Revue littéraire - Une Histoire de 1815

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Revue littéraire - Une Histoire de 1815
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 445-456).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE HISTOIRE DE 1815

C’est un art d’écrire l’histoire. Certes, il ne manque pas de très savans hommes pour prétendre que l’historien doit se borner à reproduire les documens sans jamais les mettre en œuvre, et surtout se défendre comme de la peste d’avoir du talent. Le conseil est séduisant et facile à suivre ; il sera écouté ; il l’est. Mais d’ailleurs, si depuis Taine, Renan, Fustel de Coulanges, nous avons une école d’historiens comparable à celle de la première moitié du XIXe siècle, c’est que, grâce à ces maîtres écrivains, nous avons repris le goût des grandes compositions ordonnées et pareilles à des organismes, et que la notion de l’art est rentrée dans la conception de l’histoire. On a publié, au cours de ces dernières années, de remarquables travaux historiques : ce serait en méconnaître la nature que d’en renvoyer l’étude aux spécialistes : ils relèvent de la critique littéraire, au même titre que les œuvres de nos romanciers ou de nos dramatistes. Car l’objet même que poursuit l’historien est de rendre au passé les couleurs de la vie : il faut qu’il nous montre des êtres de sensibilité, de volonté et d’action, qu’il nous fasse assister au conflit des passions et des intérêts, qu’il brosse des tableaux, qu’il reconstitue des scènes. Il conte, il peint, il intéresse, il émeut. Les romantiques, de Chateaubriand à Augustin Thierry et à Michelet, l’avaient bien compris : aussi est-ce à leurs théories et à leurs exemples que l’on songe d’abord, quand on envisage l’histoire comme un genre littéraire. Ils faisaient la part trop large à l’imagination ; ils mêlaient indûment leur fantaisie aux données réelles ; ils s’engageaient trop de leur personne dans leurs récits. Mais c’était surtout une question de nuance et de mesure. Au reste, depuis le temps où ils ont écrit, les sciences qui servent à l’écrivain pour préparer son travail n’ont cessé de progresser : les méthodes de recherche se sont perfectionnées ; la littérature, de lyrique qu’elle était, est devenue réaliste ; nous avons le culte du fait et du petit fait. La manière d’écrire l’histoire a donc pu se modifier sensiblement, et prendre la marque d’aujourd’hui. Pour la définir, pour en démêler les caractères et les procédés, on ne saurait choisir de modèle plus significatif que cette histoire de 1815[1], dont M. Henry Houssaye, après n’y avoir consacré guère moins de vingt années, vient de nous donner le dernier volume.

Il faut lire l’ouvrage d’ensemble ; c’est le moyen d’en apprécier le mérite de composition, l’équilibre et l’harmonie. Ce récit d’histoire, qui vaut d’abord par l’exactitude de l’information et par la sûreté de la critique, nous frappe tout de suite par les ressources merveilleuses que le sujet même en devait offrir au talent d’un écrivain. Sans doute, pour choisir ce sujet, l’historien a eu surtout des raisons tirées de ses précédons travaux ; et nous n’oublions pas qu’il avait, au préalable, fait revivre les grandes journées de la campagne de 1814 ; toutefois on ne serait pas étonné qu’il y eût été, en partie, amené par un instinct d’artiste. Car cette extraordinaire aventure des Cent-Jours tient dans des limites précises : elle a, comme un drame de la scène, son prologue, son point culminant, son douloureux épilogue. Dans ce court espace de temps, la lumière est projetée à flots sur les hommes et sur les événemens. Et, dans le cadre ainsi limité par la nature même des choses, l’auteur pouvait faire tenir à la fois tous les élémens dont se compose, à chaque heure du temps, la vie publique d’un peuple. Tel est en effet le caractère qui distingue le livre de M. Houssaye. L’auteur a voulu, comme on eût dit jadis, faire un tableau d’histoire, embrasser dans une vaste fresque l’ensemble d’une époque. D’autres, suivant une méthode d’abstraction d’ailleurs parfaitement légitime, écrivent l’histoire diplomatique, ou parlementaire ou militaire, ou économique. L’historien artiste a besoin de nous montrer tous les élémens se pénétrant comme ils font dans la réalité. Il nous mènera tour à tour dans le cabinet du souverain, dans l’assemblée délibérante, sur le champ de bataille, dans les cérémonies, dans les fêtes, dans les rues des villes, dans les campagnes. Ces continuels changemens de scène donneront au spectacle sa variété et son mouvement. Nous verrons le jeu des influences réciproques, des actions et des réactions. C’est de cette complexité même qu’est faite la vie.

Comment l’historien va-t-il nous en donner la sensation ? C’est d’abord par la multiplicité, par la précision et par la minutie des détails. Il ne néglige aucun des traits qui peuvent nous faire entrer dans l’intimité de ses personnages. Il sait par quelles hésitations ils ont passé avant de se déterminer, quels mobiles ont influé sur eux, quelles intentions dissimulait leur langage ou leur conduite. Il n’a garde pour cela de s’en remettre à la probabilité des déductions ; il n’avance rien qui ne repose sur les témoignages les moins suspects, documens d’archives, correspondances ou mémoires. Autant que les faits il affectionne les chiffres. Qu’il s’agisse de l’effectif des troupes, des armemens, des subsistances, ou des ressources du Trésor, il nous en fournit le compte exact. Il ne croit pas inutile de décrire l’uniforme du soldat, le costume du demi-solde ou celui du garde royal. Il ne redoute ni les énumérations, ni les inventaires. C’est cela qui donne au récit sa base solide ; de l’accumulation de ces traits précis résulte une incomparable impression de réalité.

M. Houssaye se défend d’avoir aucune espèce d’imagination et se déclare incapable de rien inventer. C’est qu’il y a des petits faits qui en disent plus long que toutes les inventions, et des anecdotes significatives qu’il suffit de placer en leur lieu. Aux Tuileries, où l’on attend l’Empereur échappé de l’île d’Elbe, le personnel de la ci-devant Cour impériale se trouve réuni comme par enchantement. « Avec une joie enfantine les femmes parcourent la salle des Maréchaux, la galerie de Diane, la salle du Trône, tous ces lieux de fêtes où a brillé leur beauté. Dans la salle du Trône elles remarquent que les fleurs de lys du tapis sont seulement appliquées. On arrache une fleur ; une abeille apparaît. Ces femmes en grande toilette se mettent gaiement et fébrilement au travail. En moins d’une demi-heure, le tapis redevient impérial. » Lorsque l’abdication est déjà signée et l’Empereur prêt à quitter Paris, -le peuple, qui lui reste invinciblement attaché, ne veut pas croire à son départ. À cette époque, l’Elysée était séparé de la rue par un saut de loup et un mur bas ; comme le souverain déchu se promenait dans le jardin, « il vit accourir à lui, se jeter à ses genoux et embrasser les pans de son uniforme, un officier qui d’un bond avait franchi le saut de loup. Cet ardent jeune homme venait le supplier au nom de tous ses camarades du régiment de se mettre à la tête de l’armée. L’Empereur le releva en lui pinçant l’oreille avec bonté. « Allez, dit-il, rejoignez votre poste ! », Les anecdotes de ce genre abondent dans le récit : elles mettent subitement en lumière une situation ? elles traduisent sous une forme sensible des sentimens, un état d’esprit.

Nous savons aujourd’hui à quel point chacun de nous est dépendant » du milieu, accessible aux impressions du dehors. L’historien aura soin de peindre le décor, d’associer la nature aux actes des hommes. Comment imaginer le départ de l’Ile d’Elbe sans ce cadre d’une nuit propice ? « La lune qui s’est levée éclaire la rade. C’est une de ces radieuses nuits méditerranéennes, sans brume et sans nuages, où les montagnes, les arbres, les maisons se modèlent avec leurs plans distincts, leur relief et leurs couleurs, où la mer brasille et s’argente sous le bleu profond du ciel étoile. De Porto-Ferrajo on aperçoit le brick impérial toujours immobile. Enfin, un peu après minuit, une légère brise commençant à souffler on voit les bâtimens se couvrir de toile et voguer lentement vers la haute mer… » Il y a plus : ce ne sont pas seulement les êtres qui vivent, ce sont les choses ; elles ont une figure amie ou hostile : elles ont une âme faite de souvenirs. Les conseils qu’elles nous donnent, à certains jours, entrent pour une part dans nos décisions et contribuent à nous exalter ou à nous accabler. Lorsque Napoléon, sur le chemin de l’exil, se retire à la Malmaison, il la trouve telle encore qu’il l’avait habitée pendant le Consulat. « L’Empereur retrouvait les sites et les intérieurs qui lui étaient familiers, l’allée de tilleuls, l’étang aux cygnes, le temple antique, la salle du Conseil avec des trophées d’armes peints au trompe-l’œil, le salon décoré des scènes d’Ossian par Gérard et par Girodet, son cabinet de travail où tout était religieusement conservé dans l’état où il l’avait laissé, cartes déployées, livres ouverts, enfin sa petite chambre, attenant à celle de Joséphine. Chaque point de vue, chaque lieu, chaque objet le reportait à ses belles années du Consulat où les éclatantes faveurs de la Fortune séduite lui donnaient la croyance qu’il l’avait pour jamais asservie. » Pour cet esprit impressionnable et naturellement porté à voir en toutes choses l’intervention de la fatalité, quelle occasion de surprendre dans sa propre destinée les extrémités des choses humaines ! C’est ainsi qu’autour des acteurs s’évêque le théâtre de leur action, et dans cette mesure que l’historien a le droit d’« imaginer, » c’est-à-dire de mettre sous nos yeux des images complètes et concrètes.

Parmi ces acteurs du drame humain il va sans dire que quelques-uns se détacheront au premier plan. Ce sont, quoi qu’on en puisse dire, les individus qui mènent les événemens. Ce qu’il faut nous faire connaître d’abord, c’est le génie de Napoléon, c’est l’imprudence de Ney, c’est la perfidie de Fouché. Mais les individus eux-mêmes ne sauraient être isolés de l’ensemble et ç’a été longtemps le tort des historiens de négliger cet acteur anonyme et collectif qui est la foule. Elle occupe le fond du tableau ; mais elle n’y est ni muette ni immobile ; et les plus récentes découvertes de la psychologie comme de l’histoire ont eu pour résultat de nous révéler son rôle trop méconnu, et par suite d’associer plus intimement la nation à sa propre histoire. « Les monarques, les capitaines et les ministres, écrit justement M. Houssaye, ne sont pas les seuls personnages de l’histoire. Le peuple et l’armée y jouent aussi leur rôle. À côté de la Cour et du Sénat, il y a la place publique ; autour du quartier général, il y a le camp. Dans ce livre, qui est moins un chapitre de la vie de l’Empereur que l’histoire de la France pendant une année tragique, j’ai cherché à peindre les sentimens des Français de 1815 et à marquer leur action sur les événemens. Napoléon, Louis XVIII, Talleyrand, Fouché, Ney, Davout, Carnot restent au premier plan, mais non loin d’eux on voit les paysans, les bourgeois, les ouvriers, les soldats, comme dans le théâtre grec on voit près d’Ajax et d’Agamemnon le chœur des vieillards et des guerriers. » Si l’histoire de la Révolution est incompréhensible pour qui n’y discerne pas les frémissemens de l’âme populaire, de même le retour de l’île d’Elbe, Waterloo, la Terreur blanche ne s’expliquent que par l’invention du personnage collectif, par l’enthousiasme ou par les colères de la foule.

Cette foule, l’historien doit en réveiller et, dans une certaine mesure, en partager les émotions. Car les faits ne se séparent pas de l’émotion qui les a causés ou de celle qui les a suivis. Avant de se traduire sous une forme matérielle, ils existaient déjà à l’état d’intentions ; ils se survivent ensuite par les souffrances, les regrets, les rancunes, les haines qu’ils ont laissées derrière eux. Le fait par lui-même n’est rien ; il reçoit toute sa valeur de l’impression qu’il a produite. Et peut-être est-ce ici le moyen de résoudre une des principales difficultés que l’historien rencontre dans son travail. Car lui demander de pousser l’impartialité jusqu’à l’indifférence, c’est lui proposer une gageure qui est perdue d’avance. Ce qu’on doit exiger de lui, c’est qu’il ne transporte pas dans l’histoire du passé des sentimens et des idées qui sont d’aujourd’hui. Et à cet effet, le meilleur moyen est, sans doute, qu’il essaie de ressusciter des états d’âme qui ont été, à l’époque, un facteur essentiel des événemens.

Reste enfin un dernier élément qui s’impose aux foules comme aux individus. Insaisissable et abstrait, il est quand même tout-puissant. Les théologiens y voient le dessein de la Providence, les déterministes l’enchaînement de la nécessité ; de quelque nom qu’on l’appelle, c’est la force des choses, la logique qui résulte des situations et qui domine les événemens. Elle pénètre l’âme même des individus, et se traduit tantôt par cette foi irraisonnée dans le succès qui en est encore le plus sûr agent, et tantôt par cette lassitude où nous voyons volontiers un pressentiment. Elle est ainsi la raison dernière des triomphes et des catastrophes ; et c’est elle que nous verrons, tout au long de cette histoire, paralyser les meilleures volontés, faire échouer les plans les mieux conçus. Elle plane sur le drame comme la divinité antique. — Voilà, semble-t-il, quelques-uns des procédés par lesquels l’historien d’aujourd’hui travaille à cette « résurrection du passé » en quoi consiste l’histoire narrative. N’admettre dans le récit ni une ligne, ni une phrase, qui ne soit en quelque manière extraite de documens originaux, composer chaque scène par la juxtaposition de petits faits d’une authenticité indiscutable, restituer le décor, rendre à la foule sa place autour des individus, réveiller ses passions, la montrer aux prises avec des nécessités supérieures, telle est la méthode que nous allons voir à l’œuvre dans cette histoire d’une année tragique de la vie française.

Le premier acte du grand drame de 1815 est tout de lumière et d’allégresse conquérante. C’est, de clocher en clocher, le vol de l’aigle. Depuis Grenoble, l’Empereur est reconnu, acclamé, fêté. Les bataillons qu’on envoie pour arrêter sa marche victorieuse contraignent leurs chefs à lui faire escorte. Aux jours les plus glorieux de l’Empire, il n’a pas connu un pareil déchaînement d’enthousiasme. Quand il arrive aux Tuileries, il manque d’être étouffé par la presse de ses adorateurs. « enlevé, arraché de sa voiture, il est porté de bras en bras jusque dans le vestibule où d’autres bras le soulèvent et l’entraînent sur les marches de l’escalier. Un délire furieux possède ces hommes. Ils ont pour leur idole des caresses de tigre, jalouses et brutales. Pris entre le flot qui le pousse et la cohue qui, de l’étage supérieur s’élance à sa rencontre, Napoléon est dans le même danger qu’à son entrée à Grenoble, avec cette aggravation que l’espace est plus resserré. « Au nom de Dieu, crie Caulaincourt à Lavalette, placez-vous devant lui ! » Lavalette s’arrête, se retourne, se roidit contre l’avalanche et monte à reculons, précédant l’Empereur à une marche de distance et répétant sans cesse : « C’est vous ! C’est vous ! C’est vous ! » Lui, semble ne rien voir ni ne rien entendre. Il se laisse porter, les bras en avant, les yeux fermés, un sourire fixe aux lèvres, comme en état de somnambulisme. » Car c’est bien un rêve qu’il vient de réaliser, une de ces prouesses qui sont un défi jeté à la raison.

Ce retour, quelque explication qu’on en donne, reste un prodige. Mais M. Houssaye lui rend son véritable caractère, en nous le montrant favorisé par le seul mouvement populaire. Car il est inexact qu’il ait été le résultat d’un complot : résolu et préparé par Napoléon lui seul, il surprit les bonapartistes autant que les royalistes. Il n’a pas été davantage l’effet d’une conspiration militaire. Outre que les maréchaux de Napoléon ne se souciaient nullement d’être troublés dans la possession de leurs charges et jetés dans de nouvelles aventures, les soldats eux-mêmes n’auraient pas su prendre l’initiative de se déclarer pour lui. « Restés idolâtres de leur Empereur, ils frissonnaient à l’idée de le trouver au bout de leurs fusils et se juraient de ne pas tirer sur lui ; mais, ayant perdu la volonté dans la longue accoutumance de la discipline, ils ne se déclarèrent que lorsqu’ils s’y sentirent encouragés par l’élan des populations. » C’est le peuple, ce sont les paysans et les ouvriers des villes qui sont venus au-devant de l’Empereur : c’est sous leur pression que tous les obstacles ont cédé.

Dans ce premier moment de communion avec le pays, Napoléon a retrouvé toute son activité et son énergie de décision. Mais ce moment ne dure pas. Dans l’enthousiasme populaire se mêlaient, au souvenir des gloires passées, la rancune contre les humiliations imposées par l’étranger, l’animosité contre le gouvernement des Bourbons, la crainte du retour à l’ancien régime. Cet enthousiasme, après quelques jours, a déjà commencé de décroître ; les résistances à la restauration de l’Empire s’accentuent ; on redoute la reprise de la guerre dont le pays, depuis si longtemps, est si las ! La confiance s’évanouit. Le mot d’ordre des mécontens : « Ça ne durera pas » s’impose à la masse. L’impression dominante est celle du provisoire. Elle se répercute sur Napoléon. C’est un des points les mieux mis en lumière par M. Houssaye, au cours de son récit, que le progrès de ce découragement, auquel il convient d’attribuer ce qu’on a appelé les fautes et les défaillances de l’Empereur. « A la fin de mai, il n’était plus l’homme du 20 mars. Il avait gardé intactes les qualités maîtresses de son vaste génie ; mais les qualités complémentaires : la volonté, la décision, la confiance avaient décliné en lui. La nature éminemment nerveuse de Napoléon était soumise aux influences morales… L’esprit influait sur le corps qui réagissait alors sur l’esprit. Pendant ces crises d’une durée assez longue, l’Empereur tombait dans un profond abattement. Il perdait tout espoir et toute énergie. Il avait des heures d’angoisse où d’horribles visions lui montraient la France vaincue et démembrée. En plein jour il cherchait dans le sommeil l’oubli momentané de ses souffrances et de ses pensées. Lorsqu’il était seul, il lui arrivait de pleurer ; Carnot le surprit en larmes devant un portrait de son fils. L’Empereur n’avait plus en lui le sentiment du succès, il ne croyait plus à son étoile. » C’est cet homme, — de génie intact et de courage entamé, — qui va combiner le plan de la dernière campagne et livrer la suprême bataille.

Le récit de la bataille de Waterloo est au centre même de la composition, puisque aussi bien c’est vers cette lutte décisive que tout converge et de là que tout a suivi. Je ne connais guère dans toute notre littérature historique de récits de bataille approchant de celui-ci pour l’ampleur, la clarté, l’émotion et, j’ose dire, pour l’éclat. La précision technique en est pour réjouir les hommes de l’art, comme la simplicité puissante en laisse au souvenir de tous une impression ineffaçable. L’historien a commencé par définir les circonstances et les conditions où l’affaire va s’engager, décrire le terrain, expliquer les dispositions, dénombrer les forces en présence, apprécier la valeur des chefs et de leurs hommes. Maintenant, de minute en minute, le cœur étreint par l’émotion, car c’est ici la fortune de la France qui est en jeu, nous allons assister à toutes les péripéties du combat, mesurer ce qu’il en a coûté pour un ordre expédié trop tard ou mal exécuté, pour une manœuvre manquée, pour une attaque mal soutenue. Pas un instant nous ne perdons de vue l’ensemble de la bataille, et cependant nous suivons la fortune de chaque corps de troupes, nous apprécions l’action hardie ou téméraire de chaque général, nous discernons l’exploit obscur d’un héros sans nom. Nous distinguons le bruit des acclamations, celui des cris de rage, celui des musiques et celui de la canonnade. Nous respirons l’atmosphère embrasée. Nous voyons les escadrons gravir le plateau. « Leurs files se resserrent tellement dans la course que des chevaux sont soulevés par la pression. Cette masse de cuirasses, de casques et de sabres ondule sur le terrain houleux. Les Anglais croient voir monter une mer d’acier. » Et nous voyons cet élan se briser, ces vagues humaines déferler, inutiles. « La plupart des carrés restent inforçables. D’instant en instant, ils semblent submergés par les flots de la cavalerie, puis ils reparaissent à travers la fumée, hérissés de baïonnettes étincelantes, tandis que les escadrons s’éparpillent alentour, comme des vagues qui se brisent sur une digue… » L’auteur sait tout à la fois nous mettre sous les yeux ces images précises et ce je ne sais quoi que le poète appelait l’âme du combat, et par où nous sommes avertis que la partie va se gagner ou se perdre.

L’épopée jaillit d’elle-même du récit des faits et achève de donner à la narration historique son caractère de vérité. Des tournures de phrase interviennent qui rappellent notre vieux Froissart. « C’est pitié de voir les Anglais enfoncer et traverser ces belles divisions comme de misérables troupeaux. Ivres de carnage, s’animant tour à tour, ils percent et taillent joyeusement dans le tas. » Ailleurs c’est un épisode qu’on dirait sorti d’une de nos chansons de geste, à moins que ce ne fût de quelque Iliade : « Pendant cet intervalle un cuirassier se détacha de son régiment qui se reformait à la Belle-Alliance et, prenant le galop, descendit derechef la grande route. On le vit traverser toute cette vallée mortuaire où lui seul était vivant. Les Allemands postés à la Haye-Sainte crurent que c’était un déserteur : ils s’abstinrent de tirer. Arrivé tout contre le verger, au pied de la haie, il roidit son corps de géant droit sur les étriers, leva son sabre et cria : Vive l’Empereur ! Puis, au milieu d’une gerbe de balles, il rentra dans les lignes françaises, en quelques foulées de son vigoureux cheval. » Et c’est, jusqu’aux approches de la déroute finale, cet enthousiasme, cette ardeur de dévouement, ce mépris du danger et de la souffrance dans l’unique pensée de la défense commune. « Des blessés se redressaient pour acclamer au passage les colonnes en marche. Un soldat à trois chevrons, un vieux de Marengo, assis, les jambes broyées par un boulet, contre un remblai de la route, répétait d’une voix haute et ferme : Ce n’est rien, camarades. En avant et vive l’Empereur ! » De tels traits qu’un poète n’inventerait pas, que l’historien emprunte aux dépositions de témoins, illuminent le récit de la défaite et célèbrent l’éternel Gloria victis !

Quel est donc le jugement que porte sur la conduite de la bataille le dernier historien de Waterloo ? Il est curieux à retenir, et singulièrement instructif. Se livrant à une « critique » très serrée des opérations, M. Houssaye réduit à néant les accusations portées contre Napoléon d’avoir manqué de vigueur intellectuelle ou physique. Il n’a jamais eu l’esprit plus lucide, il n’a jamais été davantage en possession de sa maîtrise de la guerre. Sur quatre-vingt-seize heures, cet homme que l’on a représenté comme déprimé par la maladie, prit à peine vingt heures de repos, et resta en selle trente-sept. Est-ce que ses auxiliaires étaient très inférieurs à ceux qui jadis l’avaient aidé à gagner ses victoires ? Les généraux qu’il avait sous ses ordres composaient un état-major tel qu’on en a rarement vu à la tête des armées les plus favorisées : ils avaient ce double mérite, la jeunesse et l’expérience. Quant aux troupes, leur ardeur, leur vaillance sont indiscutables. Mais à tous, aux soldats, aux généraux, au chef, il manquait ce que rien ne remplace : la confiance. L’armée où s’était introduite l’indiscipline, qui suspectait ses chefs, que hantait l’idée d’être trahie, était prête pour la panique. C’était un instrument redoutable et fragile. Les généraux ne croyaient pas au succès final : ils se réservaient, ils attendaient ; ils exécutaient mollement les ordres reçus. Napoléon donnait l’exemple. Chez lui le moral ne soutenait plus le génie. Plus tard, tandis que dans les dictées de Sainte-Hélène il s’efforçait de démontrer qu’il n’avait pas commis de faute au cours de sa dernière campagne, dans ses entretiens familiers il laissait échapper le secret de ses fautes : « Je n’avais plus en moi le sentiment du succès définitif. Ce n’était plus ma confiance première. Je sentais la fortune m’abandonner. » Cet état d’esprit explique les heures perdues par l’Empereur pendant la campagne, ses irrésolutions, ses vues parfois troublées, le répit laissé à l’ennemi. Une fois de plus, c’est le facteur moral qui a déterminé l’issue de la bataille.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, même après Waterloo, l’opinion populaire soit restée favorable à Napoléon. L’historien nous fait entendre les bruits de la rue : elle ne cesse de retentir des cris de « Vive l’Empereur ! » Du jardin de l’Elysée, ou du parc de la Malmaison, Napoléon peut discerner la même acclamation continue. Elle le suivra sur toute la route de Roche fort. Jusqu’à la dernière minute, le peuple a voulu croire que le chef allait reparaître à la tête de son armée. Apparemment l’obscur instinct l’avertissait que lui seul pouvait organiser contre l’étranger une dernière résistance : il personnifiait vis-à-vis de l’envahisseur la défense du sol et l’extrême révolte de l’honneur national.

Mais tandis que la nation persistait à croire en lui, l’Empereur avait donné sa démission de lui-même. C’était bien, et dans toute l’acception du terme, un vaincu, celui qui le 21 juin, à huit heures du matin, arrivait à l’Elysée. Quel contraste entre cette scène et celle, encore si récente, du retour aux Tuileries le 20 mars ! « Napoléon semblait terrassé par les journées fatales. Il respirait péniblement. Son visage avait la pâleur de la cire, ses traits étaient tirés, ses beaux yeux, naguère si brillans, fascinateurs, où passaient des éclairs, étaient sans vie. Après un soupir pénible qui trahissait l’oppression, et la souffrance, il dit d’une voix haletante. « L’armée avait fait des prodiges, la panique l’a prise. Tout a été perdu… Ney s’est conduit comme un fou ; il m’a fait massacrer toute ma cavalerie… Je n’en puis plus… Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires. » Il porta la main à sa poitrine : « J’étouffe là… » Il ne devait pas se remettre à ses affaires. Il aurait pu encore, dans le premier moment, imposer son autorité à ses ministres, aux Chambres, réunir dans sa main toutes les forces de défense du pays. Il attendit. Il laissa passer l’heure. Il était résigné à l’abdication. Il n’avait même pas songé à introduire une clause précisant que l’abdication impliquait la reconnaissance de Napoléon II. Il eut encore des velléités de résistance. Elles duraient quelques heures. Ajoutons qu’il ne se crut pas le droit de reprendre le pouvoir à la faveur d’un mouvement populaire et, pour son seul intérêt personnel, de risquer encore une aventure. Il se berça quelque temps de l’espoir qu’il pourrait se faire une vie nouvelle aux États-Unis ; puis il s’hypnotisa sur cette idée où il trouvait de la grandeur, de s’en remettre à la générosité des. Anglais.

La dernière partie du récit de M. Houssaye est, à coup sûr, la plus douloureuse. Waterloo c’était la lutte ; ce ne sont plus maintenant que les spectacles d’humiliation ou les scènes de férocité. Fouché est le maître de la situation, et c’est tout dire. Les troupes des Alliés campent dans Paris, se répandent par flots toujours renouvelés dans les provinces. La foule dont nous n’avions vu jusqu’ici que les élans généreux et les enthousiasmes, se montre sous un autre aspect où, par malheur, elle n’est que trop reconnaissable : elle devient lâche et cruelle. La Terreur règne dans le Midi. Aux assassinats de Brune, de Ramel, commis par une foule demi-inconsciente répondent ces procès et ces exécutions néfastes : de Labédoyère, Ney, des frères Faucher. La peur a rendu le parti de la Cour impitoyable. L’historien de 1815 flétrit ces crimes avec une indignation, à laquelle on voudrait toutefois un correctif. Car ce à quoi il ne semble pas faire réflexion, c’est que si la France a été écrasée à Waterloo, si le sol a été envahi une seconde fois par l’étranger, et si l’ « anarchie paternelle » de 1814, s’est changée en la « Terreur blanche » de 1815, la cause initiale en est à ce prestigieux et funeste retour de l’Ile d’Elbe. Tout ici contribue à laisser l’impression d’un cauchemar ; et c’est bien celle que l’auteur lui-même a éprouvée en terminant l’histoire de cette année tragique « comparable aux pires époques de la Ligue et de la Guerre de Cent Ans. » Aussi a-t-il senti le besoin d’anticiper sur l’avenir, et de conclure sur une vision plus rassérénante. « Quelques années de paix, et la France avait reconstitué son armée et sa marine, augmenté sa production agricole, doublé sa production industrielle, recouvré la richesse, repris son rang parmi les grandes nations. Quand un pays résiste tant de fois à de pareilles catastrophes, quand il triomphe de pareilles crises, c’est qu’il a une vitalité miraculeuse et d’inconnaissables réserves de forces et d’énergie. La raison commande de n’en jamais désespérer. » Telles sont les leçons de l’histoire, pour qui sait les interpréter d’un esprit viril.

Pour notre part, et nous plaçant au point de vue spécial de la critique littéraire, nous avons voulu indiquer la place qu’il est juste de faire à l’un des ouvrages les plus brillans et les plus solides qu’il y ait dans la littérature historique de notre temps. M. Henry Houssaye n’a pas craint de s’enfermer de longues années dans une œuvre patiemment étudiée et qu’il ne nous a livrée qu’après l’avoir amenée au plus haut point de perfection qu’il lui a été donné d’atteindre. Au surplus, tout le labeur de recherches minutieuses qui lui a permis d’établir les dessous de son tableau, il n’a eu garde de nous le laisser soupçonner, et il n’a pas eu, comme tant d’autres, cette coquetterie de mauvais goût d’étaler l’appareil de son érudition. Il a voulu que toute la peine fût pour lui, et tout le fruit pour nous. Afin de retracer une année de la vie de notre Fiance, il a pensé que ce n’était pas trop de tout son amour et tout son art. Comme il a vécu avec les hommes de 1815, il nous a fait vivre avec eux. On détacherait de son récit toute une galerie de portraits ; toute une série de scènes du plus saisissant effet. La langue y est sobre et vigoureuse ; le style précis et nerveux. Cette intensité de vision, ces ressources d’évocation pittoresque, ce sens du drame, ce sont les qualités mêmes que nous avons coutume de demander à quiconque se propose de reproduire l’image de la vie. Le service dont nous savons gré à M. Houssaye, c’est d’avoir une fois de plus prouvé, qu’une condition essentielle et indispensable pour qui veut mériter le titre d’historien, c’est de faire œuvre d’écrivain.


RENE DOUMIC.

  1. Henry Houssaye, 1845 : I.la Première Restauration, le Retour de l’île d’Elbe, les Cent-Jours. — II. Waterloo. — III. la Seconde abdication, la Terreur blanche, 3 vol. in-8o (Perrin).