dernière pièce, intitulée les Bluets, il compare ses vers à cette simple fleur, qui suffit à la bergère :

De même il en advient pour tes vers, ô poète !
Le sage, qui voit tout des yeux de la raison,
Loin de lui les repousse, et, secouant la tête,
Il se dit : à quoi bon ?…

Qu’importe ce dédain ? si parfois une femme,
Pensive, en les lisant, à la fuite du jour,
Sent son œil qui se mouille et son cœur qui s’enflamme
À tes récits d’amour ;

Si, parmi les amis qu’a chéris ton enfance,
Un seul peut-être, un seul qui t’aurait oublié,
Y trouve avec bonheur quelque ressouvenance
D’une ancienne amitié ;

Ou si d’enfans chéris une troupe rieuse
Qu’amusent tes récits, que charment tes accens,
En t’écoutant, devient meilleure et plus joyeuse,
Et t’aime pour tes chants :

Ce rêve est assez beau pour enivrer ton âme !
Que t’importe la gloire et la postérité ?

Vivre au cœur d’un ami, d’un enfant, d’une femme…
Voilà ton immortalité.

Ces doux accens mêlés aux légendes devront, en effet, trouver plus d’un écho dans ces montagnes qui nous ont donné Nodier et Jouffroy, et Droz, et qui ont gardé le savant et bon Weiss.

— C’est un Franc-Comtois encore, je le crois bien, mais beaucoup moins primitif, et raffiné, s’il en fut, que l’auteur de Gerfaut, M. Charles de Bernard. Il a gagné une réputation depuis trois ans environ, et chaque jour la confirme et l’augmente. Il a débuté, si je ne me trompe, dans le journal dit la Chronique de Paris, et sous l’aile de M. de Balzac ; il a été d’abord son disciple dans la nouvelle, et le voilà près de devenir aujourd’hui son rival dans le roman. M. de Bernard est un romancier ; il unit un rare et facile entrain dramatique à un précoce esprit d’observation ; à vingt-cinq ans il savait la vie, et il s’y joue en l’exprimant. Les nouvelles diverses qu’il a recueillies dans son Nœud Gordien[2], et son Gerfaut[3], permettent déjà de porter sur lui, sur l’ensemble de son talent et de son rôle possible, un jugement ou au moins un pronostic général. Dans toute la comparaison que je crois à établir entre M. de Bernard et de M. de Balzac, loin de moi l’idée de louer l’un au détriment de l’autre, de séparer le disciple du maître en le mettant au-dessus ! sans M. de Balzac, il est fort possible que M. de Bernard eût fort long-temps tâtonné avant de trouver son genre et de savoir exploiter sa veine. M. de Balzac a découvert cette veine ; c’est lui qui, le premier, après d’inconcevables écoles, a fini par bien saisir et par traiter dans ses moindres nuances la forme de sensibilité, d’imagination, de fatuité, de rouerie, qui caractérise un certain monde à la mode de notre temps. Mais à quel prix M. de Balzac a-t-il fait sa découverte et en a-t-il tiré parti. Je ne parle plus des cinquante volumes inqualifiables qui précèdent ses premières œuvres distinguées ; je parle de ce qui se mêle à tout instant à ses œuvres les plus distinguées et les plus fines elles-mêmes. Ce filon heureux qu’il a trouvé, on dirait qu’il l’ignore, tant il le quitte souvent pour de fantastiques essais comme pour l’alchimie du genre. Son observation si pénétrante et d’une qualité presque magique s’obscurcit tout d’un coup, et se perd, en croyant se continuer, dans toutes les aberrations de l’invraisemblable. Quand Christophe Colomb (M. de Balzac me pardonnera la comparaison) découvrit l’Amérique, il ne savait qu’à demi ce qu’il faisait ; il croyait rejoindre la Chine et prendre par le revers le grand kan de Tartarie ; la tour de porcelaine, ou je ne sais quoi de pareil, lui semblait à chaque pas miroiter à l’horizon : il mourut sans comprendre, sans apprécier tout ce qu’il avait trouvé. Eh bien ! pour revenir à M. de Bernard, il pourra bien être, s’il le veut, l’Améric Vespuce de cette terre dont M. de Balzac est le Christophe Colomb ; oui, l’observation du monde des dix dernières années, il la possède ; ce fond nouveau de sensibilité, de coquetterie, d’art, de prétentions de toutes sortes, ce continent bizarre qui ressemble fort à une île flottante, il y a pied et n’en sort pas. La tour de porcelaine ne lui fait pas mirage à l’horizon, il ne laisse jamais le réel pour le fantastique ; quand une fois il tient nos originaux, nos travers, nos ridicules, il ne les lâche pas. S’il le veut, il y a en lui l’étoffe d’un romancier actuel, fécond et vrai ; son mauvais goût (car il en a) n’est que dans le détail ; ainsi, il reproduit trop par momens le jargon psychologique du maître ; il a des redoublemens de bel-esprit dans ses analyses, des drôleries et trivialités métaphoriques dans ses portraits, qui déplaisent au passage, mais sans avoir le temps de rebuter ; il a une multitude d’allusions dont un trop grand nombre, pour ceux qui ne vivent pas tout-à-fait de cette vie du jour, sont déjà subtiles et obscures. Quelques traits de plume çà et là éclairciraient ces fautes courantes que rachète tant de verve, de vérité et d’amusement. Mais encore un coup, tout ce que nous disons à l’avantage de M. de Bernard n’est pas pour dégager son talent de l’obligation qu’il a contractée envers celui de M. de Balzac ; quand l’auteur d’Eugénie Grandet et de la Femme de trente ans finirait comme il a commencé, c’est-à-dire quand ses volumes heureux se trouveraient suivis d’autant d’œuvres illusoires qu’ils ont été précédés d’œuvres insignifiantes, quand lui-même, l’auteur de la Femme de quarante ans et de Gerfaut, serait devenu, par bien d’autres productions dont il est capable, le romancier régnant, il ne devrait pas, en avançant, séparer tout bas son progrès de son point de départ : car en littérature il est un peu comme un fils de famille ; il entre de plain pied dans un genre ouvert, il arrive le lendemain d’un héritage riche, qu’il n’a qu’à grossir après l’avoir débrouillé.

La Femme de quarante ans, la plus belle perle du Nœud gordien, est un renchérissement plein de ressources et de grâce sur la Femme de trente ans ; cette seule nouvelle, qui a presque les dimensions du roman, suffirait à poser au complet le talent de M. de Bernard. L’observation y est parfaite dans sa finesse et sa subtilité ; chacun a connu et connaît quelque madame de Flamareil, toujours belle, toujours sensible, toujours décente, qui a graduellement changé d’étoile du pôle au couchant, qui en peut compter jusqu’à trois dans sa vie ; dont le cœur aimant enfin a suivi assez bien les révolutions inclinées et l’orbite élargi du talent de Lamartine, des premières Méditations jusqu’à Jocelyn. Les trois amans successifs, le commandant Garnier, Mornac, et le jeune Boisgontier sont des personnages d’aujourd’hui, du dernier vrai, saisis dans leur relief et assemblés, contrastés entre eux dans des situations habiles, où le pathétique d’un moment cède vite au comique et à l’ironie. M. de Pomenars, le vieil oncle, si fringant, et qui est le matin génie de l’aventure, semble avoir soufflé son esprit au romancier et tenir la plume en ricanant ; ou plutôt personne ne tient la plume ; chaque personnage agit, se comporte, parle comme il doit ; et si l’auteur se montre, ce n’est que pour les aider encore à mieux ressortir, comme un maître de maison plein d’aisance, qui s’efface ou reparaît à propos, et sait la vie.

Sans nous engager dans les autres nouvelles, la plupart connues, du Nœud Gordien, nous retrouvons dans Gerfaut toutes les qualités que promet la Femme de quarante ans, et qu’on est sûr de ne plus perdre avec M. de Bernard, tant il les possède de source avec abondance et netteté. Gerfaut, pourtant, aspire à des dimensions plus imposantes : la description, la dissertation, y ont plus de part ; mais tout cela si varié, si vif, si bien pris sur le fait, que d’ordinaire on y a peu de regret, nulle impatience. Gerfaut, le héros du roman, est aussi un des héros du jour, un écrivain à la mode, un dramaturge applaudi, un romancier qu’on s’arrache ; à trente ans, après bien des efforts et de longues sueurs, il a gagné, lui aussi, son bâton de maréchal ; il est aujourd’hui, comme dit spirituellement l’auteur, un de ces jeunes maréchaux de la littérature française dont Châteaubriand semble le connétable. Gerfaut, c’est comme un composé un peu idéalisé de M. de Balzac et de M. de Bernard lui-même ; véritable gentilhomme, qui, au faubourg Saint-Germain, se nomme le vicomte de Gerfaut, et qui, ailleurs, donne à corps perdu, en vrai lion, dans la moderne orgie littéraire. Il a rencontré dans une course des Alpes, puis retrouvé à Paris, la baronne Clémence de Bergenheim, une noble et chaste beauté ; il l’aime, il peut se croire aimé, et, sous prétexte d’un voyage du Rhin, accompagné de Marillac, son fidèle Achate, il se jette dans les Vosges et va tenter aventure autour du château où la baronne, fuyant l’amant qu’elle porte en son cœur, passe l’été avec son mari. Marillac est une des plus gaies figures que romancier de nos jours ait rencontrées : artiste avant tout, ayant pour le bourgeois le mépris du grognard de l’empire pour le pékin ; peintre, chanteur de salon, dramaturge en second ou en tiers, bousingot s’il n’y prend garde, jeune-France d’atelier sur toutes les coutures, en un mot vraie lune de Gerfaut : chaque grand homme de nos jours a son Marillac près de lui. Par quelle série d’évènemens et quelle adresse de tactique Marillac et Gerfaut se trouvent-ils naturellement introduits au château, accueillis du baron, et pouvant s’y livrer en toute aisance, Marillac à l’art, comme il dit toujours, Gerfaut à sa passion ? c’est ce que tout le monde ira chercher au plus vite dans l’intéressant roman, si l’on suit notre conseil. Le baron de Bergenheim, jeune homme de vieille race, et qui en a toutes les allures, officier d’ordonnance sous la restauration, et que juillet a jeté dans ses terres, court le sanglier, songe peu à sa femme, la croit froide et sûre, et, au moindre soupçon, laverait la tache dans le sang. La délicate et distinguée figure de Clémence se détache entre le raide et maigre personnage de sa vieille tante, Mlle Yolande de Corandeuil, et le frais visage, la gaieté étourdie de la sœur du baron, la charmante pensionnaire Aline. Tout cela joue, se rapproche, se concerte, se complique à merveille, jusqu’à ce que Gerfaut, qui touche au triomphe, se trouve arrêté devant le soupçon tout d’un coup éveillé du baron. À ce moment, le roman change de ton ; le terrible commence et les catastrophes se précipitent. Quoique un vrai talent dramatique s’y marque jusqu’au bout, j’avoue que cette fin me plaît peu, et, sans me gâter le reste, ne l’achève pas, à mon sens, avec autant de vérité qu’on a droit d’attendre. Je sais qu’un roman est toujours un roman ; mais pourquoi en avertir ? Gerfaut, homme célèbre d’aujourd’hui, a tué à la chasse le baron de Bergenheim ce matin ; Mme de Bergenheim s’est jetée à la rivière ; on a supposé qu’en épouse passionnée elle n’avait pu survivre à son mari, que Gerfaut lui-même était au désespoir de son coup de fusil maladroit : les journaux ont inséré l’article nécrologique en ce sens. Et voilà qu’avant le soir un roman nous donne le fin mot de cette péripétie sanglante. N’est-ce pas là tomber dans l’art à bout-portant comme le pratique Marillac. Le roman, si élastique qu’on le fasse, demande quelque distance et quelque horizon. Et puis, quel éclat d’horreurs pour s’être passé si incognito ! La conclusion, beaucoup moins orageuse, de la Femme de quarante ans, me paraît d’autant plus vraie, plus conforme, dans son ironie, à ce qui se passe chaque jour, même chez nos plus dévorans, dont aucun encore n’est si ensanglanté sous son gant jaune, qu’il voudrait le faire croire. M. de Bernard, dans cette fin, a trop cédé à la dramaturgie moderne ; il y avait, j’ose le lui affirmer sans pouvoir l’indiquer, quelque autre conclusion possible et vraie, qu’il eut trouvée en le voulant bien et en restant fidèle à tous ses caractères, même à celui du baron. Après tout, M. de Bernard, en se livrant vers cette fin au terrible à la mode, a pu se dire qu’il avait, dans les trois autres quarts du roman, payé assez largement sa dette à l’observation fine et franche, à la vérité amusante des mœurs, à cette nature humaine d’aujourd’hui, vivement rendue dans ses sentimens tendres ou factices, ses élégances et ses ridicules, ses affectations naïves ou impertinentes ; car il a fait de tout cela dans Gerfaut, et bon nombre de ces pages, de ces conversations et de ces scènes scintillantes ou gaies, entraînantes ou subtiles, et parfois simplement plaisantes, auraient pu être écrites par un Beaumarchais romancier, ou même par un Regnard. Le rôle de Marillac surtout est une création heureuse, et qui mérite de vivre après que l’original aura disparu. Ce qui est si rare de nos jours, M. de Bernard a du comique. Qu’en conservant tout son esprit, il se garde seulement du brillanté ; qu’à côté de ses explications psychologico-physiologiques qu’il ne craint pas de pousser jusqu’à l’intussusception, et de ses bouts de tirades séraphiques et swedenborgistes, dont, sous sa moustache, il sourit tout bas, il ne développe pas tant par contraste quelques scènes, gaies sans doute, mais un peu burlesques, de la livrée : ainsi la querelle du cocher de Mlle de Corandeuil avec le menuisier Lambernier. Qu’un peu de fusion et d’harmonie de ton mette l’accord entre les diverses parties de sa manière, sans pourtant en éteindre aucune. Çà et là quelque sobriété et simplicité de plume ne lui siérait pas mal ; il aura beau se retenir, il lui restera encore bien suffisamment d’esprit. Dans la Femme de quarante ans, par exemple, il est peu nécessaire, pour nous égayer, de comparer une grosse dame en robe blanche et en cachemire vert, qui exhale force odeurs, à une espèce de botte d’asperges au musc. En un mot, que M. de Bernard, bien qu’il paraisse si bien savoir la vanité de la gloire elle-même, le néant et la raillerie de toutes choses, prenne plus au sérieux (sans en avoir l’air) son grand talent. Ce que M. de Balzac a de trop sur ce point, il peut, lui, railleur et très peu chimérique, tâcher de se l’inoculer un peu. C’est un étrange conseil que je donne là, et l’inverse de ce qu’il faut dire à d’autres ; mais M. de Bernard paraît le mériter. En l’attendant à ses prochaines œuvres, qui auront à satisfaire une curiosité à bon droit exigeante, nous conclurons en redisant dans notre satisfaction toute vive : lisez Gerfaut, lisez surtout la Femme de quarante ans.


S.-B.
  1. Un bel in-8o avec vignettes, chez Eugène Renduel, rue Christine, 3.
  2. vol. in-8o.
  3. vol. in-8o, chez Charles Gosselin et Coquebert, rue Saint-Germain-des-Prés, 9.