Revue littéraire - Les Cafés-Concerts et la Chanson française

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Revue littéraire - Les Cafés-Concerts et la Chanson française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 693-704).
REVUE LITTÉRAIRE

LES CAFÉS-CONCERTS ET LA CHANSON FRANÇAISE.

Puisque je vais en parler, ne devrais-je pas peut-être établir d’abord que de tous les documens qui servent à éclairer la psychologie d’une race et d’une civilisation, le plus précieux et le plus révélateur est la chanson de café-concert : Estelle, lu perds ta flanelle, ou J’suis pas fâché d’y avoir dit ça ? Et les argumens ne me manqueraient pas ; quand ce ne seraient que ceux que nos érudits font valoir pour nous imposer l’admiration de leurs vieux fabliaux, ou la lecture encore de ces insipides vaudevilles qui faisaient, disent-ils, après boire et portes closes, les délices de nos pères. Fabliaux et mazarinades, couplets historiques, politiques, ou prétendus tels, et chansons de café-concert, tout cela procède, en effet, dans le présent et dans le passé, de la même inépuisable veine. Quiconque se plaît aux uns n’est pas digne de se déplaire aux autres. Et, puisqu’il n’y a rien de plus grossier ni de plus plat dans le répertoire de l’Alcazar ou de l’Eldorado que dans le Chansonnier Clairambault-Maurepas ou dans le Recueil général et complet des fabliaux des XIVe et XIVe siècles, il faut bien convenir que le Pantalon de Timoléon et le Corsage à Clara sont des documens, eux aussi, ou que, s’ils n’en sont pas, rien au monde ne saurait mériter désormais l’honneur de ce beau nom. Mais ils en sont ; et, pour une demi-douzaine seulement de ces refrains :


Tu sais, si t’as des poches,
Mon pauv’ vieux, moi j’ te l’ dis franch’ ment :
Fouill’ toi délicat’ ment,
Fouill’ toi délicat’ ment
Pendant un p’ tit moment ;

on ne trouverait pas de nos jours un historien des mœurs, formé à

l’école des frères de Goncourt, qui ne donnât et de grand cœur toutes les histoires de Voltaire, avec l’Esprit des lois par-dessus le marché. Les histoires des historiens ne sont que la contrefaçon de l’histoire ; c’est la nouvelle à la main et le refrain de vaudeville qui en sont la réalité. J’ai donc raison de signaler à l’attention de ceux qui n’en font pas tout le cas qu’il faudrait, la chanson de café-concert.

On dit que la musique en est horriblement vulgaire, et je le veux bien ; comme aussi que les paroles n’en sont pas dénuées seulement d’esprit, mais encore et surtout de sens, et je ne dis pas le contraire. Car pourquoi le dirais-je, si c’en est justement le premier mérite ? Il n’est pas si facile qu’on le croit de vider les mots d’une langue de tout ce qu’ils contiennent de sens. Quelques Parnassiens de la décadence, M. Stéphane Mallarmé, par exemple, ou M. Paul Verlaine, ont vainement essayé de lutter d’incompréhensibilité avec la chanson de café-concert. Et les auteurs de monologues sont venus à leur tour, et ils ont approché d’un peu plus près le but, mais cependant ils ne l’ont pas atteint.


Au bal du Lézard mécanique,
Tout’ la noc’ se fit trimbaler ;
Greluchet qu’ador’ la musique
Au bal ne pouvait plus rester.
— Je vous retiens pour la première,
Me dit l’ cipal très galamment
— J’ lui répondis : Brave militaire,
C’est impossibl’, car en c’ moment
Ça m’ gratt’ dans le cervelet ;
Mais j’vous jure qu’c’est pas d’ a faute
Si j’ai pris un plumet
À la noce à Greluchet.


J’ose dire il n’y a pas de monologue ou de sonnet « déliquescent » qui vaille pour moi ce seul couplet. J’en aime tout : le rythme vulgaire, le désordre des idées, la trivialité hardie de l’expression. Car c’est aux sources de l’argot populaire, on le sait, que les idiomes vieillissans se retrempent ; ces faiseurs de chansons qu’on dédaigne parlent déjà le français de l’avenir ; et aux temps de la décadence romaine, dans les cafés-concerts de Lutèce ou d’Augustodunum, on n’écorchait pas autrement le latin. Je n’aime pas moins, quand leur style s’élève, leur façon de traiter l’histoire :


C’était un beau soir à la brune,
Paris dormait bien tranquill’ ment ;
Henri IV, en r’ gardant la lune,
S’mit à rêver amoureus’ ment.

Puis il dit : L’diabl’ me patafiole,
On m’ laiss’ moisir sur mon séant;
Je n’veux pas qu’on s’ fich’ de ma fiole,
J’vas aller m’pousser d’ l’ agrément.


Ne sent-on pas dans ces huit vers un peuple fier de son passé, sans doute, et glorieux de ses grands souvenirs, mais pas plus qu’il ne faut, et trop spirituel surtout pour en être la dupe? Il y a des formes de l’amour qui se manifestent par des bourrades: la sienne se traduit dans l’énormité de ses plaisanteries; et pour témoigner son respect à ceux qu’il admire, il commence par leur en manquer : on ne « tape sur le ventre, » en ce pays, qu’aux héros vraiment populaires. Mais si, d’ailleurs, ce peuple tient à réserver sa liberté de penser, qui de nous pourrait bien lui en faire un reproche?


De contes, de vieilles histoires,
Réfutons les récits menteurs;
Ne heurtons jamais nos mémoires
A des fantômes imposteurs.
Du passé le plaisant grimoire,
Qu’un jour le progrès effaça,
N’est plus qu’un livre dérisoire ;
Enfans, n’oubliez jamais ça. (Bis.)


C’est ainsi qu’à Paris, non-seulement les gens de la plus modeste condition, comme l’a remarqué quelque part Henri Heine, parlent couramment une langue dont la connaissance est aux Allemands une marque d’aristocratie; mais encore, les derniers progrès de la critique historique ne sont pas ignorés des fournisseurs ordinaires du concert de l’Horloge et de l’Alcazar d’été.

Ce genre est noble, mais il est difficile : il y en a de plus humbles et dont le plus grand charme est de manquer tout à fait d’imprévu. Quand, par exemple, on lit sur l’affiche ou sur le programme que Mlle X... chantera les Bois reverdissent; M. Y.., Ma petite Chopinette, et Mlle Z.., J’ai des fourmis dans les mollets, on est fixé d’abord, on n’a pas de surprise à craindre, on peut se préparer à rire. Nos faiseurs de chansonnettes sont en effet presque aussi riches d’invention que nos vaudevillistes; je veux dire que, s’ils n’ont comme eux que trois ou quatre thèmes, ils y savent broder d’infinies variations. Aimez-vous peut-être encore la romance sentimentale? Vous n’avez qu’à choisir : les Marguerites sont en fleurs; les Rosiers sont fleuris; Madeleine, t’en souviens-tu? Dites-lui que je l’aime; et il est touchant de voir les habitués du concert de la Pépinière ou de la Gaîté-Montparnasse applaudir ces tendres refrains.


Le printemps vient de naître;
Déjà de ma fenêtre

Je vois bien loin là-bas,
Tout le long des charmilles,
Courir des jeunes filles
Ne comptant pas leurs pas.


On chante aussi quelque part, en ce moment, sous le titre de la Biche au bois, et « sur des airs de Méhul et de Lulli, » que vous n’attendiez pas peut-être en cette affaire, une « sérénade » bien remarquable.

Mais, à toutes les sérénades et toutes les romances, je me doute que vous préférez la chansonnette comique. Il y en a trop de variétés; je ne citerai que les principales. Celle-ci, par exemple, est toujours hautement appréciée des amateurs : l’Amant d’Amanda; Ma mère est teinturière; le Pantalon de Timolèon; Adieu, ma Philomène; Anatole et Amanda :


— Dit’s-moi, mad’moiselle,
Où souffrez-vous donc?
— J’ souffr’ ma chandelle,
Et vous, mon garçon?
— Je souffr’ d’ la rougeole,
Je m’appelle Anatole.
— Je souffr’ du choléra,
Je m’appelle Amanda.


Nous appellerons cette variété la variété falote ou épileptique. Présente, mais encore voilée dans ces chansons, il en est d’autres où commence à poindre l’intention satirique :


J’ m’appelle Jules de mon nom de baptême.
Dans Trifouilly-les-Potirons;
Je suis adoré pour moi-même,
Grâce à mes mollets gros et ronds...


On ne la démêle pas bien, l’intention, tout d’abord, mais elle y est, elle y doit être, comme encore dans le couplet que voici :


A Noisy-l’ Sec naquit ma sœur aînée,
Ma sœur cadett’ vit le jour à Chaillot,
C’est dans la plain’ des Vertus que j’ suis née,
Et c’est pour ça que j’ai l’air rigolo...


Elle s’accuse plus nettement dans le Galant Boursier; Si t’as des poches; Mademoiselle, ècoutez-moi donc; le monsieur qui suit les femmes y est traité comme il le mérite. Les « feignans » ont leur compte réglé dans J’ promène le chien de ma sœur ou dans J’ vends du buis l’ jour des Rameaux; et les travailleurs n’ont pas assez de mains pour y applaudir. Les ridicules ou les provinciaux sont agréablement drapés dans le Bavard de Balandard; la Fille à Sébastien; les Cousins de Pontoise; J’ suis pas fâché d’y avoir dit ça. On fait rarement l’honneur aux belles-mères de leur consacrer une chanson tout entière, mais en revanche il n’en est guère où elles ne reçoivent en passant quelque atteinte. Voici maintenant les maris trompés : Vous êtes marié, monsieur Prosper; Ça n’ se trouve pas dans la plaine des Vertus; Joseph est en voyage. Puisque la matière est si réjouissante, on ne voit pas, en effet, pourquoi le Palais-Royal ou la Comédie-Française en prétendraient garder le monopole. Et nous nous acheminons par elle à la variété grivoise ou même polissonne : le Jupon de Madelon; Faut-y r’ garder, ou n’ faut-y pas? la Clé de ma voisine; On n’est pas bête comme ça :


Jugez comme il est mazette ;
Dimanche, j’allons au bois
Pour y cueillir la noisette,
V’là t’y pas que j’ l’ aperçois !
Il m’ dit : « Bonjour, Pétronille ! »
Et puis ça s’est borné là.
Pourtant, j’ suis un’ ben bonne fille,
Mais on n’est pas bête comme ça!
Oh ! la ! la !
Mais on n’est pas bête comme ça!


Cette variété n’est pas la moins riche de toutes, et quand elle serait la plus pauvre, elle serait tout de même encore la plus riche, parce que, dans la chansonnette ou dans le refrain même le plus insignifiant, l’artiste, avec un clignement d’yeux, un geste, un sourire, excelle à introduire la grivoiserie qui ne s’y trouve pas. Le Français a toujours aimé la gaudriole :


Moi, des sujets polissons
Le ton m’affriole.
Minerve, dans mes chansons,
Fait la cabriole.
De ma grand’mère, après tout,
Tartufes, je tiens le goût
De la gaudriole
O gué!
De la gaudriole !


A la chanson a polissonne » je voudrais pouvoir joindre ici la chanson plus ou moins « bachique » : En r’ venant de Suresnes ; Encore un p’ tit verr’ d’ vin; Buvons à tous les vins de France. Mais, il m’en coûte à dire, l’inspiration n’y est plus, et si l’on boit toujours autant, je pense, ou davantage, il semble qu’on s’en vante moins volontiers que nos pères, qu’on porte moins haut l’orgueil du vignoble national, qu’on ne croie pas enfin si fermement aux vertus de ce « jus tout-puissant de la treille. » Pourtant, couplet du Vigneron patriote ne laisse pas d’avoir son prix :

Si je tiens au morceau de terre
Qui me produit mon vin là-bas,
C’est qu’il fut témoin des combats
Que nous livrâmes dans la guerre.
………………
Gai vigneron, bon patriote,
Avec le vin, fils du soleil,
Mon chant, par sa joyeuse note,
De mon pays célèbre le réveil.


Mais il ne s’en fait plus beaucoup de cette force, et, celui-là même, je l’ai bien lu quelque part, mais j’avoue que je ne l’ai pas entendu chanter.

Ce sont là quelques-unes des variétés de la chanson de café-concert, et, si j’essaie d’en définir le commun caractère, je ne comprends pas l’indignation qu’elles excitent chez un peuple qui fait profession d’admirer Béranger, — jusqu’à lui dresser des statues. La plupart des refrains du «chansonnier des familles» n’ont rien de moins vulgaire en effet que ceux qui se chantent sur les planches de nos cafés-concerts et dont je viens de donner quelques faibles échantillons. Mieux encore; je sais tel couplet, ou telle chanson de lui que l’on n’oserait jamais, quand bien même la police le permettrait, hasarder devant le public de l’Alcazar ou de l’Eldorado. Et s’il se dégage enfin de son œuvre, non pas sans doute une philosophie, mais ce que l’on appelle une conception de la vie, ce n’en est pas une autre que celle qui fait le fond de la chanson de café-concert.


Le Tout-Puissant, qui doit être un bon zigue,
Veut avant tout le bonheur du prochain.
I’ n’ demande pas que le pauv’ mond’ s’ fatigue,
Et moi j’veux pas être mon prop’ assassin...


Pourquoi ces quatre vers, que j’emprunte aux Feignans, ne seraient-ils pas aussi bien du Dieu des bonnes gens? Mais, dans un autre genre, croyez-vous que ceux-ci fussent médiocrement applaudis à la Pépinière et à la Scala?


Tu réveilles ta maîtresse,
Minette, par de longs cris.
Est-ce la faim qui te presse?
Entends-tu quelque souris?
Tu veux fuir de ma chambrette
Pour courir je ne sais où.
Mia-mia-ou ! que veut Minette?
Mia-mia-ou! C’est un maton.


La langue en est un peu plus correcte, peut-être, ou moins délibérément incorrecte, mais la rime n’en est guère plus riche ou le rythmé guère plus heureux, et l’inspiration n’en est certes pas moins libertine, si même elle n’est plus indécente. Je supplie donc le lecteur, s’il en a le courage, avant de s’emporter contre la chanson de café-concert, de relire un peu son Béranger. La chanson de café-concert est la chanson de Béranger, dont il a suffi de grossir quelques traits ou d’en atténuer quelques autres, pour l’accommoder à la juste optique de la scène. Mais c’est bien la même chanson, ce sont bien les mêmes sujets, et surtout c’est bien au même public parisien et français qu’elle s’adresse. « Épicuréisme grivois et à fleur de peau, comme on l’a si bien dit; absence complète de sens moral; impiété vulgaire, mais plus insouciante qu’agressive ; » entre les chansons de Béranger : la Grand? mère; Madame Grégoire; les Deux Sœurs de charité; Frétillon; la Descente aux enfers et nos couplets du jour, il n’y a de différence, à vrai dire, que ce qu’en a pu mettre un intervalle de bientôt soixante ou quatre-vingts ans écoulés. En passant, si l’on veut, par la Musette et la Phémie d’Henry Murger, — les Amanda de l’Alcazar et les Pétronille de l’Eldorado nous viennent en droite ligne de la Lisette et de la Camille du « bon » Béranger.

On me dira qu’il y a quelque chose d’autre et de plus dans les chansons du «poète national: » la chanson philosophique et humanitaire, par exemple, ou la chanson politique, ou la chanson patriotique. Et c’est vrai ; mais ne croyez pas que ces variétés mêmes manquent au répertoire de nos cafés-concerts. Il n’est pas de café-concert où l’on ne chante la chanson patriotique; et c’est même un « emploi » spécial, comme de chanter la tyrolienne.


Ils marchent crânement
Les gentils volontaires.;
Lorsque le régiment
Se met en mouvement,
Peut-on voir vos bannières
Et vos têtes si chères
Sans tressaillir,
Soldats de l’avenir!


Y a-t-il rien de plus plat? mais je ne puis trouver cela sensiblement inférieur au refrain de Béranger :


Gai! gai! serrons nos rangs,
Espérance
De la France,
Gai ! gai ! serrons nos rangs,
En avant, Gaulois et Francs !


Les Volontaires, vieux de deux ou trois ans déjà, ne doivent plus se chanter aujourd’hui qu’en province ; Nos Fantassins et Sachez dépenser vos vingt ans pourraient bien être de cette année même.

Avant que la neige ou le givre
Ne glace votre sang vermeil
Aimez-vous bien ;.. aimer… c’est vivre.
L’amour, du cœur est le soleil.
Mais il existe dans la vie
D’autres devoirs nobles et grands :
Ils sont sacrés, dignes d’envie ;
Je vais en parler, jeunes gens.
L’un est l’amour de la patrie,
C’est le plus beau des sentimens
Ah ! pour notre France chérie
Sachez dépenser vos vingt ans.


Veut-on plutôt des chansons politiques ? Les fournisseurs habituels de nos cafés-concerts connaîtraient bien peu leurs classiques, — et leur métier, — s’ils ne savaient, à l’occasion, faire aussi résonner cette corde. Évidemment, en 1885, il ne faut rien leur demander qui ressemble au Marquis de Carabas ou à la Marquise de Pretintaille, d’abord, par la bonne raison que, si l’on osait l’écouter, personne du moins n’oserait chanter la seconde en public ; et puis, parce que l’on ne saurait s’attaquer à l’ombre d’une ombre. Mais dans telle chanson : N’y a que le curé qui ne l’est pas ; les Mendians noirs ; Voilà comment mes enfans prieront dieu, vous trouverez l’équivalent de Mon Curé, des Capucins, ou des Révérends Pères.


On dit qu’à la chambre on propose
Un’ loi dont le projet impose
À tout curé de prendre part
Au sacrifice d’Abélard,
On en cause sur la grand’ place.
En attendant que la loi passe,
Tout le monde est prêt pour ce jour-là ;
N’y a que l’ curé qui ne l’est pas.


L’accent est plus haineux dans les Mendians noirs :


Oui, le curé souvent fait maigre
C’est pour cela qu’il est si gras ;
Il faut travailler comme un nègre
Pour lui payer de bons repas.


Mais on croirait vraiment entendre Béranger lui-même dans : Voilà comment mes enfans prieront Dieu.


Avec des bras et de l’intelligence
On peut toujours se frayer un chemin ;
Celui-là seul peut craindre l’indigence
Qui n’eut jamais une ampoule à la main.

Par le travail qui fait le vrai mérite,
On est un homme honorable en tout lieu ;
Sainte sueur! Tu vaux bien l’eau bénite!
Voilà comment mes enfans prieront Dieu.


Ces chansons se chantent-elles? Je n’oserais en répondre. Sont-elles d’hier? ou déjà vieilles de quelques années? je ne pourrais le dire. Mais il me suffit qu’elles figurent dans ces cahiers de chansonnettes : Refrains gaulois, Album de la nouvelle chanson, Refrains de la Lice, que l’on vend dans les rues pour deux sous, que l’on colporte à travers les campagnes, et dont on ne saurait s’imaginer le débit. Et je ne crois pas que l’on puisse disputer à Béranger l’honneur de les avoir inspirées, puisque c’est justement de ce genre de chansons qu’on le loue quand on le loue d’avoir a élargi » la chanson de ses prédécesseurs, la chanson de Désaugiers, de Collé, de Panard, etc.

C’est dans les mêmes cahiers que je trouve les chansons humanitaires ou socialistes : la Fête des Drapeaux; le Travail affranchi; le Bataillon de Belleville; le Prolétaire; la Rue au pain. Deux citations suffiront à indiquer la note :


Paix et Gloire à l’humanité !
Nos mains brisent le fer qui tue.
Sur son socle la Liberté
Prend pour emblème une charrue.
Sous l’étendard aux trois couleurs
Buvons à l’oubli des querelles ;
La République attend des cœurs
Pour ses agapes fraternelles.


C’est un couplet du Bataillon de Belleville; en voici un du Prolétaire :


Sur le duvet tu trames quelle intrigue!
Quand l’ouvrier sur un chétif grabat
Ne peut dormir accablé de fatigue.
A la moindre alarme il est prêt au combat.
Pour son pays toujours à se résoudre,
A la victoire il fut l’un des premiers.
Tout comme toi il ne craint pas la poudre,
Incline-toi, riche, devant l’ouvrier.


L’étrange facture de ce couplet ne paraîtra pas sans doute moins intéressante que le sentiment qu’il exprime ; quant à cette manière de « boire à l’oubli des querelles, » on ne saurait nier qu’elle soit éminemment française.

Ces chansons se fredonnent, mais ne se chantent pas, je crois, dans nos cafés-concerts, ou du moins, comme autrefois la Marseillaise, elles ne s’y chantent qu’aux grandes occasions : jours de trouble, soirs d’émeutes, lendemains de victoire populaire. Si j’en ai parlé, c’est donc surtout pour être complet, ou tâcher de l’être ; c’est aussi, comme je l’ai dit, pour bien montrer que la chanson populaire était toujours parmi nous ce que Béranger l’avait faite. Comme d’ailleurs, dans l’œuvre de Béranger, c’est la chanson grivoise qui domine, à tel point que dans ses chansons politiques elles-mêmes, il ne peut ordinairement se tenir de glisser un couplet libertin, c’est la chansonnette comique aussi qui se chante surtout dans nos cafés-concerts, elle qui fait les délices des habitués de l’Alcazar et de l’Eldorado, elle dont les enfans mêmes s’époumonnent à chanter les refrains dans les rues, et elle enfin à qui l’on en a quand on se met en frais d’éloquence pour flétrir « la corruption des mœurs » et la « dépravation du goût » dont Papa joue de la flûte, ou Trois sous d’arlequin sont, à ce qu’il paraît, d’éclatans témoignages. C’est un thème, comme on sait, que traitent volontiers les « chroniqueurs parisiens, » défenseurs intermittens des bonnes lettres et de la saine morale, quand ils n’ont pas à commenter quelque récent scandale ; et ils ne s’en tirent pas plus mal, je le reconnais, qu’ils ne feraient, s’ils le voulaient aussi bien, de l’apologie du genre. De même encore, les critiques dramatiques, lorsqu’ils viennent à la rescousse. Quand la Revue des Variétés n’a pas eu le succès que l’on attendait ; quand le Palais-Royal, selon le terme consacré, tient la déveine et ne fait pas d’argent ; ou encore quand le directeur du théâtre de Tulle ou de Fontenay-le-Comte en est réduit à quitter la partie et déposer son bilan, c’est aux cafés-concerts qu’ils s’en prennent, et non pas sans doute à la chanson patriotique ou sentimentale, mais à la chansonnette. La chanson a vaincu le drame ; on se presse aux portes de l’Eldorado pour y entendre M. Paulus « dans son répertoire ; » et la salle même du Théâtre-Français se viderait si l’on reprenait l’Agamemnon de M. de Bornier I

Je prends ma part de ce deuil ; mais, chroniqueurs parisiens et critiques dramatiques, je leur voudrais plus de sang-froid et d’impartialité. Il n’est pas un journal « du matin, » depuis le Figaro jusqu’à l’Intransigeant, qui ne croie devoir quotidiennement régaler son lecteur de quelques nouvelles à la main sur les maris trompés, les belles-mères, les fausses ingénues et autres marionnettes de la chansonnette. Comment ce qui est spirituel le matin, en première page du journal, devient-il donc « inepte » vers le soir, entre neuf et dix heures ? Est-ce un effet de la musique peut-être ? ou en est-ce un de la poésie ? À leur tour, si nos opérettes, si Lili, si le Grand Casimir, si la Femme à Papa sont de si réjouissantes inventions ou des bouffonneries d’un si rare et si délicat atticisme, que peut-on bien trouver de si vulgaire et de si plat dans les chansons de café-concert ? La chanson est moins longue, et voilà toute la différence ; mais, puisque l’opérette va chercher ses « étoiles » à l’Eldorado, n’est-ce pas une preuve assez claire qu’elle y puise aussi ses inspirations ? Et je voudrais bien que l’on me fît voir en quoi le vaudeville lui-même diffère si profondément de la « chansonnette excentrique » et de la « fantaisie bouffe : » les Statues en goguette ou la Grosse Caisse sentimentale ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de soirée de café-concert sans une opérette ou un vaudeville qui la termine ; et ce vaudeville est des maîtres du genre, — en ce moment même de feu Varin à la Pépinière et de M. Labiche au café de l’Époque ; — et quand, après être tombée sur les Jumeaux de P.-L.-M. ou sur la Rosière de Fouilly-les-Patates, la toile se relève sur le Secrétaire de Madame ou sur les Ressources de Jonathas, personne dans la salle ne s’aperçoit un instant qu’il ait changé d’atmosphère. Elle se relèverait sur Edgar et sa Bonne ou sur la Fille mal gardée que ce serait encore la même chose :


Quand je parais avec ma mèche
Au milieu d’un timide essaim,
Soudain le cœur le plus revêche
Mollit à son chic assassin !
De Cupidon elle est la flèche,
Elle est l’hameçon des amours…
Et j’entends redire toujours :
« D’ lui résister il n’y a pas mèche !
Gredin’ de mèche !
Mais voyez donc comme ell’ lui va !
Qu’il est bien, ce scélérat-là !
Ah ! qu’il est bien, ce scélérat-là !
Fichtre ! qu’il est bien, ce gueux-là !»


C’est qu’en réalité tout cela procède bien de la même origine, s’inspire bien des mêmes sources et s’adresse bien surtout aux mêmes instincts. Vaudevilles, opérettes ou chansons, autant d’expressions et de satisfactions que l’on donne au vieil esprit gaulois, c’est-à-dire cet esprit d’optimisme vulgaire, de raillerie libertine, et de polissonnerie prétentieuse, qui bien décidément tient au fond de l’esprit français, s[ peut-être il n’est ce fond lui-même. Car aussi loin que vous remontiez dans notre histoire littéraire, c’est lui qui respire dans ces vieux fabliaux, dont je ne pourrais seulement transcrire ici ni nulle part les titres et encore moins raconter les sujets. Mais quelque effort que depuis trois ou quatre cents ans nos plus grands écrivains aient tenté pour nous relever de cette bassesse, il fallait bien qu’il n’y eût pas de remède puisqu’il n’y ont pas réussi. Nous nous étions reconnus tout d’abord dans le miroir que nous présentaient nos trouvères, et c’est la même image de nous-mêmes que nous applaudissons dans les chansons de café-concert. Il y aurait de quoi parler longtemps sur ce thème, si l’on voulait. Non pas que nous soyons les seuls qui aiment la gaudriole, ou du moins je veux le croire, et même j’en suis sûr, puisque nos fabliaux, nos vaudevilles, ont fait le tour du monde, mais, tandis que partout ailleurs on se cache d’être égrillard, peut-être sommes-nous les seuls qui s’en fassent un titre de gloire. Les uns s’enorgueillissent, — à tort ou à raison, ce n’est pas là le point, — d’être plus « vertueux » que nous, et nous accordons volontiers à d’autres cette louange d’être plus artistes ; « il nous suffit d’être plus « amusans, » et nous sommes heureux ou même fiers de nous entendre reprocher notre immoralité. C’est le véritable esprit gaulois.

Suivons-le donc, en ce cas, jusqu’au bout, et, conséquens avec nous-mêmes, puisque nous nous retrouvons dans le vaudeville et dans l’opérette, n’affectons pas de nous méconnaître dans la chanson de café-concert. Elle est nôtre, entièrement nôtre, et nous ne pouvons la renier qu’en nous reniant nous-mêmes. Il y a là d’ailleurs une question d’orgueil national, et, comme on n’a pas craint d’accuser les délicats qui ne goûtaient pas assez l’esprit de nos vieux fabliaux de manquer au patriotisme, on en peut accuser les dégoûtés qui ne se plairaient pas à la chanson de café-concert. Depuis un demi-siècle, en effet, rien n’a peut-être contribué davantage que la chanson de café-concert à propager, étendre et affermir la gloire du nom français. En tout le reste nous avons perdu, s’il en faut croire nos ennemis, ou du moins en beaucoup de choses, mais, de leur aveu même, dans l’art de tourner le couplet, et de le soutenir d’une musique « analogue, » nous sommes demeurés, nous demeurons toujours inimitables.


Il n’a pas de parapluie,
Ça va bien quand il fait beau;
Mais quand il tomb’ de la pluie,
Il est trempé jusqu’aux os.


Voilà qui ne peut naître et ne naît qu’à Paris, musique et paroles, et toute l’Europe en convient. On fait ailleurs des oratorios, des symphonies, des opéras, que sais-je encore? et des odes, et des dithyrambes : mais on ne fait qu’en France des chansons de café-concert, et c’est de l’avenue des Ternes ou de la rue de Rambuteau qu’elles s’élancent à la conquête du monde. Et nous ne sommes pas, sans doute, originaux en tant de choses et de tant de manières que, si l’on veut bien nous reconnaître dans la chansonnette comique, dans la « scie » et dans la « rengaine, » une originalité marquée, nous en fassions les dégoûtés, — sous ce prétexte vain qu’il y aurait des genres, à ce que disent quelques pédans, et une hiérarchie de ces genres entre eux?


F. BRUNETIERE.