Revue littéraire — 14 octobre 1836

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REVUE
LITTÉRAIRE.

LES ROMANS NOUVEAUX.

Il n’y a point présentement de tribunal moins respecté de ses justiciables que celui de la critique. Le plaideur condamné au Palais a vingt-quatre heures pour maudire ses juges ; l’écrivain censuré prendra bien vingt-quatre années pour maudire les siens : il n’y a pas de prescription contre sa mauvaise humeur. Prenez-y garde, candide aristarque, qui aviez dit franchement, il y a six mois ou six ans, votre avis touchant tel ou tel drame, tel ou tel roman plus ou moins à la mode, oublié aujourd’hui ; prenez-y garde. Vous dormiez tranquillement sur l’une et l’autre oreille ; vous vous imaginiez votre arrêt passé en force de chose jugée. Oh ! bien, oui. L’auteur contesté n’avait pas laissé dormir son ressentiment ; il vous attendait à son premier ouvrage. Vous allez voir demain comment la préface de son nouveau livre traite votre sentence, et quel appel en est interjeté devant le public.

Non pas que la très haute et très puissante préface vous attaque ouvertement et personnellement, chétif que vous êtes : ce serait à vous trop d’honneur. Si vous avez quelque sagacité, vous vous reconnaîtrez peut-être aux insinuations particulières dirigées à votre adresse. D’ailleurs, quoiqu’il ne dût s’agir que du redressement d’un arrêt individuel et isolé, c’est toute la modeste magistrature dont vous n’êtes qu’un très humble membre qui est traduite en cour de cassation et mise sur la sellette. Car le poète irrité ne s’abaisse pas jusqu’à prendre votre dispositif corps à corps, et à en discuter les considérans ; il voit les choses de plus haut et plus dédaigneusement ; à ses yeux, ce n’est pas le critique qui a tort, c’est la critique tout entière, ce sont les critiques en bloc. Ainsi les critiques n’ont pas eu la force de mesurer son œuvre et d’en faire le tour. Pygmées qu’ils sont, ils la jugent sur la face incomplète qu’ils en ont aperçue. Les critiques sont la mauvaise herbe de la littérature, une ivraie stérile qui voudrait étouffer la fécondité du génie ; enfin, en thèse générale, ils n’ont pas d’autre mobile que l’envie et l’impuissance. Ce sont la plupart de pauvres auteurs jadis sifflés ; ils ont en portefeuille des douzaines de drames et de romans disponibles, et c’est pourquoi ils dénigrent malicieusement tout auteur favorisé qui s’est acquis un théâtre et des éditeurs.

Aussi gravement récusée par les préfaces mécontentes, la critique devra-t-elle leur laisser la place et reconnaître elle-même son incompétence ? Ce n’est pas notre avis. Si la critique a quelque tort réel à se reprocher, certes ce n’est pas l’excessive rigueur ; c’est plutôt l’extrême complaisance. N’est-ce pas en effet la coupable indulgence qui a seule élevé et nourri toutes ces petites réputations si superbes, ingrates créatures qui s’efforcent aujourd’hui de battre leur nourrice ? Le remède au mal ne sera que dans un retour sévère à l’inflexible justice. Plus de faiblesse désormais. Plus d’encourageantes paroles prodiguées à de minces espérances de talent. Rien qu’une exacte et austère impartialité vis-à-vis de tous. Ces grands auteurs s’abusent assurément. La circonférence de leur œuvre n’est pas si incommensurable qu’ils le veulent bien croire. On en peut faire encore le tour assez vite sans être très bon marcheur et sans perdre haleine. Se fût-on essayé malheureusement au théâtre ; eût-on sagement relégué de médiocres romans dans son portefeuille, on n’est pas envieux pour cela. On a confessé de bonne grace son impuissance à créer ; en serait-on moins apte à estimer les créations des autres ? Tout au contraire, on est meilleur juge et à meilleur titre. Nous admettons volontiers ces vieilles maximes du code littéraire : que la critique est aisée et l’art difficile ; — que jamais critique n’a tué un bon livre ; — mais nous demandons en revanche qu’il soit bien établi et reconnu que jamais préface n’a tué une juste critique.

M. Frédéric Soulié est du nombre de ces écrivains ombrageux qui se forgent eux-mêmes des détracteurs et des Zoïles. M. Frédéric Soulié a-t-il donc tant à se plaindre de la critique ? N’est-ce pas elle qui a loué outre mesure peut-être l’animation et l’intérêt de ses premières compositions dramatiques ? N’est-ce pas elle qui, en relevant l’énergie d’action des Deux Cadavres, sans insister suffisamment sur l’exagération mélodramatique et les négligences de style de cet ouvrage, a le plus puissamment aidé l’auteur à prendre place parmi les plus féconds de nos romanciers ? Voici pourtant que les préfaces de M. Frédéric Soulié commencent d’assaillir rudement cette inoffensive critique dont il n’avait reçu que de bons offices. « Il y a depuis quelque temps, dit M. Frédéric Soulié dans l’introduction de ses Romans historiques du Languedoc, il y a, parmi les critiques réputés savans, une sorte de croisade contre le genre du roman historique. Ces critiques ont attaqué avec une amertume que l’on pourrait prendre pour de l’impuissance les facultés qui semblent nécessaires à l’auteur qui veut faire du roman historique. De toutes ces facultés, celle qui excite le plus les dédains de ces messieurs, c’est l’imagination. »

Notez bien que M. Frédéric Soulié jette tout d’abord au nez des critiques le reproche d’impuissance. N’importe. C’est le reproche inévitable ! Passons. Mais cet écrivain ne construit-il pas à plaisir les moulins à vent qu’il lui plaît de combattre ? Aviez-vous ouï seulement parler de cette croisade qu’il signale ? Nous sommes inondés depuis quinze ans de détestables romans historiques, voilà le vrai. Ce sont eux qui se sont coalisés contre nous ; ce n’est pas nous contre eux. Le genre en lui-même est excellent, comme tous les autres, pourvu qu’on le traite dignement ; nul n’a songé à contester cela. Le succès universel de Walter Scott l’a bien prouvé. Malheureusement l’école qu’il a fondée chez nous n’a pas été féconde en chefs-d’œuvre. À deux ou trois honorables exceptions près, qui réclament leur part d’originalité et d’antériorité, qu’a-t-elle produit qui valut la lecture ? Viennent cependant les romans historiques de la famille des Puritains d’Écosse et d’Ivanhoé, vous verrez s’il est une croisade qui empêche leur triomphe. Quant au dédain de l’imagination, quel critique savant ou réputé savant se l’est donc permis ? C’est assurément M. Frédéric Soulié qui le suppose ou qui l’a rêvé. L’imagination, ce trésor si rare et si bien caché ; l’imagination vraie, non par le cauchemar et le dévergondage, nous, la dédaigner ! Mais dites seulement où elle est, où elle se dérobe, et vous verrez comme nous nous prosternerons pour l’honorer.

Certainement, M. Frédéric Soulié a écrit sa préface sous l’inspiration d’un accès de spleen bien ténébreux. Le jour qui a vu naître ce manifeste devait être horriblement sombre. Il aura montré à l’auteur toute chose en noir, et la critique plus noire que toute chose. Plus loin, l’introduction s’excuse près des lecteurs de l’ennui qu’elle leur cause fort probablement, en les priant de considérer que dans une littérature comme la nôtre la critique admet dans ses argumens le mépris pour les romanciers comme un droit incontestable. Au nom du ciel, est-il généreux de calomnier ainsi l’argumentation de la critique ? Est-ce que la critique méprise George Sand, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Alfred de Musset ? Est-ce qu’elle méprise M. Frédéric Soulié ? Soyez juste, même envers elle. Elle ne méprise que ce qui est méprisable. Loin de témoigner ce mépris des romanciers qu’on lui attribue, elle a le tort de les trop estimer peut-être, de trop s’occuper d’eux, de les choyer au point de négliger pour eux les poètes, leurs frères aînés pourtant, qu’elle laisse parfois si longuement se morfondre à sa porte. Vraiment, s’il n’était pas d’une si méchante humeur, nous dirions à M. Frédéric Soulié qu’il est bien ingrat.

Nous ne le querellerons pas sur la part qu’il fait à l’imagination dans le roman historique, part fort secondaire, selon nous, et qui réduirait presque la divine folle du logis au rôle d’antiquaire ; mais cet écrivain nous semble exagérer un peu l’importance de ces détails de décoration et de paysage qu’on est convenu d’appeler couleur locale. Nous n’en fournirons qu’un exemple que l’auteur ne nous saura pas mauvais gré de citer, puisqu’il l’a choisi lui-même afin de donner au lecteur un avant-goût de son érudition. « Je suppose, dit-il, un romancier écrivant ceci : Ambigat, roi des Celtes, entra dans la demeure d’Atax, qui était éclairée par une chandelle. » M. Frédéric Soulié, par parenthèse, n’a rien supposé du tout, car il a écrit cela dans Bebrix, le premier de ses romans historiques du Languedoc.

Vous qui lisez ma fidèle citation, ce commencement de récit vous eût-il le moins du monde choqué ou diverti ? Nullement, répondez-vous. Eh bien ! M. Frédéric Soulié parie qu’à ce mot de chandelle rapproché du mot celte, à ce luminaire de nos jours placé dans une époque si reculée, mille lecteurs vont rire, et tous les critiques siffler. Vous voyez que c’est un parti pris chez l’auteur de calomnier les critiques et de leur prêter des intentions perverses. « Voici, ajoute-t-il, ce qui m’a fait éclairer la demeure de mon Atax par une chandelle. Ma scène se passe en Berry, à une époque où l’olivier n’était pas encore introduit dans la Celtique, où la culture des plantes oléagineuses n’était ni connue ni exploitée, dans une condition atmosphérique où les arbres à résine ne venaient point ; et cependant les habitans devaient s’éclairer la nuit. Ces gens possédaient du chanvre et du lin qu’ils filaient admirablement ; ils avaient la graisse des animaux dont ils se nourrissaient ; ils ont dû avoir l’idée d’enduire les fils de chanvre de cette graisse pour en faire une espèce de chandelle ; je mettrai donc chandelle. » Va pour la chandelle. Nous ne trouvons pas du tout l’argument sur lequel elle est fondée pitoyable, comme le bilieux écrivain en suppose encore charitablement aux critiques l’intention. Bien mieux, nous le trouvons plausible et concluant. Il atteste même, de la part de l’écrivain, un labeur de recherches et des soins consciencieux que n’accusait pas l’apparente précipitation de ses précédens travaux. Du reste, nous l’avouons sincèrement, c’eût été une lampe au lieu d’une chandelle, nous n’y eussions pas vu, quant à nous, d’inconvénient grave. C’est toujours un mérite louable que l’exactitude des détails ; il y a des cas seulement où son extrême minutie ressemble bien un peu à la puérilité.

Les deux volumes des Romans historiques du Languedoc aujourd’hui publiés, ne sont que l’ouverture d’une longue série que l’auteur donnera successivement par parties détachées. Il se propose d’encadrer dans des bordures toutes romanesques l’histoire de cette intéressante province, depuis son berceau jusqu’à l’époque moderne. La première série comprend quatre tableaux des mœurs celtes, gauloises, romaines et chrétiennes, présentés sous la forme de nouvelles. Il faut reconnaître dans ces petits romans une étude sérieuse et puisée aux sources, d’ingénieuses explorations archéologiques. Il ne s’ensuit pas qu’ils attachent vivement. C’est peut-être la faute des sujets. La scène d’un livre placée en des temps si lointains et obscurs, captive difficilement l’attention. Il n’y a guère qu’une forme parfaite et merveilleuse qui puisse revêtir de quelque intérêt ces représentations des époques antiques. Nous ne croyons un peu à la vie de leurs personnages que si nous les voyons marcher sous l’harmonieuse draperie d’un style large et majestueux. Malheureusement les héros gaulois ou romains de M. Frédéric Soulié ne sont point habillés de cette étoffe. C’est dans Silia, Bebrix, Siguor et les Saintes Puelles, la même langue diffuse, incorrecte, inélégante, qui gâte d’ordinaire les qualités énergiques de toutes les compositions de cet auteur. Seulement le tort de négligence extrême est ici plus sensible et plus grave. Mais ne réussira-t-on pas à convaincre M. Frédéric Soulié que ce tort dépend de sa volonté ; qu’il saurait écrire, s’il le voulait patiemment et résolument ?

Si peu flatteuses et polies que soient habituellement pour nous les préfaces, nous eussions pourtant fort souhaité d’en voir une en tête d’une Couronne d’épines de M. Michel Masson. Ce roman soulève certaines questions sur lesquelles nous n’aurions pas été fâchés d’avoir l’avis de l’auteur. Il eût été bon qu’il s’expliquât lui-même touchant les licences plus que poétiques qu’il a prises. Dans une dédicace de quelques lignes, adressée à M. Saintine, il déclare qu’il a voulu faire un livre utile. Son livre sera-t-il utile ? Tout au plus. Au moins, hâtons-nous de le dire, il amuse souvent et il intéresse. Mais ce mérite très estimable et très suffisant pour le grand nombre des lecteurs ne satisfait pas également ces lecteurs exigeans qui demandent compte à l’écrivain de la légalité des moyens par lui mis en œuvre. Ce dont il s’agit ici, ce n’est point de le quereller puérilement pour quelques irrévérences envers la couleur locale ; c’est de savoir si, lorsqu’il a fait entrer dans un ouvrage d’imagination, comme élémens principaux, des faits historiquement consacrés, il lui est permis de les dénaturer et de les travestir selon le besoin de sa fable ou sa fantaisie.

Le poète Richard Savage est le héros d’une Couronne d’épines. Autour de lui, M. Michel Masson a groupé plusieurs personnages réels et fictifs. Assurément il était bien le maître de ceux qu’il avait inventés. Il avait pleine liberté d’arranger leur vie à son gré. Avait-il le même droit sur celles que lui avaient fournies des biographies authentiques, sur celle surtout d’un poète si parfaitement connu, si voisin de notre époque ? L’existence si tourmentée, si romanesque de Richard Savage autorisait-elle chez le romancier ce caprice qui l’a saisi de la bouleverser à plaisir et sans profit certain pour l’intérêt de son drame ? Nous ne le pensons pas.

M. Michel Masson refait d’abord à sa manière la naissance de Richard Savage. Sa mère, la comtesse Anne de Macclesfield, était, selon le roman, accouchée d’un fils que lord Macclesfield, son mari, croyait bien légitimement le sien. Mais un soudain repentir s’est emparé de la comtesse. Elle a rassemblé sa famille et ses amis ; en leur présence, elle se confesse solennellement adultère, elle proclame que Richard Savage, cet enfant nouveau-né qu’elle a fait disparaître et cacher, est celui du comte Rivers, son amant. Là-dessus lord Macclesfield meurt de désespoir et de honte. La veuve se console en prenant un nouvel amant tout jeune.

Selon les biographes contemporains de Savage, les choses se passent autrement. La comtesse de Macclesfield vivait fort mal avec son mari. Afin de briser le lien conjugal qui lui pèse, elle se déclare publiquement grosse des œuvres du comte Rivers. Le comte Macclesfield ne songe nullement à mourir pour cela. Il se borne à solliciter un divorce qu’il obtient par acte du parlement, le 3 mars 1697. Ce fait méritait d’autant moins d’être perverti, qu’il se rattache essentiellement à l’histoire parlementaire anglaise. Le bill du divorce ne passa pas d’emblée à la chambre des lords. Plusieurs pairs le combattirent comme un dangereux précédent. Et, en effet, ce fut la première dissolution de mariage prononcée civilement avant de l’avoir été spirituellement en cour ecclésiastique. Redevenue libre de sa main, lady Macclesfield épousa le colonel Brett.

Mais pour mieux compliquer son action et altérer davantage la vérité des faits, M. Michel Masson avait besoin de donner à la comtesse un amant. Cet amant qu’il imagine est un certain Édouard, figure insignifiante et secondaire, qui ne paraît dans le roman qu’afin de recevoir un soufflet de Savage et se faire tuer par lui d’un coup de bouteille brisée au milieu d’une orgie où il le va provoquer.

Or, les biographies racontent bien différemment ce meurtre fatal, qui valut à Richard Savage sa première captivité, son procès criminel et sa condamnation capitale. Richard, que l’abandon maternel et la misère ont poussé à tous les désordres, entre une nuit dans la taverne de Robinson, près de Charing-Cross, avec deux compagnons de débauche. Une chambre qu’ils demandent, leur est disputée par des buveurs qui l’occupent. Les épées se tirent. Un des assiégés tombe sous celle de Savage. Cet homme, mortellement blessé, ce n’était pas Édouard, c’était un nommé James Sinclair.

La falsification du romancier est ici doublement inexcusable, car elle reçoit à la fois le démenti des biographes et celui du poète lui-même, qui déplore amèrement son homicide dans les plus beaux vers du Bâtard, le plus beau poème qu’il ait laissé. — Quoiqu’il sente bien son intention innocente, quoiqu’il n’ait versé le sang que malgré lui et forcé de se défendre, il ne se pardonne pas son crime involontaire. Si la grace d’en haut l’eût couvert de son égide, il n’eût point été provoqué, ou du moins il eût succombé ! Puis, il évoque l’ombre de sa victime, elle revit pour lui, il la voit apparaître pâle et sanglante. — Ah ! qui sait ? il était si jeune, l’infortuné ! s’il eût vécu, peut-être il eût illustré son nom et son pays ? Qui sait combien de vertus j’ai tuées en lui ?

Had heaven be friended thy unhappy side,
Thou hadst not been provoked - or thou hadst dy’d.
Far be the guilt of home shed blood from all
On whom, unsought, embroiling dangers fall !
Still the pale dead revives and lives to me,
To me ! Thro’ pity’s eye condemned to see :
Remembrance veils his rage, but swells his fate ;
Griev’d I forgive, and am grown cool too late.
Young and unthoughtful then ; who knows, one day,
What rip’ning virtues might have made their way !
He might have lived till folly, dy’d in shame,
Till kindling wisdom felt a thirst for fame ;
He might, perhaps, his country’s friend have prov’d.
Both happy generous candid and belov’d ;
He might have sav’d some worth, now doom’d to fall,
And I perhaps, in him, have mudered all.

Eût-ce été en mémoire d’un amant de sa mère que Savage eût écrit une pareille élégie ?

L’histoire du procès criminel et celle de la tragédie d’Overbury, mal à propos amalgamées par le romancier, ne sont, ni l’une, ni l’autre, plus exactement rapportées. C’est de sa propre autorité qu’il commue miséricordieusement en une détention perpétuelle la condamnation à mort qui fut bien réellement prononcée contre Richard Savage. La représentation d’Overbury, telle que la raconte M. Michel Masson, devient absolument une solennité romantique du Théâtre-Français, en 1829. L’enthousiasme frénétique des loges et du parterre, le succès furibond, puis l’interdiction de l’ouvrage après la première soirée, rien ne manque. Le fait est que la tragédie fut montée sans bruit, au milieu de la morte saison. Savage y parut dans le rôle de sir Thomas Overbury, mais il ne récita nullement cet épilogue mélodramatique que lui prête le romancier. La réussite fut médiocre. Le gouvernement ne songea pas à étouffer la pièce : elle mourut d’elle-même. On la joua trois fois seulement en juin 1723, et une dernière au mois d’octobre suivant. Remarquez que M. Michel Masson place, pour sa commodité, la représentation d’Overbury après le meurtre et avant le procès. Cependant, comme nous l’avons dit, la représentation eut lieu dès 1723 ; le meurtre ne fut commis que le 20 novembre 1727.

M. Michel Masson recompose également à son idée la haine de la comtesse Macclesfield pour son fils, cette haine sans cause, sans excuse, inexplicable, phénomène inoui et monstrueux, qu’il importait de montrer dans toute sa hideuse réalité. Le caractère en est complètement altéré dans le roman. Nulle raison, pourtant, ne devait atténuer l’odieux acharnement de cette mère. Il avait été toujours horriblement conséquent. Jamais il ne s’était démenti. Il n’y avait ni à l’atténuer ni à le grossir. Eh bien ! d’une part le romancier lui invente une sorte de prétexte et de justification, en faisant tuer son Édouard par Savage ; car on conçoit que, chez une femme passionnée, l’amour et la soif de vengeance ont pu éteindre le sentiment maternel. D’autre part, M. Michel Masson rend sa comtesse de Macclesfield gratuitement et beaucoup trop ingénieusement atroce, quand il suppose que, poursuivant son fils jusqu’au-delà des grilles de Newgate, elle lui envoie une couronne d’épines, afin qu’il en ceigne son front d’auteur triomphant et de condamné, et va le visiter elle-même au fond de son cachot pour insulter en personne à sa misère.

Lady Macclesfield avait renié son enfant ; elle lui avait refusé une mère et un père. Qui l’avait, si ce n’était elle, dévoué au besoin et au désordre ? Lorsque le comte de Rivers s’était informé de Richard, afin de le comprendre dans son testament, elle avait répondu qu’il était mort, et l’avait ainsi frustré de l’héritage paternel. Lorsque l’échafaud se dressait pour lui, lorsqu’on sollicitait sa grace près du trône, elle s’était efforcée d’empêcher le pardon royal, en accusant son fils d’assassinat tenté contre elle. Cette mère mal nommée, mother miscall’d, comme la qualifie si bien la juste indignation du poète, ne suffisait-il pas de la peindre fidèlement avec toute sa méchanceté obscure, couverte, persévérante, impitoyable ? N’eût-ce pas été bien mieux et bien assez ?

Le romancier ne dépense pas moins d’imagination pour finir la vie de son héros, qu’il n’en avait employé à la commencer et à la conduire. Il le marie, il le peint mauvais mari, plus mauvais maître d’école ; puis définitivement il le fait mourir à Londres, sur la paille, couronné d’épines, dans la prison de Clerkenwel, tandis qu’il est mort à Newgate de Bristol, où il avait été écroué, faute de paiement d’une dette de huit livres, contractée en une taverne. Mais, misère pour misère, prison pour prison, peu importe, se sera dit M. Michel Masson. Un autre tort que nous lui reprochons, c’est d’avoir inutilement outré le caractère de Savage. Le véritable Savage était irritable, vaniteux, de la race des poètes enfin. D’ailleurs sa vanité était naïve, pleine de bonhomie : il croyait à son talent, et il avait raison, car son talent était vrai, sobre, consciencieux ; il écoutait les conseils et en profitait. Il refit deux fois sa tragédie d’Overbury ; la correction d’une épreuve était sa grande affaire. Une virgule omise le désespérait. Le Savage du romancier n’est qu’un monstre d’orgueil, il n’appartient pas à l’humanité littéraire du xviiie siècle.

Le style d’une Couronne d’épines est fort inégal. Dans ses bons momens, il est simple et naturel, un peu trivial quelquefois ; le plus souvent il se monte sur un ton épique qui fatigue. Chose singulière ! l’auteur s’était proposé un but utile. Il prétendait corriger de l’exagération, et il a fait contre elle un livre exagéré. Quoi qu’il en soit, malgré toutes ses fautes, nous le répétons, ce livre a de quoi plaire, et il plaira. Sa fable saisit et attache. Plusieurs de ses personnages fictifs sont bien inventés. Le tailleur David est une noble figure joviale, et généreuse. L’amour de Jane a de l’élan et de la fraîcheur. Nous sommes de l’avis de la dédicace de M. Michel Masson : Une Couronne d’Épines est son meilleur ouvrage. Ce n’est pas à dire encore qu’il soit excellent.

M. Léon Gozlan vient de donner la première série d’une publication qui excitera doublement l’attention, et par la popularité des sujets, et par celle du nom de l’auteur. Il traitera de l’influence des professions principales sur la société actuelle. Une introduction piquante développe l’idée-mère sous laquelle le plan de l’ouvrage est conçu. M. Léon Gozlan établit que l’esprit de doute et de liberté ayant détrôné le prêtre, jadis le roi universel, ce sont des conditions sociales, naguère inférieures, qui ont partagé son héritage, et se sont substituées à son autorité. Les petits rois qu’aurait suscités la chute du trône sacerdotal seraient, entre autres, le notaire, le médecin, l’avocat et le journaliste. Nous n’admettons pas implicitement toute cette proposition. Le sceptre a été brisé aux mains du prêtre, c’est vrai ; mais sa dépouille n’a pas également profité aux diverses conditions entre lesquelles l’écrivain la répartit. Et d’abord la portion spirituelle de la domination sacerdotale n’a été le legs de personne. Elle s’est évanouie avec la croyance des ames qu’elle gouvernait. La portion temporelle a pu échoir à l’avocat et au journaliste. Nous ne pensons pas que le médecin et le notaire en aient rien recueilli. Quel surcroît de pouvoir leur a valu la transformation sociale ?

M. Léon Gozlan montre très bien qu’aujourd’hui le notaire s’attribue la confiance sans réserve du spéculateur, du gros et du petit riche qui lui remettent le soin de leurs contrats et de leurs fortunes ; que le médecin est l’oracle du malade et reçoit la confidence de toutes ses infirmités. Mais ces rapports de dépendance d’une part et d’ascendant de l’autre n’existaient-ils pas autrefois concurremment avec l’ascendant religieux ? Quand la souffrance physique réclamait des remèdes, lorsque la possession des biens nécessitait l’assistance d’un officier compétent qui en réglât l’ordre et la transmission, n’y avait-il pas recours aveugle et soumission entière au médecin et au notaire ? Si le notaire conduisait habilement et honorablement les affaires, si le médecin soulageait le mal moral en soulageant le mal physique, ils en étaient d’autant plus respectés et bénis en leurs qualités spéciales de notaire et de médecin. Ils étaient ce qu’ils ont été toujours, ce qu’ils sont encore, des hommes nécessaires et influens, dans une sphère étroite et bornée. Nous ne voyons pas qu’ils soient devenus autrement souverains et dominateurs.

Les nouveaux dominateurs (ici nous nous retrouvons complètement de l’avis de M. Léon Gozlan) sont bien l’avocat et le journaliste. La révolution a immensément agrandi le cercle où ils se meuvent. En élevant sur les ruines de la chaire la tribune d’où ils moralisent les rois et les peuples, ils ont pris au prêtre toutes les chances temporelles qu’il avait de conquérir la souveraine autorité, de devenir, par exemple, un Richelieu ou un Mazarin. Nous souhaitons de voir M. Léon Gozlan aborder vite ces influences vraiment neuves et grandes de la plume et de la parole ; ce seront elles qui lui ouvriront un domaine vaste et inexploré.

Les deux premiers volumes des Influences exposent dramatiquement celle du notaire. Laissons de côté le drame. À quoi bon la sèche analyse d’un livre abondant et nourri qu’il faut lire tout entier ? C’est assez d’introduire ici le personnage principal du Notaire de Chantilly, Me Maurice, le notaire lui-même, l’un des rois de M. Léon Gozlan. Maurice est honnête homme au fond, mais c’est un homme faible. Une femme ambitieuse, affamée de luxe, et surtout Victor Reynier, son beau-frère, qui ne connaît point de scrupules, le poussent ensemble à employer en achats de maisons et en entreprises industrielles, non-seulement son propre argent, mais celui qu’il a en dépôt à titre d’officier public. La fortune n’a point favorisé ces spéculations hasardeuses. Maurice s’est ruiné, et il a ruiné ses cliens. Surviennent les évènemens de juin 1832, qui menacent le pays d’un bouleversement politique. Les cliens effrayés accourent tous ensemble retirer leurs fonds. Maurice n’a plus de ressource que celle du suicide. Victor, qui a failli le perdre, le sauvera. Il court à Paris, et le matin du 6 juin il achète à bas prix de la rente qu’il revend le soir à la hausse après la victoire du gouvernement ; puis il rapporte en poste à Maurice un gain de 170,000 fr. qui couvre, et bien au-delà, les pertes de l’imprudent et coupable notaire.

Quelle leçon résulte de ce portrait peint d’après nature, et dont le notariat moderne a fourni plus d’un modèle ? Que l’action du notaire est aujourd’hui dangereuse, sa probité peu sûre ; qu’il n’est plus l’honnête dépositaire d’autrefois, chez lequel se pourrissaient les sacs d’or qu’on lui confiait. Serait-ce là une marque d’accroissement de cette influence souveraine qu’on lui attribue ? Et comment justifiez-vous sa royauté ? Ses cliens, qui n’ont pas même encore le droit de le soupçonner, l’assiègent déjà et l’outragent, parce qu’il a demandé quelques heures avant de les rembourser. Le roi puissant en effet !

Mais n’insistons pas sur le démenti que le roman donne à la préface, M. Léon Gozlan est trop homme d’imagination pour s’enfermer stoïquement entre les quatre murs d’un système. Il a écrit un drame ardent et énergique. Il a noué une action forte et compliquée. Toutes les scènes ne sont pas vraies ; toutes sont accentuées vivement et saisissantes. Les caractères sont bien posés, bien soutenus. Pourtant nous signalerons aussi leur originalité paradoxale plutôt que leur vérité.

M. Léon Gozlan est un chaud coloriste ; il a répandu sur la portion descriptive du Notaire de Chantilly les plus riches trésors de sa palette. Rien de brillant et qui étincelle comme ses vues de la forêt et du vieux château ; la promenade d’Édouard et de Caroline, au clair de lune, se détache sur je ne sais quelle demi-teinte d’azur velouté ; la mort de la jeune comtesse de Meilhan dans la serre chaude, sous le mancelinier, semble une vision. Ces fleurs exotiques qui s’ouvrent à la vie soudainement écloses, et versent leur parfum naissant, tandis que la jeune fille, autre fleur, exhale son ame et referme son calice, asphyxiée par tant de douces odeurs, tout cela fait un tableau fantastique qui désole et enivre.

Le livre tout entier est écrit de verve. Mais, le dirons-nous ? La verve de M. Léon Gozlan va trop à bride abattue ; parfois elle l’emporte au-delà des bornes du goût. L’auteur pêche le plus souvent par un excès d’esprit. Il en met trop uniformément, partout et du même, du même esprit moqueur, subtil et cruel. Le style de M. Léon Gozlan, c’est l’arbre touffu débordant de sève, qu’on doit émonder si l’on ne veut pas laisser étouffer son fruit par son feuillage.

Nous dirons peu de chose d’un petit livre dont la lecture nous a contristés. Nous avions ouvert avec joie la Première Communion de M. Delécluze, parce que nous estimons beaucoup le talent aimable et distingué de l’auteur, parce que nous avions compté retrouver dans son nouvel ouvrage quelque air de famille avec Mademoiselle Justine de Liron. Notre désappointement a été complet. La fable insignifiante et débile de la Première Communion n’a pas même le mérite de la vraisemblance. Louise, charmante enfant de quinze ans, possédait toutes les qualités de l’esprit et du cœur, n’était la ferme résolution de ne point croire en Dieu, qu’elle a logée dans sa petite tête. Cette inexplicable incrédulité désespère la comtesse de Soulanges, sa mère, qui met tout en œuvre pour ramener sa fille au sentiment religieux ; mais, conseils, prières, sermons, curé, directeur, rien n’y fait. La famille désolée perdait tout espoir. Voilà qu’un beau jour Louise est allée cueillir des fraises avec Toinette, une paysanne du village ; or Toinette, tout en cueillant des fraises, lui a conté comment, depuis qu’elle est orpheline, Dieu lui est apparu et lui a inspiré la force de servir de mère à son frère et à ses sœurs. Cette confidence donne à penser à notre jeune esprit fort ; rentrée en sa chambre, elle se jette en sanglotant au pied d’un crucifix. Toinette a mieux prêché que le directeur ; voilà Louise convertie, et en état de faire sa première communion. Bien plus, elle a subitement passé de l’athéisme à la dévotion fervente. À peine a-t-elle reçu l’hostie, qu’elle se sent possédée d’un bonheur inconnu. Elle est si heureuse, qu’avant de sortir de la sacristie, elle souhaite de mourir ; souhait que Dieu exauce vite, car une grande croix de procession lui tombe sur la tête et la tue. Ajoutons qu’afin d’obéir le plus chastement possible à la condition sine quâ non du roman, qui veut qu’un mariage au moins soit montré en perspective, l’auteur a placé à distance de la jeune fille un M. de Lébis, épris pour elle d’un amour tiède et lointain, mais qui aime passionnément l’odeur des fraises, sans doute parce sa prétendue aimait beaucoup à les cueillir. Inconsolable de la mort de Louise, M. de Lébis s’en va se faire prêtre à Rome. Certes, nous sommes comme tout le monde excédés des romans frénétiques, tachés d’orgies de punch ou de sang, encombrés de cadavres ou d’ossuaires ; mais la réaction serait poussée trop loin, qui, par horreur et par dégoût du dévergondage actuel, prétendrait nous réduire au fade régime des histoires enfantines selon la recette de M. Bouilly. Ce n’est pas M. Delécluze qui en voudrait venir là. Vraisemblablement il ne s’était proposé que d’écrire une nouvelle exemplaire, édifiante, d’une innocence à toute épreuve, propre à être donnée en prix impunément dans les pensions de demoiselles. Mais il fallait le dire, ou plutôt il fallait ne rien dire, il fallait garder l’anonyme. Il ne fallait pas rendre responsable de la Première Communion le même nom qui avait signé Mademoiselle Justine de Liron, ce petit chef-d’œuvre de naturel élevé et de simplicité exquise.

Ne soyez pas plus effrayés du titre grec du Dodecaton, que de son autre titre de Livre des Douze. Le Dodecaton ne renferme rien de grec ni de scientifique. Il n’est pas le moins du monde parent du Livre des Cent et un. Le Livre des Cent et un était une cohue, une sorte de meeting radical. Le Livre des Douze est une société choisie, une réunion de bonne compagnie. Vous pouvez en pleine confiance ouvrir le Dodecaton à telle page qu’il vous plaira ; vous êtes sûr de ne vous point fourvoyer. Ce sera à M. Alfred de Vigny, à M. Mérimée que vous aurez affaire, à M. Loève-Veimars, ou à tout autre écrivain aussi bien établi dans le monde littéraire. Nous voudrions examiner en détail tous les piquans morceaux qui composent le Dodecaton. Ce serait une agréable tâche. Il y aurait tant de choses à approuver et si peu à reprendre ! Nous devons nous borner à nommer les compositions principales. Quelques-unes, comme la charmante comédie de Quitte pour la peur, par M. Alfred de Vigny, la nouvelle si coquette de Beata, par M. Auguste Barbier, la légende si pittoresque des Âmes du Purgatoire, par M. Mérimée, ont été empruntées à la Revue des Deux Mondes, et ont acquis la valeur de chose jugée. Le Dieu inconnu, de George Sand, ne fera point de tort à la renommée de l’auteur de Lélia. C’est un beau bas-relief antique, simple, pur et grave. Le Voyage à Brindes, de M. Jules Janin, répand partout sur sa route des pluies d’étincelles. On dirait cinq ou six des meilleurs feuilletons de cet écrivain, cousus l’un au bout de l’autre. On serait tenté de reprocher au proverbe de Faire sans dire, de M. Alfred de Musset, son extrême rapidité. Mais quel éclat dans le dialogue ! quelle observation à la fois poétique et vraie, participant de la réalité et de l’imagination ! M. Alfred de Musset est sans aucun doute appelé à produire sur la scène un des talens les plus originaux et les plus propres à nous donner la véritable comédie. Nous croyons savoir qu’il se dispose à tenter cette épreuve, et nous pouvons lui prédire un beau succès. MM. Alexandre Dumas, E. Souvestre, Léon Gozlan, ont prêté à ce livre l’appui de leur talent. En somme, le Dodecaton pourrait bien relever tout d’un coup la vogue tombée des associations de conteurs. Dût pourtant l’émulation des libraires rassembler les nouvelles par centaines, nous doutons fort qu’elle produisit, en beaucoup de volumes, une somme de mérite égale à celle condensée dans le Livre des Douze.


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