Revue littéraire - La véritable Manon Lescaut

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Revue littéraire - La véritable Manon Lescaut
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

LA VÉRITABLE MANON LESCAUT[1]

Il y a, dans la Louisiane, auprès du lac Pontchartrain, le tombeau de Manon. Mais il y a ainsi, par le monde, les tombeaux de maintes héroïnes poétiques et filles de l’imagination, cénotaphes de souvenirs ; et le tombeau de Manon ne prouve pas que cette folle ait existé. Dans le roman, c’est le chevalier des Grieux qui l’enterre : « Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le bleu où je me trouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser ; mais j’en tirais moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin démon entreprise, j’ensevelis pour toujours, dans le sein de la terre, ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. » Il parait que c’est impossible. A l’époque de Manon Lescaut, les alentours de la Nouvelle-Orléans, vers le lac Pontchartrain, n’étaient qu’un vaste marécage, non pas un terrain sablonneux ; et, — dit M. Chinard, l’auteur de l’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, — « des Grieux, loin d’avoir bien de la peine à creuser la fosse de la pauvre Manon, aurait eu beaucoup de mal lui-même à ne pas disparaître englouti dans le marais. » L’abbé Prévost n’avait pas voyagé dans la Louisiane. Et c’est ainsi que, racontant l’arrivée de des Grieux et de Manon, après leur navigation de deux mois, il écrit : « Nous n’avions pas découvert la ville ; elle est cachée de ce côté-là par une petite colline… » Mais il n’y a point de colline auprès de la Nouvelle-Orléans. Cependant l’abbé Prévost, ou du moins « l’homme de qualité » qui a reçu les confidences de des Grieux, prétend qu’il a rédigé cette histoire tout de suite après l’avoir entendue, de sorte que « rien n’est plus exact et plus fidèle que celle narration… Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui. » Or, ni le sable ni la petite colline aux alentours de la Nouvelle-Orléans ne sont d’un homme qui a vu ce pays.

Les conteurs ont toujours eu des prétentions à être véridiques. Homère déjà, n’ayant pas de documents à citer, feint de consulter la muse ; et, quand la muse lui a soufflé que les Achéens avaient trois cents vaisseaux : « Les Achéens. dit-il, avaient trois cents vaisseaux… » Un tel hommage rendu à la vérité par l’audacieuse fantaisie est un signe d’humilité : la plus heureuse imagination se défie d’elle-même et ne croit pas inventer rien qui touche l’esprit et le cœur des hommes et des femmes autant que la très simple et anodine vérité. Le moindre hâbleur le sait à merveille ; les poètes le savent aussi.

Au surplus, ce ne sont pas les serments de l’abbé Prévost qui nous garantissent l’authenticité de Manon, du chevalier des Grieux et de leurs aventures. Mais il y a, dans cette histoire ignoble et charmante, une vivante réalité dont le prestige est impérieux…


Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène.
Est-elle si vivante et si vraiment humaine
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ?…
Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie.
Comme je crois en toi ! Que je t’aime et te hais !
Quelle perversité ! Quelle ardeur inouïe
Pour l’or et les plaisirs ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es,
Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !


Et les chercheurs, avant Musset et après lui, se sont ingéniés à retrouver, dans la poussière du passé, la véritable Manon, le véritable des Grieux, tous les personnages du roman, le roman lui-même. Ces recherches sont agréables. Si elles n’aboutissent généralement à nulle certitude, elles révèlent pourtant les bribes d’une vérité autour de laquelle est née la fiction. Si Manon n’est pas un portrait, une copie, et si, comme je n’en doute guère, on se dupe à rechercher le modèle de Manon, du moins l’abbé Prévost n’a-t-il point tiré de son rêve tout seul cette vivante. Minerve qui sort du cerveau de Jupiter atteste que Jupiter est un dieu. Les romanciers ni les poètes ne sont dieux. Il leur faut le contact de la réalité. Ils n’inventent pas de toutes pièces et ne font pas que de copier ce qu’ils voient. Leurs créations suivent une gésine. Et enfin, si nous ne découvrons pas la véritable Manon, toute la vérité que nous aurons cherchée se réunissant sur la feinte Manon, celle-ci n’en sera pas moins un mensonge.

Premièrement, on a cru identifier Tiberge. Un certain abbé Louis Tiberge, abbé d’Andrès et qui mourut le 9 octobre 1730, avait dirigé le séminaire des Missions jusqu’en 1722. L’abbaye d’Andrès est dans le canton de Guines, non loin de Boulogne-sur-Mer ; et, comme Hesdin, la patrie de l’abbé Prévost n’est pas loin non plus de Boulogne, on peut supposer que les deux abbés se connurent. On peut supposer aussi que le supérieur des Missions étrangères eut à s’occuper de la Louisiane : seulement, on ne sait pas qu’il y fût allé. fin 1765, parut un Nouveau dictionnaire historique ou histoire abrégée, etc. par une société de gens de lettres ; et ces gens de lettres disent, à l’article de Louis Tiberge : « C’est ce pieux ecclésiastique qui joue un rôle si touchant dans le roman des amours du chevalier des Grieux. » Voilà Tiberge, conclut M. Anatole de Montaiglon. Mais, en définitive, ces gens de lettres qui, trente-quatre ans après la publication de Manon Lescaut, trente-cinq ans après la mort de l’abbé Louis Tiberge, affirment que l’abbé Louis Tiberge est le Tiberge du roman, s’ils l’affirment, c’est qu’il leur plaît de l’affirmer. Qu’en savent-ils ? C’est ’ le nom pareil qui les invite à lancer cette conjecture ; et c’est leur imprudence qui leur fait transformer cette conjecture en un renseignement valable. Or, l’aventure du chevalier des Grieux, on doit, — nous le verrons, — la placer aux années 1719 ou 1720. Des Grieux a dix-sept ou dix-huit ans alors : il est né vers 1703. Et il dit que son très cher ami Tiberge a trois ans de plus que lui. Donc, le Tiberge du roman serait né vers 1700. Mais l’abbé Louis Tiberge, s’il a cessé en 1722 d’être supérieur des Missions, il faudrait qu’il eût été supérieur des Missions à vingt ans ! Non, l’abbé Louis Tiberge n’est pas le Tiberge de Manon Lescaut ; et il n’y a, dans Manon, que le nom de ce pieux ecclésiastique prêté à un tout autre personnage.

Des Grieux ?… Eh bien ! ce ne sont pas les des Grieux qui manquent. M. V. Schrœder, l’auteur d’une étude assez attentive sur L’abbé Prévost, sa vie, ses romans, note l’existence d’un Charles des Grieux, écuyer, chevalier de Saint-Louis, mort le 25 mars 1723 et inhumé à Montreuil-sur-Mer, à quatre ou cinq lieues d’Hesdin : l’auteur de Manon put le connaître. Mais ce Charles des Grieux, chevalier de Saint-Louis et lieutenant des carabiniers, serait né le 23 août 1709. Il est mort chevalier de Saint-Louis et lieutenant de carabiniers dans sa quatorzième année. L’une des deux dates est fausse. Si Charles des Grieux est né en 1709, il était par trop jeune, en 1719 ou 1720, pour être l’amant de Manon. S’il est mort en 1723, ce n’est pas lui assurément qui, revenu de la Louisiane après sa déplorable aventure, a eu le temps de gagner ce grade aux carabiniers et la croix de Saint-Louis. Un Charles-Alexandre de Grieu appartenait à la commanderie de Saint-Maulvis en 1741 : c’est tout ce que nous savons de lui ; ce n’est rien. Il y a encore un des Grieux qu’un historien de la Louisiane, M. Alcée Forlier, mentionne pour avoir commandé un navire, le Comte de Toulouse. Et ce navire est allé à la Louisiane. Mais il y est allé, sous la conduite de ce des Grieux, en 1713. Et, en 1713, le des Grieux du roman n’avait que dix ou onze ans et ne commandait pas et n’a jamais commandé un navire. En somme, voilà trois des Grieux : nous n’avons pas retrouvé le des Grieux de Manon.

Un beau livre vient de paraître, Histoire de la fondation de la Nouvelle-Orléans, par le baron Marc de Villiers. L’histoire du chevalier des Grieux n’y est qu’un petit épisode au cours de cet essai riche de documents nouveaux. Mais l’auteur annonce « la véritable Manon ; » puis il écrit : « La découverte, dans les archives des ministères de la Marine et des Colonies, de plusieurs documents inédits nous permet d’identifier pour la première fois quatre personnages de Manon Lescaut. » Ces personnages, ce sont l’aumônier de la Nouvelle-Orléans, le gouverneur de la Louisiane… L’aumônier, dans Manon, ne fait que passer. Il vient dire à des Grieux que le gouverneur s’oppose nettement au mariage de des Grieux et destine au jeune Synnelet Mlle Manon : des Grieux le met à la porte ; et voilà tout. M. le baron Marc de Villiers identifie cet aumônier de la Nouvelle-Orléans avec l’abbé Le Maire, missionnaire, curé de l’île Dauphine. Le gouverneur de la Louisiane a, dans Manon, plus d’influence. C’est un brave homme ; et, d’abord, il fait bon accueil à ces deux exilés, les reçoit, les invite à dîner, leur prépare un logement, procure à des Grieux un emploi et, de toutes manières, agit avec politesse, amitié même. Soudainement, il devient une espèce de tigre, voire un tigre « féroce et cruel. » Ce tigre a un neveu, le jeune Synnelet, pour lequel il « se damnerait mille fois. » Synnelet s’étant épris de Manon, le gouverneur entend que Manon se sépare de des Grieux et devienne l’épouse de Synnelet. Ce gouverneur, dit M. le baron Mure de Villiers ; c’est La Mothe-Cadillac. Seulement, La Mothe-Cadillac n’avait point de neveu : et la tendresse du gouverneur pour Synnelet, c’est toute l’originalité du personnage. La Mothe-Cadilac avait un fils ; mais l’histoire ne dit pas que La Mothe-Cadillac le fils se soit épris d’aucune Manon. La Mothe-Cadillac a, dans l’histoire, un caractère assez marqué. Il s’intitulait : « Sauvage, né Français, ou plutôt Gascon. » D’ailleurs, il détestait la colonie dont il était le gouverneur : « Méchant pays, méchantes gens ! » disait-il ; et il se moquait de ce faux « paradis terrestre » où il avait vu trois poiriers sauvageons, trois pommiers de même, un prunier de trois pieds de haut, trente pieds de vigne avec neuf grappes de raisin, tous les grains pourris ou secs. Le gouverneur qui est dans Manon ne ressemble aucunement à celui-là. M. le baron Marc de Villiers, en appelant La Mothe-Cadillac le gouverneur de la Louisiane dans Manon, veut dire qu’à l’époque où arrivèrent des Grieux et Manon, le gouverneur de la Louisiane était, à n’en pas douter, La Mothe-Cadillac. Mais il se trompe. La Mothe-Cadillac avait été nommé gouverneur en 1712 ; il fut révoqué en 1716. Des Grieux et Manon débarquent à la Nouvelle-Orléans : en 1716, il n’y avait pas de Nouvelle-Orléans. Le gouverneur de la Louisiane dans Manon, c’est donc le successeur de La Mothe-Cadillac. Mais on peut être sûr que l’abbé Prévost n’a jamais su le nom de ce gouverneur, ni le nom de l’aumônier.

Les deux autres personnages que M. le baron Marc de Villiers identifie nous intéressent davantage : c’est le chevalier des Grieux et Manon. Là-dessus, il n’hésite pas : le « héros de l’abbé Prévost, » s’appelait Avril de La Varenne ; et il était né le 11 novembre 1685 à Angers. L’idée est bonne, de ne point chercher le héros de Manon parmi les des Grieux : sans doute, l’auteur de Manon, s’il a raconté l’histoire d’un malheureux jeune homme, l’a-t-il au moins dissimulé sous un nom d’emprunt. C’est une précaution qu’avait lui-même prise Avril de La Varenne. Il s’appelait exactement René du Tremblier. Mais son père était seigneur de La Varenne ; et sa mère était née Magdelaine Avril : avant d’aller à sa triste aventure, il se composa, du nom de sa mère et d’un titre de son père, le nom d’Avril de La Varenne, un nom de guerre ou de colonie. M. le baron Marc de Villiers a retrouvé aux archives de Maine-et-Loire l’acte de baptême du garçon qu’il ne craint pas d’appeler « le héros de l’abbé Prévost. » Comme le nom de des Grieux n’était pas rare dans le Boulonnais, pays de l’abbé Prévost, l’auteur de Manon choisit d’appeler Avril de La Varenne des Grieux. Et Manon ? Quand elle arriva dans la Louisiane, elle se faisait appeler Froget ; puis elle se fît appeler Quantin : mais son état civil a disparu.

Avril de La Varenne et la fille Froget s’embarquèrent à Nantes, sur la Dauphine, le 6 mars 1715. La Dauphine est une flûte de faible tonnage, à destination de Biloxi. L’aventure d’Avril de La Varenne et de la fille Froget, nous la connaîtrons par une lettre de La Mothe-Cadillac, en date du 2 janvier 1716 : « Il est venu ici un jeune homme de condition appelé Avril de La, Varenne, qui est d’Angers, lequel a amené une femme qu’on dit avoir été mariée, et qui l’est peut-être encore, ayant laissé trois enfants en France. Elle a d’abord pris le nom de Froget, et à présent de Quantin, se disant mariée audit sieur de La Varenne… Cependant on a su par plusieurs endroits que cela était faux, que c’est une femme de mauvaise vie qui, ayant été chassée d’Angers, s’était retirée à Nantes… » A Nantes, elle fut mise en prison, sur la demande de l’évêque d’Angers. Un sieur Raujon, qui se rendait à la Louisiane, la fît évader, la fît admettre sur la Dauphine. C’est « une scandaleuse, qui avait séduit le sieur de La Varenne, ce qui causait un grand déplaisir à sa parenté. » Une fois arrivé à la Louisiane, le faux ménage se sépare : Avril de La Varenne part pour les Illinois, où Raujon l’a chargé d’une affaire ; et la fille Froget devient employée de Raujon, qui tient le magasin de M. Crozat. De mauvais bruits courent sur les relations de la Froget et de Raujon. M. le curé de l’Ile Dauphine recueille ces bruits et les colporte. La fille Froget présente une requête en réparation d’honneur, comme si l’honneur de la fille Froget n’était pas irréparable. « Elle se dit épouse dudit sieur de La Varenne ; et cependant elle convient qu’ils sont passés dans ce pays dans la confiance qu’ils ont eue qu’on les marierait, ce qui prouve bien qu’elle ne l’a jamais été avec le sieur de La Varenne… » La querelle s’envenima. Quand il revint des Illinois, Avril de La Varenne porta plainte, lui aussi : « Il est gentilhomme et son épouse est demoiselle ; il a été capitaine dans le régiment de Champagne, où il a servi douze ans ; il n’est passé dans ce pays-là que pour éviter des chagrins que sa famille lui aurait pu faire parce qu’il s’est marié clandestinement et qu’il n’était pas majeur… » On n’était majeur qu’à trente ans pour les mariages… « Il le sera dans deux mois ; il comptait pour lors se remarier dans les formes en ce pays-là ; mais les missionnaires étant prévenus contre lui, et voulant repasser en France, il demande que le gouvernement ne lui en refuse pas la permission… » Le gouvernement répondit : « On ne peut empêcher cet homme de rentrer en France avec sa femme… » Ainsi, le gouvernement reconnaissait le mariage du sieur Avril de La Varenne et de la demoiselle Froget ou Quantin, qui, à ce qu’il semble, quittèrent bientôt la Louisiane.

Voilà, en très fidèle résumé, toute l’histoire de René du Tremblier, dit Avril de La Varenne, que M. le baron Marc de Villiers appelle « le héros de l’abbé Prévost, » et de la Froget ou Quantin, que M. le baron Marc de Villiers appelle « la véritable Manon. » Quelle déception !

Les dates ne vont pas à merveille. Avril de La Varenne et sa compagne sont partis de France quatre ou cinq ans trop tôt : en 1715 ! il fallait partir en 1719 ou en 1720. Mais, dira-t-on, qu’importe ?… C’est qu’en 1715, la Nouvelle-Orléans, où vont des Grieux et Manon, n’existait pas !… Mais, s’ils vont à Biloxi, au lieu d’aller à la Nouvelle-Orléans, qu’importe ? Et, pareillement, ce n’est pas grave, si l’abbé Prévost fit embarquer ses amoureux au Havre, et non point à Nantes ?… Ce n’est pas grave. Seulement, la déportation des « filles de joie » en Louisiane a commencé en 1719, pendant l’été ; on a renoncé à ce rude et périlleux moyen de colonisation l’année suivante. C’est pour cela que je disais qu’il faut que l’histoire de des Grieux et de Manon Lescaut, si vous la voulez authentique, soit de 1719 ou de 1720. Faute de quoi, plus de déportation. Et, si vous supprimez la déportation, si Manon n’est plus envoyée de force en Louisiane et si des Grieux n’est point poussé par son amour à suivre dans un exil infâme cette pauvre fille perdue, toute l’histoire se défait, ou n’est qu’une autre histoire, moins pathétique, moins touchante, celle d’Avril de La Varenne et de sa Froget ou Quantin, qui n’étaient pas forcés de partir. Avril de La Varenne quitte Angers et la France pour éviter les chagrins que lui ferait peut-être sa famille : il emmène la « scandaleuse » qui l’a séduit. Quelle analogie voyez-vous entre ce voyage incommode et l’abominable châtiment que Manon subit, que des Grieux aie cœur de partager avec elle ? Avril de La Varenne a trente ans ; il a servi douze ans ; il a été capitaine dans le régiment de Champagne. Des Grieux, pour qu’on lui pardonne ou qu’on ait le goût de le plaindre, il faut qu’il ait dix-sept ans, qu’il soit tout neuf à l’existence qui se jette à lui et qui le surmonte. Et Manon, si elle n’est pas « encore moins âgée » que lui, va nous dégoûter à l’excès. Une vieille Froget ou Quantin, qui « a laissé trois enfants en France, » ce n’est point Manon ! Des Grieux et Manon, si dégradés, peuvent dire : « L’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres ! » et, s’ils paraissent peu naïfs, après la folie et la souffrance : « L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge ; elle fit sur nous le même effet que les années. » L’amour et la jeunesse…Eh bien ! Avril de La Varenne et Froget ne sont plus assez jeunes. Quant à leur amour, il ne les empêche pas d’aller chacun de son côté, dès qu’ils sont descendus à Biloxi. Tandis qu’Avril de La Varenne s’est complaisamment laissé envoyer aux Illinois, Froget vit dans l’intimité de Raujon : et, qu’elle soit Froget ou Quantin, toujours est-il qu’on l’appelle Mme Raujon. C’est Raujon qui la fait évader de la prison de Nantes ; c’est Raujon qui, à Biloxi, la protège ; c’est Raujon qui ne la quitte pas et multiplie les « assiduités » autour d’elle. Raujon, qui était le représentant de Crozat, concessionnaire de la Louisiane ù cette époque, avait là-bas une situation quasi officielle ; et il était marié. Tout se passe, remarquons-le, comme si Raujon, l’amant de Froget ou Quantin, dissimulait sa liaison grâce à la complaisance de La Varenne et comme si ce bel arrangement datait de Nantes. Qu’il en soit ainsi, — je le crois, — ou qu’il en soit différemment, l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget ne ressemble pas du tout à l’aventure de des Grieux et de Manon Lescaut.

Il y a pourtant cette analogie, cette analogie seulement : le mariage supposé d’Avril de La Varenne et de Froget. Semblablement, des Grieux et Manon, sur le bateau qui les mène du Havre à la Nouvelle-Orléans, se disent mariés. Voilà tout ce qu’aurait fourni à l’auteur de Manon Lescaut l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget. L’auteur de Manon Lescaut sut-il cette aventure ? Mais oui, répond M. le baron Marc de Villiers : l’abbé Tiberge et le chevalier des Grieux durent la lui raconter. Mettons que le des Grieux qui commanda en 1713 le Comte de Toulouse fût un chevalier des Grieux en effet. Il faut supposer qu’en 1715 ou 1716, il commandait encore le Comte de Toulouse et que, sur ce navire ou quelque autre navire, il fit encore le voyage de Louisiane : et l’on n’en sait rien. Il faut supposer qu’en 1715 ou en 1716 l’abbé Louis Tiberge fit le voyage de Louisiane : et l’on n’en sait tien. Il faut supposer que l’abbé Prévost connaissait l’abbé Louis Tiberge et le chevalier des Grieux : et l’on n’en sait rien. Il faut supposer bien des choses qu’on ne sait pas. Et, tout cela supposé, ce que l’abbé Prévost recueille d’un récit, l’on dirait, miraculeusement sauvé de l’oubli après tant d’années, ce n’est qu’un incident menu, de très petite importance, un détail de son roman, détail qu’il lui était facile d’inventer et à l’invention duquel le portait le cours naturel de son roman. Voici des Grieux et Manon embarqués ; Manon, de même que les autres « filles de joie » qu’on mène en Louisiane, sera en butte aux insultes et agaceries des matelots et passagers peu recommandables. Des Grieux, qui a tant fait que de partir avec elle, pour l’amour d’elle, veut la préserver ; il n’a qu’un moyen de se déclarer son défenseur et de la garder : c’est de se dire son mari. Pour imaginer ce mensonge, il n’a pas besoin de savoir qu’en 1715 Avril de La Varenne et la fille Froget ou Quantin montrèrent un faux billet de mariage ; ou, plus exactement, un billet de mariage secret, irrégulier peut-être et que néanmoins le gouvernement considéra comme valable, en définitive. Car même réduite à l’incident du mariage, l’aventure de des Grieux et de Manon ne ressemble guère à l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget. Des Grieux n’est pas Avril de La Varenne ; et Manon n’est pas Froget ou Quantin.

La réalité de Manon Lescaut me paraît beaucoup mieux attestée par les recherches et les trouvailles de M. Pierre Heinrich, lequel ne prétendait pas découvrir la véritable Manon, le véritable des Grieux, mais a réuni, dans sa brochure L’abbé Prévost et la Louisiane, étude sur la valeur historique de Manon Lescaut, divers documents relatifs à la déportation des « filles de joie » durant les années 1719 et 1720. Ces documents nous montrent des épisodes pareils à maintes scènes de Manon. Le Journal de la Régence, de Buvat, nous fait assister au défilé des charrettes qui emportent les filles et « demoiselles de moyenne vertu, » par les rues de Paris, les faubourgs et les villages. Il y a des effrontées qui chantent « comme sans souci, » et qui interpellent les passants, n’épargnent même pas les petits collets et, apercevant leurs amants parmi les badauds, les invitent « à les accompagner dans leur voyage au Mississipi. » Et il y a les malheureuses qui pleurent de honte, qui essayent de se cacher. Elles sont parées de rubans, de fontanges, les unes et les autres, et ont leur coquetterie toute salie. L’abbé Prévost dut rencontrer de ces convois. Les départs se faisaient du Havre, le plus souvent, comme dans Manon. Les convois passaient évidemment par le bourg de Pacy-sur-Eure, à quatre lieues d’Évreux. C’est là que l’  « homme de qualité » voit des Grieux et Manon. L’abbé Prévost connaissait Évreux, et les environs : il fut prédicateur à Évreux, en 1725. Les charrettes des filles étaient encadrées d’archers en armes ; et quelquefois les galants accompagnaient longtemps les filles, se querellant avec les archers : et le dossier de Pierrette Picard, dans les archives de la Bastille, relate l’enlèvement de Pierrette. Une poignée de gardes du corps, gens analogues à Lescaut, le frère de Manon, surent s’emparer de cette fille en dépit des archers. Le galant de Pierrette, avec plus de chance que des Grieux, avait réussi l’entreprise où échoue l’amant de Manon. Certaines de ces filles n’étaient pas d’abominables gourgandines ; et, dans la foule des meurtrières, voleuses et créatures dégoûtantes, l’on aperçoit une petite dévergondée, sans doute élégante, une Manon. Sa mère est une dame noble. Cette petite de Neufchèze a quitté la maison paternelle, a « suivi un jeune homme, a couru la province avec lui. On l’a mise au couvent, par trois fois : et trois fois, elle s’est sauvée. Elle échoue dans un lieu suspect. Mme  de Neufchèze écrit au lieutenant de police, le supplie d’enfermer à l’hôpital cette déraisonnable et puis de « l’envoyer à « Micicipy. » Manon, ce n’est pas sa mère qui l’envoie à Mississipi : c’est le père de son amant, l’honnête M. des Grieux.

Et Manon, ce n’est pas la petite de Neufchèze, ce n’est pas Pierrette Picard, ce n’est pas une autre. Mais l’aventure de Manon se déroule dans une réalité, j’allais dire, dans un paysage vrai qu’observa l’auteur de Manon Lescaut.

La véritable Manon, ne la cherchons pas au milieu des papiers d’archives. Elle n’est pas là, pas plus que ses restes ne sont auprès du lac Pontchartrain, sous le tertre dit le tombeau de Manon. La véritable Manon, c’est dans le cœur de l’abbé Prévost qu’elle a vécu et puis est morte.

Les analogies de des Grieux et de l’abbé Prévost sont évidentes. La vie de l’abbé Prévost, quel roman, tout plein de désordre ! Et il a écrit, dans Le Pour et Contre : « la passion violente qui rend la raison inutile… » Cette passion violente, « n’étant pas capable d’étouffer entièrement dans le cœur les sentiments de la vertu, empêche de la pratiquer… » Il aime la vertu. Et des Grieux, après avoir causé avec Tiberge : « La piété se mêla dans mes considérations. Je mènerai une vie sainte et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour… » Il se forme un projet de vie paisible, et solitaire : « Une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin ; une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée… » Sage retraite, et la pratique habituelle du bien, le bon sens !… « Mais à la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait quelque chose encore et que, pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon. » Des Grieux rêve ainsi de s’amender ; et les souvenirs de la volupté l’environnent. L’abbé Prévost, ce n’est pas dans un de ses romans, c’est dans une lettre à son frère, et parlant pour soi, qu’il écrit : « Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrais capable, si je perdais un moment de vue la grande règle, ou même si je regardais avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit et qui n’auraient encore que trop de force pour me séduire, quoiqu’elles soient à demi effacées… » Et il écrit : « Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur, quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse ; et qu’il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! » Un homme qui a cette sensibilité-là, ce goût de sa faiblesse, et qui a des velléités édifiantes, mais que tente la douceur de se laisser vaincre, un tel homme n’a pas besoin qu’on lui raconte les défaites d’un Avril de La Varenne pour composer le personnage du chevalier des Grieux. Mais il ne renonce pas à l’honneur, à la fierté, en dépit de ses déchéances. Un publiciste, Lenglet-Dufresnoy, sous le nom de Gordon de Percel, le dénigre, le traite d’un de ces « personnages qui ont la simplicité de se laisser attraper par des filles. » Il répond à ses ennemis : « S’ils en veulent à mes faiblesses, je leur passe condamnation ; et ils me trouveront toujours prêt à renouveler l’aveu que j’ai déjà fait… S’ils prétendent décrier mon caractère, je délie la calomnie la plus envenimée de faire impression sur les personnes de bon sens dont j’ai l’honneur d’être connu. » Des Grieux, parlant à son père, ou à Tiberge, ou au directeur de la prison de Saint-Lazare, à de pareils sursauts : il admet que l’amour l’a rendu trop fidèle et tendre et qu’il a cédé aux désirs d’une maîtresse trop charmante : « Voilà mes crimes ; en voyez-vous là qui vous déshonore ? » Et il réclame, pour son caractère, l’estime et l’admiration. Quand il a fait bien des folies, l’abbé Prévost retourne au couvent. Des Grieux, séparé de Manon, très volontiers entre au séminaire. Et il se sauve du séminaire avec le même entrain qu’avait soudain l’abbé Prévost pour quitter les Jésuites ou les Bénédictins. Sans cesse à court d’argent, des Grieux s’en procure, et vite : l’abbé Prévost n’était pas plus maladroit. Ces deux langoureux, et dociles à leur langueur, ont de l’entregent, du courage, une extrême vivacité d’allure et une étourderie active.

Manon, l’abbé Prévost l’a rencontrée. Il l’a aimée. Je ne sais pas si elle s’appelait Manon. Je ne sais pas si elle était blonde ou brune, si elle avait les yeux bleus ou noirs : et nous ne savons pas la couleur des cheveux et des yeux de Manon que des Grieux aima ; ce renseignement nous est inutile. Mais elle était l’une ou l’autre, gentille, avisée, caressante, l’une de ces petites comme il y en a dans tous les temps, je ne dis pas dans tous les pays ; et, de son temps, elle avait la grâce enjouée, la frivolité ravissante. Elle était un joli animal que son instinct conduit ; elle était aussi la contemporaine d’une élégance accomplie et que des siècles de vie française avaient rendue exquise. Elle aimait des Grieux, et le plaisir bien davantage. Elle n’était pas méchante ; mais, si elle avait été méchante, elle n’eût rien imaginé de plus féroce que le supplice qu’elle infligea son amant. L’ « homme de qualité » qui l’a vue et qui a su ses vilenies se perd à méditer sur « le caractère incompréhensible » des femmes. La comprenez-vous, Manon ? Ce n’est pas des Grieux où l’abbé Prévost qui vous l’expliqueront. Car ils racontent ses infidélités, ses fautes abjectes et vulgaires, — si vulgaires qu’on aurait tort de chercher laborieusement où l’autour de Manon Lescaut les a trouvées, — sa cruauté insouciante ; et ils l’appellent « ce que la terre avait porté de plus aimable et de plus parfait. » Il y a, pour qu’on l’aime, « la douceur de ses regards » ; il y a son espièglerie amusante et câline ; il y a, dans les pires moments, son léger sourire et « un air charmant de tristesse. » Elle est charmante, elle est aimable et parfaite. C’est pour cela qu’on l’aime ; ou plutôt, c’est parce qu’on l’aime à la folie qu’elle est cela ou le parait. Tant d’éloges, toute sa conduite les a démentis, jusqu’à ce jour, si proche de sa mort, où la douleur la mène à être moins distraite. Incompréhensible, Manon ? Sans des Grieux, incompréhensible, oui ! Mais elle a en lui tous ses attraits. Et je disais que, Manon, c’était dans le cœur de des Grieux ou de l’abbé Prévost pareils qu’elle vivait et puis mourait. Les anecdotes de prison, de tromperie, de perfidie naturelle au point de sembler une sorte d’innocence, et le malheur, et la déportation, c’est l’aventure de bien d’autres. Ces anecdotes, ce n’est pas elle. Et elle, son aventure, c’est d’avoir été si aimée. La véritable Manon, l’ardente rêverie d’un fol et qui écrivait bien l’a créée.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Histoire de la fondation de la Nouvelle-Orléans (1717-1799), par le baron Marc de Villiers, avec une préface de M. Gabriel Hanotaux (Paris, Imprimerie national ; — Cf. L’Abbé Prévost et la Louisiane, étude sur la valeur historique de Manon Lescaut, par M. Pierre Heinrich (Librairie Augustin Challemet, 1907) ; et L’abbé Prévost, sa vie, ses romans, par V. Schrœder, librairie Hachelte, 1898).