Revue littéraire - 28 février 1837

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REVUE LITTÉRAIRE.

La petite poésie est d’une constance à toute épreuve. Elle ne sera, tout le présage, ni moins courageuse ni moins féconde en 1837 qu’en 1836. Plusieurs poètes, éclos cette année, se sont jetés déjà hors de leurs nids. Malheureusement ils n’ont plané ni bien haut ni bien long-temps. Nous dirons néanmoins ceux qui ont à peu près volé, ceux qui ont voleté, ceux qui sont tombés faute d’ailes. Nous serons justes envers tous.

Et d’abord, deux nouvelles jeunes femmes poètes ont pris rang parmi nos muses contemporaines.

En aucun temps le personnel des femmes auteurs n’a été si considérable qu’aujourd’hui. Celles surtout qui écrivent des romans sont innombrables. Celles qui les écrivent bons se peuvent, il est vrai, compter. Mais quelques-unes d’entre elles, dans ce genre de composition, marchent en première ligne et de front avec nos écrivains les plus éminens.

Les femmes qui écrivent de la poésie ne sont pas moins nombreuses. Plusieurs, durant les trente dernières années, ont obtenu des succès estimables et mérités ; pas une n’a conquis une suprématie capable d’inquiéter les poètes établis de l’autre sexe. Toutes ces dames, leurs palmes en main, sont rangées à diverses hauteurs sur les degrés du temple ; il y en a jusque sous le péristyle. Aucune, si ce n’est peut-être Mme Desbordes-Valmore, grâce à ses ardens soupirs et à ses larmes vraies, aucune n’a été admise ou n’a pénétré dans le sanctuaire.

Quelque recommandable que soit le talent des deux dames dont nous avons à signaler l’apparition poétique, nous pensons qu’il ne leur sera pas non plus donné de détrôner nos rois de la poésie, ni même de siéger près d’eux comme reines.

Les Oiseaux de passage, de Mme Anaïs Ségalas, attestent chez l’auteur de ces poésies une vigueur et une intrépidité d’esprit remarquables.

Mme Anaïs Ségalas se sépare complètement de la très large catégorie des femmes poètes qui n’ont touché de la lyre que les cordes gracieuses et mélancoliques. Elle a voulu probablement montrer que les chants énergiques n’étaient point interdits à son sexe. Elle ne recule devant aucun sujet grave et terrible. Ce sont même ceux qu’elle aborde de préférence, et elle les traite sous une forme qui n’en adoucit guère l’âpreté.

Il serait, du reste, difficile de préciser le caractère général des poésies de Mme Anaïs Ségalas. Rien de moins homogène. Tour à tour descriptives, religieuses, politiques, philosophiques, philanthropiques, elles n’ont ni but fixe, ni parti pris.

La première partie du recueil comprend les poèmes développés. Ce n’est pas celle que nous préférons. Le Cavalier noir, le principal de ces poèmes, est un conte allégorique et métaphysique qui satisfait peu. Nous entrons de bonne foi, à la suite de ce cavalier, dans le pays des enchantemens et des fées ; nous sommes en pleine fantasmagorie, et tout d’un coup, quand nous arrivons au dénouement, il se trouve que le cavalier noir, qui a triomphé de tous les obstacles, n’est autre chose que la Volonté cachée sous une armure de fer. Ne voilà-t-il pas un apologue fantastique qui mène bien prétentieusement à une moralité bien vulgaire ?

La seconde portion du volume, intitulée Galerie, contient les morceaux que le poète considère apparemment comme des tableaux ou des portraits. C’est là surtout que Mme Anaïs Ségalas a chargé ses toiles de couleur.

Nous souhaiterions que l’auteur des Oiseaux de passage variât davantage le mode de ses définitions et de ses descriptions. C’est par une double série d’énumérations qu’il procède constamment.

Mme Anaïs Ségalas veut-elle, par exemple, définir l’homme heureux ; avant d’énumérer tous les élémens de félicité qui le constituent, il faut qu’elle affirme d’abord que l’homme heureux n’est ni le divin poète aux chants de séraphin, ni l’ambassadeur des princes, ni le tyran qui domine superbe, ni le conquérant hardi.

Nous ne saurions approuver, quant à nous, l’abus de ces ingénieuses négations. Peut-être offrent-elles une grande commodité pour le remplissage lyrique ; mais, en vérité, le domaine de la description n’aura plus de bornes, si on lui permet de dire non-seulement tout ce que sont les choses, mais encore tout ce qu’elles ne sont pas.

Mme Anaïs Ségalas est douée d’un courage viril qui ne s’effraie pas des plus hideux spectacles. Vous la voyez dans le cimetière fouiller bravement les tombes. Elle regarde sans pâlir et décrit sans broncher les longs squelettes creux, immobiles, tout raides, les os disjoints, l’orbite béant ; les crânes aux larges trous, les membres dont la chair tombe et se décompose. Ou bien, comme Hamlet, elle prend dans sa main une tête de mort, et lui répète, en vers de sa façon, l’amère apostrophe que faisait le prince danois au crâne du pauvre Yorick.

Ce n’est cependant pas toujours à ces lugubres sujets que Mme Anaïs Ségalas demande ses inspirations et ses enseignemens. Elle puise dans la joie innocente du bal une philosophie aimable et douce qui convient bien à un poète coiffé de perles et en robe de gaze. Le refrain de la morale épicurienne d’Horace, c’était : « Couronnons-nous de roses, buvons le falerne à pleine coupe ; » le refrain de Mme Anaïs Ségalas, c’est : « Jouissons, enivrons-nous des parfums du bal, dansons ; » viens, dit-elle, ranimant l’ardeur du jeune danseur fatigué :


Viens, l’huile brûle encor dans ces lampes d’albâtre.
Dansons !
..............
Oh ! puisque la jeunesse est une ombre qui passe,
Le jour qu’elle apparaît, dans un étroit espace,
Jouissons, traversons le chemin en dansant.
..............
Dansons, dansons pendant que nos pieds ont des ailes, etc.


Nous estimons assez le talent vigoureux de Mme Anaïs Ségalas pour ne pas craindre de lui soumettre quelques respectueux conseils. Peut-être se complaît-elle trop au jeu des antithèses exagérées, des métaphores plus prétentieuses que justes. Son désir de mettre en relief une idée bizarre la pousse parfois hors des limites du goût sévère. Ainsi nous n’aimons guère que, pour caractériser le pouvoir du créateur, elle appelle Dieu :

Le grand sculpteur en chair humaine.

Nous n’aimons pas mieux, dans l’Assassin, cette autre image aussi malheureusement empruntée de la statuaire :

J’ai mis là mon poignard comme en un bloc de pierre
Un sculpteur mettrait un ciseau.

C’est un assassin bien bel esprit qui fait une pareille comparaison à propos d’un meurtre qu’il a commis.

Mme Anaïs Ségalas abuse de la liberté de forme que l’école moderne a restituée au poète. Souvent elle déplace la césure avec peu d’avantage pour le nombre et l’harmonie, ou bien ses vers ne sont coupés nulle part, ils n’ont pas de jointures ; ils sont tout d’une pièce. Que n’imite-t-elle mieux l’habileté rhythmique de M. Victor Hugo, qu’elle semble en tant de points s’être proposé comme modèle.


Un avant-propos de Mme la marquise de R***, mis en tête des Rêves d’une jeune Fille, de Mlle Élise Moreau, nous apprend que ces poésies sont le résultat des loisirs d’une jeune personne de vingt ans, née au village. Marceline Desbordes, dit Mme la marquise de R***, composa ses premiers vers dans un songe heureux ; elle les écrivit à son réveil et les soumit au jugement d’un homme de lettres, qui décida que c’était une élégie. Mme la marquise de R*** n’a, nous l’imaginons, cité cette anecdote qu’afin de montrer combien la vocation de Mlle Élise Moreau a été supérieure à celle de Mme Desbordes-Valmore. Effectivement cette demoiselle se sentit tout d’un coup poète à douze ans, après la lecture d’un volume des œuvres de Racine. Dès-lors elle fit des vers, et reconnut fort bien elle-même que c’étaient des élégies, sans que la sagacité d’aucun homme de lettres le lui eût découvert.

Nous ne souscrivons pas à tous les éloges outrés que décerne aux Rêves d’une jeune fille l’affectueuse complaisance de Mme la marquise de R*** ; mais nous convenons volontiers que ces poésies sont un heureux et honorable début. Bien que ce soit Racine qui ait révélé à Mlle Élise Moreau sa vocation comme poète, c’est de M. de Lamartine qu’elle dérive principalement. S’il lui manque beaucoup du souffle puissant de l’auteur de Jocelyn, elle a quelque chose de sa molle harmonie, de sa grace négligée, de son élégance incorrecte. C’est dans une sphère d’idées analogues qu’elle se meut. Elle voit aussi et elle admire la nature à travers je ne sais quel voile fantastique ; de là le vague et l’incertitude de ses descriptions, L’ame de sa poésie, ce n’est pas le sentiment ; c’est cette sorte de mysticisme sentimental qui abonde dans les Méditations et les Harmonies. M. de Lamartine se plaît à interroger le clair de lune :

Charmant rayon, que me veux-tu ?
Ceux qu’il a aimés ne lui sont-ils pas ramenés par la mélancolique clarté de l’astre des nuits ?
Douce lumière, es-tu leur ame ?

Mlle Élise Moreau a fréquemment de ces colloques mystiques avec son ange gardien et d’autres invisibles apparitions. Mais ces imitations effacées des beautés les moins irréprochables d’un maître éminent ne sont pas, à nos yeux, la faute la plus grave de cette demoiselle. Nous lui reprocherons plutôt son extrême penchant à jeter des pensées vulgaires dans un moule lyrique banal et usé. Fallait-il qu’après tant d’autres elle vint dresser aussi l’interminable liste de ses sympathies poétiques ?

On n’en finirait pas de conter tout ce qu’elle aime. Elle aime les soirs d’hiver et les soirs d’été, elle aime rêver dans les bois et rêver près de l’âtre, elle aime les sons de la lyre et ceux de la tempête ; mais ce qu’elle aime par-dessus tout, ce qu’elle aime à chaque page, c’est l’orage, l’orage furieux, lorsqu’il jette sur la plage les débris de cent vaisseaux brisés. On voit où conduit l’abus des formules. Combien de choses Mlle Élise Moreau n’aime là que parce qu’elles sont aimées en vers de temps immémorial ! Combien de poètes, avant elle, avaient inhumainement aimé déjà la tempête depuis le Suave mari magno de Lucrèce !

Heureusement Mlle Élise Moreau ne s’enferme pas toujours dans la tradition, le commun et le convenu. Quelques rares morceaux de son recueil ont une grâce délicate et suave qui semble bien lui être propre : elle s’y montre la jeune fille, venue des champs, simple et vraie. Il y a un grand charme de tristesse consolante dans les deux strophes qui suivent :

Vous avez bien souffert, vous avez bien pleuré ;
Les ailes du bonheur n’ont jamais effleuré
Votre front pâle, ô pauvre femme !
Mais espérez ! le ciel calmera vos douleurs !
Au jardin de la vie il est encor des fleurs
Qui seront douces à votre ame.

Espérez ! quand l’été loin de nous a volé,
Le disque du soleil n’est pas toujours voilé ;
L’automne a des soirs qu’on adore ;
Les roses de novembre ont des parfums bien frais ;
Et quand le givre pend aux dômes des forêts,
Oh ! la nature est belle encore !

Mlle Élise Moreau s’épouvante parfois de périls imaginaires. Elle a tort, elle est injuste quand elle redoute pour ses vers le poison de l’envie et le venin de la critique. Non, l’envie n’est point l’ennemi que doit craindre l’auteur des Rêves d’une jeune Fille. La critique ne lui réserve pas non plus de traits empoisonnés. Elle ne le querellera pas sur ses hélas, ni sur sa ponctuation, comme il en a peur. Au contraire, elle lui tendra la main ; elle lui donnera tout ce qu’elle peut donner, des encouragemens et des conseils.

Mais Mlle Élise Moreau a pressenti des dangers plus sérieux et plus réels. Il y a dans son volume une pièce qui, bien qu’assez médiocre d’exécution, vous serre profondément le cœur. Le souvenir d’Élisa Mercœur amène un rapprochement qui inquiète et attriste. Mlle Élise Moreau raconte comment elle a quitté son village natal. Elle arrive à Paris, et le premier objet qui vient frapper sa vue, c’est le tombeau d’Élisa. Alors elle s’en prend aux grands et aux riches du temps. « Élisa, s’écrie-t-elle, ils t’ont laissé mourir de misère :

Ils t’ont vue expirer, puis ils ont ri de toi !

Ce dernier trait est forcé. On n’a point ri de la mort d’Élisa Mercœur, mais on l’a laissé mourir, et l’on n’a pas plus remarqué sa mort que sa vie. Ce n’était pas que le talent lui manquât ; mais son talent n’était pas assez robuste pour lutter contre les préoccupations de l’époque, et triompher de l’indifférence publique. L’indifférence, en effet, pour quiconque poursuit aujourd’hui la gloire poétique, voilà l’écueil menaçant, voilà le banc de sable inexorable ! Mlle Élise Moreau saura-t-elle l’éviter ? Aura-t-elle la force de mener au port son frêle esquif ? Elle est jeune ; elle a vingt ans ; elle a bon courage ; qu’elle ait bonne espérance ! Elle a dit, elle a crié, comme tant d’autres : « Et moi aussi je suis poète ! »

Hélas ! nous ne demandons pas mieux ! En voyant la jeune fille s’embarquer si confiante et si déterminée sur la foi de ses rêves, nous faisons pour elle des vœux sincères. Dieu veuille qu’au milieu des arides chemins de la vie nouvelle où elle s’est jetée, ses plaintes n’aient jamais plus d’amertume que celles qu’elle murmurait timidement quand elle allait errant par les sentiers fleuris de ses campagnes ! Ce n’est plus aux buissons d’églantines qu’elle court risque de déchirer sa robe virginale, mais aux buissons du monde, bien autrement cruels et hérissés d’épines.


De l’alliance de deux poésies fort contraires, la poésie désespérée et la poésie religieuse, s’est formée une poésie de coalition qu’on peut nommer la poésie repentante ou convertie. Les poètes convertis tiennent de la poésie désespérée, en ce que la première partie de leurs recueils est toute à la malédiction et au suicide ; ils relèvent de la poésie religieuse par leurs secondes parties qui sont consacrées à l’humilité et à la pénitence.

Les Amertumes et Consolations de M. Léger Noël, membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires, appartiennent pleinement à la poésie repentante. Les amertumes nous disent les années de doute et d’impiété de l’écrivain ; les consolations racontent sa conversion et son retour à Dieu.

Il est bien fâcheux que M. Léger Noël ait combattu si longuement contre la grace. Comme il a reproduit les moindres circonstances de la lutte, il en est résulté un énorme volume de consolations et d’amertumes, médiocrement propre à divertir.

Du reste, au défaut des autres mérites, ce qui éclate surtout dans la poésie de M. Léger Noël, ce sont les qualités du cœur, les vertus civiques et domestiques. Il n’y a peut-être pas une amertume ou une consolation du recueil qui ne soit dédiée à quelqu’un des professeurs, des amis ou des parens de l’auteur. Plusieurs sont adressées à la ville de Mauriac, sa patrie, pour la féliciter du choix qu’elle a fait de son maire en la personne de M. Joseph Grasset, chevalier de l’ordre royal de la Légion-d’Honneur. M. Léger Noël est incontestablement le meilleur citoyen et le plus reconnaissant des poètes de l’époque.


M. Émile Langlois est un autre poète converti tout aussi brillant, mais plus discret et moins prolixe que M. Léger Noël. La Conversion de M. Émile Langlois est un poème extrêmement court qui donne d’ailleurs en abrégé toute la substance des conversions poétiques les plus développées. L’auteur ne s’est pas écarté de la marche ordinaire des poètes pénitens. Il se plaignait, l’ingrat, de ce que la vie lui était trop belle. Il accusait le ciel !

Le ciel cruel en ses présens
A cloué le génie à mon front de vingt ans !

Le pauvre jeune homme ! excepté le génie cloué sur son front, il avait tout perdu !

J’ai tout perdu, la foi, l’amour et l’espérance !

Les deux tiers des vertus théologales !

Ma santé s’altère,
Je ne pourrai long-temps rester sur cette terre !

Afin d’en finir plus vite, il allait suivre poétiquement l’exemple de Chatterton. Il caressait en imagination la double détente d’un pistolet ; mais un vieillard s’interpose entre le poète et le suicide.

— Vieillard, que me veux-tu ?
— Je viens rendre à ton cœur la force et la vertu.

Effectivement, M. Émile Langlois rentre en lui-même. Il tire son pistolet en l’air, et il se prosterne devant Dieu. Puissent tous les poètes incrédules imiter, sinon le style, au moins la docile componction de M. Émile Langlois, et surtout la brièveté de son poème !


La poésie intime continue de rivaliser en fécondité avec le roman intime. Elle a produit le mois passé deux nouveaux recueils : les Branches de Saule, de M. Théodore Colombey, et Une Voix dans le désert, de M. Charles Laurent.

Une préface de M. Théodore Colombey expose les théories de cet écrivain sur la poésie intime. Cette poésie, selon lui, n’est pas si intime qu’on pense. Qu’un poète, dit-il, parle de sa femme, il n’est pas seul marié au monde ; il exprime donc la pensée de tous ceux qui sont dans sa catégorie. Ce qui lui est intime le devient à chacun d’eux. Après cette explication, si vous appartenez à la catégorie de M. Théodore Colombey, vous attendez d’intéressantes confidences touchant les félicités du ménage, qui vous sont communes avec lui. Vous avez tort. À peine, dans les Branches de Saule, est-il question une fois de Mme Colombey et de ses vertus. La poésie intime de cet auteur consiste en ballades, en orientales et en dithyrambes adressés à des hommes publics, concernant des évènemens publics.

Admirez toutefois la naïve modestie de M. Théodore Colombey. Il a pris soin de vous avertir lui-même qu’il a réuni les rameaux épars de ses Branches de Saule, uniquement afin de ne les pas laisser mourir isolément. Ne voilà-t-il pas un infaillible moyen qu’il a trouvé d’assurer à ses vers l’immortalité !

La poésie intime de M. Charles Laurent possède toutes les qualités d’élévation et d’élégance des Branches de Saule, mais elle a plus d’innocence et de candeur. Le volume intitulé Une Voix dans le désert se compose principalement de vers écrits par l’auteur quand il avait dix-sept ans, de petites improvisations de salon, de complimens de fête et de jour de l’an, toutes choses en effet très intimes, et capables de ravir d’aise un dîner de famille. Mais pourquoi ce titre : Une Voix dans le désert ? M. Charles Laurent a-t-il prétendu se donner des airs de poète élégiaque méconnu, lui qui est presque un poète de caveau, qui ne chante guère qu’à table et au coin du feu ?


Le Peuple en 1830, de M. Foy, est, en fait de poésie, l’un des résultats les plus grandioses de la révolution de juillet. M. Foy a pris son temps. C’est en 1837, après six années, qu’il produit ses inspirations sur 1830. Aussi ne s’agit-il pas d’un mince dithyrambe de quelques feuillets. Il s’agit d’un respectable poème in-octavo, de cinq cents pages. L’auteur a traité son sujet largement et en conscience. Il commence son récit ab ovo. C’est à 89 qu’il fait remonter l’histoire des trois journées.

L’exorde de M. Foy est saisissant, et ne donne pas mal d’abord l’idée de tout le poème.

Ô nations, écoutez-moi,
À mes accens prêtez l’oreille :
Je vais raconter la merveille
Qui mit les peuples en émoi.

Ce prélude hardi et familier tient à la fois de l’épopée et de la complainte. Les lecteurs sont bien avertis dès le début. Qu’ils ne cherchent point dans ce poème les fadeurs rêveuses et les madrigaux anacréontiques. M. Foy est un rude patriote. Écoutez avec quelle farouche indépendance il interpelle les rois :

Malheur à vous, ô rois, qui marchez sur la tête
D’un peuple opprimé par vos lois ;
Comme un haillon léger qu’emporte la tempête,
Vous disparaîtrez sous ses doigts !
Malheur à vous, chacals, famille carnivore,
Qui vous repaissez de sa chair !

M. Foy est sans pitié pour les tyrans. Au milieu de l’un des glorieux combats du 28 juillet, il avise un enfant qui fait de son mieux sa besogne des barricades :

Bien, bien, mon jeune enfant, plonge jusqu’à l’aisselle
Ton bras dans le sang des tyrans ;
Bien, bien, frappe toujours ! frappe, redouble encore,
Ce sang ne salit pas les mains !

Ce qu’il y a de plus curieux dans tout le poème, c’est un certain nombre de sentences, tant en vers qu’en prose, placées sous la forme d’épigraphes en tête des divers chants, et qui, réunies, formeraient une inappréciable collection d’aphorismes politiques. « La démocratie froisse la noblesse. — Ce ne sont pas toujours ceux qui font les révolutions qui en profitent. — Souvent les tyrans poussent à l’émeute pour écrémer les peuples. » Ce sont là des maximes de M. Foy prises au hasard entre mille autres, où le bonheur de l’expression est au niveau de l’originalité et de la hardiesse de la pensée.

Si furieux que soit son acharnement poétique contre la royauté, M. Foy n’est au fond qu’un libéral fort raisonnable et modéré. C’est ainsi qu’en matière électorale il se borne à demander, avec l’opposition dynastique, l’extension du vote aux capacités :

Je crois que pour voter il faut à la vertu
Joindre quelque savoir.

Ce que c’est qu’un poète pour résumer en quelques mots pleins d’autorité les monceaux de dissertations des publicistes en prose ! Effectivement, nous avons des électeurs vertueux ; mais il faudrait qu’ils joignissent le savoir à la vertu. Voilà toute la question. Direz-vous maintenant que M. Foy n’est pas aussi fort en politique qu’en poésie ?

Les explorations du monde poétique ne connaissent plus de bornes. Depuis la poésie légère et la poésie didactique, présentement délaissées, combien d’autres poésies découvertes, qui ne sont pas moins intéressantes ! Nous avons signalé nous-mêmes et recommandé les plus récentes, la poésie catholique, la poésie de l’avenir, la poésie désespérée, la poésie repentante. Il nous reste à remplir un pénible devoir. Nous avons à dénoncer la poésie anthropophage.

C’est sur l’auteur anonyme du recueil intitulé : Il Tormento, que pèse la responsabilité de cette nouvelle poésie. Il Tormento ! le tourment ! Ce titre parle de lui-même. Préparez-vous à une poésie tout infernale et barbare. Remarquez, en outre, qu’afin d’ajouter encore à l’impression lugubre qui vous vient assaillir dès le frontispice du livre, le poète y a cloué une épigraphe chinoise d’autant plus alarmante, que vous n’en comprenez pas le sens. Le lasciate ogni speranza, écrit sur la porte de l’enfer, était moins effrayant.

Il y aurait de l’injustice à penser que l’auteur d’Il Tormento s’est livré sans lutter à la rage qui le possède aujourd’hui. Plusieurs poèmes de son livre attestent qu’il a résisté le plus qu’il a pu. Nous inclinons même à croire que c’est l’excès d’un sentiment honorable qui l’a précipité dans l’état de frénésie où il est. Il a longuement étudié les hommes, et le spectacle de leurs vices l’a révolté. Ce qui l’a surtout indigné, dans notre société pervertie, c’est le dédain de l’autorité paternelle. Chose monstrueuse ! il a vu :

Des salons où le fils rit de la toux du père.

S’il avait au moins espéré du temps la guérison de cette gangrène morale, il eût patienté peut-être ; mais il n’a rien attendu de l’avenir :

Le présent est hideux, l’avenir plus obscène.

Dès-lors a commencé chez l’auteur la confusion des idées. Il a cessé d’apercevoir les limites du bien et du mal. La fièvre le saisit. Le sang lui monte au cerveau. Vous voyez poindre ses premiers symptômes de fureur. D’affreuses images lui apparaissent. Quel est ce bruit nocturne qu’il entend ? N’est-ce point :

Ou le râle sourd du vampire ?
............
Ou l’aigre sifflement du goule
Dévorant la chair des tombeaux ?
............
Enfin n’est-ce pas l’ogre avide
Qui, dans ses désirs déguisés,
Poursuit d’une course rapide
Une virginale sylphide
Pour la dévorer de baisers ?

Toutes les pièces qui suivent marquent bien que l’auteur torturé d’Il Tormento a long-temps combattu d’horribles velléités. Ce n’est pas de prime-abord qu’il a pris goût à la chair humaine. Combien de fois n’a-t-il pas déploré la dure condition que la vie lui a faite ! Lassé de n’avoir pour pain que la douleur et l’amertume pour breuvage, il a demandé à Dieu, par grace, une autre nourriture. Il a imploré à genoux une goutte de miel. N’ayant rien obtenu, enfin il a perdu patience :

Non ! c’est assez manger le pain avec la cendre.
Assez boire l’absynthe !

On comprend que le poète s’est décidé. Si l’on se rappelle ce qu’il a dit de l’ogre qui dévore la sylphide de baisers, on ne lit pas sans effroi ses vers à Marie sa bien-aimée :

Quand je te vois raser frémissante et rapide
Le parquet des salons, je dévore des yeux
Et ta taille d’abeille et ton pied gracieux.

L’amour du poète anthropophage est un amour ardent, infernal, affamé, insatiable, qui n’a rien de la tiédeur des amours ordinaires.

Tu m’aimes, et pour toi, vierge aux yeux veloutés,
Mon cœur comme l’enfer a d’éternelles flammes,

dit-il à Marie ; et Marie ne doit pas, j’imagine, être plus tranquille pour son corps que pour son ame, entre les bras d’un pareil amant.

Plus on avance dans le livre, plus on voit le sentiment humain et moral de l’auteur s’obscurcir, plus on le trouve en proie à ses effroyables vertiges. On sait que les poètes, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, se plaisent à conter leurs sympathies favorites. Nous avons montré à quels excès lyriques ce penchant a poussé Mlle Élise Moreau, cette jeune fille si remplie de douceur ; la poésie anthropophage devait naturellement nous dire aussi ses prédilections. L’Horreur, l’une des dernières pièces d’Il Tormento, nous apprend, ce qui ne nous étonne guère, que le poète anthropophage aime surtout à s’enfoncer, par une nuit glacée et ténébreuse :

À travers les détours d’un sauvage charnier.

Toutefois, entendons-nous. Quand le poète dit qu’il aime une nuit ténébreuse dans le charnier, il ne veut pas des ténèbres telles qu’il soit impossible de rien distinguer, car, il le remarque très sensément :

Quand le ciel plombe noir,
Quand le hideux hibou hue autre part sa peine,
Que peut-on aux charniers alors entendre et voir ?

Ici, tout en protestant contre les goûts inhumains de l’auteur, nous reconnaîtrons l’extrême habileté de son harmonie imitative. Le hideux hibou hue ! Cette accumulation des h aspirés porte au plus haut degré l’horreur qu’inspire toute la pièce.

Vous êtes maintenant préparé à tout. Le poète a jeté son dernier masque. La pièce qui a pour titre : les Deux Anthropophages, met en pleine lumière toute la férocité de sa doctrine. Il faudrait citer d’un bout à l’autre cet impayable morceau. La scène se passe au milieu d’une savane : deux nègres accroupis s’apprêtent à dévorer un de leurs frères. Avant d’être découpée vivante, la victime entonne, comme le cygne, son dernier chant :

Je ne boirai plus dans un crâne
Le sang chaud de mon ennemi !
Que dira donc Marra, ma rousse,
En apprenant qu’on m’a mangé ?
Comme un bambou que mon fils pousse,
Et que par lui je sois vengé !

L’auteur entre ensuite dans l’épouvantable détail de la dissection ; il décrit l’atroce banquet avec une complaisance qui glace. Bien mieux, il s’efforce de propager ses goûts ; il tente de convertir le lecteur à l’anthropophagie ; il le convie au cruel festin :

Du regard partageons le repas…
Ces nègres, après tout, sont fils de la nature ;
Nous déguisons la chair, ils la dévorent pure.

Cette simplicité, selon le poète, est bien préférable à tous les raffinemens de notre art culinaire. Mais il ne s’en tient pas à approuver hygiéniquement l’anthropophagie, il l’exalte sous le point de vue moral ; il idéalise l’appétit de l’anthropophage ; il le transforme en une noble passion :

N’est-ce donc pas là plus qu’un besoin animal ?
Il y a passion dans cette frénésie.

La conclusion de cette pièce résume bien tout le système barbare et sauvage de l’auteur. Les enseignemens qu’il en tire ne vont à rien moins qu’à prouver que nos législateurs n’ont consacré qu’un préjugé, quand ils nous ont défendu de nous entre-dévorer, que les scrupules de la civilisation ont dénaturé le cœur humain. L’homme de la nature ne nous est-il pas en effet bien préférable ?

Pour lui la passion n’est pas une imposture
Couverte bassement du masque de l’ardeur ;
Sa haine veut le sang et son amour la flamme ;
L’homme civilisé n’a déjà plus cette ame !

Nous pouvons le dire hautement, nul n’a le droit de contester l’esprit libéral de notre critique. Nous n’avons fermé notre porte à personne ; nous avons accueilli les poètes et les romanciers de tout genre, de toute classe, de toute école, si humbles et ignorés qu’ils fussent. Nous avons patiemment examiné leurs causes ; nous avons lu courageusement leurs vers et leurs romans illisibles ; nous leur avons rendu la justice la plus impartiale et la plus clémente que nous avons pu. Dans notre extrême désir de prononcer quelques arrêts favorables, nous avons plus d’une fois pardonné à la forme en faveur du fond, ou au fond en faveur de la forme. Ici l’intérêt de la société et de la civilisation doit l’emporter sur tout sentiment d’indulgence. Peut-être, dans les vers de l’auteur de Il Tormento, la forme n’est-elle pas tout-à-fait aussi odieuse que le fond, le style aussi barbare que la pensée. Peu s’en faut pourtant. En tout cas, nous condamnons également chez cet écrivain le fond et la forme, la pensée et le style. Point de pitié pour un poète impitoyable. Il ne sera pas dit que nous avons encouragé une poésie qui nous prêche de manger notre prochain.


……Y