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Revue littéraire - 31 mars 1846

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REVUE LITTÉRAIRE

Des causes des migrations des divers animaux, par M. Marcel de Serres[1]. — Depuis les immortels travaux de George Cuvier, l’étude de l’histoire naturelle semble avoir pris une direction exclusivement physiologique. Jaloux d’ajouter quelques pierres au grand édifice si admirablement commencé par le maître, ses successeurs ont dirigé leurs recherches vers un seul point, l’étude de l’organisation, et paraissent avoir à peu près perdu de vue tous les autres, comme si la classification devait composer à elle seule l’histoire naturelle. Au fond de leurs cabinets, recevant de chaque point du globe, grace à des explorations multipliées, les dépouilles des êtres organisés, ils extraient de l’alcool des débris souvent informes auxquels, au moyen de la loupe et du scalpel, ils assignent une place rationnelle dans l’échelle zoologique. De pareils travaux sont cependant bien loin de constituer toute la science. Que le docteur Strauss passe dix années de sa vie à dessiner et à décrire les différens organes dont se compose le hanneton ; qu’un autre s’applique à ranger les insectes d’après le nombre d’articles dont se composent leurs tarses, nous aurons des planches magnifiques et muettes, des catalogues complets et arides, mais jamais un traité d’histoire naturelle. Si nous ouvrons par hasard un de ces grands ouvrages qui prennent néanmoins pompeusement ce titre, leur sécheresse nous fatigue, car c’est partout l’animal décrit dans sa forme, le nombre de ses vertèbres, la dimension de ses os ; c’est le numéro sous lequel il doit être rangé, mais rien qui nous éclaire sur ses fonctions dans la nature et sur la part qu’il peut prendre à l’harmonie générale. Si dans un coin de la préface on dit quelques mots de ses mœurs, alors les erreurs s’accumulent, car on a partout copié Buffon et Lacépède, qui eux-mêmes avaient pris beaucoup dans les anciens. On n’y rencontre presque jamais d’observations directes. Il est pourtant un point essentiel de la science auquel il serait temps d’attacher quelque importance. À côté des études anatomiques, il y a la recherche des relations admirables que présentent les différentes espèces avec les milieux dans lesquels elles vivent, et surtout avec l’homme ; l’histoire de leurs mœurs et de leurs instincts, champ encore aussi peu exploré qu’il est fertile. Il y a, en un mot, ce qui forme le véritable but de la science, la connaissance de l’être dans ses fonctions et dans ses rapports avec le reste de la création.

Aussi, quand nous voyons, à de rares intervalles, apparaître le travail d’un véritable observateur, d’un de ces hommes qui voient par leurs yeux, et, s’écartant du sentier battu, suivent avec persévérance et discernement les animaux dans les phases diverses de leur existence, sommes-nous certains d’y rencontrer, ce qu’on ne trouve point ailleurs, un intérêt véritable.

À ce titre, nous nous plaisons à signaler le dernier ouvrage publié par M. Marcel de Serres. L’étude des nombreux voyages auxquels se livrent la plupart des animaux et des causes qui les déterminent est une des plus curieuses de l’histoire naturelle. Les migrations annuelles des oiseaux, qui s’étendent quelquefois à des milliers de lieues, ont seules attiré depuis long-temps l’attention des naturalistes ; la plupart des êtres exécutent cependant comme ces derniers des pérégrinations dont un grand nombre ont également un caractère de périodicité. Les mammifères, les poissons, les reptiles, les mollusques, les plantes elles-mêmes, paraissent animés d’un mouvement de translation comme pour opérer incessamment la fusion de tous les êtres, équilibrer la distribution des races, et mettre chaque jour davantage à la portée de l’homme les créatures sur lesquelles il doit exercer sa puissance. À suivre depuis les temps historiques les nombreux chemins parcourus par les différentes espèces, on arrive à reconnaître que, parties d’un centre commun, elles ne cessent de s’avancer en rayonnant vers les points les plus opposés du globe, sans distinction de climat. Cette loi devient surtout frappante à l’égard de celles qui nous sont d’une utilité immédiate. Soit qu’un instinct particulier sollicite les animaux à quitter leur patrie primitive pour se livrer aux hasards des plus longs voyages, soit que l’homme, en rayonnant lui-même dans toutes les directions, ait attiré les uns et repoussé les autres, il est certain que les races nuisibles s’amoindrissent, tandis que celles dont on retire quelques avantages s’étendent et s’établissent dans les climats les plus opposés. Dans ces mouvemens qui sollicitent sans cesse chaque créature à se déplacer, M. Marcel de Serres a recherché quelle part pouvaient prendre l’instinct, la variété des saisons et la présence de l’homme. Il divise le règne animal en trois grands ordres : le premier comprend les êtres dont les migrations sont périodiques ; dans le second, il range ceux qui, toujours en voyage, n’ont point de patrie et mènent une vie errante ; le troisième renferme les stationnaires, qui ne quittent le lieu où ils ont pris naissance que pendant des temps très courts et sous l’influence de causes exceptionnelles.

C’est surtout dans la première de ces divisions que l’on rencontre les animaux qu’un instinct irrésistible, une force indépendante de la température et de toutes autres circonstances extérieures pousse avec une sorte de fatalité vers l’accomplissement de cette loi mystérieuse dont l’auteur cherche à déterminer le but. Que l’on enferme dans de grandes volières, avec les conditions les plus favorables, et en leur fournissant les alimens qui leur conviennent, des oiseaux voyageurs, et pour chacun l’époque de sa migration se fera sentir par une agitation inaccoutumée. Quelques-uns tombent dans une sorte de marasme et se laissent mourir de faim. Le sentiment maternel, si puissant chez les oiseaux, ne peut contrebalancer ce désir de voyage, et il n’est pas rare, à l’époque du départ des hirondelles, de les voir abandonner leurs petits quand quelques jours de plus suffiraient pour leur donner la force de les suivre.

Chez les mammifères, les migrations, qu’il ne faut pas confondre avec leurs déplacemens accidentels, sont beaucoup plus rares que chez les oiseaux. Parmi ceux qui paraissent le plus exclusivement dominés par le pur instinct, l’auteur cite les isatis et les lemings. Ces derniers, surtout, dirigent leurs courses à travers l’Océan et le golfe de Bothnie avec une imperturbable précision. Rien ne les arrête, ils traversent les fleuves, les bras de mer, les montagnes, poursuivant leur but avec une sorte d’aveugle fatalité. Ils ne marchent que la nuit, sur deux lignes parallèles et serrées, s’arrêtant pendant le jour, et ne laissant pas trace de végétation sur leur passage, puis ils repartent, toujours suivis par des carnassiers et des hiboux qui les déciment à tel point que peu d’entre eux parviennent au terme de leur voyage. Doués d’une fécondité extraordinaire, à peine prennent-ils le temps de réparer leurs pertes qu’ils se remettent en voyage en sens contraire, traversant les mêmes dangers sans dévier de la ligne droite, et paraissant n’accomplir ces désastreuses pérégrinations que pour compenser par les pertes nombreuses qu’ils éprouvent la fécondité de leur race.

Peut-être faut-il voir un but analogue dans le déplacement d’un grand nombre de poissons comme le hareng, le maquereau, les sardines, qui vont, à des époques fixes, suivis et décimés par les squales, les baleines et les cachalots accomplir cette grande migration qui chaque année verse l’abondance et la richesse sur une côte de plus de deux mille lieues. L’histoire de ces migrations et des causes qui les déterminent est tracée par M. de Serres avec une science d’observation peu commune et présente un nombre infini de faits entièrement neufs. Excepté certaines tortues marines, peu de reptiles accomplissent de grands voyages périodiques. On rencontre bien à des époques déterminées, au milieu de l’Océan Pacifique, des troupes de ces énormes tortues franches qui dorment au soleil à plus de cinq cents lieues de toute terre et s’en reviennent par bandes enfouir leurs œufs dans les sables des rivages brûlés par le soleil ; mais ce n’est là qu’un fait isolé, et l’on peut dire que les déplacemens des reptiles sont tous soumis à l’influence des saisons.

Les animaux erratiques et ceux qui n’abandonnent momentanément leur patrie que pour rencontrer ailleurs une nourriture plus abondante sont en bien plus grand nombre que les premiers ; depuis l’ours polaire et le renne, le morse, le cachalot et le crocodile, jusqu’aux animaux les plus inférieurs, comme les insectes et les coquillages, presque tous les animaux se livrent à des courses plus ou moins capricieuses, plus ou moins déterminées par les changemens de température ou l’instinct de la reproduction. L’histoire de ces voyages, tantôt isolés, tantôt en troupes organisées avec une prévoyance surprenante, présente des particularités qui donnent au livre du savant naturaliste un puissant intérêt. Il est curieux d’étudier par quel artifice plusieurs de ces animaux, presque entièrement dépourvus d’organes de locomotion, parviennent néanmoins à parcourir des centaines de lieues ; comment ils trouvent les moyens de se faire transporter par d’autres, comme la plupart des mollusques à ventouses, de se laisser entraîner par les courans des fleuves, comme les akis, les pimélies et un grand nombre d’autres insectes ; comment enfin plusieurs coquillages, tels que les argonautes et les nautiles, parviennent, avec leurs tentacules en forme de voiles, à parcourir des espaces de deux ou trois cents lieues.

Les migrations des végétaux et la faculté que la nature a donnée à leurs graines de parcourir d’énormes distances, les moyens que plusieurs emploient pour s’emparer du sol qui leur convient et en chasser les autres, ne sont pas moins féconds en curieux détails dont on ne tardera pas à retirer d’utiles applications. Le livre de M. Marcel de Serres, couronné par l’Académie des sciences de Harlem, a ouvert une voie large et nouvelle aux observations des naturalistes. Malgré le défaut de méthode que nous y avons parfois remarqué et l’impardonnable négligence avec laquelle il est écrit, ce livre mérite, par les faits nouveaux qu’il signale et les tableaux qui l’accompagnent, d’être consulté par ceux qui ne veulent point rester étrangers aux admirables lois qui président à la distribution et à l’histoire des races dans les diverses parties du globe.


A. B.


— On n’a pas oublié le remarquable travail publié dans cette Revue par M. le comte Alexis de Saint-Priest sur la dissolution de la société de Jésus, et où l’auteur, les pièces diplomatiques en main, éclairait d’une vive et piquante lumière des négociations long-temps restées mystérieuses. Ce travail est devenu un livre, et ce livre a eu sa destinée, habent sua fata libelli. Citée à la tribune, traduite en Angleterre et en Allemagne, adoptée tour à tour comme une apologie de la société de Jésus ou comme une arme contre elle, vivement critiquée par les uns, louée sincèrement par les autres, l’Histoire de la Chute des Jésuites a trouvé dans tous les camps de nombreux lecteurs et des lecteurs passionnés. Les violences de la polémique et le retentissement même du livre imposaient à l’historien des devoirs qu’il a compris. Pour qu’on ne se méprît pas sur ses intentions, sur le caractère d’une œuvre écrite, comme il le dit lui-même, sans amour et sans colère, sine ira et studio, il était désirable que le texte en fût soigneusement revu, que de nombreuses pièces justificatives vinssent à la fois compléter et appuyer les jugemens de l’écrivain. Tel est le but que l’auteur s’est proposé d’atteindre dans une nouvelle édition, et l’Histoire de la Chute des Jésuites se réimprime aujourd’hui pour la quatrième fois[2]. Après avoir servi de document dans une cause pendante, après avoir eu, pour ainsi dire, son rôle actif et son succès d’à-propos, l’ouvrage de M. de Saint-Priest garde ses titres à un succès plus calme et plus durable. C’est une page d’histoire dont l’intérêt survit à des émotions, passagères, et dont l’autorité s’est accrue de toutes les adhésions qu’a rencontrées l’auteur, de toutes les colères même qu’il a soulevées.


— L’Italie est en ce moment livrée à de curieuses recherches sur sa propre histoire. De tous côtés, on étudie, on restitue les anciennes chroniques ; on rend à la lumière des documens ignorés et précieux. C’est un mouvement analogue à celui que provoquèrent en France les premiers travaux historiques de MM. Guizot et Augustin Thierry. Chaque ville a ses érudits attentifs à recueillir, dans les archives locales, les matériaux du grand édifice de l’histoire nationale, qui attend encore son architecte. Parmi ces documens qu’on exhume avec tant d’ardeur, il en est qui méritent d’appeler l’attention de la France. Nous n’en voudrions pour preuve qu’une publication très intéressante où M. le duc de Dino, s’appuyant sur des recherches récemment faites au-delà des monts, nous rend, à l’aide de traductions richement annotées et complétées par une savante introduction, quelques-unes des pages les plus brillantes de l’histoire de Sienne[3]. La puissance de Pise, la gloire de Florence, ont fait un peu oublier Sienne, à laquelle il n’a manqué peut-être qu’un heureux hasard pour jouer le premier rôle parmi les républiques de la Toscane. La bataille de Monte Aperto lui valut même un instant la prépondérance ; ce triomphe, malheureusement pour Sienne, fut bientôt suivi d’affreux désastres et de troubles intérieurs qui tournèrent à l’avantage de Florence. L’histoire de Sienne, du XVe au XVIIe siècle, n’offre guère qu’une longue série d’intrigues, de proscriptions et de massacres. Un seul fait se détache avec grandeur au milieu de ces tristes agitations : c’est le soulèvement de Sienne contre la domination espagnole, que Charles-Quint avait tenté d’y établir. Les récits traduits par M. le duc de Dino renferment de curieux détails sur la conjuration qui renversa les projets de Charles-Quint dans la Toscane, et sur les événemens qui suivirent ce glorieux épisode, événemens où la France joua un rôle considérable et trop peu connu. Il se trouve ainsi qu’une page tirée des chroniques d’une petite république italienne peut servir à combler une lacune de notre histoire. Par cet exemple, on voit combien il serait important pour la France d’étudier de plus près le mouvement historique en Italie. Il est honorable pour M. le duc de Dino d’avoir ouvert une voie où les nombreux écrivains attirés par vocation ou par goût vers l’étude de nos annales trouveront après lui plus d’une recherche utile à faire, plus d’un curieux document à recueillir.


— La bibliothèque des hommes éminens dans les sciences et dans la littérature est volontiers l’image de leur esprit ; c’est l’atelier de ces travailleurs intellectuels. La bibliothèque de l’illustre M. de Sacy était égale à sa science, c’est-à-dire qu’elle embrassait toutes les branches de la littérature et de la connaissance humaine. Le catalogue de cette bibliothèque, rédigé par M. Merlin, est devenu un ouvrage curieux, et qui sera souvent consulté. Le second volume de ce catalogue, précédant de peu la vente qui va recommencer (6 avril), vient de paraître. Le principal intérêt du premier volume était dans la riche collection des manuscrits orientaux ; l’intérêt non moindre de cette seconde partie consiste dans la collection la plus complète des grammaires et vocabulaires en toutes langues, en idiomes de toutes les branches, de toutes les familles ; rien qu’à parcourir cette série d’indications bibliographiques, on prend l’idée du labeur infatigable de la science pour remettre de l’ordre et de l’entente dans cette immensité de la Babel humaine.


— Sous ce titre : Une Année dans le Levant[4], M. Alexis de Valon vient de publier une suite de récits et d’esquisses piquantes. Le jeune voyageur nous introduit avec une aisance toute gracieuse sur cette vieille terre du Levant tant de fois décrite, et où il sait découvrir des aspects nouveaux. Son livre, dont nos lecteurs connaissent quelques parties, mérite de prendre place parmi les plus agréables et les plus instructifs qu’on ait écrits sur les hommes et les choses de l’Orient.


M. Arsène Houssaye a commencé la publication de l’Histoire de la Peinture flamande et hollandaise[5]. C’est un livre qui manquait à l’histoire de l’art. Les trente livraisons qui ont paru permettent déjà de saisir le point de vue de l’écrivain et d’apprécier sa manière. M. Houssaye ne cache pas sa vive sympathie pour les Flamands ; c’est avec une curiosité amoureuse qu’il étudie leurs œuvres, et qu’il reconstruit la biographie ignorée des Paul Potter, des Berghem, des Ruysdaël. La peinture flamande et hollandaise, qui n’a pas été sans influence sur l’art français, méritait de trouver parmi nous son historien.


— On sait quel rapide et brillant succès obtint autrefois l’Encyclopédie-Courtin. Cette intéressante publication méritait, à plus d’un titre, l’accueil empressé qu’elle rencontre dans le public. M. Courtin, lorsqu’il conçut le projet de son Encyclopédie, avait fait appel aux savans, aux écrivains les plus capables de le seconder dans son utile entreprise. Parmi ses collaborateurs il put compter de grands écrivains et des savans illustres. Aujourd’hui MM. Firmin Didot publient une nouvelle édition de l’Encyclopédie-Courtin ou plutôt une nouvelle Encyclopédie ; car leur but est d’accroître de près du double l’ouvrage publié par M. Courtin, dont ils ne conservent que les articles les plus remarquables soit par le mérite de l’exécution, soit par le nom des auteurs. Les livraisons déjà parues font bien augurer de cette vaste publication. Il y a là un effort heureux pour vulgariser la science. Des notices attachantes, complétées par des gravures et par de curieuses indications bibliographiques, assurent à la fois à la nouvelle édition de l’Encyclopédie-Courtin l’approbation des juges spéciaux et les suffrages des gens du monde.


— On vient de traduire un des plus grands monumens littéraires de l’antiquité, l’Histoire universelle de Diodore de Sicile[6]. Nous reviendrons sur cette publication que le traducteur, M. le docteur Hœfer, a enrichie de notes curieuses sur l’état des sciences chez les anciens et chez les modernes.

  1. Un vol.  in-8o chez Lagny, rue Bourbon-le-Château.
  2. Chez Amyot ; rue de la Paix.
  3. Chroniques Siennoises, traduites de l’italien, précédées d’une introduction et accompagnées de notes, par M. le duc de Dino. Un beau volume grand in-4o, chez Curmer.
  4. Deux volumes in-8o, chez Labitte, passage des panoramas.
  5. Un vol.  in-folio, avec 100 gravures sur cuivre.
  6. Quatre volumes in-18, faisant partie de la Bibliothèque-Charpentier.