Revue littéraire - L’Auteur de la première « Némésis » - Un philologue : Edouard Tournier

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Revue littéraire - L’Auteur de la première « Némésis » - Un philologue : Edouard Tournier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 692-703).
REVUE LITTÉRAIRE

L’AUTEUR DE LA PREMIÈRE « NÉMÉSIS »

UN PHILOLOGUE : ÉDOUARD TOURNIER

[1]

M. Paul Bourget se souvient d’avoir été philologue et, dans son roman de Némésis, où les événements nouveaux et les méditations de l’antiquité se mêlent d’une si étrange et belle manière, il mentionne et loue un vieil helléniste qui fut son maître à l’École des hautes études, Edouard Tournier, l’auteur de Némésis et la jalousie des dieux. C’était un homme admirable et singulier, deux fois aimable, et pour ses bizarreries autant que pour les vertus de son cœur et de son esprit. Il est mort il y a vingt ans bientôt, laissant une œuvre mémorable, courte et qu’il avait achevée dès sa jeunesse. Il continuait de travailler, mais ne donnait plus rien au public. Vers la fin de son existence, âgé de soixante-neuf ans, il méprisait son premier ouvrage, qui était de littérature ; il doutait du second, qui était de philologie : il travaillait, avec une sorte de désespoir, avec intrépidité cependant. Son aventure est liée à quelques-uns des problèmes qui, en son temps et depuis lors, aujourd’hui encore, sont le plus dignes d’occuper les intelligences. Il a été l’un des héros et l’un des saints de l’érudition française : du reste, un saint troublé, par cela même pathétique, toujours en lutte contre le matin, contre soi peut-être et, dans l’inquiétude où la méthode vous retient, fort de sa volonté.

C’était un grand garçon maigre et sec, très haut perché sur ses jambes, assez gauche d’allures, la tête levée, les yeux au loin. D’air et de façons, il ne ressemblait pas du tout à la plupart des érudits, ou bien à ceux qu’on se figure si confinés dans leur besogne qu’ils se redressent mal et, même debout, restent comme penchés sur des feuillets. Son visage était plutôt d’un ancien capitaine qui, revenu à la vie des bourgeois, laisse boucler autour de ses oreilles ses blancs cheveux ; il portait la barbiche longue : et il avait plus de fierté que de bonhomie, à la première apparence. Il se plaisait à rire, dès que s’en présentait l’occasion : ce n’était pas tous les jours ; il ne souriait pas. Il avait, à généralement parler, du chagrin ; puis, en outre, un chagrin : ses plus intimes amis savaient que, depuis la mort d’un fils, il ne s’était pas consolé. Il avait mauvaise opinion de la destinée, petite opinion de l’humanité ; il n’attendait aucune aubaine : il était morose et l’était avec une espèce d’énergie stoïcienne. C’est ainsi qu’il ne souriait pas ; et son rire tournait au sarcasme très vile. Il composait, en français, en grec, en latin, des chansons narquoises, où il fourrait de rudes calembours et des calembredaines insolentes pour ses ennemis, les ennemis de ses idées. S’il vous aimait, il vous parlait de la pluie et du beau temps, de Sophocle et de Pindare, et non de lui, et non de vous ; il n’allait point à la confidence avec vous, non plus qu’il n’y allait avec lui-même, ayant accoutumé de vivre dans le divertissement perpétuel de la pensée. Il vous traitait comme lui-même et vivait évasivement. Pour peu qu’on le connût ; c’était à cause d’une sensibilité très vive et qu’il avait à maîtriser. Elle se trahissait à sa physionomie, laquelle n’était pas très mobile, ou ne l’était plus, parce qu’il l’avait fixée, à ce qu’il semblait, et fixée en son état de souffrance ou d’alarme. Autour des yeux, les muscles plissaient tout le visage. Il tenait son livre à la hauteur de son front, plus haut que son front, en l’air, et le lisait, de près, comme on regarde au plafond, le lisait un peu, avec méfiance, y trouvait des fautes, — des fautes, des fautes ! — abandonnait le livre et, au plafond, cherchait le texte vrai, la conjecture. Le triomphe de sa besogne acharnée était qu’il s’attristait sur les fautes qui déparent le texte de Pindare ou de Sophocle : car il donnait ainsi le change à sa mélancolie. Dans les moments où la fiction philologique ne le contentait point, il se mettait à son piano, où ses grosses mains devenaient agiles soudainement ; et il demandait à la musique une diversion plus dangereuse, mais plus forte. C’était un homme d’aspect tranquille et d’âme agitée. Il y a du romanesque dans l’assiduité des grands philologues : leur passion n’est pas apaisée facilement ; et, quand les autres hommes auront fini par être de plus en plus pareils, ils seront les derniers originaux.

Némésis et la jalousie des dieux, c’est l’histoire d’une erreur : « Les Grecs ont cru que la divinité pouvait s’alarmer pour elle-même de l’ambition des mortels, que dis-je ? haïr et châtier en eux jusqu’à l’excès de la prospérité : telle est, en résumé, cette étrange superstition. » Tournier, dès la première page, éconduit l’étrange superstition : « Le temps, parlons mieux, la raison humaine en a fait justice. » Il ne va même pas la réfuter : à quoi bon ? Cela est connu, cela est acquis ; nous savons que la divinité n’est point jalouse, étant parfaite, et qu’elle n’a point nos sentiments vils, nos défauts, ne commet nul de nos péchés. Ou bien, la notion de la divinité se défait. L’idée de la divinité imparfaite est contradictoire : et la raison la refuse. Alors, il ne s’agit que d’une absurdité ? Il s’agit d’une erreur. Et Tournier, qui premièrement la condamne, lui sera très indulgent : il l’a condamnée avec une sévère promptitude ; il la commentera, au long de son ouvrage, avec un soin complaisant.

C’est qu’une erreur est un chemin vers la vérité, non le chemin direct : un chemin capricieux, périlleux, accidenté, un mauvais chemin. Cependant, il mène, sinon à la vérité, du moins, et par mille détours, aux approches de la vérité, qui peut-être n’est pas un point dans l’étendue immense des idées, mais une région que l’on aborde également de divers côtés : l’on y pénètre un peu, quelquefois. Au bout de presque toutes les erreurs, il y a un paysage ou ne fût-ce qu’un mirage de la vérité, dont les entrons mêmes sont beaux.

Puis, l’erreur que résume le nom de Némésis a duré plus de dix siècles. Elle est antérieure à Homère, qui l’a pieusement recueillie. Hérodote lui a donné sa confiance. Et Aristote, en la combattant, prouve qu’à l’époque où triomphait un certain positivisme, où s’établissait la suprématie de la raison sur la croyance, elle avait encore ses fidèles. Elle a passé de Grèce à Rome. Et elle ne s’est pas anéantie du jour au lendemain, sur la démonstration péremptoire d’un philosophe. Elle a eu le sort aventureux qu’ont les doctrines et les dogmes : elle s’est, d’âge en âge, altérée ; elle a survécu à la plupart de ses vives significations ; et elle a disparu dans un oubli silencieux. Denys d’Halicarnasse et Diodore de Sicile ne recourent plus à Némésis que pour donner « une couleur antique et un air de noblesse » à leurs récits. Les romanciers la mêlent à leurs galantes inventions et, par exemple, comptent la beauté parmi « les avantages qui exposent les mortels à la Jalousie des dieux. » Les Latins la confondaient avec la Fortune. Et Catulle, Virgile, Ovide, Martial, Ausone et Claudien la nomment souvent dans leurs poèmes, sans croire à elle plus que les poètes du siècle de Louis XIV ne croyaient à la réalité d’Apollon et des Muses. On voit, aux porches des églises romanes, divers motifs ornementaux fort compliqués et qui assemblent des animaux, des plantes et des objets méconnaissables : ce sont, parfois, des symboles périmés, dont la signification s’est perdue, et que les décorateurs utilisent au gré de leur fantaisie. Les croyances achèvent ainsi leur durée ; et c’est ainsi que se perdit, dans la littérature ingénieusement fabuleuse et dans la vanité des mots, Némésis, la divinité la plus redoutable de l’Olympe.

Cependant, Auguste, au dire de Suétone, mendiait, chaque année, un jour : il espérait conjurer de cette façon la Fortune qui a de si rudes vengeances. Et Caligula, au dire de Dion Cassius, offrit un sacrifice à la divine jalousie. Et, tardivement, il y avait au Capitole, une statue de Némésis ; mais il advint qu’on oublia qu’elle était Némésis : et les superstitieux de Rome s’adressaient à elle contre le danger de fascination. Et maintenant, qui oserait dire que la pensée de Némésis ait disparu de toutes âmes tout à fait ?…

A l’époque où elle règne sur la Grèce, Némésis n’est pas exactement le Destin : elle est une loi mystérieuse, qui gouverne le monde. Tournier la définit « loi de partage. » C’est-à-dire qu’il y a, pour l’humanité, un lot, destiné à elle, et qui lui appartient : elle ne saurait prétendre davantage. Et le lot n’est pas attribué généralement à l’humanité, de telle sorte qu’elle ait à le distribuer entre ses membres avec une égalité rigoureuse ou au gré de ses caprices : la part dévolue à chacun de nous est fixée par la Némésis.

C’est la Fatalité ? C’est une espèce de fatalité, mais qui a ce caractère de ne pas abolir toute liberté : ni la liberté des dieux, ni la liberté des mortels. Dans Homère, si l’heure de mourir est arrivée pour Hector, ou Hercule, ou Sarpédon, Zeus ne s’y résout pas sans peine. Il hésite, il consulte les dieux, il délibère. Il cède enfin ; mais son hésitation marque sa liberté : « la loi qu’il exécute l’a obligé sans le contraindre. » Et, quant aux mortels, la loi de partage les enferme dans des limites, à l’intérieur desquelles ils sont libres. Voire, ces limites leur sont-elles absolument infranchissables ? Non : car les dieux ont le souci de les y contenir, et la crainte perpétuelle de les voir s’émanciper. Les dieux sont en lutte contre les hommes ; et le mythe de Prométhée prouve que l’empire des dieux est un empire menacé. Les dieux ont à se défendre.

Il y a, dans cette conception de l’univers, deux éléments intimement unis et que discerne pourtant l’analyse : l’un est la jalousie des dieux, l’autre la notion même de l’ordre. Le premier de ces éléments, la jalousie des dieux, la plus ancienne théologie grecque l’a connu. Mais elle ne l’avait pas inventé : « les Indianistes, dit Tournier, nous signalent une antiquité plus reculée, antérieure à toute tradition européenne, et où la même erreur occupe déjà une place dans la mythologie. » D’où vient cette croyance à la jalousie des dieux ? « Elle semble contemporaine des premières plaintes de l’homme en lutte avec un sol ingrat, avec un ciel inclément que son imagination peuplait d’êtres corporels, capricieux et passionnés comme lui-même. » La plus ancienne pensée grecque adopta cette croyance ; mais elle l’a élaborée : ce qu’elle a fait, ce fut précisément de joindre à cette idée primitive et, en quelque manière sauvage, une idée qui est le principe même de la civilisation, l’idée de l’ordre, en supposant que les dieux, jaloux d’affirmer leur suprématie, veillent à l’équilibre de l’univers. Leurs prérogatives se confondent ainsi avec leur sagesse. Voilà de la philosophie. Or, craignons de transformer en système philosophique une croyance et d’imposer une dialectique à ce qui est l’instinct d’un peuple. C’est la faute que l’on commet le plus souvent, en pareille matière ; mais Tournier ne l’a point commise.

Il a grand mérite à ne l’avoir pas commise : car il travaillait sur les œuvres des poètes et des philosophes, où l’ « étrange superstition » prend évidemment le tour d’une doctrine. Avec beaucoup de finesse et de justesse, il y a démêlé ce qui est populaire et ce qui est savant. Il a distingué, dans l’histoire de Némésis, trois périodes. Celle des premiers temps, il l’appelle mythologique ; et il en indique les caractères : « l’imagination la plus riche, une extrême faiblesse d’abstraction, une quantité prodigieuse de fables, une égale disette de termes généraux. » Puis la religion de Némésis a été professée, interprétée, amendée par la théologie. Enfin, les métaphysiciens et logiciens l’ont modifiée en philosophie. Durant toute la première période, il ne s’agit pas d’une doctrine : ce sont des velléités ou des réflexes populaires que Tournier dut analyser. Et, plus tard, à l’époque des théologiens et même des philosophes, il ne faut pas se figurer que les croyants de Némésis soient devenus théologiens et philosophes. Dans un des plus attrayants chapitres de son livre, Tournier nous montre un adorateur de Némésis. Un homme pieux, et qui a sur les lèvres ces formules fréquentes : « J’adore Némésis ; j’adore la Jalousie. » La piété de ce bonhomme n’est pas ce que nous entendons par la piété. Socrate n’a pas réussi à le convaincre que les dieux nous aiment ; et, à vrai dire, il n’aime pas les dieux. Mais il les redoute. Et il a de l’humilité. Sa grande affaire est d’engager les dieux à ne pas croire qu’il soit avec eux en émulation. Il connaît depuis l’enfance l’aventure de Niobé, qui l’informe de ne jamais se prévaloir d’un avantage : il ne tire vanité de rien. Si la vanité le tente, il répète à lui-même : « Souviens-toi que tu es mortel » et « Rien n’est plus misérable que l’homme. » Si un ami le complimente, il se dépêche de répondre : « Attendez que je meure ; alors seulement vous pourrez juger si je fus heureux. » Il évite la joie, qui est une sorte d’orgueil ; il évite l’espérance, qui est une entreprise impertinente sur le projet des dieux ; même, il évite la plainte, qui suppose qu’on espérait quelque bonheur et qui ainsi est présomptueuse. Il craint la chance ; il la refuse, comptant qu’il devrait la payer cher. Et, s’il ne peut ou n’ose la refuser, il prend l’initiative du paiement : il se dépouille de quelque objet favori, afin que les dieux lui pardonnent leur bienfait. Il ne se mêle point des affaires publiques et fuit les honneurs, qui lui font peur. Il a peur aussi des honneurs que reçoit l’un de ses compatriotes ; et il est partisan de l’ostracisme, n’aimant point avoir pour compatriote, et pour voisin peut-être, un homme trop heureux. Il déteste la tyrannie, parce qu’elle donne aux dieux un rival. Et il blâme les orateurs qui célèbrent à l’envi la prospérité de la nation. Il murmure : « L’excès a perdu les Centaures, les Magnètes, Smyrne et Colophon ; il perdra notre république ! » Au logis, il a soin de maintenir l’obéissance ; le calme et l’économie. Sa maison n’est pas une merveille : il entend n’être pas mieux logé que les dieux, qui ont, dans les campagnes, leurs temples très petits et pauvres. Sa table est frugale ; et il assure que la satiété fait plus de victimes que la faim. Son costume est extrêmement simple et cependant ne l’est point à l’excès, car l’excès de la simplicité vaut l’orgueil. Il a presque toujours la tête penchée, les regards abaissés ; et l’on dirait qu’il écoute les battements de son cœur : il songe, il a sans cesse de menus problèmes de sagesse et de modestie à résoudre. Il surveille attentivement ses pensées : comme il sait que les dieux le guettent, il se guette lui-même et tâche de prévenir le jugement défavorable des dieux. C’est un maniaque ? C’en est un.

Mais la croyance de ce bonhomme, et qu’il mène à quelque absurdité, ne nous hâtons point de la mépriser. D’abord, elle contient de la douleur et, par-là, mérite la sympathie. Elle contient, en outre, l’essai d’une explication générale du monde. Et surtout, cette croyance, naïve chez ce bonhomme et peu raisonnable chez lui, nous la retrouvons dans l’œuvre des plus grands génies de la Grèce : elle est ainsi consacrée. Tournier l’a montrée dans Eschyle et dans Hérodote, et non pas comme une opinion qui apparaît de temps à autre, mais comme le principe d’une poésie et d’une philosophie de l’histoire. Ses pages sur Eschyle sont inoubliables. Il s’est approché lentement de ce génie « monstrueux » et ne s’est que lentement familiarisé avec une pensée si extraordinaire. Ce fut l’idée de la Némésis qui, à la fin, la lui rendit claire. Et la tragédie des Perses, la voici. Elle est un rude enseignement. Elle célèbre la victoire de la Grèce ? Gui ; et elle est toute pleine de joie patriotique. Mais elle avertit la Grèce : « Eschyle voulait appeler l’attention des vainqueurs sur les étranges retours de la fortune et sur les desseins supérieurs qui en règlent les apparents caprices ; il voulait les mettre en garde contre un enivrement dont la défaite même de leurs ennemis révélait le péril ; il voulait leur inspirer la crainte de ces dieux jaloux qu’ils avaient eus pour protecteurs lorsqu’ils étaient faibles et modestes et qu’ils pouvaient s’aliéner à leur tour par l’orgueil joint à la puissance. » Or, la Grèce venait à peine de se délivrer : « Quel âge, que celui où de pareils enseignements se font écouter de la victoire ! où la Muse se sent assez forte et assez respectée pour aimer mieux s’honorer par d’utiles maximes que d’exciter les applaudissements par de dangereuses flatteries ! Quelle démocratie, que celle où un peuple, à peine respirant d’un triomphe inespéré, souffre un si austère langage sur la scène consacrée à ses plaisirs ! » Le même enseignement, les Grecs avaient à le tirer du père de l’Histoire. Toute l’histoire d’Hérodote est l’exemple des vicissitudes humaines ; les siècles y sont apportés en témoignage des vérités qu’au début de l’ouvrage Solon formule : « La divinité n’est que jalousie et se plaît aux bouleversements ; etc. » Les uns après les autres, des peuples se dressent, parviennent à l’hégémonie, et tombent. Les dominations succèdent aux dominations ; la folie succède à la folie : et, la longue histoire humaine, c’est toujours l’attente d’un peuple sage, qui évitera l’orgueil, les conséquences de l’orgueil, et qui vivra sous le gouvernement des dieux jaloux. Hérodote souhaite à l’Hellade ce privilège de durable raison. Mais, quoi ! la perfection même de la docilité ne risque-t-elle point d’éveiller la susceptibilité divine ? Et, en définitive, cette docilité dont la récompense est incertaine, Hérodote avoue qu’elle ne dispense pas les hommes et les peuples de subir leur destinée. Il a découvert, appliqué du moins à l’anecdote séculaire des nations, une loi de l’histoire, qui lui permet d’interpréter et de classer les événements et de montrer de l’ordre dans le désordre apparent : une loi de l’histoire si impérieuse et si étendue que l’histoire d’Hérodote a quelque analogie, sous ce rapport, avec l’histoire de Bossuet : mais il n’a pas dit que cette loi de l’histoire tendît au honneur ou au salut de l’humanité. Il croit au malheur inévitable de la condition humaine. Et, la pensée d’Hérodote, Tournier la caractérise mieux qu’on n’a fait, par ces mots si bien choisis, tremblants et pathétiques : « cette inquiétude religieuse qui avait égaré si haut la sagesse mélancolique d’Hérodote… » On nous a trop accoutumés à concevoir la pensée de la Grèce comme le miracle de la certitude accomplie et de la sérénité : l’angoisse y est, sous la domination de l’intelligence. On nous a trop accoutumés à nous figurer les Grecs familiers avec les dieux de leur Olympe et rassurés par l’air humain, si nettement défini, de leurs dieux. Hérodote, après avoir raconté l’une des catastrophes étonnantes qui sont le sujet de son histoire, ajoute : « Cet événement me paraît d’une nature tout à fait divine ; » et il entend : incompréhensible. Euripide, qui n’est plus un croyant, mais un philosophe, s’écrie : « Si les dieux commettent l’injustice, ils ne sont plus les dieux ! » C’est la négation de la véritable pensée grecque, laquelle attribue aux dieux l’injustice ou le contraire de ce que les hommes appellent la justice. Il y a, dans Homère, un personnage fabuleux qui a deux noms, l’un que lui donnent les hommes, l’autre que lui donnent les dieux. Les dieux ont leur langage ; et, comme ils ont leur langage, ils ont leurs idées. Les dieux sont, pour les Grecs, le mystère : un insoluble mystère, et qu’il ne s’agit que d’entrevoir un peu du côté où il touche aux péripéties de la destinée humaine.

Tournier, dans tout son commentaire, insiste sur la différence des deux éléments qui composent la religion de Némésis : la jalousie des dieux et le sentiment de la mesure. La crainte des dieux jaloux, plus ancienne que la Grèce, s’y est développée aux époques les plus tourmentées. Sous Darius fils d’Hystaspe, Xerxès fils de Darius, Artaxerxès fils de Xerxès, trois générations durant, la Grèce eut, dit Hérodote, plus de maux à souffrir que durant vingt générations d’avant Darius : « Aussi n’est-il pas étonnant que l’île de Délos, jusqu’alors immobile, ait tremblé. » Aussi n’est-il pas étonnant que l’âme de la Grèce ait tremblé. En présence des plus terribles malheurs, elle a posé la question du mal dans le monde : et la croyance aux dieux jaloux était une réponse. Jamais l’histoire de la Grèce n’a été bien calme ; et en aucun temps la Grèce n’a pu se figurer qu’elle vivait en sûreté sous la bienveillance des dieux. Le prodige, c’est que, du trouble de son histoire et de sa farouche croyance aux dieux jaloux, elle ait tiré une « morale exquise, » la morale de la mesure.

La mythologie grecque présente aux imaginations de nombreux emblèmes de la témérité punie : Tantale affamé devant sa nourriture, Sisyphe acharné à son vain effort, Tityus obstiné au martyre, les Danaïdes qui ne renoncent pas à leur entreprise insensée, Ixion attaché à la roue qui perpétuellement l’élève et qui l’abaisse ; et Prométhée, le symbole de la pire imprudence. La philosophie grecque a cet aphorisme : « Ce qui n’a point de bornes, c’est du néant. » D’autres philosophies, au contraire, ont placé dans l’infini la réalité authentique. Les Grecs ne distinguent pas l’infini de l’indéfini. Une grâce de leur esprit leur a fait aimer les bornes que la sagacité de leur esprit leur a fait reconnaître ; et leur génie s’est épanoui dans un espace limité.

Tournier, qui le remarque, se demande si peut-être il n’y a pas « des idées tutélaires et unies par un lien si fort à la destinée comme au génie spécial de certains peuples qu’ils se sauvent en y restant fidèles et qu’ils se perdent en y contrevenant… » Et la réponse : « Telle fut peut-être, pour la nation grecque, l’idée de Némésis… Considérons seulement l’époque de Périclès, cet âge unique dans la vie du genre humain. Libre, Athènes résiste à la licence des factions : ennemie implacable de la tyrannie, elle se soumet volontairement à l’autorité d’un grand homme. L’idée de Némésis est alors à son apogée : tout la proclame ou s’en inspire. Par exemple, où trouverait-on un plus beau témoignage en faveur du précepte cher à la sévère déesse, Rien par-delà la mesure, que les ouvrages mêmes de Sophocle, de ce génie naturellement réglé, soutenu constamment par un enthousiasme qui ne l’emporte jamais ? Étranger aux sublimes créations d’Eschyle, qui condamne l’excès plus qu’il ne le fuit dans son langage, l’atticisme était né, pour appliquer à l’art les maximes prescrites à la vie et demeurer le type éternel de la sagesse dans la conduite de l’imagination. » D’autres peuples ont bâti plus haut, plus large ; ils ont bâti les Pyramides, ils ont bâti les monuments de Ninive qui ont laissé des ruines imposantes ; ils ont rêvé la tour de Babel. Le Parthénon n’est pas grand. Puis, avec l’expédition de Sicile commence la décadence de la Grèce, qui est prise d’ambition, dépasse la mesure et gaspille l’idée qui lui a été bonne et tutélaire.

La Grèce est le pays où la jeune humanité eut conscience de ses forces et des limites dans lesquelles ses forces accomplissent leur chef-d’œuvre de bonheur et de beauté. La Grèce a tourné le malheur de la destinée humaine à la merveille de l’atticisme : c’est la beauté sous la menace des dieux incompréhensibles.

L’auteur de Némésis et la jalousie des dieux épiloguait ainsi sur la Grèce, les dieux et la destinée, sur les conditions de la pensée, de l’art et de la vie. L’histoire lui montrait la particularité des époques ; la philosophie l’invitait à saisir aussi, dans les épisodes momentanés, les signes de l’éternité. Il avait trouvé un thème à longues et riches rêveries. Sa méditation lui ouvrait des horizons purs et qu’il savait joliment dessiner. Mais, son livre fait, et parfait, soudainement ce fut bel et bien fini. Soudainement, il s’accusa de frivolité. Il entra en philologie. Il s’enferma dans ce couvent rigoureux.

Il est philologue déjà dans son beau livre, où nulle page, où nulle phrase ne manque de la référence d’un texte : et le texte a été méticuleusement examiné, discuté. Plus d’une fois, les notes indiquent le-soin qu’avait Tournier de ne citer un passage qu’après en avoir contrôlé la valeur ancienne ; et il n’utilise pas la Théogonie sans alarme : c’est un poème où les interpolateurs ont beaucoup travaillé. Puis, très souvent, il hésite à croire que ses précautions suffisent. Entre la Grèce et nous, il y a des siècles ; et l’âme de la Grèce est une âme ensevelie, évanouie peut-être dans son antique sépulture, et qui défie la recherche de nos curiosités modernes. Tournier, en maints endroits de son livre, n’ose qu’à peine se hasarder : ne s’est-il pas engagé dans « une recherche trop conjecturale ? » Or, il avait, comme en son temps, une idée de la science qui réclamait l’incontestable vérité.

Les textes anciens sont parvenus, après de longues tribulations, par l’intermédiaire de copistes nombreux et généralement infidèles. Les copistes ignorants ont commis des Revues ; et les copistes matins ont commis des péchés ; Revues et péchés sont restés dans le texte, qui tantôt n’a plus de sens et tantôt n’a pas le sens que l’auteur lui donnait. Aucune tragédie de Sophocle, aucun poème de Pindare n’est arrivé jusqu’à nous tel que l’a composé Pindare ou Sophocle. Vous en étonnez-vous ? Comparez le texte de Racine dans l’édition que Racine a publiée et dans quelque réimpression d’aujourd’hui : comptez les différences. Et ensuite supposez que l’édition première ait disparu, ainsi que les éditions qui depuis lors ont peu à peu dénaturé le texte ; supposez, en outre, qu’au lieu d’être livré à nos habiles et loyaux imprimeurs, le texte, au cours des siècles, ait dépendu de la bêtise ou de la facétie de ces copistes, les uns qui ne comprenaient pas ce qu’ils écrivaient, et les autres qui succombaient à la tentation de collaborer sournoisement avec l’auteur : imaginez les dégâts. Une science est occupée à réparer les textes anciens : on l’appelle critique verbale. Tournier s’y dévoua.

Et, si l’on dit que c’est dommage, il répondait : « Avant d’utiliser les textes, procurons-nous de bons textes et sans fautes ! » C’est la méthode. Seulement, la besogne est immense autant que délicate : et les textes ne seront pas corrigés, les philologues seront morts et l’univers ne sera plus que cendre. Il y a des siècles que les philologues ont commencé leur besogne. Et l’on aurait tort de croire qu’ils versent de l’eau dans le tonneau des Danaïdes : ils n’ont point offense Némésis et, pour un crime, ne sont pas condamnés à un effort inutile. Leur zèle a donné de précieux résultats. Lisez le Sophocle de Tournier : les Sophocle de la Renaissance vous causeraient un cruel tourment. Mais sachez que vous lisez le Sophocle de Tournier : ce n’est pas celui d’un autre philologue ; et ce n’est pas non plus le Sophocle de Sophocle. Chaque philologue signe son auteur et le doit signer. L’incontestable vérité, nul philologue ne l’attrape. Hélas ! et Tournier s’était retiré de la littérature afin de ne pas demeurer dans les recherches « trop conjecturales » : les trouvailles des philologues, où triomphe leur ingéniosité, s’appellent des conjectures !

Voire, à l’époque où Tournier travaillait de son métier de philologue, la critique verbale était audacieuse : elle conjecturait, conjecturait, conjecturait ! Un incident survint qui l’avertit d’être mieux timide. L’on découvrit en Égypte un papyrus qui contenait un fragment du Phédon : papyrus très ancien, beaucoup plus ancien que les manuscrits jusqu’alors connus et contemporains, ou peu s’en faut de Platon. Somme toute, il y avait bien des chances pour qu’un tel papyrus, antérieur aux Revues et aux péchés du grand nombre des copistes, offrît le texte le meilleur et, à peu de chose près, le texte original. Les philologues, avant de savoir le détail de ce qu’il donnerait, lui accordèrent la plus belle et décisive autorité. Or, le papyrus démentit assez rudement toutes leurs conjectures. La critique verbale est aujourd’hui prudente et conservatrice.

Tournier voyait des fautes partout. Ce fut au point que la lecture le chagrinait. Et, à la lettre, il ne pouvait plus lire !… Cependant, il avait préservé de sa critique et, si l’on se permet d’ainsi parler, de sa docte fureur, deux poèmes, dans toute la littérature grecque, l’Iliade et l’Odyssée. Il avait eu soin de n’y pas toucher autrement que pour son plaisir : et c’était tout ce qu’il pût lire, en fait de grec, pour son plaisir, comme un frivole. Tout le reste, prose ou vers, le mettait au supplice. Il vint à délaisser les Grecs ; il essaya des Latins, des Français : et, dans Virgile et dans Racine, les fautes qu’il voyait le fâchaient : plus encore, celles qu’il soupçonnait. Et il disait, riant avec amertume : « Bientôt, je ne lirai plus le journal : c’est plein de fautes ! »

Il riait, et ne riait pas. Sa manie de philologue était poussée au paroxysme, — et il en amusait aussi sa douleur, — une belle passion religieuse et dévouée, l’amour des idées et des mots que le génie des hommes a combinés pour l’enseignement des hommes et leur consolation, le sentiment du péril qui menace tout ce qui est humain, le sentiment de la dégradation lente et pire que la mort, le désir de sauver ce qui doit survivre et de le conserver, contre la dure loi du temps, intact.

Les torts de la philologie, ses méprises, ne la sauraient discréditer. On la dénigre maintenant. On la dénigre au nom de la littérature. C’est mal : les amis des lettres n’ont pas le droit d’être les ennemis de la philologie.

D’ailleurs, il faut l’avouer, ce sont les philologues qui ont commencé la querelle, par ce dédain qu’ils affichaient à l’égard de la littérature. Et Tournier qui ne tolère plus qu’on lui parle de Némésis et la jalousie des dieux, qui se repent d’avoir été littérateur et sacrifie à la seule philologie son talent de philosophe et d’historien, de poète et de moraliste, est l’un de ces dédaigneux. A la vérité, la littérature a besoin de la philologie : l’auteur de Némésis et la jalousie des dieux était philologue. Mais la philologie a besoin de la littérature : et l’éditeur de Sophocle dut à son goût littéraire ses conjectures les meilleures. Sans la philologie, la littérature est hasardeuse ; sans la littérature, la philologie est stérile. L’une et l’autre se réunissent facilement, comme les réunissaient les humanistes de chez nous, autrefois.

Ce qui a défait l’humanisme, chez nous, c’est une fausse idée de la science : une idée rude et arrogante. La littérature n’est pas un objet de science, étant un art, et destiné aux plaisirs, aux jeux de l’âme. Peut-être aussi la science a-t-elle à souffrir de l’idée rude et arrogante que certains savants préconisent. Elle cherche la vérité, mais par les chemins de l’erreur. Et, quant à la littérature, moins pressée encore, elle s’attarde volontiers sur de tels chemins, où les pharisiens la vilipendent.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Némésis et la jalousie des dieux, Paris, 1863 ; — Sophocle, Tragédies, texte grec, publié d’après les travaux les plus récents de la philologie, Paris, 1967.