Revue littéraire - La Légende et le culte de Krichna

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Revue littéraire - La Légende et le culte de Krichna
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 208-224).
REVUE LITTERAIRE

LA LEGENDE ET LE CULTE DE KRICHNA

I. Les Religions de l’Inde, par M. A. Barth, 1re édition. Paris, 1879 ; Fischnacher, et 2e édition. Londres, 1882 ; Trübner. — II. Essai sur la légende du Buddha, ses origines et son caractère, par M. E. Sénart. Paris, 1882 ; Leroux. — III. Le Bhagavata Purana, ou Histoire poétique de Krichna. Traduit et publié par Eugène Burnouf, t. IV, par M. Hauvette-Besnault. Paris, 1884 ; Imprimerie nationale.

On désigne dans l’histoire de la littérature indienne, sous le nom générique de Pouranas, lequel veut dire Antiquité, dix-huit grandes compositions poétiques, d’inégale étendue, formant ensemble le total énorme de seize cent mille vers ; de date relativement récente, puisque la plus ancienne d’elles toutes ne saurait remonter au-delà du VIIIe siècle de notre ère ; et dont le caractère général, facile à reconnaître, est assez difficile à déterminer avec exactitude pour que les Hindous eux-mêmes n’y fussent point parvenus sans le secours des Européens. Mais, depuis bientôt un demi-siècle, deux Pouranas, — les plus importans, sinon les plus volumineux de tous, — ont été traduits, l’un en anglais, le Vichnou Pourana, par le célèbre Horace Hayman Wilson, et l’autre en français, le Bhagavata Pourana, par Eugène Burnouf, notre plus illustre indianiste. Eclairées par les traditions des brahmanes et les éclairant à leur tour de bien plus de lumière qu’elles n’en ont reçu, les notes précieuses que Wilson a mises à sa traduction et les larges introductions dont Burnouf a fait précéder les volumes de la sienne permettraient presque de dire que le caractère d’un Pourana est de n’en pas avoir qui lui soit essentiel. Cosmogonie, mythologie, théologie, métaphysique, morale, traditions, histoire, poésie même, il n’est rien, en effet, — ou peu de chose, comme l’on voit, — qu’un Pourana ne puisse contenir. Figurez-vous la Divine Comédie de Dante, cette « Somme » poétique de la théologie du moyen âge, étendue, par l’insertion d’une douzaine de nos Chansons de geste, jusqu’aux proportions de soixante ou quatre-vingt mille vers : C’est à peu près l’impression de désordre et de confusion que donne d’abord le Bhagavata.

Il y a toutefois un premier point de vue d’où cette confusion se débrouille, et un second d’où l’on peut dire qu’elle se laisse ramener à une espèce d’unité. C’est en premier lieu si l’on considère les Pouranas dans leur ensemble comme une encyclopédie de la science brahmanique mise à la portée des castes que la discipline sociale de l’Inde n’admettait pas à la connaissance des Védas. Et c’est ensuite si l’on fait attention qu’ils ont tous été rédigés dans un esprit de secte hautement avoué, pour la glorification d’une personne divine : tantôt Brahma, tantôt Siva, tantôt Vichnou. Les Hindous se servent même communément de cette indication pour classer les Pouranas. Six d’entre eux sont consacrés à Brahma ; ils passent pour les moins importans, Brahma n’ayant jamais occupé dans aucune des religions de l’Inde le haut rang que nous lui attribuons, et ne possédant aujourd’hui même qu’un ou deux temples et de très rares adorateurs[1]. Six autres sont placés sous l’invocation de Siva, dont on dit que les sectateurs sont, en réalité, bien moins nombreux dans l’Inde actuelle que ne tendrait à le faire croire le grand nombre de ses sanctuaires. Enfin, les six derniers, dont le Vichnou notamment et le Bhagavata font partie, sont autant d’apothéoses de Vichnou, le Dieu conservateur, sous les espèces de Krichna, son huitième avatar et son avant-dernière incarnation. Le lecteur a déjà compris que, si l’intérêt littéraire des Pouranas était médiocre (au moins pour ceux qui ne sauraient les aborder dans leur langue originale), l’intérêt historique et philosophique, en revanche, en est considérable. Les Védas eux-mêmes sont à peine des documens plus importans pour l’histoire des religions de l’Inde. Je veux dire par là que les religions dont les Pouranas sont les livres sacrés sont toujours des religions vivantes ; er, des religions qui ne comptent pas aujourd’hui beaucoup moins de cent quatre-vingts millions de fidèles sont peut-être quelque chose d’assez considérable dans l’histoire de l’humanité pour que l’ennui de lire les Pouranas n’en détourne pas la curiosité.

C’est au moment même où Burnouf arrivait au dixième livre du Bhagavata, le plus important du poème, celui qui répond au sous-titre de l’œuvre : Histoire poétique de Krichna, que la mort est venue l’interrompre, il y aura de cela trente-cinq ans bientôt passés. Comme si l’on avait reculé moins encore devant la difficulté de la tâche que devant les obligations que le nom d’un tel homme imposait à celui qui la continuerait, la publication du texte et la traduction font demeurées depuis lors en suspens. D’autres œuvres, à la vérité, le Bhagavadam, traduit du tamoul en français, dès 1788, par Foucher d’Obsonville ; le Bhagavata Dasam Askand, traduit de l’hindoui par M. Théodore Pavie, dom je n’ai point à faire l’éloge aux lecteurs fidèles de cette Revue[2] ; et le Prem Sagar, traduit en anglais par M. Edward Eastwick, traductions elles-mêmes ; réductions, amplifications, remaniemens populaires de ce dixième livre, pouvaient en quelque manière en tenir lieu, sinon le remplacer. Mais ce n’était pas l’original, — on peut aujourd’hui s’en convaincre, — et c’était absolument l’original qu’il nous fallait. M. Hauvette-Besnault vient de nous le donner, élégamment rendu, précédé d’un substantiel mais trop court Avant-propos, somptueusement imprimé. En y joignant quelques livres récemment parus, au premier rang desquels nous avons déjà signalé les Religions de l’Inde, de M. Barth, et l’Essai sur la légende du Bouddha, de M. Senart, nous allons essayer de dire à quel point la question en est venue depuis le temps déjà lointain où Ampère, ici même, rendait compte du premier volume de la traduction de Burnouf[3].

Toutes les origines sont obscures, et celles d’un dieu particulièrement. On sait toutefois avec certitude que dans la littérature des Védas, Vichnou n’est pas encore un dieu du premier rang, et que Krichna n’y figure même point parmi ceux du second. Si son nom s’y rencontre, s’il y est déjà le fils de Devaki, — la mère qu’il conservera dans la légende du Bhagavata, — c’est tout à fait incidemment, et il n’y est que le simple disciple du brahmane Ghora. Mais en un ou deux autres endroits de la littérature védique il est parlé de troupeaux de krichnas poursuivis, traqués, et massacrés avec leurs femmes et leurs enfans. Comme c’est en punition de leurs crimes qu’ils sont ainsi frappés, et comme d’autre part le mot même de « krichna » veut dire « noir, » on a vu, non sans vraisemblance, dans le souvenir de ce massacre, historique ou fabuleux, une commémoration poétique des longues guerres de races que les Aryas ont dû livrer avant de s’établir en maîtres dans l’Inde primitive. La présomption s’est donc accréditée par là qu’il pourrait être entré dans la composition ultérieure du personnage divin de Krichna quelques traits d’un antique dieu des populations anaryennes de la péninsule. Cela ne vaut-il pas mieux, au moins, que de voir dans la légende krichnaïte un mythe solaire de plus ? Philologues, mythologues et autres astrologues ont décidément trop abusé d’s mythes solaires ; et il leur faudrait maintenant tâcher d’en trouver de plus neufs, — ou bien retourner franchement à l’auteur de l’Origine de tous les cultes.

S’il n’est pas très certain que nous ayons le droit de confondre le Krichna de la littérature védique avec le dieu qu’on adore aujourd’hui des bouches du Gange à celles de l’Indus et du pied de l’Himalaya jusqu’au détroit de Ceylan, en est-il autrement du Krichna qui figure dans la grande épopée du Mahabharata ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait plus de renseignemens que les indianistes ne peuvent nous en fournir sur le Mahabharata lui-même, ses remaniemens successifs, et les interpolations enfin de toutes mains que l’on y cru voir. Comme l’Iliade et l’Odyssée peut-être, comme nos Chansons de gestes, incontestablement, et quoiqu’il soit placé sous le nom de Vyasa, le Mahabharata, de l’aveu même des Hindous, n’est pas tant un poème proprement dit que le recueil anonyme des plus vieilles traditions d’une race. Or Krichna s’y présente au moins sous trois aspects, et trois aspects si différens que l’on pourrait presque douter s’ils conviennent au même personnage. Tantôt ses exploits ne passent pas le pouvoir ordinaire d’un mortel ; tantôt, en déployant des forces ou des facultés plus qu’humaines, il ne s’élève pas beaucoup au-dessus de la taille accoutumée d’un héros de la fable ; tantôt enfin, comme dans l’épisode célèbre de la Bhagavat Gita, ses actes et ses paroles sont d’un dieu, et non pas seulement d’un dieu, mais du seul Dieu : « Quand la justice languit, Bhârata, quand l’injustice lève la tête, c’est moi qui m’incarne dans la créature et qui nais d’âge en âge pour la défense des bons, pour la ruine des méchans. » Mais il est communément admis que l’épisode est une interpolation de date bien postérieure à la rédaction primitive du poème, et, par une conséquence assez logique, en infere de là que, d’une manière générale, tous les passages où Krichna manifeste sous ses traits mortels la divinité suprême, s’ils ne sont pas de la même date, procèdent toutefois de la même origine et de la même politique. On les y aurait introduits, ensemble ou successivement, pour donner au culte de Krichna l’antiquité de tradition et la noblesse de race qui lui faisaient originairement défaut. Quant aux autres passages dont nous avons brièvement indiqué le caractère douteux, ou députe sur le point de savoir si Krichna s’y montre sous la figure d’un héros en voie de devenir dieu ou sous cette d’un dieu consentant à revêtir parmi les hommes la forme d’un héros. La différence n’est peut-être pas très profonde. Et c’est pourquoi, sans nous donner le ridicule d’intervenir dans une controverse de ce genre, nous nous rangerions indifféremment à l’une ou l’autre opinion. Il suffit que le point important soit acquis : le Krichna du Mahabharata, sans aucun doute, est bien le dieu des Pouranas, et quelque longueur de temps qu’il ait mis à dépouiller son humanité pour entrer dans l’apothéose, c’est jusque dans le plus ancien Mahabharata qu’il faut aller chercher les premiers traits connus de sa légende.

Ce qui passe pour être encore plus assuré, c’est que son culte était constitué dès le IIe siècle avant notre ère, puisque sa légende était matière à des représentations ou solennités dramatiques du genre de nos mystères. On voudrait toutefois que M. Barth, à qui nous empruntons l’indication, nous eût, en passant, donné sur ces « mystères » quelques renseignemens précis. On voudrait aussi, puisqu’il considère l’identité de Krichna « avec l’Héraclès dont Mégasthène, au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ trouva le culte dominant dans la plaine gangétique » comme extrêmement probable, qu’il eût produit plus longuement les raisons de son opinion. C’est en effet ici, quand nous approchons des temps historiques proprement dits, que la question devient intéressante et que le problème chronologique, en se précisant, se transforme et devient humain, si je puis ainsi parler, d’uniquement érudit ou savant qu’il était.

Les élémens métaphysiques du culte de Krichna n’ont rien de très original, c’est-à-dire qui ne se retrouve à peu près dans tous les systèmes philosophiques et dans toutes les religions de l’Inde, — sauf peut-être celle des premiers âges, la religion des Aryas pasteurs et laboureurs. Partout même horreur du temps, partout même croyance à la transmigration des âmes ou métempsycose, partout même désir de se soustraire au recommencement de l’existence, et partout enfin même idéal d’anéantissement de l’existence individuelle au sein de l’existence totale. Poètes ou philosophes, orthodoxes ou athées, toutes les fois qu’ils sont mis sur ce sujet, — et en dépit de quelques imaginations gigantesques ou puériles qui se mêlent toujours à leur réflexion, — ils atteignent tous, par l’intensité de la conviction intérieure et par l’étrangeté de l’expression, la plus haute, la plus remarquable, la plus singulière éloquence. Les exemples en abonderaient dans le Bhagavata Pourana comme ailleurs :

IV, XXIX, 32. — L’esprit individuel ne peut s’affranchir d’aucune des trois espèces de douleurs qui lui viennent des dieux, des élémens ou de lui-même.

33. — En effet, comme un homme qui porte sur sa tête un lourd fardeau le fait passer sur son épaule, ainsi les moyens par lesquels l’esprit résiste à la douleur ne font que la déplacer.

34. — Car c’est toujours une action que le moyen que l’on emploie pour se débarrasser de l’action, et ce moyen n’est pas définitif ; l’une et l’autre action sont, en effet, le fruit de l’ignorance, et la première ressemble à un songe dans un songe.

35. — Car, quoique les objets n’aient pas de réalité véritable, le cœur, enveloppé par la forme du corps subtil, ne peut arrêter le cours de la transmigration, pas plus qu’un songe n’interrompt le cours d’un autre songe.

36. — Puisque donc l’esprit, qui est la réalité véritable, est retenu au sein du monde, qui n’est qu’une succession de vaines apparences, le seul moyen qu’il ait de s’affranchir de ce monde est une dévotion absolue au précepteur suprême.

C’est le panthéisme orthodoxe dans sa pureté, tel que l’expose le système védanta, par exemple, l’un des systèmes classiques de la philosophie de l’Inde. Mais dans les derniers mots de ce dernier verset, dans cette idée de la a dévotion absolue au précepteur suprême, » quelque chose de nouveau se laisse démêler ; d’une loi de désespoir, il semble que l’on soit au moment de passer sous une loi d’amour ; et, en effet, tel est bien, dans ses origines au moins, le caractère du krichnaïsme. C’est une religion pour les humbles et pour les femmes, en réaction contre la dureté du brahmanisme antique. Elle séduit par la persuasion, elle conquiert par la douceur, elle retient par le charme décevant du mysticisme ; et l’âme s’y anéantit littéralement dans la personne de Hari ; — Hari, « auquel sont chers les pauvres, dont il est l’unique bien, » tandis qu’il est méconnu des « brahmanes, ces faux pages, ces coryphées de la science humaine. » D’où vient ce souffle nouveau ? La réponse était facile quand on admettait, avec Eugène Burnouf, l’antériorité du bouddhisme sur le culte de Krichna[4]. Si c’est, au contraire, comme on a dans ces derniers temps essayé de le démontrer, le culte de Krichna qui serait antérieur au bouddhisme, la question se complique et devient singulièrement difficile à résoudre.

Nous n’avons heureusement pas besoin d’interroger la science étrangère sur l’état présent des questions relatives au bouddhisme, et le livre de M. Senart, étant à la fois le mieux fait et le plus modéré dans l’expression de son scepticisme, est sans doute le meilleur que nous puissions suivre. — Le personnage du Bouddha semblait s’être dégagé des admirables recherches de Burnouf avec des caractères si particuliers, des traits si précis, une physionomie si réelle, si vraie, si vivante, que l’on avait pu dire que l’histoire du bouddhisme nous était désormais presque aussi sûrement connue dans ses origines que l’histoire même du christianisme ou de l’islamisme[5]. On revient aujourd’hui de cette coffiânce. Et si quelques-uns y persistent, la tendance commune est plutôt de se représenter le Bouddha comme une figure allégorique, symbolique, mystique, imaginée pour les besoins d’une religion déjà constituée, jalouse de se créer des titres de noblesse, puisqu’il parait que les plus démocratiques ne sauraient s’en passer. Tout de même donc que le christianisme aurait composé la personne de Jésus de tous les traits de l’ancienne loi qui promettaient aux Juifs la venue d’un Messie de la race de David, ainsi, ou à peu prés, selon M. Senart de tout ce qu’il trouvait de significatif à son gré dans les légendes brahmaniques, et nommément dans celle de Krichna, le bouddhisme aurait dessiné la physionomie de son fondateur. Cette comparaison, dont M. Senart n’est pas responsable, en reportant l’esprit du lecteur à des discussions aujourd’hui bien connues, nous dispensera d’entrer dans de plus longs détails, qui seraient ici trop particuliers. Bornons-nous donc à dire que l’auteur de ce brillant Essai n’a vraiment rien négligé de ce qui pouvait servir à la démonstration de sa thèse, et que, dans sa seconde partie surtout, son livre témoigne d’autant de vigueur d’esprit que d’étendue d’érudition. — L’auteur des Religions de l’Inde accepte la plupart des conclusions de M. Senart ; le récent traducteur du Bhagavata Pourana, si nous entendons bien une ou deux phrases de son Avant-propos, y souscrirait déjà moins pleinement ; elles sont donc discutables, et nous avons à notre tour, le droit de ne pas les admettre. Où les textes formels et les dates authentiques ne tranchent pas souverainement les questions, il appartient toujours à la critique de faire valoir ses raisons générales.

D’autres que nous, M. Renan, par exemple, dans le Journal asiatique, à deux reprises, et plus récemment dans ses Nouvelles Études d’histoire religieuse, ont insisté sur la nécessité, trop oubliée peut-être par M. Senart, « de conserver le rôle des individus, sans lesquels rien ne s’explique dans le passé. » Quel que soit, en effet, ce pouvoir anonyme, et par conséquent mystérieux, qui semble résider dans les masses, rien de grand cependant ne s’est accompli dans l’histoire qui ne soit en principe une œuvre individuelle. Et l’on conviendra bien que, réduite à ce minimum de réalité positive, il ne subsiste plus grand chose de la personne de Bouddha… Mais ceci regarde uniquement le fondateur du bouddhisme, et nous n’avons à nous en occuper que pour autant que l’on assimile sa légende à celle du dieu Krichna. Dirons-nous que, sous ce rapport, il ne nous paraît pas que la coïncidence entre les deux légendes soit toujours si parfaite ? Comme Krichna, par exemple, naître au fond d’un cachot, et au contraire, comme Bouddha, naître dans les luxueux jardins de Loumbini, est-ce bien là naître tout à fait de la même manière ? ou encore, que voit-on de commun entre les six enfans de Devaki dont la naissance a précédé celle de Krichna, et le dogme consacré de la virginité de Mayadevi, la mère de Bouddha ? Mais les ressemblances fussent-elles plus frappâmes encore, puisqu’elles s’expliqueraient assez si bouddhistes, d’une part, et krichnaïtes, de l’autre, ont puisé leurs légendes à la source commune des antiquités brahmaniques, pourquoi vouloir que le bouddhisme se soit modulé sur le krichnaïsme ou le krichnaïsme sur le bouddhisme ?

Or, voici le point important du débat. Si c’est le bouddhisme qui a précédé le krichnaïsme, on voit parfaitement, et nous allons les dire, les raisons d’être et de naître que conservait le krichnaïsme. Mais, au contraire, et si le rapport, comme on le prétend, devient inverse, alors le bouddhisme apparaît dans l’histoire de l’Inde comme un effet sans cause ; et l’on ne discerne pas plus les raisons qui l’y ont fait naître que celles qui l’y ont fait définitivement mourir. Supposé que le krichnaïsme ait élargi le premier, comme on dit, les voies du salut, à quoi bon le bouddhisme, et comment rendre raison de ces huit ou dix siècles d’empire qu’il a exercé dans l’Inde même ? Quoi de plus naturel au contraire si, selon l’ancienne hypothèse, la littérature des Pouranas nous représente l’effort du brahmanisme pour reconquérir le pouvoir échappé de ses mains ? Supposé que les anciens Pouranas, non pas ceux qui nous sont parvenus, mais ceux que l’on croit qui les auraient précédés, eussent mis à la portée des femmes et des castes inférieures une religion d’amour, et même de charité, d’où viennent alors les légendes bouddhiques, de quelle nécessité sociale sont-elles l’expression, à quelle révolution nouvelle des esprits répondent-elles ? Mais quoi de plus facile à dire, si nous les supposons au contraire nées les premières, et comme d’elles-mêmes, au milieu d’un peuple opprimé par le régime des castes ? Supposé enfin que le krichnaïsme ait précédé le bouddhisme, et la morale sensuelle, corruptrice même, du Bhagavata la morale étroite, mais pure, du bouddhisme, comment et pourquoi le bouddhisme a-t-il perdu le terrain qu’il avait conquis, jusqu’à disparaître à peu près entièrement du sol natal de l’Inde, et ne trouver à réparer ses pênes qu’au Thibet et en Chine ? Mais, au contraire, quoi de plus simple, si Çakjamouni n’avait oublié que de tenir compte, en prêchant sa doctrine, du tempérament de la race qu’il voulait réformer, et si c’est en faisant droit aux pires exigences de ce tempérament que le krichnaïsme a supplanté la religion rivale ?

Assurément ce ne sont là que des conjectures, mais, conjectures pour conjectures, n’est-il pas permis de préférer celles qui nous donnent une explication provisoire des faits à celles qui ne peuvent s’établir que sur des contestations de faits, toujours un peu « subjectives, » comme disent les philosophes, et, à ce titre même, toujours plus ou moins arbitraires ? C’est de constructions, si l’on veut bien me passer ce mot bizarre mais expressif, que nous avons aujourd’hui besoin, un peu partout, et non pas de démolitions. Nous continuerons donc de croire, avec Burnouf, que si peut-être les élémens du culte futur de Krichna flottaient épars, dans l’ancien panthéon brahmanique et dans les superstitions des races anaryennes de l’Inde, longtemps avant Çakyamouni, cependant « l’extension considérable que ce culte a prise depuis lors n’a été qu’une réaction populaire contre celui de Bouddha, réaction qui a été dirigée ou pleinement acceptée par les brahmanes. » Si maintenant on demande comment cette réaction s’est opérée, nous pouvons nous le représenter d’une manière assez vraisemblable.

Le bouddhisme avait mis en danger, d’une part, l’antique suprématie des brahmanes ; et, d’autre part, le culte qu’il avait institué ne parlait pas assez aux sens des castes populaires. Sa morale, fondée sur une métaphysique essentiellement athée, pouvait bien convenir, et on l’a vu par la suite, à une race positive, pratique, ennemie née du rêve et de la spéculation, tels enfin que sont les Chinois ; mais, tels que sont les Hindous, la race la plus avide peut-être qu’il y ait jamais eu des plus étranges inventions de la théosophie, cette morale trop abstraite contrariait également leurs pires et leurs meilleurs instincts. Il ne semble pas, à la vérité, que, comme on l’a cru longtemps, le bouddhisme ait été victime d’une persécution générale, violente et sanguinaire ; d’abord, par la bonne raison qu’aucun souverain à cette époque n’eût eu le pouvoir d’exciter un tel fanatisme d’un bout à l’autre de la péninsule ; et puis parce que les Hindous sont naturellement plutôt portés vers la tolérance. Mais, retournant contre lui ses moyens mêmes de propagande, et, comme lui, mettant les traditions de l’antique sagesse à la portée des castes inférieures, amalgamant ensemble les dieux de la superstition populaire et le dieu unique du brahmanisme, on finit par triompher du bouddhisme, et de ce triomphe sortirent les Pouranas, l’un après l’autre, pendant plusieurs siècles, chacun d’eux, pour ainsi dire, marquant une victoire nouvelle et s’exaltant à mesure du succès de ceux qui l’avaient précédé. La composition des Pouranas coïncide en effet avec le temps de l’affaiblissement du bouddhisme, et cette coïncidence ne laisse pas d’être à son tour une confirmation de l’ancienne hypothèse. Ce sont les derniers monumens de la littérature indienne classique (si toutefois ce mot a un sens bien précis dans l’Inde), et comme, dans l’Inde, l’histoire de la littérature ne se peut séparer de celle de la spéculation religieuse, on voit la conséquence. Quels que fussent au moment de l’apparition du bouddhisme dans l’Inde les élémens du culte à venir de Krichna. je crois qu’il est permis de dire que ce culte ne s’est constitué comme culte que postérieurement au bouddhisme.

Et voici un nouvel avantage de la supposition. Le temps de la plus grande splendeur du bouddhisme dans l’Inde tombe à peu près dans le IIIe siècle avant notre ère. Si le culte de Krichna, comme nous le pensons, est postérieur au bouddhisme, ses commencemens tomberont donc aux environs du Ier siècle ou du IIe siècle après Jésus-Christ ; les religions ne se développant pas, en général, du jour au lendemain, et les cultes qui doivent durer, comme c’est ici le cas, se constituant avec lenteur, invisiblement et insensiblement. Ce rapprochement de dates suffit, lui seul, à ruiner la thèse des prétendus emprunts que le christianisme naissant aurait pu faire au krichnaïsme. Je ne pense pas, au surplus, qu’ainsi posée, personne aujourd’hui la soutienne. Mais on peut la poser autrement, et si l’on admet que la métaphysique de Plotin ait exercé quelque influence sur la formation de la métaphysique chrétienne, il y aurait lieu de rechercher, dans ce grand laboratoire d’idées qui fut l’antique Alexandrie, l’influence que la métaphysique hindoue, directement ou indirectement, pourrait avoir exercée sur la genèse du néo-platonisme.

Le fait est du moins qu’entre les livres qui nous sont ou qui devraient nous être si familiers, et ce Bhagavata Pourana qui nous semble d’abord et qui nous est, en somme, si parfaitement étranger, on relève de curieuses ressemblances. M. Hauvette-Besnault en indique plusieurs ; d’autres en ont déjà signalé d’autres. S’il y en a qui sont de pure forme, comme celle-ci : « Qu’importent aux gens de bien les hommes méprisables, les hommes fiers de leurs richesses, vains et s’appuyant sur des choses aussi vaines qu’eux-mêmes ? » que M. Hauvette-Besnault rapproche heureusement de la parole célèbre : Et receperunt mercdem suam, vani vanam ; il y en a qui vont plus profondément, comme celle-ci : « Celui qui, confiant en la miséricorde, et jouissant avec simplicité du fruit de ses vertus, passe sa vie à t’honorer en esprit, en paroles, et en actions, voilà l’homme qui a part à ton héritage dans le séjour de la délivrance ; » et l’on en citerait enfin qui semblent aller plus loin encore, et presque à fond, comme quand, dans ce dixième livre du Bhagavata, le dieu ne demande plus à ses fidèles que de croire en lui et d’aimer sa personne. « Le bonheur, c’est de la dévotion à ta personne qu’il déroule, ô maître, et ceux qui la dédaignent pour acquérir l’intelligence de l’absolu en sont pour leur peine, comme des gens qui écosseraient des gousses vides. » Ces ressemblances, qui sont indiscutables, on tend à les expliquer aujourd’hui par une influence du christianisme sur le krichnaïsme. Selon la tradition chrétienne, en effet, deux apôtres au moins, saint Thomas et saint Barthélémy, passent pour avoir, dès le premier siècle, évangélisé les Indes. Saint Thomas y aurait même été martyrisé, dans les environs de Madras, et Marco Polo raconte qu’il y vit son tombeau. Quelque cent ans plus tard, un saint Pantène y fut député d’Alexandrie, et en rapporta, selon saint Jérôme, un évangile hébreu qu’y avait laissé saint Barthélémy. On ne s’explique pas bien, dit à ce propos un docteur gallican du XVIIe siècle, pour quelle cause l’apôtre parmi des populations indiennes, avait laissé cet évangile hébreu. Le grave et pieux Tillemont fait observer en outre que chez les anciens, d’une manière générale, et en particulier, chez les historiens de l’église, les Indes ne sont pas plutôt l’Hindoustan que toute autre contrée d’Orient. C’est une appellation vague dont on semble user librement toutes les fois qu’il s’agit d’une région qui n’est administrativement comprise ni dans l’empire romain ni dans celui des Parthes. Mais si la mission de saint Thomas, de saint Barthélémy, de saint Pantène enfin dans l’inde est douteuse, il en est autrement de l’établissement d’une colonie de nestoriens syriens, vers le Ve siècle de notre ère, sur la côte de Malabar, où leur petite église existe encore aujourd’hui. C’est d’eux que daterait l’influence du christianisme sur le krichnaïsme, et ce serait par eux que certaines coutumes chrétiennes auraient pris place dans les cérémonies du culte de Krichna.

C’est surtout M. Albert Weber, l’un des savans indianistes de l’Allemagne contemporaine, qui a soutenu cette thèse. Une simple observation suffira peut-être à montrer que M. Weber s’est au moins trop pressé de conclure. Lorsqu’il reconnaît, par exemple, dans les représentations figurées du culte de Krishna, l’imitation des images catholiques de « la Vierge allaitant l’Enfant, » il oublie, comme le fait justement remarquer M. Senart, que le sujet lui-même de « la Vierge allaitant l’Enfant, n s’il n’est pas inconnu de la primitive iconographie chrétienne, y est du moins extrêmement rare. Ne pourrait-on pas peut-être ajouter que l’hérésie de Nestorius ayant précisément consisté dans la négation du caractère divin du Fils de l’Homme et la dénégation formelle à la Vierge du titre de mère de Dieu, il serait difficile à croire que des Historiens eussent importé dans l’Inde la représentation plastique du dogme même qu’ils rejetaient ? D’autres n’en sont pas moins allés beaucoup plus loin encore que M. Weber. Dans ce même épisode de la Bhagavat Gita que nous avons cité, tel indianiste a reconnu l’œuvre d’un homme profondément versé dans l’écriture et dans les pères. Il ne faudrait pas sans doute le pousser beaucoup pour qu’il ne vît là-dessus dans le krichnaïsme qu’un christianisme dégénéré. Ainsi ceux de nos missionnaires qui ne peuvent pas rencontrer dans les pratiques religieuses d’un grand peuple, — ou d’une tribu polynésienne, — une ombre de morale ou un commencement de monothéisme, sans y reconnaître aussitôt des traces, ou, comme ils disent, des vestiges d’influence chrétienne…

Ces théories ne semblent pas jusqu’à présent avoir fait en France la même fortune qu’en Allemagne. Et, en effet, ces ressemblances ou ces analogies, pour curieuses qu’elles soient, sont-elles donc si frappantes, si profondes surtout ? mais, quand elles le seraient encore davantage, prouveraient-elles si démonstrativement ce que l’on veut qu’elles prouvent : l’adaptation de la légende chrétienne, par quelque voie que ce soit, à la légende de Krichna ? Nous ne le croyons pas, et pour bien des raisons. Si c’est au merveilleux, tout d’abord, que l’on s’arrête, la mythologie brahmanique, après vingt-cinq siècles d’élaboration peut-être, et accrue, comme nous l’avons dit, de tout ce qu’elle empruntait à la superstition populaire, était assez riche d’un tel fonds pour suffire à défrayer, sans autre secours, la biographie miraculeuse d’un nouveau dieu. Si c’est à la pensée que l’on regarde, nous croyons avec M. Barth « que la théorie des avatars, ou incarnations, devait sortir comme d’elle-même de la conception védantique de l’immanence divine ; » tôt ou tard, mais fatalement. Et si c’est à la morale enfin que l’on s’attache, du moment que le bouddhisme a précédé le krichnaïsme, n’est-il pas plus naturel d’expliquer par son influence presque tout ce que l’on explique par l’influence du christianisme ? Resterait, à la vérité, ce que l’on a nommé le caractère « idyllique » de ce dixième livre au moins, du Bhagavaia Pourana, — Krichna, dieu des bergers et surtout dieu d’amour, Il dont le sourire dissipe la douleur des mondes, » conquérante sa personne les pharisiens eux-mêmes du brahmanisme, entraînant les cœurs sur ses pas, et promenant ses enseignement sous un ciel, au milieu d’une nature dont les séductions s’ajoutent à celles de sa personne et de ses leçons. Seulement c’est peut-être ici l’autre terme de la comparaison qui fait faute à son tour, et c’est dans les Évangiles que l’on chercherait inutilement ce caractère « idyllique ; » s’il n’avait plu jadis à M. Renan de l’y mettre.

Mais surtout, dans toutes les comparaisons, dans tous les rapprochemens de ce genre, il me semble qu’il y a deux ou trois points dont décidément on ne tient pas assez de compte. Le premier, — c’est que les analogies ou les rencontres en elles-mêmes n’importent guère, et que toute la question est de savoir sous quelle influence particulière, comme en chimie, si la métaphore ne parait pas trop grossière, une combinaison nouvelle et originale s’est formée. S’il y a dans la légende de Krichna des traits qui rappellent manifestement les anciennes légendes de Vichnou, s’il y en a qui rappellent la légende d’Héraclès, s’il y en a qui rappellent l’histoire de Çakyamouni ; s’il y en a qui rappellent enfin l’évangile, sans compter tout ce que nous omettons dans le dénombrement, tout cela ne fait rien à l’indépendance du culte de Krichna et ne prouve, après tout, qu’une chose, à savoir l’identité de l’esprit humain dans ses opérations. — C’est le second point auquel on devrait faire attention. — L’esprit humain, pour divers qu’il soit, n’est pas inépuisable ; le cercle de ses inventions n’est pas illimité ; mais si l’imagination se heurte promptement quelque part à l’infranchissable, c’est, à coup sûr, dans l’ordre du merveilleux. Lorsque l’on a fait une fois participer, pour ainsi dire, toute la nature à l’émotion de la naissance d’un dieu sur la terre, « gronder les mers ou pleuvoir les fleurs, » on a comme épuisé le miracle, et ceux qui viennent après les premiers ne peuvent guère que redire ce que l’on avait dit avant eux. De même, lorsque l’on a fait une fois descendre un dieu parmi les hommes, comme il faut bien qu’il remonte au ciel, on ne peut guère se dispenser d’opérer sa « transfiguration ; » mais, comme on le sent bien, cela ne veut nullement dire que toutes les transfigurations soient imitées ou inspirées l’une de l’autre successivement. — Il en résulte, et c’est le troisième point, — qu’en pareille matière souvent, pour ne pas dire presque toujours, le principal est précisément ce que nous appelons l’accessoire ; et l’essentiel tout justement ce que nous prenons pour l’accident. Ce qui fait l’originalité d’une religion nouvelle, d’une métaphysique, d’une morale, c’est le détail, c’est le petit trait, c’est l’accent particulier ; et c’est malheureusement ce que l’on commence par y étouffer, ou en éliminer, quand on prétend les réduire à ce qu’elles ont de substantiel.

La légende même de Krichna pourra, je l’espère, en servir d’exemple et de preuve à ceux qui la liront dans la traduction de M. Hauvette-Besnault : j’entends à ceux qui la liront consciencieusement, d’un bout à l’autre, et qui se souviendront, en la lisant, qu’ils n’en ont encore là qu’une moitié. Toutes ces ressemblances qui frappent, qui surprennent, qui étonnent quand on a soin de les extraire, de les isoler et de les proposer en quelque manière toutes sèches, on ne les retrouve plus, elles disparaissent au courant de la lecture, et finalement s’évanouissent. L’impression de nouveauté, qui n’était d’abord produite que par quelques métaphores bizarres ou quelques comparaisons singulières, grandit, et nous sentons que nous nous enfonçons à mesure dans un monde plus original. Sans doute, ce sont bien les idées qui servent au<si de support à d’autres religions, parce qu’en effet une religion ressemble plus à une autre religion qu’à un système de philosophie pure ou de morale indépendante, comme un homme, aussi, ressemble plus à un autre homme qu’à tout autre être vivant. Mais, de même que cette ressemblance ne fait pas que nous n’ayons chacun notre physionomie individuelle, laquelle ne doit rien à celle de notre prochain, tout de même les mêmes idées, traitées dans un esprit différent, aboutissent à une formule qui diffère autant de celle du bouddhisme ou du christianisme que celles-ci diffèrent des formules de l’hellénisme. Quel que soit le personnage, historique ou mythique, aryen ou anaryen, dont le brahmanisme s’est emparé pour en faire, sous le nom de Krichna, l’avant-dernière incarnation de Vichnou, sa biographie, sa légende, sa religion se sont développées d’elles-mêmes dans une entière indépendance des actions du dehors, à la façon d’un organisme, pour user du mot à la mode ; et c’est ce qui ressort de chacun des soixante ou quatre-vingt mille vers du Bhagavata Pourana.

Si maintenant, l’indépendance historique du krichnaïsme, d’une part, et de l’autre l’identité fondamentale des opérations de l’esprit humain étant une fois bien établies, on veut faire des comparaisons, — et des comparaisons instructives, — la matière n’y manque pas. Seulement, ce n’est plus aux origines du christianisme, et dans les récits de l’évangile, qu’il en faut aller chercher le premier terme, c’est hors du christianisme, et dans l’histoire des sectes diverses qui s’en sont tour à tour détachées. Dira-t-on peut-être aussi que la fameuse Mme Guyon, l’auteur des Torrens et de l’Explication du Cantique des cantiques, se soit inspirés, dans le siècle de Bossuet, des stances érotiques de la Gita Govinda ? Ou bien prétendra-t-on que les sectes vichnouvites de l’Inde contemporaine, celle des Vallabhacaryas ou celle des Ramanandis, y doivent leur existence à l’apostolat de saint François Xavier ? Mais plus simplement, et plus raisonnablement, on dira que, s’il y a dans toutes les religions d’amour un principe d’erreur et de corruption prochaine, l’esprit du christianisme n’a rien négligé de ce qui pouvait en contrarier, en gêner, en étouffer enfin le développement, tandis que dans l’Inde, au contraire, le tempérament d’une race également superstitieuse et sensuelle, ayant suivi sa pente, n’a retenu du krichnaïsme que ce qu’il avait de plus dangereux. Entre les quatre Évangiles qui sont entrés au canon du Nouveau-Testament et les évangiles apocryphes, l’Inde n’aurait pas un instant hésité ; entraînée par son goût du merveilleux et du surnaturel, c’est l’Évangile de l’enfance, avec ses miracles ridicules ou indécens, qu’elle eût certainement choisi. Entraînée par son sensualisme, elle a choisi de même, parmi toutes les conséquences de la doctrine du pur amour, les plus foncièrement immorales et les plus répugnantes à l’essence de toute religion.

Burnouf avait déjà noté, comme propre au krichnaïsme[6], ou plutôt comme caractéristique de son enseignement même, cette idée corruptrice « qu’il importe peu de quelle manière et avec quels sentimens on songe au Dieu que l’on adore, pourvu que l’on y songe, » et nous en voyons dans le Bhagavata d’étranges conséquences. Tantôt c’est un brahmane sauvé de l’existence et réuni à l’essence de Hari pour avoir prononcé le nom divin sans le vouloir, sans le savoir, en appelant son fils, dont le nom de naissance était celui du dieu. — « Quand est-on obligé d’avoir actuellement affection pour Dieu ? » se demandait un jour le vénérable Escobar, et il se répondait : « Suarez dit que c’est assez si on l’aime avant l’article de la mort. » — L’auteur du Bhagavata Pourana, Vopadéva le grammairien, ou de quelque autre nom qu’on le nomme, avait du premier coup dépassé l’indulgence de Suarez et la facilité d’Escobar. Il y a mieux, cependant, ou pis encore. Car, dans ce dixième livre du poème, nous voyons que, pour être sauvé de l’existence, il suffit non-seulement d’avoir touché la personne de Hari, mais d’en avoir été touché soi-même, dans le temps qu’on l’insultait et que l’on essayait de le détruire sous la forme de son incarnation mortelle. La terrible Poutana, « la meurtrière des petits enfans, » essaie de l’empoisonner en lui donnant le sein ; mais, parce que « Bhagavat a sucé le lait de ses mamelles, » cette Yaduthani n’a pas moins le ciel en partage. Le démon Agha, sous la figure d’un boa gigantesque, « long d’un yojana, massif comme une montagne, » essaie de l’avaler et s’étouffe dans son effort, mais il ne « s’en confond pas moins avec l’âme suprême » pour avoir été purifié, jusque dans sa tentative criminelle, par le contact de Bhagavat… C’est la doctrine de l’inutilité des œuvres élevée à la hauteur d’un dogme.

Quant à la doctrine de l’amour, telle qu’elle est exposée dans ce dixième livre ou, pour parler plus exactement, telle qu’elle y est représentée au vif par Krichna dans le cours de sa carrière mortelle, il suffira de dire que la brune fiancée du Cantique des cantiques est modeste en comparaison des amoureuses gopis, ou bergères, des bords de la Yamouna. On s’est demandé quelquefois comment l’ancienne critique avait pu prendre le Cantique des cantiques pour un livre pieux et une œuvre d’édification. Le Bhagavata Pourana ne jetterait-il pas peut-être comme un trait de lumière sur ce problème délient de psychologie religieuse ? Car il n’est pas douteux que nous soyons ici en présence d’une réelle inspiration religieuse. Mais il n’est pas douteux non plus que si quelque allégorie philosophique s’est jadis enveloppée sous ces voiles, le sens en ait été perdu bien vite et qu’il n’en ait subsisté, qu’il ne s’en suit répandu, qu’il n’en demeure encore aujourd’hui que la lettre. Les traductions populaires dont nous avons parlé, le Bhagavata Dasam Askand et le Prem Sagar, — ou Océan d’amour. — le prouveraient surabondamment. De l’un comme de l’autre de ces poèmes on peut dire, en effet, que toute métaphysique a disparu pour ne plus laisser place qu’à ce que l’original contenait de mystique, mais surtout d’érotique et de miraculeux.

Ces conséquences toutefois n’éclatèrent pas immédiatement, et les premiers apôtres du krichnaïsme, — Ramannuja, Ramanand, Kabir, — sembleraient les avoir, en général, assez habilement évitées. On attribue à Ramannuja, qui vivait environ vers le milieu du XIIe siècle de notre ère, la fondation de sept cents monastères. C’est à peu près dans le même temps, par une rencontre assez curieuse, que se constituait en Europe la grande milice des ordres mendians. Ramanand, qui vécut au XIIIe siècle selon les uns, et selon les autres au XIVe, affecta de choisir ses disciples parmi les castes populaires, à l’exclusion des brahmanes et des kchattriyas. Sa prédication et celle des tisserands ou des barbiers qu’il envoyait de son couvent de Bénarès aux extrémités de l’Inde, passent pour avoir exercé une grande influence sur la révolution qui éleva l’hindoui du rang d’un bas dialecte à celui d’une langue littéraire. Kabir, qui suivit Ramanand, non content de prêcher les Hindous, eut en outre l’ambition de porter la foi parmi les gentils. Il essaya notamment d’une conciliation de la foi kricnnaïte avec la foi musulmane[7]. L’enseignement d’aucun d’eux n’exerça de mauvaise influence. Et l’on peut même dire que celle de Kabir fut particulièrement heureuse, au moins si l’on y peut rattacher la prédication de Nanak. l’apôtre des Sikhs. Mais, au commencement du XVIe siècle, deux autres sectaires, brahmanes cependant tous les deux, Chaitanya, né à Nadiya, dans le Bengale, et Vallabhacarya, du district de Camparan, sur la frontière du Népaul, purgèrent le krichnaïsme de ce qu’il pouvait encore conserver des pratiques de l’ascétisme antique, et ne régnant uniquement de la légende que ce qu’elle avait de plus conforme aux pires instincts d’un peuple sensuel, en tirèrent toutes ses conséquences. On trouvera dans le livre de M. Barth de curieux renseignemens sur l’une et l’autre secte dont Chaitanya et Vallabhcarya furent les fondateurs. S’il y en a beaucoup d’autres, une vingtaine au moins de principales, elles-mêmes subdivisées en un nombre infini, toutes ou presque toutes sont infectées du même érotisme mystique et de la même superstition grossière. La théorie des avatars ayant d’ailleurs permis de considérer chaque fondateur de secte comme une incarnation de son Dieu lui-même, le culte s’est transporté du Dieu à la personne humaine de ses prophètes, et, ce qui est plus curieux encore, à la personne de leurs descendans. « En 1861, dans la seule présidence de Bombay on comptait soixante-dix de ces hommes-dieux, de la seule secte de Vallabbacaryas. » Leurs fidèles buvaient avidement » la salive qu’ils rejetaient en mâchant le bétel, ou l’eau qui avait servi à laver leurs pieds ; » et pour les femmes de la secte, c’était « la plus grande bénédiction que d’être distinguées par eux et de servir à leurs plaisirs. ».

Je ne voudrais pas laisser le lecteur sur cette fâcheuse impression. J’aime donc mieux dire en terminant que quelques sectes, malgré tout, ont su se préserver de cette abjection et de cette immoralité. Telle est celle qui s’honore de descendre d’une reine d’Udajapura, Mira Bai, qui vivait dans le temps d’Akbar. Pressée d’abjurer ton Dieu, elle aima mieux, dit la légende, quitter le trône et la vie que de renier Krichna. Elle vint se jeter aux pieds de la statue du dieu et lui fit cette prière : « J’ai quitté mon amour, mes biens, ma royauté, mon époux. Mira, ta servante, vient à toi, son refuge : prends-la auprès de toi. Si tu me sais pure de toute tache, accepte-moi. Excepté toi, nul autre n’aura compassion de moi. Aie donc pitié ! Seigneur de Mira, son bien-aimé, accepte-la, et permets qu’elle ne soit plus séparée de toi à jamais. » L’image s’entrouvrit et Mira disparut dans ses flancs ; la secte qui se fonda en mémoire d’elle subsiste encore sous son nom. Voilà le plus pur du krichnaïsme, et, si l’on veut être équitable envers lui, ce qu’il n’en faut pas oublier.

Nous n’ajouterons plus que quelques mots. Cette curieuse histoire du krichnaïsme et de Krichna, dont nous n’avons pu qu’à peine indiquer quelques traits, c’est au traducteur du Bhagavata Pourana qu’il appartient de l’écrire. Il ne reste plus à M. Hauvette-Besnault que deux chants à traduire de l’énorme poème. Nous espérons qu’il ne voudra pas tarder trop longtemps à les mettre en lumière, et qu’ayant ainsi complété une partie de l’œuvre de Burnouf, il tiendra sans doute à honneur de compléter aussi l’autre. Une édition du Bhagavata Pourana dans son texte original, ne s’adresse uniquement qu’aux orientalistes ; une traduction même d’un poème de ce genre ne va guère qu’à quelques curieux ; mais le commentaire va jusqu’aux profanes, et les profanes ici, c’est le grand public, juge définitif et souverain, après tout, des travaux d’érudition eux-mêmes, puisque après tout, leur intérêt dépend en dernier ressort de la nature et du degré d’intérêt qu’il y prend. Les érudits se plaignent quelquefois, et ils n’ont pas toujours tort, que l’attention se détourne d’eux et de leurs travaux, comme si l’on en méconnaissait l’importance. La faute ne leur en serait-elle pas trop souvent imputable ? Lorsque du chinois, du sanscrit, ou de l’arabe même ils font passer en français une œuvre jusqu’alors inconnue des lecteurs d’Occident, prennent-ils bien toute la peine qu’il faudrait pour nous en expliquer la signification, nous en faire sentir la valeur, nous obliger enfin d’en avouer l’universel intérêt ? C’est une question qu’ils sont sans doute mieux que nous en état de résoudre. Ils peuvent être assurés au moins, et le passé leur est ici garant de l’avenir, que toutes les fois qu’ils nous donneront des traductions comme celle de ce Bhagavata Pourana, — des résumés aussi savans, aus4 pleins, aussi curieux que celui de M. Barth, — et des livrés enfin comme l’essai de M. Senart, ils trouveront immanquablement un public pour les lire et des critiques pour les louer.


F. BRUNETIERE.

  1. Les Religions et les langues de l’Inde, par M. Robert Cust ; du service civil de sa majesté l’impératrice des Indes ; Leroux, éditeur.
  2. Voyez, dans la Revue des années 1850, 1857, 1858, les Études sur l’Inde ancienne et moderne et notamment : Krichna, ses aventures et ses adorateurs.
  3. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1840.
  4. Eugène Burnouf, Introduction à l’Histoire du bouddhisme indien.
  5. Barthélémy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa Religion ; Didier, éditeur.
  6. Bhagavata Pourana, t. I, introduction.
  7. Nous empruntons tous ces renseignemens à l’excellent ouvrage de M. W.-W. Hunter : the Indian Empire : its history, people and products ; 1882, Trübuer, éditeur.