Revue littéraire - Le Roman des Institutrices

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Revue littéraire - Le Roman des Institutrices
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 193-204).
REVUE LITTÉRAIRE

LE ROMAN DES INSTITUTRICES[1]

Je me souviens d’une vieille demoiselle. C’était une de ces personnes, comme il n’y en a plus guère, qui avaient l’air de résumer de longs siècles de vie ancienne et qui ainsi éternisaient la durée. Quand toutes seront mortes, il me semble que le temps courra encore plus follement vite, éparpillant nos années de même que gaspille les minutes une horloge qui a perdu son balancier. Cette vieille demoiselle, pour aller d’une chambre à une autre, ayant ouvert la porte, demeurait un instant immobile, un peu inclinée, et puis passait : mais elle avait laissé passer devant elle son ange gardien.

A présent, M. Marcel Prévost vient de publier Les Anges gardiens, un roman qu’il a intitulé ainsi avec une ironie assez cruelle. Ses anges gardiens, ce sont les institutrices, pour la plupart étrangères, à qui les mères aujourd’hui confient leurs filles et qui ne valent rien du tout. Quelle peinture il en a faite ! quelle peinture aussi des jeunes filles et de leurs mères ! et de leurs pères et de leurs frères ! et de tout leur entourage ! en un mot, de l’époque !...

Bref, depuis la jeunesse de la vieille demoiselle que je disais, l’on a, dans ce pays, changé d’anges gardiens : ceux d’autrefois, invisibles et vigilans, purs comme la pensée divine, on les a remplacés par des créatures ignobles.

Ignobles : telles M. Marcel Prévost nous les montre ; et, pour nous convaincre, il n’a rien épargné. Voilà un terrible roman, qui nous mène à des spectacles de débauche et de dépravation, qui nous mène secondement à cette conclusion : nos jeunes filles sont livrées à un exemple monstrueux. L’auteur est un moraliste ; et l’on sait que, procédant avec méthode, les moralistes ont à diagnostiquer le mal, pour fixer le remède ou le régime. Selon qu’ils s’attardent plus ou moins complaisamment à leur diagnostic, les moralistes font des livres plus ou moins immoraux. Jamais ils ne sont à la fois sincères et prudes ; décens même, ils ne le sont pas facilement. On n’a pas oublié ce prédicateur qui, sur le point de châtier les mœurs du jour, lançait du haut de la chaire cet avertissement. « Qu’on emmène les Marguerites ! » Pareillement, on lit à la première page des Anges gardiens : « Ce livre, que l’auteur croit utile aux mères françaises, n’est pas destiné à leurs filles. »

C’est un ouvrage dogmatique. L’auteur a vu un danger social, et il le désigne. Un livre scandaleux ? On l’a dit. Mais nous avons présentement quelques fabricans de « bons livres » qui se vendent sous le manteau de Tartufe : et, volontiers, ils font les renchéris. En dépit d’eux, il y a des siècles que notre littérature est libre, audacieuse ; nos écrivains sont francs, hardis, effrontés même plutôt qu’hypocrites. Le principal est qu’on n’ait pas spéculé sur l’attrait du vice, ni sur la valeur marchande de la vertu. L’auteur des Anges gardiens n’a point commis l’une de ces fautes, ni l’autre. Les mauvaises mœurs qu’il a peintes ne sont pas un divertissement qu’il offre à son lecteur. Il n’a point ajouté à son roman ce ragoût ; mais, ce dont il nous détournait, il nous l’a montré.

Il nous l’a montré sans ménagement. Je ne prétends pas que son livre soit agréable. Et enfin, je n’ai pas d’amitié pour son livre. De l’admiration, oui : je ne sais pas s’il est possible de conter avec plus d’art. J’ai plus d’amitié pour des livres que je n’admire aucunement. Mais, celui-là, je l’admire, sans l’aimer.


Le roman des Anges gardiens est consacré à une thèse, que voici : ces Allemandes, Anglaises ou Italiennes, si nombreuses à Paris et qu’on charge de veiller sur les jeunes filles, sont tout uniment des filles ; n’ayez pas cela chez vous !

L’on se dit : — Je n’y pensais pas ; et puis cette opinion ne me touche pas beaucoup, n’est pas l’une de celles où mon cœur et mon esprit sont engagés ; que m’importe ?

Vous avez tort, répond le moraliste ; si je vous annonce que la famille française est en péril, à cause des institutrices, comment seriez-vous indifférent à cette nouvelle, si grave. Et, en définitive, quelle frivolité !...

Le moraliste a raison. Ecoutons-le. Pourtant, si la frivolité qu’il nous reproche l’indigne, ne manquons pas de répliquer. La littérature est premièrement un jeu ; elle est frivole, de nature. On peut aussi l’employer à la défense des idées, à l’action politique ou sociale ; mais, d’abord, elle est un amusement. Théorie alexandrine ? Classique ! D’ailleurs, je ne nie pas que les idées et l’action fortifient la littérature, la nourrissent, lui donnent une vitalité heureuse. La question n’est que de savoir si vous allez soumettre la littérature à cet usage politique ou social, ou bien sauvegarder avant tout la littérature. Si vous avez un sacrifice à faire, qui pâtira : la thèse ou le roman ? — Ni l’un ni l’autre ! — A mon avis, la thèse et le roman.

La thèse, M. Marcel Prévost l’a combinée avec une habileté singulière. Il a choisi quelques échantillons d’institutrices. Chacune a son caractère ; et chacune a, dans ses origines, dans les hasards de sa destinée, les causes de son abjection. Mag l’Allemande, Fanny l’Anglaise, Sandra l’Italienne et Rosalie la Luxembourgeoise ont, entre elles, des différences d’âme et de tempérament. Elles sont inégalement perverties ; et Mag a les plus mauvais instincts, Rosalie a des qualités d’ingénue. Mais, pour les assembler, il y a ceci : elles sont des institutrices. Elles appartiennent toutes à une sorte de confrérie dégradée. Examinez-les. A la maison, de ton, de manières, parfaites, réservées, distinguées même. En secret, l’infamie. Un triste langage, triste et joyeux, dégoûtant. Et quelle activité ! Elles vous séduisent les pères de famille avec un subtil entrain : les pères et, à l’occasion, les fils. Quant aux jeunes filles, qu’en font-elles ?... Maintenant, supposons que vous soyez ministre de la Guerre et, disons, coureur ; l’institutrice est née dans un pays où l’on connaîtrait avec curiosité les secrets de notre défense nationale : le dossier B. 2. 17 a disparu pendant votre sommeil réparateur. Vous n’êtes pas ministre de la Guerre ? Vous le serez peut-être demain. Vous n’êtes pas coureur ? Le baron Ropart d’Anay ne l’était pas, lui non plus : et il court encore.

Voilà les institutrices. — Ah ! vous êtes mal tombé !... L’on soupçonne M. Marcel Prévost d’avoir, en somme, réuni pour les besoins de sa thèse Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Il a prévu l’objection. Pour attester la vérité de sa peinture, il recourt à un stratagème assez vif, mais ingénieux : il emprunte à la chronique des journaux l’une de ses démonstratives anecdotes. Cette aventure, il y a quelques mois, fut célèbre : sans doute ne l’a-t-on pas oubliée. On la retrouve, dans les Anges gardiens, enregistrée fidèlement, avec tous ses détails étonnans, comiques et abominables. Si M. Marcel Prévost, qui n’est pas coutumier d’agir ainsi, met dans son roman ce fait-divers et nous invite à l’y reconnaître, c’est afin que nous sentions, sous la fiction romanesque, l’exacte réalité. De cette façon, les épisodes du roman sont des témoignages et qui ont une valeur indubitable d’argumens. Authentique, Rosalie, vous le savez ; et authentique, probablement, la belle Sandra ; authentiques, Fanny et Mag. Quatre institutrices, sur quatre, à mépriser. Il y en a d’autres, oui ! M. Marcel Prévost consent qu’il y a des « exceptions : » les bonnes et honnêtes institutrices. Mais pourquoi dit-il que les bonnes et honnêtes institutrices sont l’exception ? Les quatre exemples qu’il a découverts ne lui permettent pas, remarquera-t-on, d’aller à un dénigrement si général. Cette fois encore, il a prévu l’objection : et à ses quatre exemples il ajoute les raisons qui légitiment son procédé inductif. Étudiez Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Vous apercevrez en elles des travers et des vices qui sont bien d’elles et qui font leur particularité ; puis vous apercevrez en elles des travers et des vices qui résultent de leur profession, de sorte que meilleures d’abord, elles seraient tout de même venues là. « Réfléchissez ! Une fille de dix-huit à vingt ans, une fille d’une certaine culture, d’une certaine éducation, quitte sa famille et sa patrie pour venir gagner son pain à Paris : c’est anormal. Oui, c’est anormal, parce que l’expatriation, à cet âge, est pleine de dangers pour elle, et que toute honnête famille ne s’y résoudra qu’à la dernière extrémité. Sur dix cas, il y en aura un où d’honnêtes parens auront délibérément envoyé à l’étranger leur fille sage et courageuse, et neuf autres cas où la fille aura quitté ses parens par coup de tête, soit que la famille fût inhabitable (remariage du père, inconduite de la mère, scandale), soit qu’une aventure galante l’eût entraînée... » Ces étrangères, à Paris, « arrachées de leur groupe social et familial, » placées dans un luxe qui n’est pas pour elles, dans une vie à laquelle rien ne les a préparées, se démoralisent, si elles avaient quelque moralité. Vous voyez donc que je puis, sans imprudence logique, étendre à la corporation le jugement que nous portons sur Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Restent les exceptions. Et vous, belles dames, qui préférez ne point accorder à l’éducation de vos filles tout votre loisir, vous comptez sur les exceptions. Mais, pour les dénicher, ces raretés, parmi les demoiselles détestables, que faites-vous ? Il faut voir Mme Corbellier qui demande une perle au bureau de placement le Grillon ! La scène est excellente. Mme Corbellier se dépêche avec lassitude. Cette corvée ne l’amuse pas. Et puis on l’attend ; qui ? son amant. — « Expliquez donc la chose, ma bonne Mag. Je m’en rapporte à vous. J’étouffe un peu, ici... Je vais respirer... » Elle va respirer ; et c’est Mag, la pire de toutes, qui, pour les enfans Corbellier, arrêtera Sandra Ceroni, une camarade. « Je peux la recommander à Madame comme si c’était moi... » Comme si c’était justement elle !... Mais, si Mme Corbellier manque d’attention, manque de discernement, l’une de nos belles dames réplique : — Moi, j’en ai !... Pauvre belle dame, vous y perdrez votre discernement, votre attention. Le préfet de police lui-même, causant avec un ministre, avoue que la rouerie des « anges gardiens » déconcerte son flair bien connu. Ces anges « accumulent les obscurités, les mensonges pour que nul ne puisse remonter à leurs familles : faux noms, faux lieux de naissance, faux certificats... » Le ministre s’étonne. Et le préfet : « Mes moyens d’investigation s’arrêtent à la frontière ; ou bien alors tout mon personnel n’y suffirait pas... Les certificats, les renseignemens de complaisance fournis par les familles françaises sur ces jeunes filles embrouillent tout. Et puis, elles s’entendent entre elles, échangent des pièces d’identité, des testimonials... C’est inextricable ! » Si le préfet de police lui-même avoue son incompétence. Mme Corbellier, qui avoue implicitement la sienne, excusons-la.

En somme, nos précieuses jeunes filles sont, par leurs dignes mères, confiées à des « anges gardiens » qu’on n’a pas choisis, qu’on ne peut pas choisir et qui, d’habitude, joignent à leurs tares originelles la corruption de leur métier.

Telle est la thèse ; et telle la démonstration, nette, rigoureuse, où l’esprit si avisé de M. Marcel Prévost se reconnaît. Cependant, malgré la finesse industrieuse de sa dialectique, ne voit-on pas qu’il y a là quelque chose d’artificiel et de malin, la meilleure adresse d’un romancier ? Or, il s’agit de sociologie, en l’espèce ; et l’on voudrait, au lieu d’évaluations un peu vagues, des chiffres, des statistiques ; l’on voudrait, il me semble, pour cette thèse, un traité, l’un de ces mémoires que les membres de l’Académie des Sciences morales et politiques lisent à leurs confrères, ou à quelques-uns de leurs confrères, dans le secret d’une docte et noble séance. Seulement, l’auteur des Anges gardiens avait résolu de s’adresser à un public beaucoup plus nombreux et d’avertir les mères de famille : elles lisent des romans et n’assistent pas toutes aux séances de l’Institut. Le moraliste s’était promis de les atteindre et de les toucher : pour leur faire accepter sa leçon rude, il eut recours aux agrémens de la littérature, comme (dit Lucrèce) le médecin parfume et sucre de miel les bords de la coupe où un enfant boira son remède. En procédant ainsi, M. Marcel Prévost continue la tradition littéraire que nos philosophes du XVIIIe siècle ont, je ne dis pas créée, mais consacrée. Sa tentative est légitime et a pour elle l’autorité de précédens illustres.

Il me semble pourtant qu’il y a une espèce de désaccord entre sa thèse et la forme du roman. Non que le roman ne se prête pas à l’exposé d’une thèse ; mais il se prête mieux à l’exposé des idées ou des sentimens qu’à l’exposé des faits authentiques et à leur affirmation. Or, la thèse des Anges gardiens est une thèse de réalité. M. Marcel Prévost n’a voulu présenter ni la caricature des institutrices, ni la satire de ce monde inquiétant ; il n’a voulu ni lancer une poignante invective, ni adresser au cœur de ses lectrices, mères un peu négligentes, un émouvant appel. Il prétend les convaincre par les faits. Eh bien ! les faits, en dépit de toutes les précautions subtiles que l’auteur a prises, les faits, le roman qui les environne diminue leur crédibilité. Je me fie à l’auteur et, néanmoins, je n’évite pas, en le lisant, de concevoir l’autre roman qu’il aurait pu écrire, où l’on verrait des institutrices parfaites, — il y en a, — dévouées à leurs élèves, soigneuses de leur épargner et les illusions périlleuses et les certitudes prématurées. Pauvres filles, venues de loin, séparées de leurs familles, de leurs tendresses, de leurs devoirs premiers et qui, dans des familles étrangères, savent se composer un ensemble nouveau de tendresses et de quotidiens devoirs ! Une tristesse écartée bravement, un effort souple de l’esprit, un zèle qui devient une coutume et qui garde sa spontanéité, l’invention d’un idéal pour une singulière existence : voilà leurs journées. La dureté de leur destin les a, toutes jeunes, douées d’une âme sérieuse : elle savent ce qu’il en coûte de vivre avec une grâce honnête ; elles peuvent enseigner ce qui échappe au léger entendement de Mme Corbellier. A la fin des Anges gardiens, une gentille femme dit : « Si nous avons des enfans, j’aime mieux qu’ils restent toute leur vie de petits rustres ignorans que d’ouvrir la maison à des Sandra, à des Mag ou à des Fanny ; elles nous ont fait trop de mal. » Mais, à la fin du roman que je propose, une gentille femme dirait : — Nous donnerons à nos enfans, pour leur apprendre les vertus de la pauvreté courageuse, la compagnie d’une de ces filles modestes et bonnes qui, dans l’extravagante futilité des familles modernes, sont l’aimable gravité, la douceur réfléchie, la patience.

Du reste, le roman que je propose, je ne garantis pas du tout qu’il soit plus vrai que les Anges gardiens. Serait-il moins vrai ?... Je l’imagine aussi persuasif que l’autre. Pour conclure à ce propos, le choix de la thèse me paraît un peu arbitraire, dans un roman. C’est ainsi qu’où je me trompe ou le roman nuit à la thèse de M. Marcel Prévost.


Et, à mon avis, la thèse nuit au roman.

Ce roman, c’est à coup sûr l’un de ceux où l’on voit le plus évidemment la maîtrise de M. Marcel Prévost. Nul écrivain ne sait mieux agencer les élémens d’une fiction, les varier, les multiplier, conduire l’intérêt, d’épisode en épisode, jusqu’à un dénouement qu’on a redouté, qu’on souhaite. Nul écrivain ne possède mieux l’art principal et, au juste, le don spécial du romancier.

Or, il est facile de le constater, le roman français subit une crise. Certes, nos littérateurs ne négligent pas ce genre. Nombreux et rapides comme les flots sourians de la mer, les romans paraissent et disparaissent ; à peine a-t-on le temps de les apercevoir : leur stérile quantité s’anéantit. Parmi ces auteurs de romans, il y a quelques romanciers. Encore ont-ils, pour la plupart, défait l’ancienne combinaison du récit. Ce qu’on aime en eux, c’est leur individualité de poètes, de philosophes ou d’essayistes ; c’est presque toujours une qualité par laquelle ils ne sont pas précisément des romanciers. Le genre du roman se détraque, et par l’initiative même des plus charmans écrivains. Il sortira peut-être de l’épreuve renouvelé, vivifié, magnifique. En attendant, il souffre.

Qu’on veuille se souvenir du temps où, auprès de Flaubert, florissaient ensemble Émile Zola. Maupassant, les Goncourt, Alphonse Daudet. En revanche, l’histoire est aujourd’hui dans l’état de plein épanouissement où l’on vit le roman naguère. Aucun genre littéraire n’a désormais cette vigueur opulente, cette abondante liberté qui l’enrichit et ne le dénature pas. Nous avons une pléiade d’historiens analogue à la pléiade de romanciers que je rappelais. Vivace, l’histoire pénètre les divers genres : et l’on peut la considérer comme envahissante, ou se demander si les genres qui s’anémiaient n’ont pas réclamé son vaillant secours. Elle pénètre le roman : le dernier roman de M. Maurice Barrès, la Colline inspirée, en témoigne ; et aussi la Tragédie de Ravaillac, de MM. Jérôme et Jean Tharaud ; et aussi Philémon vieux de la vieille, par M. Lucien Descaves, où sont évoqués les surprenans bonshommes de la Commune ; et aussi Un double amour, par Claude Ferval, où est ranimée, comme par un prestige, la frémissante Louise de La Vallière avec ses entours royaux et religieux, avec toutes ses alarmes.

Crise du roman : le roman tourne à l’histoire. Puis il tourne à la philosophie ; il tourne à la sociologie. M. Marcel Prévost, dans les Anges gardiens, ne l’a pas préservé de la sociologie : et, selon moi, c’est le dommage que subit son livre. Mais il a fait un roman tout de même, un véritable roman ; qu’est-ce ? — un vivant récit.

De la première page à la dernière, le lecteur est tenu en haleine et désire de savoir ce qu’il adviendra. Cela, sans qu’il ait, pour aucun des personnages, une vive sympathie : l’auteur ne lui a point offert une héroïne malheureuse qu’on suive au long de son calvaire et de qui, peu à peu, l’on s’éprenne avec une amoureuse compassion. Ce n’est pas non plus que la curiosité du lecteur soit constamment éveillée par la nouveauté d’incidens extraordinaires ou pittoresques : l’auteur n’a point cherché la tumultueuse aventure ; bourgeois et institutrices de Paris, ses personnages traversent de simples péripéties parisiennes et telles qu’en relatent de pareilles le bavardage des salons et, dans les gazettes, la rubrique des tribunaux. Ce n’est pas enfin qu’il ait suscité, parmi ces gaillards et gaillardes, une violence de passion, des amours dont la mélancolique ardeur nous émeuve profondément : cupidité, vanité, concupiscence momentanée, c’est à peu près tout. Et, je ne sais comment, cette médiocrité quotidienne suffit à ce romancier prodigieusement pourvu de dextérité souveraine pour que, pas un instant, ne l’abandonne l’attention de son lecteur. Je ne sais comment ; ou, plutôt, je le devine ; et j’entrevois le secret du romancier. C’est une incroyable adresse à pressentir son lecteur, à le ménager, à le secouer dès la minute où il s’alanguirait peut-être, à l’égayer, à l’attrister, à le changer d’affection quand il serait sur le point de se lasser, à le rafraîchir et comme à lui renouveler l’esprit avant qu’H ne s’ennuie un peu, à connaître ses goûts, ses manies, voire ses faiblesses et à profiter de ce qu’il a, mais à se passer de ce qu’il n’a pas, à n’aller ni trop lentement ni trop vite. Le lecteur est difficile, exigeant, capricieux. Le romancier, — le digne romancier, — ne le contente pas avec une basse obligeance. Mais il ne le maltraite pas : il le gouverne. Telle est sa tyrannie intelligente ; tel est son tact, qui lui permet de commander ; et enfin tel, l’art accompli de M. Marcel Prévost, l’art des Anges gardiens.

L’un des mérites de cet art : une clarté perpétuelle. Jamais la pensée ne se voile. Jamais elle ne s’embrouille. L’auteur l’a-t-il simplifiée, à l’usage de son lecteur ? Il ne l’a point appauvrie ; il ne l’a point diminuée : il l’a dégagée des brouillards de l’incertitude et mise en pleine lumière. Il lui laisse la délicatesse de ses nuances et, pour la rendre plus vivement apparente, il ne l’a pas badigeonnée de couleurs fausses. Il lui laisse toute sa variété complexe, tout son détail. Dans les pays où l’atmosphère est pure, on voit jusqu’à l’horizon la quantité des objets qui font le paysage ; et, plus petits par l’effet de la perspective, les plus lointains sont aussi nets de ligne et de dessin que le premier plan. Le regard saisit une large étendue ; et il examine chaque point du vaste décor sans perdre la vue de l’ensemble. Ainsi se découvre à nos yeux la pensée de M. Marcel Prévost, la pensée des Anges gardiens.

Elle est servie par un style aisé, absolument limpide, qui ne cherche ni les mots rares, ni les jolies singularités, ni les prestes arrangemens où triomphe une virtuosité inutile. Les artifices d’une concision paradoxale, cet écrivain ne les admet pas ; il évite aussi une extrême abondance, chargée de coquetteries : et il garde la mesure. Il ne cède pas aux tentations verbales. Son langage est celui de la causerie, mais attentive, soignée, très élégante. Cette simplicité naturelle a beaucoup de charme et de séduction.

Le récit des Anges gardiens, avec un grand nombre de personnages et un grand nombre d’épisodes, se déroule à merveille. Les intrigues se mêlent, s’enchevêtrent, comme dans la vie, mais sans nulle confusion. Et, si l’auteur supprime cette confusion qui est le caractère de la réalité, il n’aboutit pas à des régularités irréelles. Il tient compte du hasard. Il a l’esprit de géométrie ; mais il a l’esprit de finesse et il entre dans la complication subtile des cœurs et de la destinée. A tout moment, l’on sait où l’on est, l’on sait où l’on va. Il n’est pas un des personnages qui tout à coup se présente et qui déconcerte, comme un intrus : on l’attendait. Il n’est pas un des épisodes, interrompu quelque temps par un autre et qui, à son retour, n’éveille tout le souvenir que les nouveaux incidens réclament, pour qu’on en voie et la logique et la fantaisie. Les incidens se groupent et le roman va son train, sûr et paisible, sans nulle monotonie, avec une forte continuité. L’ordonnance du livre est une réussite excellente ; et le talent de composer ne peut être mené à plus de perfection.

Le passage d’une scène à l’autre est rapide ; et chaque scène a tout son espace, l’emplit, ne le déborde pas. Elle ne trouble pas l’économie de l’ouvrage. Elle a ses attaches solides, sa dépendance ; et elle a sa liberté. L’une des plus frappantes, la voici.

Nous sommes au Val d’Anay, chez les Ropart. Et il pleut, depuis des semaines. Rosalie Boisset, l’institutrice, est absente : et quand reviendra-t-elle ? Il pleut ; il tombe du ciel un morne et sempiternel ennui. Rosalie absente, il ne reste à la maison ni joie, ni jeunesse ; et les bambins eux-mêmes sont moroses, nerveux. Plus triste que personne et plus farouche dans son chagrin, le baron, drôle d’homme, qui a des vertus et qui les sacrifie à l’amour de Rosalie Boisset. Or, un après-midi, le baron Ropart est allé à l’écurie ; il a sellé son cheval César. Il ôte son chapeau et, les yeux levés vers les solives, il fait le signe de la croix. Et puis il part. Il est deux heures. A six heures, le baron n’est pas rentré. L’on s’étonne. L’on interroge les domestiques : tout le monde a vu partir le baron ; mais il n’a rien dit. Peut-être a-t-il poussé sa promenade jusqu’aux inondations du Cher ; peut-être... Et l’on fait mille conjectures qui, les unes après les autres, se détruisent d’elles-mêmes ; l’on arrive à des conjectures quasi absurdes et auxquelles on accroche tout ce qu’on a encore de vain espoir. La cloche du dîner sonne ; et la baronne commence de perdre le sang-froid qu’elle avait : c’est que le jour baisse et que, dès la nuit, les plus énergiques ont peur. Afin de rassurer les enfans, l’abbé Vicart leur a dit : « J’ai la conviction que votre père est vivant ; » et ils se reposent sur la conviction de l’abbé qui, en outre, leur souffle une prière : ils confient leur père à Dieu et, de toutes façons, demandent à Dieu l’énergie de se soumettre à ses desseins. Sur la route, où l’on est allé, d’impatience, l’un des enfans, celui qu’on appelle le petit Mohican, guette et bientôt s’écrie : « Voilà papa ! « Il se jette à terre et colle son oreille sur le pavé. Il reconnaît le galop de César. Mais il entend aussi un bruit bizarre : un bruit de fer, « comme si un officier galopait avec son sabre... » C’est bien César, et le voici, mais seul, affolé, sans cavalier, pareil à un cheval d’Apocalypse, couleur de boue et de nuit ; les étriers battent. Les enfans pleurent, sanglotent ; et ils reprochent à l’abbé leur déception. Dans le salon, la baronne, « usée par l’attente, » s’est endormie. Elle ne sait pas le retour de César. Que présume-t-elle ? Quand il sera évident que le baron, bête et frauduleux, a pris la clé des champs et Rosalie, elle refusera de croire à l’évidence. Mais, au bruit des pas de l’abbé qui lui amène les enfans, elle s’éveille en sursaut ; elle bégaye : « Henri... Henri... » C’est le nom de l’infidèle... « Madame, dit l’abbé, nous ne savons rien de précis ; mais vous allez avoir besoin de votre courage de chrétienne. »

Il est possible qu’ainsi résumée, amincie, la scène ait perdu son tragique attrait. Mais, dans le livre, elle a de la grandeur. Tandis que se trémoussent les enfans, les domestiques et l’abbé avec une maladresse douloureuse et tandis que la baronne prépare son noble entêtement, deux volontés règnent et conduisent tout : la Foi et l’Amour. C’est l’Amour qui a chassé le baron de chez lui, qui l’a Jeté dans la folie hypocrite et ardente ; et c’est la Foi qui impose à la maisonnée la dignité poignante de la tenue. Les deux puissances de l’ordre et du désordre ont l’une et l’autre donné toute leur efficacité.

Cette grande scène farouche et sur laquelle semblent peser des fatalités redoutables n’indique pas le ton général du roman. Ces Ropart d’Anay sont des gens de vieille croyance et de vie profonde. Les autres personnages du roman sont des fantoches ; non que l’auteur n’ait su faire d’eux que des fantoches : mais ils sont des fantoches dans la réalité où l’auteur les a pris, tous, et voire les ministres dont il y a, dans les Anges gardiens, de bonnes figures dérisoires. Les scènes où se rencontrent ces fantoches, dénués de principes et même de passions, laissent à la fin la ridicule et horrible impression d’une existence dépravée et misérable, toute en façade et peinte, toute en mensonge et fardée : vie moderne, vie improvisée.

Ce roman si alerte, si admirablement bien fait et qui est un chef-d’œuvre du genre, je ne lui trouve qu’un défaut, celui que je disais : la thèse à laquelle l’auteur l’a soumis. Il a fallu qu’au service de sa démonstration l’auteur multipliât les histoires d’institutrices ; et, à chaque fois qu’une institutrice apparaît, que ne décampe-t-elle au plus vite !... Ces filles sont par trop déplaisantes et, pour ainsi parler, avec trop de méthode. Il a fallu qu’en faveur de sa thèse il nous montrât de vilaines choses, parfois révoltantes. Et il est vrai qu’on fait de la beauté avec de la laideur. Boileau déjà le remarquait ; puis on l’a répété, à l’excès, et l’on a grandement abusé de la permission. Il est vrai que les passions humaines, à la représentation desquelles la littérature est dévouée, ont des dehors souvent affreux. La littérature les embellit, non pas au moyen d’ornemens, non pas en les déguisant sous de jolis costumes : elle les embellit en ajoutant à leur vérité, à leur exacte peinture, l’émoi du peintre, indignation, pitié, volupté pressentie, horreur ou tentation. Si l’on fait de la beauté avec de la laideur, c’est qu’on a tiré de la laideur même une poésie étrange, cachée, une poésie de douleur ou de joie. M. Marcel Prévost ne tire et ne veut tirer de la réalité aucune poésie. Des romanciers contemporains n’est-il pas le plus docile aux règles d’ « objectivité » que Flaubert a formulées et n’a pas toujours observées ? Il n’intervient pas dans son œuvre : ses personnages, on ne voit pas qu’il ait pour eux de la tendresse ou de la haine ; les événemens ne l’enchantent pas, ne l’offensent pas. Il y a, dans les Anges gardiens, tous les élémens d’un rude pessimisme, tous les argumens de l’opinion la plus désespérée, touchant l’époque et l’avenir. M. Marcel Prévost n’est pas un pessimiste : il a, pour se sauver de là, le plaisir de l’intelligence la plus agile, la plus amusée de n’être pas dupe. On n’est pas moins lyrique ; tandis que Flaubert était un lyrique, malgré sa volonté austère. L’abnégation qui torturait l’auteur de l’Éducation sentimentale ne coûte pas à M. Marcel Prévost, qui se tient hors de son roman sans difficulté. Ce qu’il invente est si bien détaché de lui qu’il semble indifférent. Il le semblerait, du moins, si l’on n’apercevait en lui une passion : c’est la passion de raconter, avec aisance, avec goût et avec une ravissante gaieté de travail ; et une autre passion qui, cette fois, le sépare de Flaubert : c’est la passion de prouver sa thèse, de prouver que les institutrices sont dangereuses. N’allons pas le confondre avec un satiriste ; il est plutôt un géomètre. Une poussera point à la caricature l’image de ses anges gardiens. Afin de nous persuader, il observera une modération très attentive. Nous saurons qu’il nous présente, avec impartialité, les documens, les pièces du procès et qu’il nous invite à juger là-dessus. Il ne veut pas exciter notre colère contre les accusées, mais il s’adresse à notre raison.

Ainsi conçue, l’idée qui relie toutes les intrigues des Anges gardiens et qui accompagne, de la première page à la dernière, toute ma lecture, — savoir, que les institutrices ne valent rien, — n’est pas l’une de celles avec lesquelles je vis durant des heures. Idée importante, oui ; et grave, et urgente, je ne le nie pas ; mais idée enfin toute dépourvue d’amusement, de rêve, de poésie : et j’arrive à ma conclusion. Je crois qu’il faut, à une œuvre d’art, sa poésie ; je ne crois pas qu’il y ait de vraie littérature sans poésie. Et qu’est-ce que la Poésie ? Une âme ajoutée à la réalité. Le roman des Anges gardiens ajoute à l’exacte réalité une idée, mais une idée que j’ai vite fait d’accepter ou de refuser, et non pas une idée de sentiment ou de songe à laquelle les mots puissent prêter leur musique d’évocation, leur indéfinissable sortilège, leur magie merveilleuse.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Ce temps-ci : les Anges gardiens, par M. Marcel Prévost ; 1 vol. in-18. (Lemerre.)