Revue littéraire - Les tribulations d'une doctrine : la crise darwinienne

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Revue littéraire - Les tribulations d'une doctrine : la crise darwinienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 208-219).
REVUE LITTÉRAIRE

les tribulations d’une doctrine :
la crise darwinienne
[1].


Un bel épisode et pathétique, dans l’histoire de l’humanité, c’est l’invention d’une idée. Mais une aventure le plus souvent lamentable, c’est le chemin que fait une idée dans le monde. Parfois, elle ne va pas loin ; et elle meurt : on l’a tuée, ou bien on l’a laissée mourir faute de soins et d’accueillante amitié. Parfois, elle a plus de chance, ou paraît avoir plus de chance : elle galope, elle visite l’univers entier. Seulement, regardez-la au bout de quelques temps. Vous ne la reconnaissez pas : elle a changé, elle n’a point embelli, elle a (pour ainsi dire) mal tourné. Vous croyez vous rappeler une jeune fille : et vous retrouvez une vieille coureuse. Les grand’routes et le hasard des rencontres ne sont pas ce qu’il faut à une idée. Et les philosophes qui veulent que l’histoire de l’humanité soit l’histoire des idées s’aperçoivent que les idées n’ont d’influence, presque jamais, qu’à l’état de contre-sens ou d’absurdité. Les idées ont une étonnante facilité à se dévergonder. Elles ne sont bien sages qu’avant d’être sorties de chez leur père ; et, d’habitude, elles ne sont plus sages, quand on célèbre leur beauté : leurs amoureux les ont bientôt compromises.

L’auteur de l’Origine des espèces et de la Descendance de l’homme, Charles Darwin, un jour, s’effraya de ce que le darwinisme devenait. Il y a, dans son journal intime, publié par son fils vers 1890, une page, que je n’ai malheureusement pas sous les yeux, mais où il se plaint du tour que prend malgré lui sa doctrine. Il déclare qu’il n’est pas un philosophe et qu’on a tort de chercher une philosophie dans son œuvre. Il n’a prétendu formuler qu’une « hypothèse d’histoire naturelle. » Vous entendez : une hypothèse ! Il n’en garantit pas du tout la justesse ; et il supplie qu’on ne l’étende pas hors du domaine où il avait sa compétence, l’histoire naturelle. Avec une bonne foi charmante, un peu alarmée, il examine ses talents, tâche de les évaluer et considère en fin de compte que, s’il n’est pas un philosophe, il n’est pas non plus un admirable savant ; pour en être un, que lui manque-t-il ? Le « don de généraliser, » dit-il. Et tout ce qu’il accorde à lui-même, c’est la patience, la méthode et l’attention d’un observateur.

On ne saurait se méconnaître davantage. La plupart des observations que Charles Darwin a faites, et qu’il a décrites avec un art délicieux, sont extrêmement sujettes à caution. M. Gaston Bonnier jadis en a relevé quelques-unes. Par exemple, Charles Darwin se promène dans l’île de San Lorenzo. À une altitude de vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, il découvre des coquillages pareils aux coquillages qu’on voit sur le bord de la mer. Il remarque aussi, parmi ces coquillages, des fils de coton, des morceaux de tissus, des fragments de roseau et un épi de mais. Conclusion, sans retard : depuis l’apparition de l’homme en cette île de San Lorenzo, il s’est produit un soulèvement de plus de quatre-vingt-cinq pieds. Ce vif raisonnement de Charles Darwin, M. Gaston Bonnier le compare à celui-ci, qu’il imagine et qui, plus gai, n’est pas plus audacieux : « Autour des hôtels de Saint-Martin de Vésubie, dans la vallée du Var, de nombreux touristes déjeunent sur l’herbe. Ils ont mangé des mollusques marins. Ils ont laissé les coquilles, mêlées à des fragments de serviettes oubliées, à des débris de claies en roseau, à des noyaux d’olives. Que conclura-t-on, en retrouvant ces débris de repas ? C’est qu’à une époque récente la Méditerranée baignait cette localité située maintenant à plus de mille mètres d’altitude ! » Charles Darwin a consacré tout un volume aux plantes « carnivores » et trois cents pages de ce volume au drosera. Le drosera pousse dans les prairies marécageuses, a de bonnes racines et des feuilles qui absorbent, comme les feuilles de toutes les plantes, le gaz carbonique de l’air. Mais Darwin veut que cette plante soit carnivore. Il affirme qu’elle digère, à l’état naturel, des insectes et qu’on peut la nourrir avec des morceaux de viande. Le naturaliste Roth, au xviiie siècle, avait signalé les mouvements qui se manifestent sur une feuille de drosera quand on y place un petit objet. Soit une fourmi : les poils de la feuille se courbent, la feuille se replie sur elle-même ; la fourmi est retenue par le liquide visqueux des poils et elle meurt. Cela ne prouve pas que la fourmi soit digérée. Mais Darwin institue, à ce propos, une expérience. Aux deux extrémités d’une feuille de drosera, il place un morceau de viande à demi rôtie et un morceau de gélatine. « La feuille, dit Darwin, se nourrit spontanément. Au bout de onze jours, je retrouvai une trace de la viande : la surface de la feuille était noircie à l’endroit où la viande avait reposé. La gélatine avait complètement disparu. » Darwin n’en resta pas là. Au lieu d’un morceau de gélatine ou de viande, il posa sur la feuille un petit morceau de fromage. Et, onze jours après, le fromage était toujours là : il n’avait pas marqué de trace sur la feuille. Bref, le drosera aime assez la viande rôtie, adore la gélatine et déteste le fromage !… M. Gaston Bonnier vous prie de faire la même expérience, non pas sur une feuille de drosera, mais tout simplement sur une table. Au bout de onze jours, que verrez-vous ? La gélatine aura disparu ; la viande rôtie aura diminué, marquant sur le bois une trace : le fromage sera toujours là et n’aura point marqué de trace. N’allez-vous pas conclure de cette observation qu’une table de bois digère à merveille la gélatine, et digère assez bien la viande rôtie, et refuse obstinément le fromage ? Mais oui ! Ou plutôt, ne concluez pas.

Les expériences et les observations de Charles Darwin, dont il était si fier et, croyait-il, fier avec tant de modestie, — car il sacrifiait à ce très humble mérite la renommée de philosophe qu’on lui offrait et qu’on le suppliait d’accepter, — ces observations et expériences composent un roman de la nature aussi hardi que celui que l’on raille si volontiers chez notre Bernardin de Saint-Pierre.

Mais qu’importe ? Le naturaliste Charles Darwin compte peu, en dépit de ses réclamations. Ce qui compte, ce qui est immense et qui a modifié la pensée contemporaine, c’est la philosophie de Charles Darwin, en dépit de ses protestations : plus encore, c’est la philosophie dérivée de lui, et c’est la série prodigieuse des contresens que l’on a faits sur l’« hypothèse d’histoire naturelle » qu’il avait proposée. Aucune doctrine n’a eu, de nos jours, une telle fortune. La doctrine de l’évolution s’est répandue avec tant de puissance qu’elle a pénétré partout, jusqu’aux endroits où elle n’avait rien à faire. Les philosophes l’ont adoptée d’abord : ou certains philosophes ; et beaucoup d’historiens, contents de n’être plus de pauvres chercheurs de vérités et jaloux de s’établir un peu philosophes à leur manière ; et les sociologues, et les praticiens de la sociologie, et leurs camarades les politiciens. Elle est, cette doctrine, dans les livres et dans les discours, plus ou moins nette, plus ou moins dénaturée. Elle est dans les imaginations des penseurs et des ignorants.

Certes, il y a loin de l’hypothèse darwinienne aux conséquences que les néo-darwiniens et les pseudo-darwiniens en ont tirées. Mais enfin, s’il est admis que tout évolue et que la loi de ce monde est l’évolution, si les sociétés humaines évoluent, les amis du changement perpétuel trouvent là, beaucoup mieux que leur excuse, leur encouragement : un encouragement dont ils n’ont guère besoin. N’essayez pas de les calmer : ils travaillent avec la nature, vous diront-ils, et favorisent le bel entrain de la nature. Ils méprisent tout le passé ; ils méprisent, dans le passé, ce qui serait peut-être utile à conserver. Ils méprisent aussi le présent, qui est déjà du passé. Ils n’aiment que l’avenir : et ils l’inventent à leur gré. Le plus souvent, d’ailleurs, ce qu’ils appellent l’avenir n’est que du passé qu’ils se figurent qui ne s’est pas réalisé encore. Et leurs rêves sont tout pleins de vieille barbarie méconnue. Où vont-ils ? mais, au bolchevisme, par exemple : car ils croient que le bolchevisme est tout neuf.

Où vont les ignorants, animés par la doctrine de l’évolution ? mais à toute folie, lorsque voici où vont les savants. Le Dantec avait adopté la doctrine évolutioniste et la menait à ses dernières conséquences. Il n’admettait de vérité que biologique ; et, les phénomènes biologiques, il les plaçait, parmi les phénomènes naturels, « entre les phénomènes particulaires des colloïdes et les phénomènes chimiques d’équilibre moléculaire. » Que faisait-il de la morale ? L’homme étant de même sorte que les divers êtres vivants, animaux ou végétaux, et de même sorte que les corps bruts de l’univers, il n’y a point de liberté, point de responsabilité ; la notion même du devoir est anéantie. Peut-on seulement compter sur l’établissement d’une morale scientifique, ou réduite aux vérités de la science ? « La science, répondait Le Dantec, ne nous dicte pas de morale pratique. » Il y a le bien et le mal, le juste et l’injuste ? Ce sont, répondait Le Dantec, des opinions humaines : ce ne sont pas des vérités scientifiques. Il ajoutait : « Des esprits généreux ont souhaité l’avènement du règne de la science parce qu’ils y ont vu l’avènement du règne de la justice ! Il faut en rabattre : le règne de la science, s’il est possible, si une humanité logique est capable de vivre, ne sera pas le règne de la justice, car la justice n’est pas une vérité scientifique. » L’homme n’est pas libre : qui le dit ? la biologie. N’étant pas libre, l’homme n’est pas responsable : « Et celui qui prétendrait récompenser ou punir un homme au nom d’un principe métaphysique supérieur ne serait qu’un visionnaire, sympathique sans doute, mais dépourvu de toute raison. Donc, au point de vue du mérite, égalité absolue entre tous les hommes considérés comme individus, mais égalité dans la nullité. Tous ont le même mérite, qui est nul. » Ah ! quel désastre ! Et vous vous lamentez. Le Dantec vous envoie promener, disant qu’il n’y peut rien : « Il y a des vérités scientifiques établies aujourd’hui d’une manière indiscutable et qui servent à démontrer, sans d’ailleurs les remplacer par rien, que les principes sur lesquels repose la conduite ordinaire des hommes sont tous faux. » Que voulez-vous ? Ce n’est pas la faute à Le Dantec. Ce n’est pas sa faute, s’il ne distingue, hélas ! que deux espèces d’hommes, les uns qu’il appelle « les poires » et, les autres, « les effrontés. » La biologie fournit une loi, que l’on résume sous le nom de la loi dite du plus fort ; et voilà tout ce que donne la biologie : et, en dehors de ce que donne la biologie, il n’y a rien, mais rien du tout. « Ce qui est regrettable, ce n’est pas que je l’aie dit. Il est fâcheux surtout que ce soit vrai : je n’y puis rien ! » Le Dantec a-t-il au moins du chagrin de ce qu’il a dit, l’ayant vu ? Le plus souvent, ce travail de démolition forcenée paraît le divertir assez bien. Pourtant, il a écrit : « L’on s’aperçoit, un jour, qu’on est seul, dans les régions où la raison, dépourvue de tout appui, risque de sombrer… » Mais, tout ce qui lui manque, il l’a démoli. Et les vieilles doctrines qu’il a détruites, il les regrette : « Nous qui les combattons, nous éprouvons un grand trouble de ce qu’elles se sont évanouies trop complètement, plus complètement que nous ne l’avions prévu ou souhaité. Notre victoire nous effraye. » Allons, c’est un peu de fatigue ou l’ennui de rester sans ouvrage désormais !…

Le darwinisme, après avoir passé par Hæckel, aboutit à Le Dantec. Et l’on ne refusera pas à Le Dantec la qualité d’un intrépide logicien. Il est allé, sans timidité aucune et sans scrupule, avec un zèle ardent, jusqu’à l’extrémité des corollaires imaginables. Ses conclusions mettent en ruines et en décombres tout ce qui semblait le privilège ou l’honneur de l’humanité, en ruines et en décombres tout ce qui était la sauvegarde à peu près sûre de la société humaine et l’ensemble des sentiments, coutumes et croyances qu’on réunit sous le nom de civilisation. Si le savant n’évite pas cet inconvénient d’une dialectique très hardiment rigoureuse, on devine où seront menés les ignorants et, dans l’État, d’autres gaillards avec lesquels il faut compter, les entrepreneurs de méfaits et coquins de toutes sortes.

Tant pis ! répliquent le savant et ses fidèles ; ce n’est pas notre affaire, de savoir si la vérité vous est agréable ou non : et, si vous avez besoin de mensonges, pour établir solidement la société qu’il vous plaît de sauver, adressez-vous ailleurs !…

Cette réplique n’est pas mauvaise ; et l’on n’a point à refuser la vérité pour ses conséquences fâcheuses. Mais, d’autre part, voilà toute une dialectique formidable et qui s’appuie sur quoi ? sur « l’hypothèse d’histoire naturelle » que l’inventeur de cette hypothèse voulait qu’on n’étendit pas hors du domaine où il avait sa compétence. Les expériences et les observations de Darwin sont à présent contestées : les expériences et les observations sur lesquelles il avait fondé son hypothèse. Alors, peut être n’est-il pas indispensable de procéder à ces vives destructions que les corollaires de l’hypothèse autorisaient ou commandaient. « Notre victoire nous effraye ! » disait Le Dantec. Si le darwinisme était une immense erreur, les néo-darwiniens avoueraient-ils leur joie d’être enfin rassurés par la défaite ?

Il se produit, depuis quelques années, une réaction très importante contre la philosophie néo-darwinienne ; et l’on vient de publier un volume, hélas ! inachevé, du professeur Grasset, Le « dogme » transformiste, où les meilleurs arguments sont présentés sous la forme souvent la plus saisissante. Le professeur Grasset travaillait à cet ouvrage et n’avait plus que deux chapitres à écrire, lorsqu’il est mort le 7 juillet de l’an passé.

Le « dogme » transformiste ? Ce mot surprend. Le transformisme n’est pas un dogme !… Ou bien alors, les néo-darwiniens se moquent de nous. Ils démolissent tous les dogmes ; et, sous le nom de dogmes, ils démolissent toutes les croyances, tous les principes et les conventions sur lesquels reposent les sociétés humaines. Ils démolissent tous ces dogmes avec un instrument qu’ils appellent la vérité scientifique. Leur instrument, c’est le transformisme : et il faut donc que le transformisme soit, le contraire d’un dogme, une vérité scientifique.

Ou bien est-ce le professeur Grasset qui se moque des néo-darwiniens en appelant « dogme » leur transformisme ? Pas du tout. Un chapitre de Le Dantec est par Le Dantec intitulé : Le dogme transformiste. Et voici le début de ce chapitre : « De ce que les documents paléontologiques sont très imparfaits, de ce que certains savants hardis ont eu le tort de tirer de ces documents imparfaits des arbres généalogiques dans lesquels il est aisé de découvrir des erreurs, des philosophes timorés ont cru pouvoir conclure à la faillite du transformisme… » Dame ! si les documents paléontologiques ne vous permettent pas de prouver ce que vous nous sommez de considérer comme l’indiscutable vérité scientifique, et si vous avouez que les préludes de votre vérité scientifique sont tout pleins d’erreurs, oui, nous sommes touchés de quelque doute… Le Dantec se fâche : « Toutes les généalogies proposées pourront s’effondrer sans que le dogme transformiste en soit atteint. Et le dogme a une valeur religieuse incontestable. » Il faut l’avouer, c’est comique !

C’est comique, parce que les néo-darwiniens sont, après cela, trop commodément et confortablement à l’abri de toute objection. Vous aurez beau leur dire que le drosera n’est pas plus carnivore qu’une table de bois, que leur importe ? et que les expériences darwiniennes ne suffisent pas à démontrer ce qu’ils racontent, que leur importe ? Vous leur demandez une démonstration, des preuves : ils ne vous en donneront pas. Pour qui les prenez-vous ?… Mais pour des savants !

Pour des savants ?… Lisez le bonhomme Hæckel, père du monisme darwinien, grand pontife de la biologie intégrale. Le bonhomme Hæckel écrit, aux premières pages de son Anthropogénie : « Dans cette guerre intellectuelle qui agite tout ce qui pense et qui prépare pour l’avenir une société vraiment humaine, on voit d’un côté, sous l’éclatante bannière de la science, l’affranchissement de l’esprit et la vérité, la raison et la civilisation, le développement et le progrès ; dans l’autre camp se rangent, sous l’étendard de la hiérarchie, la servitude intellectuelle et l’erreur, l’illogisme et la rudesse des mœurs, la superstition et la décadence. » Le professeur Grasset note que ce langage n’est pas d’une excellente qualité scientifique : et c’est le moins qu’on en veuille dire. Mais le bonhomme Hæckel tient à son idée. L’erreur, assure-t-il, a duré jusqu’au jour trois fois heureux où ledit bonhomme, abusant de l’hypothèse darwinienne, a résolument affirmé l’origine animale du genre humain. Mais prouvez-la, cette origine ? Le bonhomme vous avertit que vous l’ennuyez, avec tant d’incertitude : si vous êtes intelligent, vous l’approuvez tout de go ; si vous le chicanez, vous êtes un imbécile, un arriéré, le reste lamentable des âges abolis. Il écrit : « Pour apprécier le degré de développement intellectuel de l’homme, il n’est pas de meilleur étalon que l’aptitude à adopter la théorie évolutive et la philosophie monistique qui en est la conséquence. » Le professeur Grasset note que jamais une religion n’a promulgué son évangile avec tant d’arrogance et d’insolence.

Ces passages de Le Dantec et de son maître Hæckel, cités par le professeur Grasset, caractérisent assez bien le néo-darwinisme. Il y aurait d’autres témoignages à citer. En 1909, MM. Yves Delage et Goldsmith ont publié Les théories de l’évolution. Lisez la très étonnante préface de ce volume. L’idée de l’évolution, que les auteurs appellent « notre credo scientifique, » — et la réunion de ces deux mots est remarquable, n’est-ce pas ? — cette idée s’étend à l’infini : « elle dépasse de beaucoup les limites des sciences au sein desquelles elle a surgi et embrasse tout l’ensemble des conceptions humaines, jusqu’aux problèmes philosophiques les plus obscurs et les plus difficiles. » Les auteurs ne sont-ils pas un peu inquiets de voir une idée sortir ainsi des sciences qui l’ont vue naître et gagner d’autres sciences, d’autres études qui ne sont pas les siennes, s’engager dans des chemins qui ne sont pas les siens ? Pas du tout ! L’idée de l’évolution, c’est, à les entendre, l’univers entier ramené à la notion de causalité. Or, la notion de causalité les enchante, « parce qu’elle élimine de la pensée humaine toute idée de merveilleux et de surnaturel et l’habitue à chercher des explications dans lesquelles seuls les phénomènes naturels interviennent. » Si la causalité rassure MM. Delage et Goldsmith, on n’y peut rien.

Mais enfin, ces deux savants nous promettent une explication de l’univers tirée des seuls phénomènes naturels : donc, ils nous donneront des faits ? N’y comptez pas ! Car ils écrivent : « L’idée de l’évolution devient l’idée de la descendance de toutes les formes organiques les unes des autres, les plus compliquées se développant des plus simples, et ainsi à travers toute l’histoire du monde organique, jusqu’à l’origine même de la vie. C’est l’idée transformiste, la seule qui nous apparaisse maintenant comme capable de fournir une réponse satisfaisante à la question de l’origine des êtres vivants qui peuplent la terre. Que les espèces soient nées les unes des autres ce n’est pas là seulement une déduction qui s’appuie sur des faits, — car les faits peuvent être contestés et surtout interprétés d’une façon différente, — mais une notion qui s’impose à notre esprit comme la seule acceptable, dès le moment que nous avons abandonné la théorie de la création surnaturelle… » Ainsi, les faits peuvent être contestés ou interprétés d’une façon différente ; ainsi, les faits ne sont pas grand’chose, et ne sont pas le principal, et ne suffiraient pas à établir le néo-darwinisme, le monisme et la biologie intégrale. Mais, à la base de cette philosophie et, plus dangereusement, à la base de cette science, il y a un acte de foi, un credo, un dogme. Et alors qu’est-ce que cette « vérité scientifique » dont vous êtes si fiers et que vous opposez si rudement aux principes ou aux croyances métaphysiques ou religieuses ?… Le néo-darwinisme serait-il une science indépendante des faits, supérieure à eux et qui se passe de leur secours et même de leur assentiment ?

Et qu’est-ce qu’une telle science ? On avait accoutumé d’appeler « vérité scientifique » une formule qui résume un certain nombre de faits dûment contrôlés : et tant valent les faits, tant vaut la formule ; et, si les faits ne valent rien, la formule aussi ne vaut rien. Mais, la prétendue vérité darwinienne, les néo-darwiniens la dégagent des faits si bien que, les faits démentis, contestés ou interprétés d’une autre manière, elle subsiste, elle n’a pas souffert, elle n’a pas bougé. M. l’abbé Eugène Aglon, dans une thèse de philosophie péripatéticienne intitulée L’âme raisonnable est-elle l’unique forme substantielle du corps humain ? cite à ce propos un document très singulier. En 1903, à la Société de Philosophie de Vienne, on discuta le darwinisme ; un darwinien, M. Kassowitz, ne craignit pas d’avouer que la chère doctrine avait, au bout du compte, des points faibles. Il ne craignit pas de l’avouer ; ou, du moins, il annonça qu’il ne le craignait plus. Et la Revue philosophique du 1er juin résuma comme suit son discours : « Tant que le darwinisme constituait une machine de guerre contre les croyances surannées et le dogmatisme religieux, on n’avait pas le temps et on n’osait pas y toucher : on s’interdisait toute analyse, toute critique, toute vérification… » C’est charmant !… « Mais aujourd’hui que l’éducation scientifique de la majorité de ceux qui pensent et réfléchissent peut être considérée comme terminée… » Terminée, oui, par ces grands maîtres de science qui imposent à leurs élèves une vérité frelatée !… « et qu’un fossé profond, infranchissable, sépare le domaine de la science de celui de la religion, — la première ayant définitivement conquis le droit d’éliminer de ses considérations toute intervention de forces surnaturelles, — on ne s’expose plus, en attaquant ou en critiquant le darwinisme, à compromettre les principes scientifiques inscrits sur sa bannière et au nom desquels il combattait. Chacun se trouve dégagé de la réserve qui lui était imposée jusqu’ici et récupère sa pleine liberté, le droit de critiquer et d’apprécier, au risque même de voir tout l’édifice du darwinisme crouler et disparaître. » Quel aveu ! Et voilà le néo-darwinisme, doctrine de savants ou de gens qui se réclament de la science positive ; doctrine qui d’abord était une hypothèse d’histoire naturelle et qui a tout envahi, les autres sciences, la philosophie, la sociologie et le reste. Elle n’était qu’une hypothèse : et, comme hypothèse, elle avait tout juste la valeur des faits qui paraissaient la motiver. Il fallait examiner avec beaucoup de soin les faits et voir s’ils confirmaient ou s’ils démentaient l’hypothèse. Au lieu de quoi, les savants ont mené ailleurs, ont mené partout, l’hypothèse et l’ont présentée comme une incontestable certitude. Est-ce qu’ils n’avaient aucun doute ? Ils cachaient leur doute : il y a là de l’étourderie et, quelquefois, de la supercherie. Un Kassowitz, qui reconnaît qu’il n’aurait pas lancé contre le darwinisme une petite objection tandis que le darwinisme servait de machine de guerre, était un polémiste et n’était point un savant. Les autres ? Les autres, qui déclarent que les faits n’importent pas beaucoup et que, les faits réduits à rien, la doctrine subsisterait, qu’est-ce que c’est que leur méthode scientifique ? Darwin, imprudent déjà, les avertissait pourtant, les conjurait de rester dans l’histoire naturelle et de craindre la philosophie. Mais il n’a pu les retenir. Ils sont partis pour la conquête universelle, apôtres forcenés, malins, retors et, souvent, apôtres farceurs. Ils étaient animés d’une ferveur étrange et surtout d’une haine étrange. Ils aimaient leur évangile imparfait, leur évangile bâclé ; surtout, ils détestaient furieusement les évangiles antérieurs. On les a pris pour des bâtisseurs pleins d’entrain : surtout, ils ont été de frivoles démolisseurs.

MM. Delage et Goldsmith, après avoir montré comment le darwinisme est sorti de son « domaine propre, » célèbrent « la portée immense de l’idée de l’évolution » et ajoutent : « C’est aux sciences naturelles que la pensée humaine en est redevable ; jamais en effet la philosophie transcendante ni même les sciences exactes n’auraient pu donner naissance à cette idée et lui assurer le triomphe ! » Assurément. Reste à savoir si le triomphe du darwinisme, sorti de son domaine propre et qui envahit toute la pensée humaine, est légitime. Et c’est la question que pose le professeur Grasset. Pour que cette hypothèse d’histoire naturelle devienne la philosophie générale, dit-il, cette hypothèse a plusieurs conditions à remplir. Elle doit montrer que, formulée relativement à quelques espèces d’un ordre inférieur, elle s’applique à toutes espèces de l’ordre le plus élevé, même à l’espèce humaine. Elle doit expliquer le passage d’une espèce à une autre. Elle le fait, — et admettons qu’elle le fasse le mieux du monde, — quand il s’agit, par exemple, de deux espèces végétales très voisines. Mais a-t-elle expliqué le passage de l’animalité à l’humanité, la création de ce qui est la pensée ? A-t-elle expliqué le passage d’une espèce végétale à une espèce animale ? Et a-t-elle expliqué le passage du minéral au végétal ? Eût-elle expliqué tout cela, il lui faudrait encore expliquer la naissance de la première cellule. Cette besogne terminée, l’hypothèse darwinienne aurait véritablement le droit de régner sur sa conquête universelle. Autrement non.

Cette immense besogne n’est pas terminée : en quelque sorte, elle n’est pas commencée. Certes, on a beaucoup travaillé ; mais en vain.

Pour devenir philosophie générale, le darwinisme doit aboutir au monisme. Or, le monisme a besoin de la génération spontanée, sans quoi la première cellule demeure un mystère absolu, un mystère qui se répand jusqu’aux dernières extrémités de la doctrine : « il est impossible de concevoir l’évolution générale comme loi de l’univers sans la génération spontanée. » Mais, dans l’état actuel de la science, est-il possible d’admettre la génération spontanée ? La science nie la génération spontanée : peut-être y a-t-il peu de problèmes où la science contemporaine soit aussi nettement affirmative, depuis Pasteur qu’on n’a point démenti. Alors, que faire ? « Dire que la science nie la génération spontanée, c’est dire que la science répudie toute la théorie évolutioniste, transformiste et moniste. » Consultons les néo-darwiniens et monistes. Hæckel avoue que « jusqu’à présent » aucune génération spontanée n’a été vue. C’est ennuyeux. Mais on n’a pas démontré, dit Hæckel, que ce phénomène fût impossible. « Voilà un raisonnement peu scientifique, » répond le professeur Grasset. Spencer avoue que l’idée de spontanéité est incompatible avec l’idée d’évolution. Alors ? Il nie « le commencement absolu de la vie organique sur le globe. » Le professeur Grasset répond : « L’affirmation de l’évolution universelle entraîne nécessairement, autrefois et aujourd’hui, le passage de l’inorganique au vivant. Dans la série, il y a donc bien un commencement du vivant Or, scientifiquement, il est impossible de concevoir ce passage. Donc, à ce point de vue, non seulement l’évolutionisme n’est pas démontré par la science, mais encore il est démenti et déclaré impossible par elle. » Le Dantec, lui, consent que le néo-darwinisme a besoin de la génération spontanée. Alors ? Il admet la génération spontanée. Contre la science ? Mais oui, contre la science actuelle, qui n’a pas encore su montrer un seul fait de génération spontanée. Le Dantec se fie à la science future, qui prouvera la spontanéité. Qui la prouvera ? Mais oui ! puisque le néo-darwinisme a besoin de la spontanéité, le néo-darwinisme qui est la vérité !…

De tels raisonnements vous mènent au gré de votre fantaisie. Mais de tels raisonnements, qui flattent vos désirs, ne changent rien du tout à la réalité, qui se moque de vos désirs. Le néo-darwinisme n’explique pas la naissance de la première cellule. Le néo darwinisme n’explique pas le passage du monde inorganique au monde vivant : « avec de la matière inerte on n’a jamais pu faire la moindre particule de protoplasma vivant. » Le néo-darwinisme n’explique pas le passage de la vie à la pensée. Le néo-darwinisme n’a aucunement démontré que l’homme ne fût pas une « espèce fixée » depuis des siècles ou depuis toujours. Entre le néant et la première cellule, entre le monde inorganique et le monde vivant, la vie et la pensée, le reste de l’univers et l’homme, le néo-darwinisme laisse de grands espaces vides et laisse une solution de continuité qui est la négation même de la doctrine.

Le néo-darwinisme ne procède pas scientifiquement : toutes les bonnes règles de la méthode, il les néglige. Et il arrange son roman biologique avec une liberté ridicule, avec une liberté scandaleuse, étant donné qu’il se présente comme la science parfaite en lutte contre l’imagination philosophique ou religieuse. Le triomphe du néo-darwinisme et l’invasion néo-darwinienne seront, dans l’histoire de la pensée contemporaine, l’une des aventures les plus regrettables et qui auront fait le plus grand tort à la recherche sérieuse et attentive de la vérité. Cette aventure parait toucher à sa fin. Mais il faudra longtemps pour supprimer les idées fausses, pour retrouver les idées justes et, généralement, pour réparer les dégâts d’une campagne qui a été conduite avec audace et violence, avec habileté, sans nul retardement de scrupules scientifiques ou de bonne foi.


André Beaunier.
  1. Le « dogme » transformiste, par le professeur Grasset (la Renaissance du livre). Cf. du même auteur, La science et la philosophie (même éditeur), la Biologie humaine (librairie Flammarion) et Les limites de la biologie (Alcan). Voir aussi Les théories de l’évolution, par Yves Delage et M. Goldsmith (Flammarion).