Revue littéraire - La Société précieuse au XVIIe siècle

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - La Société précieuse au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 933-944).
REVUE LITTÉRAIRE

LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE AU DIX-SEPTIÉME SIÈCLE.

La Jeunesse de Fléchier, par M. L’abbé A. Fabre, 2 vol., Paris, 1882; Didier.

Il arrive encore assez souvent que le véritable intérêt d’un livre, et d’un bon livre même, ne soit pas précisément, — faut-il dire où l’auteur l’a cru mettre? — mais du moins où le titre inviterait à le chercher. C’est un peu le cas, à ce qu’il nous semble, du curieux et consciencieux ouvrage de M. L’abbé Fabre sur la Jeunesse de Fléchier. On y cherche d’abord Fléchier, et il y est, et on l’y trouve, mais, insensiblement, cette souriante physionomie du précieux abbé décroît, pour ainsi dire, et recule vers le fond du tableau; ce sont d’autres figures qui viennent l’une après l’autre se montrer au premier plan; on le perd enfin de vue et c’est toute une petite société qui s’anime et qui tire à soi l’attention qu’il faut convenir qu’en effet le seul Fléchier ne suffirait peut-être pas à retenir si longtemps. Aussi bien son sort est-il ici celui de tous les écrivains secondaires. S’ils manquent d’originalité, ce n’est pas tant, comme on le croit d’ordinaire, pour avoir dit ou pensé des choses que l’on aurait dites ou pensées avant eux; il y a plus, puisque c’est eux qui, fréquemment, jettent ce qu’on appelle des idées neuves dans la circulation commune; mais en cela même, traducteurs plutôt qu’inventeurs, leur parole est beaucoup moins l’expression d’une pensée qui leur appartienne en propre que le fidèle écho des opinions qui se sont agitées autour d’eux. Lire Bossuet, c’est lire Bossuet; mais lire Fléchier, c’est lire ce qu’applaudissait la société précieuse dont il fut l’un des ornemens; tout de même que lire Malherbe, c’est lire Malherbe; mais lire Voiture, c’est comme qui dirait faire visite à l’hôtel de Rambouillet.

Il paraîtra sans doute à quelques-uns que c’est un peu rabaisser Fléchier. Ses agréables Mémoires sur les Grands jours d’Auvergne et l’Oraison funèbre de Turenne ont mis, en effet, assez haut dans l’histoire de notre littérature la réputation de l’évêque de Nîmes. L’abbé Fabre lui-même, à qui pourtant on ne saurait reprocher de manquer de mesure, parle encore quelque part de Fléchier comme du rival de Bourdaloue et l’émule de Bossuet. Il est certain qu’au XVIIe siècle, l’Oraison funèbre de Turenne a balancé l’Oraison funèbre de Condé, comme il est certain que, cent ans plus tard, ce lourd Thomas ne craignait pas de mettre Fléchier en parallèle avec Bossuet. Mais, et sans compter qu’aujourd’hui même cette Oraison funèbre, où quiconque parle de Fléchier ne peut pas s’empêcher de revenir, puisque enfin c’est de l’œuvre entière presque le seul morceau qui demeure, ne vaut certainement pas les éloges que l’on continue d’en faire; qu’est-ce après tout, dans le siècle de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, qu’un orateur sacré qui sans doute a possédé toutes les parties extérieures de l’honnête homme et quelques-unes même de l’écrivain, mais rien d’intérieur, et dont le rare talent s’est étalé tout en surface? Fléchier, sa vie durant et presque jusqu’à son dernier jour, est resté l’homme de son éducation première, l’élève de Balzac et de Voiture, l’orateur selon le cœur des précieuses. Est-ce d’ailleurs une raison de le négliger? mais, au contraire, et justement c’est en quoi Fléchier vaut et vaudra toujours la peine, comme Balzac et comme Voiture, d’être étudié de près.

Il règne, en effet, sur le XVIIe siècle plus d’idées fausses qu’on ne pense, et pour cette raison bien simple que ce que nous croyons le mieux connaître, étant ce que nous étudions le moins, est aussi ce que très souvent nous connaissons le plus mal. Mais, dès qu’au lieu de répéter les leçons apprises, et pour se faire une opinion personnelle, on essaie d’y regarder de plus près, on est tout étonné de s’apercevoir que ce sont les hommes qui passent pour avoir représenté dans ce grand siècle toute l’inflexible autorité de la règle qui sont les irréguliers, mais les prétendus irréguliers, au contraire, et, comme on les a nommés, les victimes de Boileau, qui sont les vrais timides, les vrais serviteurs de l’opinion, les vrais esclaves de la mode. Ce n’est pas du tout ce fiacre de Scarron qui est en lutte avec l’esprit de son temps, c’est Molière; et ce n’est pas du tout Racine qui est le favori de la mode, c’est le tendre Quinault. Mais entre Charles Perrault, le spirituel auteur des Contes de fées ou du Parallèle des anciens et des modernes, et l’exact auteur des Satires ou de l’Art poétique, sachons-le bien, le vrai l’auteur de nouveautés, c’est Boileau. C’est ce qu’avait très bien vu cet ancien procureur-syndic de la commune de Paris, Rœderer, lorsque le premier, vers 1835, il s’avisa de remettre en lumière l’histoire de la société précieuse du XVIIe siècle. Victor Cousin, qui le suivit, ne réussit qu’à brouiller, dans son livre sur la Société française an. XVIIe siècle, ce que, dans ce célèbre Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie, Rœderer avait si nettement distingué. Le commencement et la fin du XVIIe siècle se joignent. Si la représentation des Précieuses ridicules, en 1659, marque une époque, la représentation de Phèdre, en 1677, en marque une autre; et l’insuccès de la tragédie de Racine est positivement la revanche du succès de la comédie de Molière. L’hôtel de Rambouillet renaît pour ainsi dire dans l’hôtel de Bouillon. Marquis et précieuses, qui cabalent maintenant pour Pradon, sont les mêmes qui jadis ont cabalé contre Molière. Et bien loin, comme on le croit d’ordinaire, que la société du Grand Cyrus et de la Clélie tout entière ait succombé sous les coups de Boileau, l’auteur des Satires n’a pas eu sitôt abandonné le champ que la voilà qui se ranime tout entière et reprend son empire momentanément perdu. C’est ce qu’avait montré Rœderer, et c’est ce que Victor Cousin a fait comme s’il n’avait pas vu. Rœderer, à la vérité, dans son Mémoire, a décoré du nom flatteur de société polie ce que nous désignons du nom moins élogieux de société précieuse, et, mêlant un peu plus qu’il n’eût fallu l’histoire des mœurs à l’histoire des lettres, il a voulu voir un retour vers la politesse des manières où nous voyons surtout un retour vers l’affectation du langage et la subtilité des idées. Mais la thèse, dans sa généralité, subsiste, et il est temps d’y revenir si l’on veut se faire une juste idée de l’histoire de la littérature française au XVIIe siècle.

On n’en trouvera pas souvent une meilleure occasion que celle que nous offre ce livre sur la Jeunesse de Fléchier. Si l’on y joint un premier volume où déjà l’abbé Fabre avait étudié la Correspondance de Fléchier avec Mme Deshoulières et sa fille, je ne crois pas que nulle part, depuis Victor Cousin, quelqu’un eût assemblé tant de matériaux pour l’histoire de la société précieuse. On pouvait se faire une idée, très aisément, car les documens ne manquaient pas, et l’on en était plutôt accablé, de ce qu’elle avait été de 1630 à 1660. Il était un peu plus laborieux (nul, à notre connaissance, n’en ayant tracé le cadre) mais il était encore facile de retrouver ce qu’elle avait été de 1680 à 1710 ou 1720. Ce que personne pourtant n’avait écrit, c’était son histoire de 1660 à 1680, son histoire secrète, pour ainsi dire; dans ces années glorieuses, où les Molière, les Boileau, les Racine d’une part et, de l’autre, les Pascal, les Bossuet, les Bourdaloue remplissant toute la scène, on ne songe guère d’habitude à regarder plus loin et comme derrière le théâtre; et c’est la substance de cette histoire qu’on ne saurait trop remercier l’abbé Fabre de nous avoir donné.

Fléchier naquit à Pernes en 1632. Si je note en passant que son père y exerçait « un commerce de détail,» qui paraît avoir été celui de l’épicerie, c’est pour qu’il soit acquis, par un exemple de plus, que, sous l’ancien régime, le défaut de naissance n’empêchait l’accès aux dignités qu’autant qu’il était aggravé du défaut de mérite. La qualité n’était un privilège que s’il s’agissait de faire choix entre deux incapables. On prenait alors le mieux ne : nous avons depuis préféré le plus mal élevé. Il fit ses études au collège de Tarascon, entra dans la congrégation des pères de la doctrine chrétienne, professa les humanités à Tarascon, Draguignan, Narbonne, et partout se signala par une rare aptitude aux exercices scolaires. La tradition nous a conservé le souvenir de quelques-unes de ses compositions latines. On y voit figurer l’éloge de l’orange, en prose : de aureo malo, oratio panegyrica, et des hendécasyllabes sur la blessure d’un petit chien : In catellum lapide læsum. S’il y a quelque pédantisme peut-être se récrier sur le choix de semblables sujets, nous en accepterons très volontiers le reproche. D’Alembert, qui sait tout, nous assure que « le jeune professeur faisait de ces plaisanteries le cas qu’elles méritaient; » mais je crains qu’il ne se trompât. Le jeune professeur, devenu l’éloquent prédicateur, attachera toujours trop d’importance à l’art secondaire de relever par l’ingéniosité du tour et la délicatesse de l’expression ce qui ne vaudrait pas autrement la peine d’être dit, pour que nous ne prêtions pas à notre tour quelque attention à ces bagatelles. Il n’est jamais bon de s’exercer à parler pour ne rien dire, à plus forte raison quand on est doué, comme Fléchier, d’un fâcheux excès de facilité. Lorsqu’il quitta Narbonne, en 1659, pour venir à Paris, il ne faut donc pas douter qu’il fût, dès lors, en possession de quelques-uns de ses plus élégans défauts.

Il eut le malheur de tomber d’abord entre les mains de l’homme le plus propre à les cultiver, un certain sieur de Riche-Source, ou soi-disant tel, qui tenait, rue de la Huchette, académie d’orateurs. Ce n’est pas le lieu de nous espacer sur ce singulier personnage. Il suffit de savoir que Boileau l’a joint à La Serre pour leur décerner à tous deux un brevet de galimatias et de bassesse. Fléchier le suivit trois ans. Je ne relèverai qu’une seule des leçons qu’il en reçut, c’est que, dans la chaire comme au barreau, si « les pensées doivent être faciles en raison des simples auditeurs, elles doivent être brillantes en récompense, afin de les surprendre agréablement par leur nouveauté et leurs ornemens. » C’est à peu près la définition que Mlle de Scudéry donnait de l’air galant, «qui met le je ne sais quoi qui plaît aux choses les moins capables de plaire et qui mêle dans les entretiens les plus communs un charme secret qui satisfait et qui divertit. «Mais Riche-Source est plus clair, au moins, que cette pauvre Sapho. Le principal attrait de l’Académie des orateurs, c’était qu’à de certains jours on s’y réunissait, pour s’entrelire des discours sur toute sorte de sujets. Les uns étaient de ces espèces comme on en proposait à Rome dans les écoles des rhéteurs : « Vaut-il mieux inhumer le cadavre d’un criminel, ou l’exposer, pour l’exemple, sur les grands chemins? » et encore : « Une femme doit-elle préférer la vie de son père à celle de son mari? » Les autres étaient d’un tour plus galant, comme celui-ci : « Les passions des femmes sont-elles plus violentes, ou si ce sont celles des hommes? » et comme celui-là : « Lequel est le plus propre pour gagner l’estime des dames, du savant, du cavalier, ou du galant homme? » Nous avons les amplifications de Fléchier. Et c’était pourtant le temps où, dans la chaire des Minimes de la place Royale, chez les Carmélites de la rue Saint-Jacques, enfin dans la chapelle du Louvre, Bossuet commençait à prêcher! Les admirables sermons sur la Mort ou sur l’Ambition sont peut-être de l’année même où Fléchier disputait dans son Académie : « Si la gloire d’un auteur célèbre est plus grande que celle d’un parfait orateur. » On voit assez où son penchant l’inclinait. Les sociétés qu’il fréquentait n’étaient assurément pas pour le remettre dans le bon chemin.

C’était Conrart, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, le Théodamas du Grand Cyrus, cet homme qui écrivait si «juste, » si « poliment, » et d’une manière enfin « si peu commune. » C’était Chapelain, l’auteur de la Pucelle, qu’on travaille à réhabiliter, je ne sais trop pourquoi, depuis quelques années, et dont il est de mode maintenant de louer la solidité critique. Comme s’il ne suffisait pas pour le juger de la seule préface de sa Pucelle, à l’endroit par exemple où il parle du sens allégorique, « par lequel la poésie est faite l’un des principaux instrumens de l’architectonique ; » et comme si la vaste étendue de son érudition n’allait pas droit à prouver que le proverbe est fait pour lui:


Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant !


C’était Pellisson encore, mais Pellisson d’avant la Bastille, bel esprit et poète, le Phaon du Cyrus, l’Herminius de la Clélie, le secrétaire des Samedis de Mlle de Scudéry. C’était enfin M. de Montausier, beaucoup plus capable, — et la remarque en appartient à Victor Cousin lui-même, — d’écrire le sonnet d’Oronte que de le trouver bon à mettre au cabinet, l’un des habitués aussi du Samedi, mais qui surtout, à cette date de 1659, représentait la pure tradition de l’hôtel de Rambouillet.

Il ne manquait plus à l’éducation précieuse de Fléchier que cette dernière main que les femmes y pouvaient seules mettre. L’abbé Fabre, à ce propos, s’est demandé si, peut-être, en s’arrêtant à de certains détails, il n’allait pas porter une légère atteinte à la réputation d’un prélat justement respecté. Mais il a bien fait de passer outre à ces scrupules. Ceux-là seuls, en effet, s’étonneront du langage de Fléchier, ou s’aviseront de l’incriminer, qui ne se rappelleraient pas ce que Julie d’Angennes opposa de longue résistance aux soins de Montausier, ou qui ne connaîtraient pas la reproche que Saint-Évremond adressait aux précieuses : « d’avoir ôté à l’amour a qu’il a de plus naturel à force de vouloir l’épurer. »

Lorsque Fléchier débarqua de sa province, en 1659, la société de l’hôtel de Rambouillet n’était plus, depuis dix ou douze ans déjà, qu’une ombre d’elle-même. Le mariage de Mlle de Rambouillet, d’abord, en 1645; les troubles de la fronde ensuite; l’éloignement ou la mort de quelques habitués, dont Balzac et Voiture; les infirmités enfin et la vieillesse de la marquise avaient dépeuplé ces « cabinets » fameux, où toute une génération de grands seigneurs et de beaux esprits avait jadis « révéré la vertu sous le nom de l’incomparable Arthénice. » Mlle de Scudéry, cette illustre fille, comme on l’appelait au XVIIe siècle, avait hérité ce qui survivait encore des familiers du célèbre hôtel. Elle était alors dans tout l’éclat de sa réputation, et ses interminables romans dans le fort de leur vogue. Une tradition veut que son libraire, Augustin Courbé, n’ait pas tiré du Cyrus et de la Clélie moins de 100,000 écus; une autre tradition qu’ils aient eu cet honneur, insigne pour le temps, d’être traduits non-seulement en anglais ou en italien, mais encore jusqu’en arabe. S’il est donc permis de croire, puisque l’on paraît y tenir, que Molière, en donnant cette année-là même ses Précieuses ridicules, n’a pas voulu viser l’hôtel Rambouillet, il est plus difficile d’admettre, avec Victor Cousin, qu’il n’ait pas songé davantage à Mlle de Scudéry. Le nom de Cathos a tout l’air d’avoir quelque signification, et celui de Madelon en a certainement une, et elle est directe, et Madeleine de Scudéry s’y fût difficilement méprise. La vérité, c’est que les Précieuses ridicules atteignirent toutes les précieuses, de Paris ou de la province, les illustres comme les ridicules, à fond et indistinctement. Ceux qui, sans aller jusqu’à prétendre que, dans le modeste salon de Mlle de Scudéry « le naturel et la simplicité étaient absolument de rigueur, » veulent toutefois distinguer la féconde romancière d’avec on ne sait quelles fausses précieuses, ne font pas assez d’attention, ici, que si décidément ils avaient raison, il faudrait donc que Molière, et Boileau depuis Molière, eussent eu tort dans la lutte qu’ils soutinrent. Car enfin peut on raisonnablement enseigner que l’auteur des Satires ait écrit pour ramener le bon goût dans Clermont-Ferrand? ou Molière, pour corriger à Montpellier les usages de la conversation ? Mais ce que l’on peut dire, c’est que ni les coups de Molière, ni les coups de Boileau ne furent mortels à ceux qu’ils touchèrent, ni surtout n’opérèrent dans l’opinion publique la soudaine révolution que l’on prétend. Fléchier, tout seul, au besoin, nous en apporterait la preuve. Ce n’est guère qu’au lendemain du succès des Précieuses ridicules qu’il prend pied à Paris; il vient de rompre, sans scandale, avec la congrégation dont il faisait partie; ses ressources sont modestes et son crédit est nul; ambitieux avec cela : cependant ce n’est pas du côté de Molière qu’il se tourne, et de la cour, mais au contraire du côté des précieuses, et comme les premières amitiés qu’il noue sont avec les Conrart et les Chapelain, la première société qu’il fréquente, c’est la société de Mlle de Scudéry. Remarquez qu’il est habile homme, je veux dire de ceux qui savent connaître d’où vient le vent, et le prendre.

C’est là, chez Mlle de Scudéry, qu’il se lia particulièrement avec deux aimables personnes, toutes les deux jeunes encore, toutes les deux belles, toutes les deux savantes, Mlle de la Vigne et Mlle Dupré, la première plus enjouée, la seconde p’us grave, l’une et l’autre également mêlées désormais à l’histoire du futur prélat.

Mlle Dupré, nièce propre du célèbre Desmarets de Saint-Sorlin, l’auteur de la comédie des Visionnaires, « faisait profession ouverte de sciences, de lettres, de vers, de romans et de toutes les choses qui servent d’entretien ordinaire à celles qui sont précieuses. » Elle était fort des amis du savant Huet. On trouve quelques lettres d’elles dans la Correspondance de Bussy-Rabutin. Son étude particulière était la philosophie, la philosophie de Descartes, qu’elle n’avait peut-être pas approfondie très avant, mais en revanche qu’elle devait jeter souvent dans la conversation, puisque dans le cercle de ses amis on l’appelait la Cartésienne. Il va sans dire qu’elle faisait des vers. Enfin, elle avait d’une vraie précieuse non-seulement l’horreur du mariage, mais encore, en dépit de l’air et du ton galant, le dédain de l’amour, et elle se faisait gloire d’être « incapable de tendresse. » Elle s’occupait aussi d’élections académiques, et si ce n’est pas elle qui fit celle de Fléchier, en 1672, au lendemain de l’Oraison funèbre de Mme de Montausier, elle lui procura du moins la voix de Bussy-Rabutin, ou plutôt elle la lui aurait procurée si Bussy n’avait pas été retenu dans son exil de Bourgogne pour cause, comme l’on sait, d’intempérance de langue et de fâcheuses distractions de plume.

Il ne sera pas inutile d’observer que les mêmes influences qui concoururent en 1672 à faire entrer Fléchier à l’Académie sont celles que douze ans plus tard Boileau rencontrera liguées contre sa candidature. C’est que c’est Boileau qui, par droit de succession légitime, prend, en ce moment même, le rôle que Molière, mourant en 1673, va laisser inoccupé. Molière, en effet, malgré les Précieuses ridicules et malgré les Femmes savantes, pour ne pas rappeler mille autres traits qu’il avancés entre temps contre les précieuses, a si peu gagné la parue qu’il faut que Boileau la joue de nouveau, et l’opinion publique les suit de si loin, et d’un pas si lent, que Boileau de nouveau la perdra.

Mlle de La Vigne, fille de Michel de La Vigne, doyen de la Faculté de Paris et médecin de Louis XIV, est un peu plus connue que Mlle Dupré. L’abbé Fabre n’en a pas moins trouvé dans ces fameux Manuscrits de Conrart, d’où l’on a déjà tiré tant de choses, et quelques-unes que l’on eût mieux fait d’y laisser, de quoi raviver heureusement cette physionomie de précieuse. Celle-ci est surtout illustre pour avoir échangé force énigmes avec l’abbé Cotin. La recommandation est mauvaise auprès de la postérité. Je n’imagine pas que les madrigaux de Fléchier sur les yeux d’Iris malades et sur les yeux d’Iris guéris en soient une meilleure. On a recherché, peut-être avec indiscrétion, et en tout cas sans utilité pour l’histoire, ce qu’avaient été les relations de Mlle de La Vigne avec Fléchier, et, d’une scrupuleuse enquête, on a cru pouvoir conclure qu’elles étaient demeurées dans « la région idéale des désespoirs convenus et des sentimens arrangés. » C’est bien dit, et c’est, je crois, la pure vérité. Mais ce qu’il paraîtra plus malaisé d’admettre, c’est que ce commerce de madrigaux et d’énigmes n’ait été de la part de Fléchier qu’un galant badinage, au sens littéraire du mot, et dont il aurait lui-même été le premier à sourire. C’est très sérieusement, au contraire, que toute cette société précieuse travaille à ces futilités. Nul n’ignore, et Fléchier moins qu’un autre, que c’est un moyen de se mettre en réputation, de s’assurer des amis, de se concilier des protectrices, et par conséquent de se pousser dans le monde.

Il nous reste à dire quelques mots d’une autre amie de Fléchier, la plus célèbre après Mlle de Scudéry, c’est Mme Deshoulières. Mme Deshoulières, beaucoup plus jeune que Mme de Scudéry, d’une trentaine d’années environ, paraît avoir recueilli, vers 1660 ou 1665 à peu près, l’héritage du Samedi de l’illustre précieuse. «Elle fut en liaison, nous apprend-on, avec les plus beaux génies de son siècle, MM. Corneille, Pellisson, Benserade, Conrart, Perrault, Charpentier, Fléchier, Mascaron, Quinault, Ménage ; etc., les ducs de La Rochefoucauld, de Montausier, de Nevers et de Saint-Aignan. etc. » Ce sont exactement, comme on voit, les débris de l’hôtel de Rambouillet et des habitués de Mlle de Scudéry. Le panégyriste a sans doute oublié Pradon. Voilà l’omission réparée. Mais on voit aussi que, si l’on voulait dresser une liste générale des ennemis de Racine et de Boileau, c’est à peine s’il faudrait peut-être effacer un ou deux noms dans cette énumération. Si le biographe de Fléchier ne s’est pas trompé, c’est surtout ce salon de Mme Deshoulières que Fléchier aurait fréquenté. Ce qui du moins est certain, c’est que la Correspondance de Fléchier avec Mlle Deshoulières[1], sous son enveloppe précieuse, comme de juste, laisse transparaître parfois une confiance de Fléchier plus intime et plus solide en elle qu’en aucune de ses autres amies. On peut s’étonner là-dessus que Sainte-Beuve, qui, de bonne heure, et ici même, dès 1839, avait très nettement signalé l’existence « de toute une école poétique pour laquelle, à certains égards essentiels, le siècle de Louis XIV n’aurait pas existé, » ne soit plus revenu depuis lors sur cette indication si juste, et n’ait pas autrement défendu la vérité des faits contre les téméraires généralisations de Cousin. Il fallait prononcer un nom qu’il n’a pas assez haut prononcé, le nom de Voltaire, car c’est bien Voltaire qui reprit contre les Lamotte, les Fontenelle, les Moncrif, le combat de Molière et de l’auteur des Satires. Voltaire n’a jamais parlé de l’hôtel de Rambouillet que pour en médire, et il avait tort, parce qu’il faut rendre autant que possible justice à tout le monde, et que l’on doit beaucoup à l’hôtel de Rambouillet ; mais il a eu certes raison d’attaquer cette préciosité renaissante dont il s’est glissé trop de traces jusque dans la comédie de Marivaux et, — l’oserai-je dire ? — jusque dans l’Esprit des lois. C’est un de ses titres de gloire, et sur lequel peut-être on n’a pas assez insisté.

Faut-il maintenant revenir à Fléchier ? Ce sera pour montrer évidemment que, si sa réputation n’est pas précisément usurpée, du moins a-t-elle été singulièrement surfaite. On ne lit plus ses livres d’histoire : la Vie du cardinal Commendon ou l’Histoire de Théodose le Grand ; je les passerai donc sous silence. On ne lit pas beaucoup non plus le recueil de ses Sermons : il pourrait y avoir toutefois à y étudier les premiers modèles de l’éloquence de Massillon. Est-il besoin d’ajouter que Massillon a de beaucoup dépassé son maître et tiré d’un original médiocre des copies qui sont des chefs-d’œuvre ? Restent donc les Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne, les Oraisons funèbres, et enfin la Correspondance.

On a trop loué les Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne ; non pas que Sainte-Beuve et M. Taine, dans le même temps, n’en aient, Sainte-Beuve, plus obliquement, selon sa manière, et M. Taine, plus franchement, relevé tous les défauts ; mais Sainte-Beuve a tempéré sa critique d’une indulgence qu’il n’a pas accordée toujours à de beaucoup plus grands que Fléchier, et M. Taine, pour vouloir envelopper presque toute la littérature du XVIIe siècle dans le jugement qu’il portait sur Fléchier, ne l’a pas prononcé, selon nous, tout à fait assez sévère. Le fait est que, s’il y a moins d’emphase, il n’est pas une page de ces Mémoires où il n’y ait presque autant de mauvais goût que dans une lettre de Balzac. On n’a jamais plus abusé de l’esprit que dans ce sujet où c’était déjà manquer de tact que de ne pas sentir qu’il fallait ne pas avoir d’esprit. Cependant l’intérêt historique soutiendra la réputation du livre. Il est en effet des plus curieux que nous ayons sur la vie de province au XVIIe siècle. Et comme les défauts de Fléchier ne l’empêchent pas d’être un fin et judicieux observateur des mœurs, c’est assez que le tableau soit vrai pour qu’on ne soit pas près de cesser de le consulter.

Le malheur de Fléchier, comme aussi bien de tous ceux qui songent moins à traiter leur sujet, quel qu’il soit, qu’à faire montre d’eux-mêmes, c’est que son observation glisse à la surface des choses et qu’il en demeure toujours, selon la forte expression de Bossuet, « au lieu où se mesurent les périodes. » Là est la vraie faiblesse de ses oraisons funèbres. Il y en a jusqu’à trois qui conservent encore aujourd’hui quelque réputation : l’Oraison funèbre de Mme de Montausier d’abord, l’Oraison funèbre de Turenne ensuite, et enfin l’Oraison funèbre de M. de Lamoignon. Celle de Turenne, comme on le sait, est la plus vantée. C’est un des beaux morceaux de rhétorique, incontestablement, qu’il y ait dans la langue française. On n’y trouve pas trop de ces détails comme il y en a dans l’Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon: « Les eaux de la mer n’éteignirent pas l’ardeur de sa charité[2] ; » ou comme dans l’Oraison funèbre de M. de Lamoignon : « Le premier tribunal où il monta fut celui de sa conscience; » ou comme dans l’Oraison funèbre de Mme de Montausier : « Il n’y a rien de si aimable que l’enfance des princes destinés à l’empire... et ils règnent d’autant plus fortement dans les cœurs qu’ils ne règnent pas encore dans leurs états. » Mais, après tout, ce sont là des vétilles et quelques antithèses de ce goût dans l’Oraison funèbre de Turenne ne suffiraient pas pour en déprécier la valeur. Voltaire pensait, avec une apparence de raison, que le style de Balzac n’était pas inconvenant au genre de l’oraison funèbre. Mais deux choses manquent à Fléchier. Et tout d’abord, le grand art de caractériser. Est-ce Turenne qu’il loue? Ce serait aussi bien Vauban, ce serait aussi bien Catinat, ce serait aussi bien tout autre capitaine, comme il le dit lui-même, « dont la valeur serait éclairée et conduite par la probité et par la prudence. » En second lieu : la puissance de généraliser. Il est incapable de tirer de son discours une leçon pour ses auditeurs; de leur montrer, parvenus à leur développement, dans un Turenne ou dans un Condé, ces qualités ou ces défauts dont nous avons tous, en tant qu’hommes, les commencemens en nous; de les renvoyer enfin plus instruits d’eux-mêmes et de l’humanité. Il n’y a de Turenne dans cette oraison funèbre que le nom, les titres et les exploits; l’homme en est absent; et si l’on en retire par la pensée ces exploits, ces titres et ce nom, comme de plus la pensée fait défaut, il ne demeure enfin que le souvenir d’une exquise volupté de l’oreille. C’est peu de chose.

Comme sans doute on nous aura trouvé dur pour les Oraisons funèbres, nous laisserons le soin aux contemporains eux-mêmes de Fléchier d’apprécier sa Correspondance. « Il répandait sa rhétorique jusque dans ses plus simples billets, disait spirituellement le docte Huet, l’un des amis de sa jeunesse, et les discours qu’il tenait dans son domestique étaient des enthymèmes, des chries et des apostrophes, » C’est ce qu’a redit le père de La Rue : « L’amour de la politesse et le la justesse du style l’avait saisi dès ses premières études. Il ne sortait rien de sa plume ou de sa bouche, même en conversation, qui ne fût ou qui ne parût travaillé. Ses lettres et ses moindres billets avaient du nombre et de l’art. Les beaux-arts ayant été sa première occupation, principalement la poésie, il s’était fait une habitude et presque une nécessité de compasser toutes ses paroles et de les lier en cadence. » L’abbé Fabre, dans l’Étude qu’il a mise en tête des Lettres à Mme Deshoulières, cite ces jugemens, dont il appelle. N’oublie-t-il pas un peu qu’il nous a lui-même montré Mlle Deshoulières faisant reproche à Fléchier « de mettre trop d’esprit » dans ses lettres? Accordons-lui cependant qu’on ne saurait juger tout à fait des lettres affectueuses de la vieillesse de Fléchier comme des lettres galantes de sa jeunesse. On n’écrit pas à soixante ans comme à trente, et quand on est évêque, après avoir passé par les charges de cour, comme quand on n’était encore qu’un mince abbé, d’hier arrivé de sa province, payant de fadeurs et de petits vers le bon accueil de Mlle de La Vigne et de Mlle Dupré.

Quelqu’un dira peut-être qu’il n’importait pas de maltraiter Fléchier et qu’on pouvait, en vérité, lui passer le stérile honneur d’être élogieusement nommé dans les histoires de la littérature, puisque après tout, combien sont-ils qui le lisent, mais surtout combien qui l’imitent? On conviendra toutefois, si l’on y réfléchit, qu’il importe beaucoup à l’exacte histoire de la littérature du XVIIe siècle que l’on ne commette pas de certaines confusions. Or on prend encore aujourd’hui trop souvent l’Oraison funèbre de Turenne pour un exemplaire accompli de l’éloquence de la chaire au temps de Louis XIV; et vraiment c’est à peu près comme si l’on prenait Astrate, ou Tamerlan, pour le chef-d’œuvre de la tragédie classique, au lieu de Britannicus ou de Bajazet. Mais ce sont là les chefs-d’œuvre de l’esprit précieux, non pas de l’esprit classique, et ce n’est pas la même chose. Les classiques sont de l’école de la nature et de l’antiquité, les précieux sont de l’école du monde et de la mode : les deux écoles sont très diverses, et l’on admire communément dans l’une ce que l’on proscrit et condamne dans l’autre. Les ennemis de Racine reprochaient à son Pyrrhus de n’être pas un galant selon la formule du Cyrus et de la Clélie ; mais Boileau lui reprochait au contraire d’en avoir fait justement ce qu’il appelait « un héros à la Scudéry. » Pareillement, ce que les admirateurs de Fléchier ne se lassaient pas de louer en lui, c’était ces faux brillans que Bossuet faisait profession de mépriser, et ce qu’ils ne pouvaient pas parvenir à goûter de Bossuet, c’était au contraire la superbe familiarité de son éloquence. La rhétorique soutenue de Fléchier ravissait d’aise Mlle de Scudéry, mais elle eût certainement ennuyé Pascal. Ajouterai-je que, si l’on se place une fois à ce point de vue pour de là jeter un coup d’œil sur l’histoire de notre littérature, il me semble que l’on apercevra plus clairement ce que signifient les querelles d’écoles dont elle est remplie? C’est qu’il y a de tout temps en France deux tendances qui se combattent et qui ne réussissent à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessous d’eux, les uns sont gaulois, les autres sont précieux. L’esprit gaulois, c’est un esprit d’indiscipline dont la pente naturelle, pour aller tout de suite aux extrêmes, est vers le cynisme et la grossièreté. Il s’étale impudemment dans certaines parties ignobles du roman de Rabelais. Son plus grand crime est d’avoir inspiré la Pucelle de Voltaire. L’esprit précieux, c’est un esprit de mesure et de politesse qui dégénère trop vite en un esprit d’étroitesse et d’affectation. Son inoubliable ridicule, c’est de s’être attaqué, dans le temps même de l’hôtel de Rambouillet, jusqu’aux syllabes des mots. Il se joue assez agréablement dans les madrigaux de Voiture et dans la prose de Fléchier. L’esprit précieux n’a consisté souvent que dans les raffinemens tout extérieurs de la politesse mondaine : l’esprit gaulois s’est plus d’une fois réduit à n’être que le manque d’éducation. Le véritable esprit français, tel que nos vraiment grands écrivains l’ont su représenter, s’est efforcé d’accommoder ensemble les justes libertés de l’esprit gaulois et les justes scrupules de l’esprit précieux.

Au surplus, grâce à cet instinct de sociabilité caractéristique de la société française, grâce à l’importance qu’a prise de bonne heure chez nous la vie de cour et de salon, grâce au rôle enfin dont les femmes ont su s’emparer, — de telle sorte que, depuis le salon de Mme de Rambouillet jusqu’au salon de Mme Récamier, l’histoire de la littérature pourrait se faire par l’histoire des salons, — l’esprit précieux a de bonne heure triomphé de l’esprit gaulois. C’est pourquoi les révolutions littéraires qui se sont faites souvent ailleurs, en Angleterre, par exemple, au nom de la règle contre la licence, se sont faites le plus souvent chez nous au nom de la liberté contre la règle. Mais il ne faudrait pas croire pour cela qu’en attaquant les excès de la préciosité, ce soit au profit de la grossièreté gauloise que l’on ait combattu. Molière, Boileau, Voltaire (je m’en tiens à ces trois noms parce qu’il me faudrait, pour en introduire d’autres, faire déborder le sujet du cadre où j’ai tâché de le contenir) n’ont pas moins vigoureusement combattu les turlupins, comme disait Molière, que les précieuses elles-mêmes. Et ils sont admirables, parmi tant d’autres qualités, et sauf quelques défaillances, pour l’aisance extraordinaire avec laquelle ils ont su maintenir ce difficile équilibre entre deux tendances également fortes, parce qu’elles sont également intimes à l’esprit national.


F. BRUNETIERE.

  1. Le livre de l’abbé Fabre est bien intitulé : Correspondance avec Madame, etc. mais ce sont en réalité les lettres à Mlle Deshoulières qu’il contient.
  2. C’est-à-dire qu’ayant armé un vaisseau pour la conversion de la Chine, et ce vaisseau ayant fait naufrage, elle en arma un second.