Revue littéraire - 31 janvier 1850

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REVUE LITTERAIRE.




LES LIVRES ET LES THEÂTRES.




« Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.

Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant ;
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.

La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non !

Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire ;
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon. »


C’est par ce sonnet que M. de Musset termine le recueil de ses poésies nouvelles, écrites pendant ces dix dernières années, et dont ici même le charme est encore présent à toutes les mémoires. Si nous le plaçons en tête de ces pages, ce n’est pas seulement pour y répandre comme un parfum lointain de cette poésie si bien douée du don de plaire ; c’est aussi quelque peu pour réfuter et contredire, dans l’intérêt de sa gloire, M. de Musset lui-même. Nous qui prétendons être, non pas ses meilleurs ennemis, mais ses amis les plus sympathiques et les plus constans, nous ne voudrions pas, à Dieu ne plaise ! lui voir faire de la politique ; d’éclatans exemples nous disent tout ce qu’y perdent les poètes ; seulement, nous n’osons accepter comme sincère cet épilogue un peu railleur, surtout quand nous le rapprochons des pages qui le précèdent. M. de Musset a beau dire, il a connu d’autres muses que ces muses légères et juvéniles qui murmuraient à son oreille les doux noms de Ninette et de Ninon. Déjà les Nuits, Rolla, l’Espoir en Dieu, ont révélé en lui la maturité de la passion ; celle de l’esprit ne lui fera pas défaut, quand il voudra se souvenir que, dans nos temps périlleux et austères, la tâche du poète devient plus sérieuse et plus grave. Cette tâche, nous le savons, n’est pas facile à préciser ; on comprend l’éloignement et la répugnance ; on comprend cette persévérance à se tenir à l’écart, à vivre de ses amours et de ses rêves comme dans les beaux jours de sécurité et de jeunesse, à se jouer avec le rayon charmant que mit en vous la bonne fée, et qui change en diamans et en perles les larmes et la rosée du matin. Le Caliban révolutionnaire a de trop hideuses allures pour qu’Ariel ne soit pas excusable de s’enfuir bien loin à tire-d’aile, de se dérober à la fumée et au bruit dans un de ces nuages d’or trop légers pour que l’orage y gronde, et qui s’envolent vers les régions sereines, entre l’horizon et l’azur. Il y a plus : dans un moment où certains de nos illustres, non contens de déserter la Muse, n’ont pas craint de la profaner en faisant de leur gloire littéraire une sorte de prospectus à leur initiative politique, et de leur rôle politique un moyen d’accréditer auprès du vulgaire leur génie et leurs livres, on trouve quelque chose d’aimable, j’allais dire de touchant, dans la modeste obstination de ce poète qui persiste au milieu d’un tel conflit de grands hommes, et reste fidèle à ses mélodieuses tendresses parmi toutes ces voix qui s’amplifient. Cette humilité tempérée d’ironie, cet à parte insouciant, cette répugnance à se commettre avec les gros sophismes et les gros mots, n’ont rien qui surprenne chez l’écrivain qui représente le mieux de nos jours les vraies traditions de l’esprit français, avec le mélange d’attendrissement et de rêverie qu’y ont ajouté les douleurs de notre siècle ; car M. de Musset, qu’on ne s’y trompe pas, est bien plus héritier direct de cet esprit-là que d’autres poètes plus officiellement célèbres, chez lesquels la corde banale, grossissant la note et le son, vibre plus complaisamment ; bien plus qu’eux, il a le droit de démentir, de repousser le Heu ! liquidis immisi fontibus aprum, dont quelques-uns de ses rivaux poétiques se sont, hélas ! chargé la conscience.

Et cependant c’est un mal, c’est un tort peut-être, c’est au moins une lacune, qu’un talent si fin n’ait pas, dans ce volume qu’il publie, persiflé ces folies, ces travers, ces doctrines perverses, qui ont leur côté ridicule comme leur côté dangereux. M. de Musset n’a-t-il pas prouvé qu’il savait aussi rencontrer à ses heures la verve sincère, la vive et franche inspiration de Mathurin Regnier, non moins que l’idéale ironie et la fantaisie étincelante ? À une époque paisible, où les mensonges et les passions qui nous menacent n’existaient encore qu’en prélude, en symptômes précurseurs, dans une sorte de travail mystérieux et souterrain qui s’accomplissait aux bas-fonds de la société avant que l’explosion révolutionnaire les fit jaillir et éclater à la surface, M. de Musset n’écrivait-il pas son admirable satire sur la Paresse, que nous retrouvons dans ce volume, et où l’on rencontre ces vers, qui nous sont revenus souvent en mémoire pendant nos sanglantes collisions :

<poem>… « Un mal dangereux qui touche à tous les crimes,
La sourde ambition de ces tristes maximes
Qui ne sont même pas de vieilles vérités,
Et qu’on vient nous donner comme des nouveautés ;
Vieux galon de Rousseau, défroque de Voltaire,
Carmagnole en haillons volée à Robespierre,
Charmante garde-robe où sont emmaillottés
Du peuple souverain les courtisans crottés ;
Puis enfin, tout au bas, la dernière de toutes ;
La fièvre de ces fous qui s’en vont par les routes
Arracher la charrue aux mains du laboureur,
Dans l’atelier désert corrompre le malheur ;
Au nom d’un Dieu de paix qui nous prescrit l’aumône,
Traîner au carrefour le pauvre qui frissonne,
D’un fer rouillé de sang armer sa maigre main,
Et se sauver dans l’ombre, en poussant l’assassin. »

Nous le demandons à M. de Musset : est-ce assez aujourd’hui que de réimprimer ces beaux vers, écrits il y a huit ans ?

Le mal des gens d’esprit, c’est leur indifférence,

a-t-il dit en un autre endroit de cette satire. Voilà justement ce dont nous sommes tentés de nous plaindre : ce mal des gens d’esprit, cette indifférence des talens fins et délicats, est une de leurs graces ; mais n’est-ce pas aussi une de leurs vanités ? Que cette vanité se cache sous un dédain légitime, en face de nos pauvretés et de nos misères, ou bien qu’elle se montre dans une ambitieuse envie d’intervenir, de prendre part au tumulte et au pêle-mêle pour s’en faire le héraut et le guide, n’est-ce pas toujours un symptôme de cette maladie du siècle, de ce personnalisme qui se préfère aux intérêts de l’humanité et de la vérité ? Voilà de bien grands mots, et déjà il me semble entendre M. de Musset répliquer, en souriant, que c’est là bien de l’appareil et du bruit à propos de Ninette et de Ninon. Pourtant il avait, ce nous semble, un beau pendant à donner à ses vers sur la Paresse : au lieu de vagues symptômes et de prévisions confuses, la révolution plaçait sous ses yeux, dans toute leur réalité brutale, ces maux dangereux qui touchent aux crimes, et qui pouvaient bien défrayer un de ces jets d’inspiration indignée et soudaine, où l’élégance du ton et de l’allure relève, au lieu de l’amoindrir, l’énergique franchise de la pensée. André Chénier, dont M. de Musset, dans une des plus charmantes pièces de son nouveau recueil, évoque un gracieux souvenir qu’il entrelace avec un souvenir de Molière et du Misanthrope, André Chénier n’était pas, que nous sachions, un poète de trempe trop commune, trop suspect à l’Attique et aux abeilles. Eh bien ! en face des crimes et des folies de la première orgie révolutionnaire, ce talent si pur n’a-t-il pas senti tressaillir en lui la corde vengeresse ? Cette colère virile et enflammée n’a-t-elle pas éclaté dans les Iambes ? et les bourreaux barbouilleurs de lois ne succèdent-ils pas, dans ces pages mutilées par le bourreau lui-même, au sourire enivré de Néère et de Camille ? Peut-être M. de Musset répliquera-t-il que nous n’en sommes pas à 93, que les barbouilleurs de lois, s’il en existe aujourd’hui, ne sont pas tout-à-fait bourreaux, et que pour lui il n’y a eu encore d’autre Conciergerie que l’hôtel des gardes nationaux réfractaires, le mie Prigioni, comme il l’appelle ? Soit ; mais la parodie maladroite, le plagiat à demi violent, à demi mesquin, n’offrent-ils pas excellente matière à la satire, par cela même qu’étant moins grandioses ils sont plus risibles ? Ce 93 diminué et, non corrigé, criminel d’intention, grossier et puéril de fait, ne répondrait-il, pas admirablement à ce qu’eut souvent d’ironie enjouée le talent de M. de Musset ? Cette guerre si légitime ne porte-t-elle pas bonheur ? N’avons-nous pas vu, depuis deux ans, un écrivain qui a mis une ingénieuse persistance à ne point dépasser sa sphère, et qui prétend au futile et au léger comme d’autres visent à la gravité et à l’importance, retremper sa verve dans une lutte incessante contre les ridicules de notre nouvelle crise, mêler sans disparate ces combats journaliers aux élémens de sa critique habituelle, et y trouver des conditions de rajeunissement et de force qui, sous peu de jours, nous l’espérons, vont se révéler dans un livre dont l’éloquente et courageuse préface sera un honneur pour les lettres ?

Et remarquez que pour M. de Musset cette veine était d’autant mieux indiquée, que le moment où ses charmans proverbes le rendaient enfin populaire et accréditaient son nom auprès de la foule se combinait, par une surprenante rencontre, avec la révolution de février. Ces deux avènemens, si bizarrement contraires, étaient presque simultanés. Les caprices de la renommée, les temporisations de la gloire, permettaient que le plus exquis de nos poètes ne fût salué comme un maître et n’entrât en pleine possession de sa célébrité qu’à l’instant même où le grossier et le brutal envahissaient la politique. N’y avait-il pas, dans ce seul contraste, l’indication d’une route à suivre et d’une place à prendre, indication d’autant plus nette, que la poésie avait son transfuge dans le camp des envahisseurs ? Nous ne voudrions pas qu’on pût nous taxer d’hostilité systématique envers M. de Lamartine ; loin de nous surtout l’idée de faire peser sur ses vers la responsabilité d’aberrations déjà si tristement expiées ! Les leçons, depuis quelque temps, n’ont pas manqué à M. de Lamartine ; mais il méritait d’en recevoir une de plus : c’eût été de voir le poète qu’il traité de si haut et avec des façons si cavalières se faire l’interprète des rancunes railleuses de la civilisation, du bon sens et de l’art, pendant que l’auteur du Lac et des Préludes se fourvoyait dans la cohue. M. de Musset avait là un excellent moyen de répondre aux conseils quelque peu dédaigneux que lui adresse M. de Lamartine dans une pièce qui s’est fait bien attendre, et que, pour sa gloire, il eût dû peut-être ne publier jamais. On n’a pas oublié les beaux vers qu’écrivait ici même M. de Musset, il y a quatorze ans, quelques jours après Jocelyn, et où son talent, encore si jeune et déjà si mûr, trouvait, pour louer son glorieux émule, des accens que rien n’a dépassés dans la poésie moderne. Il semble qu’un homme tel que M. de Lamartine n’eût pas dû se méprendre à l’idéale beauté de ce langage ; M. de Lamartine garda le silence. C’est aujourd’hui seulement, dans la nouvelle édition de ses Œuvres complètes, qu’il publie cette réponse tardive : elle est datée de 1840 ; mais ne pourrait-on pas lui attribuer une date plus récente encore ? C’est un doute que nous exprimons, et rien de plus. Ce qu’il y a de pire, c’est que cette pièce rétrospective est, de tous points, indigne et de M. de Musset et de M. de Lamartine. Un pédagogue superbe ne parlerait pas autrement à un écolier tapageur et mutin. On dirait un homme ayant réalisé toutes les conditions de grandeur et d’héroïsme, sauvé son pays, dépassé Pitt et Nelson après avoir égalé Byron et Goethe, et, dans un moment de complaisant loisir, s’adressant à quelque adolescent obscur qui a besoin d’être régenté. Tant de sévérité et de dédain n’est malheureusement justifié par aucune des qualités poétiques que nous admirions dans les Méditations et les Harmonies. Pour la limpidité et la transparence, l’élégance et la grace, toute cette poésie est bien loin de celle à laquelle elle répond. Vraiment, M. de Musset n’est ni orgueilleux ni vindicatif ; il ne s’est vengé que par un vers du sonnet que nous avons cité. S’il eût voulu satisfaire sa vanité ou sa rancune, il n’avait qu’à placer la réponse de M. de Lamartine en regard de son admirable épître, et la Marseillaise de la paix à la suite de son Rhin allemand : jamais revanche n’eût été plus complète et plus piquante.

Il est grand temps de donner à chacun son rang et sa place, de supprimer des hiérarchies imaginaires. Les anciens, nous le comprenons, éprouvent toujours une certaine répugnance à s’avouer que la distance qui les séparait des nouveaux-venus et des jeunes s’est peu à peu amoindrie ou effacée. Lorsqu’ils paraissent en convenir, leurs aveux et leurs éloges gardent un certain air magistral, une allure de supériorité, de condescendance à demi voilée, qui, même dans le panégyrique, renonce difficilement aux honneurs de l’avertissement et du conseil. Il est triste, lorsqu’on a donné autrefois le mot d’ordre et la consigne, d’être forcé de se dire que les disciples d’alors sont à leur tour devenus des maîtres. Les plus ingénieux, les plus résignés n’y consentent jamais sans quelque effort où se trahit l’humaine faiblesse.

Oui, l’on peut, l’on doit regretter que M. de Musset s’obstine dans sa nonchalance et sa grace, qu’au lieu de fantaisies et de caprices il n’ait pas dit sur ce qui se passe sous nos yeux son mot, ce mot décisif que lui seul pourrait dire, ce vers brûlant qui s’incrusterait si bien dans nos ridicules et nos folies. On doit regretter que ces spectacles désastreux ou grotesques n’aient pas échauffé sa bile, ne lui aient pas inspiré ces vigoureuses haines de l’homme aux rubans verts dont il parle, en un passage de son nouveau recueil, avec un accent si sincère et si ému. Cette corde nouvelle, cette veine inexplorée, eussent achevé de lui donner, non pas un sérieux qu’il a déjà, et que nous constaterions, s’il le fallait, malgré lui, mais une influence plus directe, plus efficace sur cette génération qui l’aime, et qui a tant de fois tressailli à ses adorables accens. Quant au talent en lui-même, à l’éclat et à la valeur poétique des œuvres, les restrictions ne sont plus permises ; elles ressembleraient trop, chez quelques-uns, aux secrètes représailles d’amours-propres mécontens, de grands hommes amoindris et remplacés.

Après tout, l’étourderie qui embrouillerait encore Ninette avec Ninon n’est-elle pas préférable à celle qui, dans des régions plus dangereuses et plus hautes, confond les réalités avec les chimères, les intérêts véritables avec les folles, aventures, et fait sortir de cette confusion funeste le malheur et la ruine d’un pays ? Ce n’est jamais impunément que les poètes commettent de semblables fautes. Outre le mal qu’ils font à la société, à leur gloire et à eux-mêmes, il est bien rare, quand ils retournent à la poésie pour se distraire des affaires ou se consoler des disgraces, qu’ils retrouvent cette justesse, cette distinction et cette élégance, fleurs délicates qui ont peine à s’acclimater au tumulte. L’orageux langage d’une politique turbulente est pour eux, j’imagine, ce que fut la Marseillaise pour Mlle Rachel et pour les grands chanteurs : quelque chose d’insolite et de violent qui force le ton. M. Hugo, nous le craignons, n’échappera pas à ce péril ; M. de Lamartine y a déjà succombé. Dans la plupart des pièces inédites que renferme la nouvelle édition de ses œuvres, on cherche en vain la muse enchanteresse qui, des Méditations à Jocelyn, nous a si souvent enivrés de ses sourires et de ses larmes. La forme n’y est pas seulement incorrecte : on sait que depuis long-temps M. de Lamartine ne prend plus la peine de corriger et d’assouplir ses vers ; l’inspiration même est absente, et c’est à peine si quelques rares lueurs rachètent çà et là cette poésie traînante et embarrassée. On a cité le Grillon du foyer ; c’est là un charmant sujet de rêverie intime et domestique, un thème familier autour duquel Burns ou les lakistes eussent enroulé avec grace et mélancolie un petit drame d’intérieur. Sans doute le sentiment existe dans les strophes de M. de Lamartine, mais l’exécution n’est-elle pas restée bien imparfaite là où l’achèvement et la ciselure étaient nécessaires ? Parlerons-nous du Trophée d’armes orientales ? L’auteur termine en célébrant l’homme des batailles qui fête ses fiançailles

Avec la belle mort qu’il cherche au lit du sang.

Quel vers ! quel ton criard ! On rencontre, à chaque instant, de ces dissonances dans les pièces nouvelles de M. de Lamartine. Y a-t-il lieu de s’en étonner ? Chez l’illustre poète, la forme a toujours été moins remarquable que cette puissance de souffle, et pour ainsi dire ce battement d’ailes qui nous enlevaient avec lui vers les régions idéales. Même dans le Lac, dans le Golfe de Baïa, dans les morceaux les plus justement admirés, et où un sentiment incomparable sauvait et emportait tout, la langue poétique manquait de précision et de nouveauté. L’année y finissait sa carrière ; le soleil se plongeait dans le sein de Thétis ; le vrai style de la poésie moderne y était encore à l’état d’enfance et s’y permettait des banalités de Delille ou de Chompré, que M. Hugo : s’est interdites, que M. de Musset a naturellement évitées. Aujourd’hui que le souffle est épuisé et que le poète a cru devoir à la grandeur de ses destinées politiques le sacrifice de toute correction dans ses vers, il est tout simple qu’on soit plus choqué de ce que la forme garde de défectueux et d’insuffisant. Non-seulement les pièces inédites n’ajouteront rien à la gloire de M. de Lamartine, mais elles aideront à découvrir les côtés faibles de ce talent, qui, non content de se déserter, a fini par se trahir.

Pourtant, malgré l’entraînement funeste des uns, l’insouciance mélancolique des autres, il existe encore de nobles esprits qui, sans s’imposer l’ennui de maudire, de réfuter ou de haïr, poursuivent, avec une sérénité que rien n’altère et ne décourage, leurs travaux, leurs études et leurs rêves. Sous le titre de Littérature, voyages et poésies, M. Ampère nous donne deux volumes où éclate, sous de nouveaux aspects et avec des richesses nouvelles, cette faculté compréhensive, pénétrante, que nul ne possède à un degré plus éminent. Ce qui donne, selon nous, à M. Ampère une physionomie originale et particulièrement attrayante, c’est, en dehors d’une érudition immense, d’un savoir vivifiant et profond, ce talent souple, toujours en éveil, et s’appliquant avec bonheur à tout ce qui lui offre, sous une forme sérieuse ou légère, un élément de cette vérité qu’il recherche, de cette beauté qu’il aime. Ainsi, à côté de notices sur Goethe, sur Hoffmann, sur Chamisso, d’entraînans récits de voyages, de beaux travaux sur l’histoire comparée des langues et des littératures du Nord, M. Ampère publie un volume de vers, et cela simplement, sans prétention, sans emphase, uniquement parce que l’impression pittoresque, le souvenir historique, l’étude d’une poésie étrangère, se sont revêtus pour lui, à certains jours, des tissus éclatans du rhythme, et ont choisi pour interprète la langue sacrée. Ainsi compris, l’art des vers cesse d’être un art particulier, abordable aux initiés seulement, et renfermant des secrets de mécanisme et de métier ; il n’est qu’une expression de plus donnée à l’émotion, à la pensée et à l’image, expression libre, spontanée, se soumettant d’elle-même et sans effort à certaines lois qui la précisent sans l’entraver. Il accompagne le voyageur, il charme pour lui les ennuis de la route, il partage ses admirations et ses aventures ; il mêle à d’arides travaux son rayon et son sourire, faisant passer à travers une veillée laborieuse ses brises rafraîchissantes et embaumées. Si nous ne nous trompons, la Muse a été pour M. Ampère plutôt une compagne affectueuse qu’une de ces initiatrices superbes auxquelles on demande la gloire en retour de retentissans hommages : doux et précieux privilège d’un rare esprit chez qui le travail anime tout, ne dessèche rien, chez qui la science elle-même a ses floraisons charmantes, et qui se multiplie sans cesse, embrassant mille objets divers pour ouvrir un champ plus vaste à son talent de bien dire, ou variant les formes de son langage pour avoir plus de moyens d’interpréter ce qu’il sent, ce qu’il pense et ce qu’il sait !

Il faut en convenir, plus les temps sont orageux et tristes, plus il y a de charme à s’enfermer dans de tels travaux, et aussi à essayer de les définir et de les louer. Que n’est-il permis de s’y attarder, de s’y complaire, de se créer, à part soi, une Athènes fermée aux profanes, interdite à la barbarie menaçante ! Les sujets d’étude sérieuse ou piquante, d’admiration sincère et féconde, n’y manquent pas. Là, c’est l’Académie française conservant, au milieu de nos mœurs nouvelles, toute sa dignité et son prestige, ouvrant ses portes à un public charmé pour la réception de M. de Saint-Priest, et l’ingénieux historien de Charles d’Anjou triomphant avec éclat des difficultés d’un sujet où il s’agissait d’encadrer dans le même éloge deux physionomies bien contraires, M. Ballanche et M. Vatout. Là, c’est un homme d’état illustre, plus grand peut-être dans l’adversité que dans la puissance, profitant, pour retourner à la littérature et à l’histoire, des loisirs que lui ont faits nos malheurs, et, au milieu des avortemens douloureux de la révolution française, se demandant, avec l’impartialité clairvoyante du moraliste, du politique et du sage, pourquoi la révolution d’Angleterre a réussi ? Oui, ce sont là de nobles exercices pour la pensée, et il semble qu’en suivant la trace de ces hommes éminens, on s’affermisse à leur contact, on s’éclaire de leurs leçons ; mais ce charme, si on le goûte avec une obstination trop exclusive, a aussi son inconvénient et son péril. Ce qui nous alarme sur l’avenir de la société, malgré les facultés brillantes et les courageux services de ses défenseurs, c’est justement cet abîme qui sépare l’attaque et la défense. Il faut descendre si bas sur l’échelle de l’intelligence, de la raison et du goût, pour se rencontrer avec les hommes et les œuvres qu’il serait nécessaire de combattre ! Comment en avoir le courage ? Comment quitter, pour l’immondice et l’égout, ces régions sereines où l’on vivait dans le commerce et la familiarité d’esprits supérieurs ? Et cependant, tandis qu’au dehors, sur les cimes ou à mi-côte, la vérité, le bon sens, allument encore leurs signaux lumineux et rassurans, la sape continue, la propagande destructive ne se lasse point. Au-dessous de cette grande et belle littérature qui saisit, pour se révéler et reprendre date, chaque interim ou chaque temps d’arrêt de nos commotions politiques, il en existe une autre, infatigable, acharnée, souterraine, minant peu à peu les profondeurs sociales, dans l’espoir qu’une secousse nouvelle hâtera l’éboulement et fera jaillir à la surface les éclats et les débris. Et qu’on ne dise pas que cette littérature agressive et grossière, hérissée de sophismes et de mensonges, ne mérite pas l’attention des hommes chargés de discipliner ou d’avertir le goût public ! Il suffirait, pour qu’elle la méritât, qu’elle fût de nature à exercer sur la foule, par la violence même et la crudité des tons, une désastreuse influence ; il suffirait qu’elle renfermât, dans ses excitations perfides, dans la succession de ses tableaux, où se heurtent, en de perpétuels contrastes, les vertus du pauvre avec les vices du riche, les plaisirs de l’opulence avec les tortures de la misère, les grandeurs de la révolte avec les cruautés du pouvoir, assez d’élémens de haine, de ressentiment et de désordre pour égarer les ignorans et les crédules. D’ailleurs, ces cris de guerre du paradoxe furieux s’efforçant d’infiltrer dans les classes souffrantes la contagion de ses colères ne sont pas toujours sans entrain et sans verve. Il y a parfois du talent dans ces poésies, ces chansons démocratiques, qui ont leurs virtuoses et leurs auditoires, et qui sont aux chansons de Béranger ce que l’opposition de M. Jules Favre est à celle de Foy et de Casimir Périer. Parmi ces hommes qui s’adonnent à la propagande socialiste, qui font de leurs livres le catéchisme ou l’hymne, la légende ou le roman du communisme et de la démagogie, il en est un surtout qu’il importe de signaler, et que doit flétrir l’anathème des honnêtes gens c’est M. Eugène Sue.

Personne n’a eu moins à se plaindre de la société polie que M. Eugène Sue. Ses premiers romans, où respirait un dédain aristocratique, un parfum de high-life et de dandysme byronien de fort médiocre aloi, mais d’intention très élégante, avaient été accueillis avec faveur, et le nom de l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Ven était devenu presque célèbre avant qu’on se fût aperçu qu’il ne savait pas écrire. Plus tard, une remarquable habileté d’agencement et de mise en scène, un talent réel pour peindre à la détrempe des caractères et des figures qui, à distance, ont de la saillie et de l’effet, valurent à M. Eugène Sue quelques-uns de ces succès démesurés qu’il faut compter au premier rang des immoralités littéraires de notre temps. M. Eugène Sue était-il alors très préoccupé des souffrances du pauvre, des problèmes du travail et de la misère ? Point : on entendait parler des raffinemens de son luxe, des fastueuses fantaisies de son opulence, surtout de son empressement à profiter de ses succès pour prendre pied dans ce monde des privilégiés et des heureux qu’il peint aujourd’hui sous de si odieuses couleurs. Si parfois le romancier essayait de devenir satirique et incisif, c’était toujours aux dépens de la bourgeoisie, qu’il poursuivait de ses impitoyables sarcasmes, qu’il immolait sans scrupule à sa passion désintéressée d’aristocratie et de noblesse. M. Eugène Sue apportait alors dans ces tendances cette manie d’exagération à laquelle échappent rarement ceux qui veulent flatter un monde dont ils ne sont pas, et où ils espèrent se faire adopter à force de complaisances.

Hélas ! la société était alors assez heureuse, assez paisible, pour se permettre ces concessions et ces faiblesses. Lorsque parurent les Mystères de Paris, on n’en aperçut pas tout d’abord le côté coupable et dangereux, et la curiosité fut d’autant plus vive, que l’écrivain nous transportait dans des régions inconnues où tout était découverte et surprise pour ses lecteurs habituels. Il est permis de supposer que M. Eugène Sue, en commençant les Mystères de Paris, ne prétendait qu’à ce succès de curiosité, d’émotion violente ; ensuite, lorsque les positions se dessinèrent, lorsque, effrayées par ce succès même, des voix s’élevèrent pour protester contre l’indécence de ces peintures, contre les miasmes délétères qui s’exhalaient de ces récits, l’auteur jugea convenable d’alourdir de digressions humanitaires, socialistes et économistes, certaines parties de son ouvrage. Il ne visa plus au Lauzun ni au Brummel, mais au Vincent de Paule, à un Vincent de Paule falsifié, dont les tendresses, imprégnées de fiel, se nourrissaient de Fourier et deM. Considérant. Mélange venimeux et funeste, qui alléchait, par des théories alors nouvelles sur le partage, le droit au travail et l’assistance, des imaginations attirées par les voluptueux tableaux des jouissances du vice opulent ! Une fois la position prise, M. Sue ne la quitta plus, et aujourd’hui le voilà tombé, de chute en chute, aux Mystères du Peuple !

Qu’est-ce donc que ce livre des Mystères du Peuple, qui n’ose pas s’étaler aux regards dans les librairies ou les cabinets de lecture, mais qui se vend à domicile, et pour lequel on demande des commis-voyageurs qui en activent, dans toute la France, la circulation et le débit ? C’est l’amas de tous les mensonges, de toutes les calomnies, de tous les blasphèmes qui ont attaqué tour à tour la religion, la noblesse, la royauté, les principes d’autorité, de respect et d’ordre, mis en relief, non sans habileté et sans vigueur, dans un de ces immenses récits dont M. Sue excelle à tisser la trame grossière, et qui donnent à l’enseignement corrupteur l’attrait d’une émotion dramatique ou romanesque. On a peine à se figurer tout ce que l’auteur a déjà accumulé de monstruosités et d’infamies dans cette œuvre dont il n’a publié encore que les premiers chapitres. Sans doute, pour le lecteur quelque peu éclairé ou délicat, ces monstruosités perdent, par leur excès même, beaucoup de leur importance et de leur péril. On hésite entre le dégoût et le mépris lorsque M. Sue nous raconte son histoire de la jeune fille enterrée vivante par trois moines rouges, lorsqu’il met en scène, le jour même de la révolution de février, un cardinal auprès duquel les cardinaux de Richelieu et de Lorraine sont des modèles de libéralisme et de douceur, et qui discute avec son neveu, colonel de dragons, sur les moyens de ramener enfin le droit du seigneur et la dîme. On sourit de pitié, lorsque le romancier, si impitoyable pour les évêques et les cardinaux, si prodigue d’invectives contre les ministres et les cérémonies du christianisme, s’éprend d’un bel enthousiasme pour la sublimité du culte des druides, ou bien lorsque, déclarant la guerre aux cheveux blonds et aux nez crochus, indices de la race oppressive, il met dans la bouche de son héros, modèle de toutes les vertus et insurgé de toutes les émeutes, un incroyable abrégé de l’histoire de France, dans lequel les droits du prolétaire, du disciple de Cabet et de Louis Blanc, sont réclamés au nom de Brennus et de la race gauloise, méchamment opprimés tantôt par les Romains, tantôt par les Francs ! Voilà les notions historiques que M. Eugène Sue développe pour la plus grande édification de ses lecteurs, et, afin que la mystification soit complète, il a soin de citer en note les noms les plus imposans assimilés aux plus équivoques : Augustin Thierry à côté de l’illustre Jean Reynaud !

Tout cela, nous en convenons, est plus méprisable que dangereux, et plus ridicule que méprisable ; mais tout cela, par malheur, n’est pas destiné au public qui saurait se défendre de ces appâts grossiers. Ces pages empoisonnées seront lues, prises au sérieux peut-être, par des esprits confians, prompts à l’emportement et à l’erreur, qui y chercheront de nouveaux griefs, de nouveaux alimens de cette guerre sociale également fatale aux vainqueurs et aux vaincus. Sévère et douloureuse leçon pour les classes élevées ! Autrefois, c’était pour elles qu’on écrivait les mauvais livres : on se donnait la peine alors de mêler aux enseignemens corrupteurs tous les raffinemens de l’atticisme, de la civilisation et de l’art ; elles souriaient avec indulgence, elles aimaient à jouer avec ce feu dont elles se croyaient maîtresses, elles imitaient ces rois d’Orient qui portaient sur eux du poison contenu dans des bagues précieuses ; aujourd’hui, le poison a fait éclater la bague. Les corrupteurs ne se donnent plus le souci de chercher dans leurs inventions la vraisemblance, le bon sens, la délicatesse et la grace, dont n’aurait que faire le nouveau public auquel ils s’adressent. Rien ne manque, hélas ! à ce triste contraste. Autrefois, ce qui rendait ces inventions dangereuses, c’étaient justement ces qualités d’esprit et de goût qui en augmentaient la séduction auprès des lecteurs spirituels ; aujourd’hui, ce qui les rend redoutables, c’est, au contraire, cette absence de tout esprit, de toute raison, de toute bonne foi, de toute pudeur, qui décourage la polémique, et éloigne de ces fictions hideuses les juges les mieux faits pour les réfuter et les flétrir !

Désormais, nous le croyons, la société doit être plus difficile sur ses plaisirs, moins accommodante et moins favorable aux ouvrages dont les allures immorales, atténuées d’abord par l’entraînement de l’exécution ou la curiosité du succès, paraissent plus choquantes, à mesure que le succès s’amoindrit et que la curiosité se lasse. Cette réflexion nous était suggérée, l’autre soir, par la reprise au Théâtre-Français de Mademoiselle de Belle-Isle. Il y a dans cette pièce une effronterie de corruption mondaine, de vice grand seigneur, sur laquelle l’attention glissait dans les temps heureux, mais qu’il n’est plus permis de méconnaître, maintenant que, suivant l’expression d’Alfieri, citée récemment par M. Sainte-Beuve, il y a lieu d’amnistier les grands pour s’occuper des petits. L’auteur, nous en sommes sûr, y a peu songé, et peut-être cette parfaite sécurité de conscience dans la composition d’une pièce immorale n’est-elle pas un des traits les moins caractéristiques de certains talens de notre époque.

Quoi qu’il en soit, cette comédie de Mademoiselle de Belle-Isle a paru cette fois bien vieillie, et a donné lieu de rappeler ce mot si juste et si terrible pour plusieurs de nos chefs-d’œuvre : « Ils ont bien plus de deux cents ans, ils en ont dix ! » Sans doute, il y a là une vive hardiesse de main, une singulière aptitude à mener lestement au but, à travers accidens et hasards, une action dramatique habilement nouée ; mais que de clinquant, que de fausses paillettes dans les scènes qui prétendent à la distinction suprême, à l’élégance proverbiale de Richelieu et de ses roueries ! que de concetti de mélodrame, que de formules surannées dans les scènes de passion ! On le sait, l’intérêt principal de cette reprise était la tentative de Mlle Rachel. Cette tentative a-t-elle complètement réussi ? Il est difficile de se prononcer : l’impression des deux premiers actes a été froide et mélancolique. L’actrice était évidemment dépaysée ; ce masque tragique qui paraissait presque aussi sombre que celui d’Hermione et de Phèdre, cette voix qui semblait poursuivre encore le rhythme et l’alexandrin absens, contribuaient mal à l’illusion et faisaient peu croire à la comédie. Cependant Mlle Rachel a retrouvé, dans les scènes dramatiques du troisième et du cinquième acte, plusieurs de ses beaux effets, et elle n’a pas été trop inférieure à elle-même dans tous les passages où elle a pu se sentir entraînée, soutenue par un souffle lointain de ses inspirations habituelles. Il serait injuste, nous le répétons, de rien conclure de ce début. Il y a dans la tragédie toute une part donnée au convenu, au factice, toute une mélodie prescrite, notée d’avance pour l’expression du sentiment et de la passion. Cette mélopée uniforme importunait encore Mlle Rachel, et c’est là peut-être tout le secret de la différence qu’ont remarquée les esprits chagrins entre certaines inflexions de l’éminente artiste et la diction si admirablement nuancée de Mlle Mars. Ce qu’on ne saurait contester à Mlle Rachel dans ce rôle de Mlle de Belle-Isle, c’est l’extrême distinction, qualité qui ne l’abandonne jamais, et que rendait cette fois plus frappante le voisinage d’une actrice assurément fort brillante et fort parée, mais toujours un peu soubrette dans le rôle de la marquise de Prie. Au reste, la représentation n’a pas manqué d’ensemble. Richelieu a eu de l’entrain et de l’ampleur ; le chevalier d’Aubigny a été passionné et pathétique, et l’on peut croire qu’aux représentations suivantes Mlle Rachel, mieux acclimatée à cette prose très différente des vers de Corneille et de Racine, atteindra la vraie nuance et complétera un succès où se mêlait, l’autre soir, un sentiment de tristesse inspiré par des traces visibles de fatigue et de souffrance.

C’est une impression beaucoup plus gaie que l’on va chercher aux Porcherons, le nouvel opéra de M. Grisar, qui continue la bonne veine de l’Opéra-Comique, et ajoute à la réputation musicale de l’auteur de Gilles Ravisseur. Cette fois, M. Grisar a eu trois actes à mettre en musique, et il s’est fort habilement tiré de cette tâche difficile. La pièce, un peu lente dans les deux premiers actes et fort invraisemblable dans l’ensemble, se relève et s’anime à la fin ; le troisième acte offrait au compositeur un excellent cadre dont il a tiré bon parti. Chaque soir, on applaudit avec chaleur le chœur bachique, les couplets du sergent, pleins de mouvement et d’ampleur, la ronde des Porcherons, l’air de Mlle Darcier et le finale. Ce qui manque à cette musique, c’est le développement : les idées sont fines, élégantes ; mais, au moment où l’on s’attend à les voir prendre leur essor et se traduire en mélodies, elles s’arrêtent, se morcellent ou s’éteignent dans les profondeurs de l’orchestre. Toutefois la distinction et l’élégance sont si rares, qu’il y a lieu d’applaudir sincèrement au succès des Porcherons, et de constater les progrès de M. Grisar.

Pendant que l’Opéra-Comique fait alterner avec bonheur la Fée aux Roses et les Percherons, Mlle Ugalde et Mlle Darcier, le Théâtre-Italien n’est pas toujours aussi heureux dans ses tentatives pour ramener son ancien public. Il est clair que, là aussi, une révolution s’est faite, et que, soit abaissement de la fortune publique, soit variation du goût, soit absence de nouveaux virtuoses, soit lacune dans cette belle chaîne de l’art italien, qui, pour nous, se termine à Donizetti, la curiosité et la vogue se détournent de ce théâtre, sur lequel planent tant de mélodieux souvenirs. Pourtant, les reprises de la Cenerentola et du Barbier réunissaient encore plusieurs élémens de succès et d’intérêt. Lablache a reparu avec cette voix puissante, cette gaieté olympienne qui s’étonne de ne plus soulever autour d’elle les joyeuses explosions d’autrefois. Dans les rôles de Dandini et de Figaro, Ronconi a fait preuve d’une souplesse de talent, d’un art incomparable pour fondre l’expression musicale avec la situation dramatique, d’une verve nerveuse et irrésistible qui ne s’était jamais révélée avec tant d’éclat que dans ces derniers temps. Quelques jours après, le Théâtre-Italien faisait débuter dans Nabucco une grande et belle personne, Mlle Elvina Froger, dont la voix, vibrante et étendue, a besoin d’être assouplie, mais qui a mérité parfois d’être associée au triomphe de Ronconi, sublime, comme on sait, dans le principal rôle. Enfin Mlle Sophie Vera a chanté l’autre soir dans la Donna del Lago, et le rôle poétique et passionné d’Elena lui a permis de déployer des qualités qu’on ne lui soupçonnait pas, à côté de ces exquises élégances, de ces délicats ornemens qui avaient si bien fait valoir les beautés de Matilde di Shabran et de l’Elisir.

En d’autres temps, il n’en eût pas fallu davantage pour faire prospérer ce théâtre. Aujourd’hui ces courageux efforts ne sont plus appréciés que par quelques fidèles dilettanti auxquels se mêle, de temps à autre, un public bien différent de celui qui, dans les beaux jours, envahissait ces loges brillantes et battait des mains aux doux accens de Malibran et de Grisi. Encore une fois, d’où vient cette déchéance que fait mieux ressortir la prospérité d’une scène moins importante dans l’art musical ? Peut-être est-ce là un des nombreux indices de cet abaissement général qui suit les révolutions et qui s’applique également aux fortunes, aux idées, aux goûts, à cet ensemble matériel et idéal qui compose la société. Oui, le niveau s’est abaissé, la civilisation et l’art ont descendu un échelon : pourront-ils demeurer dans ces régions intermédiaires ? Est-ce une condition de notre temps, que nous devions nous y résigner et nous y fixer ? Tout au haut, sur les cimes où rayonnaient les clartés immortelles et les lumineux horizons, nous voyons encore quelques-uns de nos maîtres continuant leur tâche réparatrice et appelant à eux les intelligences lasses et découragées. Tout au bas, dans ces profondeurs effrayantes que la révolution a creusées et où s’agitent tant de haines, d’angoisses et de misères, les apôtres de rébellion ou de désordre, les prédicateurs de mensonges et de crimes nous jettent leurs appels fébriles ; ils invitent à descendre, à tomber jusqu’à eux, les esprits menacés d’affaissement et de vertige. C’est entre ces deux appels contraires que se trouve placée aujourd’hui la société ; c’est entre ces deux alternatives qu’elle doit choisir : elle n’hésitera pas.


ARMAND DE PONTMARTIN.