Revue littéraire - 1er janvier 1864

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Revue littéraire - 1er janvier 1864
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 260-262).

OUVERTURE DU COURS DE PŒSIE FRANCAISE A LA SORBONNE.

On ne s’étonnera pas qu’au moment où M. Saint-René Taillandier vient d’être appelé à suppléer M. Saint-Marc Girardin à la Sorbonne, nous le félicitions de l’entier succès des premières leçons. Sa nomination avait été déjà d’un heureux augure : M. le ministre de l’instruction publique, en approuvant la présentation de la faculté des lettres en faveur de M. Saint-René Taillandier, collaborateur de M. Saint-Marc Girardin depuis vingt années dans la presse périodique et dans l’enseignement supérieur, avait fait preuve d’esprit de justice et d’impartialité. La mission était des plus périlleuses, il faut en convenir. Ce qu’était le professeur et quel auditoire il s’était fait, chacun le sait, et nous l’avons dit dans la Revue. En venant s’asseoir, après quelques mois d’intervalle, dans ce même amphithéâtre, comment ne pas rencontrer la diversion d’un tel souvenir ? Il y avait une autre difficulté dans la méthode à laquelle l’auditoire de M. Saint-Marc Girardin s’était accoutumé. On n’enseigne pas à Paris comme à Londres ou à Berlin ; bien plus, entre les différentes méthodes qui nous sont familières, il en est une, éloquente au sens propre du mot, dont le mérite est de solliciter l’écrivain ou l’orateur à se mettre en vive communication avec ses lecteurs ou son auditoire, dont le principe ou le moyen habituel est de ne jamais perdre de vue la sphère des idées générales, et cependant de toucher la terre par de constantes applications aux faits et aux idées qui nous entourent. M. Saint-Marc Girardin avait encore beaucoup ajouté du sien à cette méthode, et avec un rare bonheur ; mais à tout imitateur malavisé il eût assurément légué plus d’un péril. Le moindre n’était pas cette excitation des esprits qui allaient au-delà même des paroles de l’orateur ; celui-ci devait, tout en se livrant en apparence, rester attentivement sur ses gardes, et, au milieu d’une parole facile, prompte, animée, conserver un juste équilibre, calculer les portées, opérer les mouvemens de retraite ou d’attaque. Et c’était précisément ce qui faisait ces vifs entretiens où l’auditoire avait une si grande part. Plutarque raconte que les Romains, assiégeant Syracuse défendue par Archimède, en étaient venus à concevoir une telle idée de son habileté d’ingénieur qu’au moindre bout de corde qui se montrait au-dessus des murs ils croyaient à quelque nouvelle machine de son invention. À certains jours, il en était un peu de même de l’auditoire de la Sorbonne, et nous ne serions pas étonné que M. Saint-Marc Girardin se fût trouvé parfois dans le cas de répondre à quelque esprit chagrin comme fit Marmontel au duc de La Vauguyon. Le duc, à qui Marmontel présentait pour les fêtes du mariage du dauphin avec Marie-Antoinette le poème de Zémire et Azov ou la Belle et la Bête, exprima la crainte que la cour ne vît là une fâcheuse allusion : « Ah ! monsieur le surintendant, répondit Marmontel, c’est vous qui l’avez trouvée ; mais rassurez-vous, je vous garderai le secret. »

Contre les deux sortes de danger qui l’attendaient, M. Saint-René Taillandier s’est fort habilement prémuni tout d’abord, en se plaçant, par quelques mots très bien dits, sous la protection même du souvenir qui devait, au premier jour, occuper tous les esprits. Il a caractérisé avec une rare justesse et un vrai bonheur d’expression, « sous cette parole tour à tour si ingénieuse et si dramatique du maître dont il occupait la place, les doctrines sérieuses et salutaires : d’abord la morale par excellence, la morale sans pédantisme, celle qui fait son œuvre en souriant ; puis le spiritualisme, non pas le spiritualisme abstrait qui ne s’adresse qu’aux initiés, mais le spiritualisme vivant, pratique, celui qui se révèle à toutes les heures décisives de l’existence humaine et que le grand art a mission de consacrer ; enfin un libéralisme antérieur et supérieur à nos polémiques d’un jour, le libéralisme d’une âme qui se possède et qui ne craint pas de revendiquer tous ses droits parce qu’elle est toujours prête à remplir tous ses devoirs, celui en un mot qu’il faut nous souhaiter à tous dans notre France du XIXe siècle… » M. Saint-René Taillandier a fort sagement ensuite abordé son sujet même, dont il a esquissé à grands traits l’étendue et les divisions principales. Il en a pris occasion pour faire connaître quelles maximes inspireraient son enseignement ; elles peuvent se résumer dans ce seul mot, le spiritualisme chrétien, et se trouvent ainsi dans un intime accord avec l’admirable moment de l’histoire de notre littérature qui doit faire pour cette année l’objet de son cours. M. Saint-René Taillandier a choisi en effet les vingt-cinq années comprises entre 1636, date de l’apparition du Cid, et 1661. Horace, Cinna, Polyeucte, le Menteur, Rodogune, Don Sanche, Nicomède succèdent au Cid, et c’est par conséquent une étude du génie de Corneille qui doit servir de sujet principal ; mais comment ne pas accorder une très grande place, même à côté des tragédies de Corneille, à la publication du Discours sur la Méthode et à celle des Provinciales ? Corneille, Descartes, Pascal ont également contribué à la création d’un monde nouveau, et le poétique essor auquel le grand art dramatique doit chez nous sa véritable existence ne peut se séparer du philosophique élan issu de Descartes, ni de l’imposante synthèse religieuse à laquelle Pascal a attaché son nom. M. Saint-René Taillandier a caractérisé avec justesse chacune de ses trois manifestations si éminemment françaises, et chacun a pu reconnaître dans les rapprochemens heureux qui l’ont aidé à compléter sa pensée le vigilant critique qui a suivi pendant vingt années, dans la Revue, le développement parallèle de notre littérature et des littératures étrangères. Jamais on n’a été plus persuadé qu’à notre époque de l’évidente nécessité de compléter l’une de ces deux études par l’autre, et M. Saint-René Taillandier a fait pressentir dès sa première leçon quel parti il aurait à. tirer de semblables comparaisons pour ce qui regarde le théâtre de Corneille. Chargé lui-même depuis longtemps de professer l’histoire de la littérature française, il a fait de sa chaire de Montpellier une des plus applaudies parmi celles de nos facultés provinciales, et s’est acquis en un mot, comme professeur et comme publiciste, cette sorte d’autorité qui ne manque jamais à un talent réel soutenu par un honorable caractère. À ces deux titres tout au moins, M. Saint-Marc Girardin et ses éminens collègues de la Sorbonne auront cordialement accueilli le nouveau membre de la faculté des lettres, qui leur rendra, rien qu’en restant semblable à lui-même, quelque chose de l’honneur qu’il aura reçu d’eux.

A. Geffroy.