Revue littéraire - Une Philosophie de la mort

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Revue littéraire - Une Philosophie de la mort
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE PHILOSOPHIE DE LA MORT[1]


M. Maurice Maeterlinck a résolu de nous consoler, touchant la mort, et de nous tranquilliser. On dira : — Il nous le devait, après nous avoir, avec la mort, tant effrayés !

Et l’on se rappelle Maleine, étranglée par le roi Hjalmar ; Tintagiles qui, derrière une porte de fer, agonise ; Ursule, la plus belle des Sept Princesses, dormeuse qui ne s’éveille plus ; Mélisande, tuée par Golaud le jaloux ; Sélysette, qui ne réussit pas à vivre ; et toutes ces héroïnes charmantes d’un théâtre où est le protagoniste perpétuel, sans cesse actif, la Mort.

Elle a un autre nom : l’Intruse. On ne la voit pas ; on la devine ; on sent qu’elle est là, entrée malgré les barrières, malgré les serrures, malgré la clôture de défense que bâtit la tendresse autour de l’être menacé. Elle se glisse dans les chambres. Et il se fait un grand silence inattendu. Les oiseaux du parc se taisent ; les cygnes de l’étang s’enfuient. L’on entend le bruit d’une faux, qu’aiguise un jardinier, sur la pelouse. Un meuble craque ; les rideaux des lits palpitent ; Pluton, le chien noir, tremble ; les branches hautes d’un cyprès, à travers les vitres de la fenêtre, font des signes. Il y a de farouches tueries. Plus terribles que les tueries : leur prévision, la peur où l’on est, à soupçonner qu’approche cette visiteuse, l’Intruse.

Le ressort dramatique de ces poèmes, c’est l’effroi ; et non à cause de tel ou tel danger qu’on puisse connaître, examiner, contre lequel on puisse organiser la résistance : l’effroi de tout un mystère immense, qui vous environne, vous presse et a des ruses déconcertantes, des astuces qu’on ne déjoue pas. Ce mystère : la Mort. Elle est dans ces poèmes comme dans la vie, et non à côté de la vie, au bout de la vie, au dénouement : elle est dans tous les épisodes, à toutes les minutes : et elle est dans l’étoffe même de la vie, tramée avec le fil des Parques.

Elle ne paraît aucunement douce ; elle n’apporte pas un cadeau, même lugubre, de sommeil à ceux qui ont veillé, de repos à ceux qui ont peiné. Que donne-t-elle ? On ne compte sur rien de bon. Ce qu’elle apporte, on l’ignore, dans l’épouvante. Elle vous tue ; elle vous prend. Elle n’a pas de visage, ni seulement de forme. Elle est, une fois, — mais sans qu’on l’ait vue, — une vieille reine, qui a le violent désir de régner seule, et sur un peuple de néant. Elle est, en général, une présence, autour de laquelle tout frissonne.

La vie effarée par le voisinage de la mort : cette vision de la vie occupe tous les premiers ouvrages de M. Maurice Maeterlinck ; et, de même qu’on la trouve au commencement de son œuvre, elle est aux prémisses de la pensée qu’il développe et dont il déroule les péripéties depuis une vingtaine d’années, sans redites, avec une continuité que rien ne dérange de son beau chemin.

Maleine, Tintagiles, Ursule, Mélisande, Sélysette et les autres victimes tremblantes de l’Intruse, sont de petites âmes vaincues d’avance et qui ne luttent guère. Mais lutter contre ce fantôme ?... Il y a, sinon pour écarter ce fantôme, du moins pour maîtriser la panique, une ressource : la méditation. Et c’est où aboutissait l’œuvre apaisée de M. Maurice Maeterlinck, avec ce livre de volonté souveraine, la Sagesse et la Destinée.

Il étudiait la vie et ne se contentait plus de l’apercevoir ; il en cherchait la vérité, disant qu’on ne peut rien espérer loin d’elle. Et il découvrait, dans tout le détail de la réalité, le mystère authentique et tel qu’à le constater ainsi l’on fait une synthèse du mysticisme et du positivisme. Or, la constatation méthodique du mystère apprivoise les âmes à le regarder. L’auteur de la Sagesse et la Destinée nous engageait à concevoir que « nous sommes autre chose que des êtres simplement raisonnables ; » même il exigeait, de la conscience claire, « le respect de l’inconscience qui ne veut pas encore se dévoiler ; » et il affirmait que « toute notre vie morale est située ailleurs que dans notre raison. » Cependant, il attribuait à la raison, qui ne sait pas tout, un contrôle sur tout le reste ; et il admettait que, par elle, la science pût un jour illuminer les ténèbres. Bref, il nous amenait aux bords du monde, à la plage que baignent les vagues dernières de cette mer, disait Littré, pour laquelle nous n’avons ni barques ni voiles : et il accoutumait nos yeux au paysage de l’inconnaissable.

Mais il négligeait la suprême terreur, la mort. Et la voici. Maintenant, c’est à elle qu’il nous conduit.

Ne sommes-nous pas dans la chambre de Maleine ou dans la prison de Tintagiles ? Notre peur n’est-elle pas celle dont frémissent la petite princesse qui se figure que ses idées bougent autour d’elle et le petit enfant qui a les doigts crispés dans les cheveux d’or de ses sœurs ? Pour calmer nos alarmes, on va nous prendre par la main, soulever les rideaux, nous montrer que personne n’est caché sous leurs plis ; et l’on allumera toutes les lampes, afin de disperser l’obscurité de tous les coins où nos mauvais songes se dissimulent ; et l’on parlera haut, de manière à chasser le silence, redoutable comme l’ombre.


Platon définissait la philosophie « la méditation de la mort. » Sans la mort, la philosophie aurait encore de l’attrait, mais un attrait de curiosité. Dans ce monde, que nous ne comprendrions pas à merveille, nous nous installerions assez bien, comme nous demeurons dans un quartier d’une grande ville et ne connaissons pas, où connaissons peu, le reste de la ville. Avec la mort, nous avons affaire ailleurs, et précisément dans le mystère. Ainsi, notre curiosité n’est pas simplement curieuse ; il s’agit, écrivait Pascal, de notre tout. Et M. Maurice Maeterlinck : « Il n’y a pour nous, dans notre vie et dans notre univers, qu’un événement qui compte, c’est notre mort. »

Y pensons-nous ? Le soin que nous mettons à nous divertir de cette inquiétude prouve assez qu’elle nous obsède. Et puis il faut toujours que la cavalcade si gaie rencontre, — comme dans la fresque d’Orcagna, au Campo Santo de Pise, — les cercueils où la chair, pareille à la nôtre, pourrit. Que faire, alors ? Les chevaux reniflent ; seigneurs élégans et jolies dames se détournent, se bouchent le nez. Il vaudrait mieux s’être muni du courage qu’il faut pour subir sans faiblesse la rencontre.

M. Maeterlinck cite Bossuet, qui déclare indigne d’un chrétien « de ne s’évertuer contre la mort qu’au moment où elle se présente pour l’enlever ; » et il déclare, lui, indigne d’un homme de n’avoir pas préparé « dans la clarté des jours et dans la force de son intelligence » son idée de la mort, de sorte qu’au dernier instant se tinssent à son chevet, « comme des anges de paix, » les pensées les plus nettes et lucides.

Mais l’idée de la mort est toute mêlée et souillée des horreurs de la souffrance. Dégageons-la, et premièrement, de l’agonie. Les maladies appartiennent à la vie, non à la mort. Eh bien ! quand nous avons à juger la mort, ne lui imputons pas, afin d’être justes, ce qui n’est pas d’elle. Si la vie « résiste injurieusement » à la mort, est-ce la faute de la mort ?... (Ainsi, un Grec charmant disait que Socrate n’était pas mort : serait-il mort après sa vie ? absurdité ; pendant sa vie ? absurdité. Donc Socrate n’est pas mort !...) Cette dialectique ingénieuse est pour disculper la mort, hélas ! et, à l’égard de cette funeste aventure, nous en sommes là qu’un joli raisonnement nous donne un secours précieux : le moindre secours, au surplus, nous est bon comme, à des enfans qui pleurent, des paroles encourageantes. Cette dialectique, de belles phrases, qui ont la transparence et le son des pures idées, sont destinées à la rendre mieux persuasive : « Accusez-vous le sommeil de la fatigue qui vous accable si vous ne lui cédez point ? « Et un jour viendra « où la vie assagie s’en ira silencieusement à son heure, sachant son terme atteint, comme elle se retire silencieusement chaque soir, sachant sa tâche faite. » Ce jour, comment viendra-t-il ? C’est « la science » qui l’amènera.

La science ! dit M. Maeterlinck. En effet, il consultera les savans : nous le verrons. Pourtant, à la manière des mystiques, il réalise les emblèmes des mots ; il sépare la Vie et la Mort et traite chacune d’elles comme une personne morale. Il est, je le disais, mystique et positiviste, l’un et l’autre ensemble. Voilà le caractère de son esprit, l’originalité, la singularité de sa philosophie.

La science expliquera donc la mort. Ce fut déjà l’espérance de Lucrèce. Il y a cette analogie entre le poème De la nature et le traité de La mort. Ces deux poètes philosophes nous veulent délivrer de nos terreurs, tous deux en nous montrant la réalité. Lucrèce, pour nous apaiser, possède (il le croit) une science complète : 1a cosmologie d’Épicure ; tandis que M. Maeterlinck annonce (et ne dit pas qu’on la possède encore) la science décisive. A leur première différence, ajoutons la seconde : Lucrèce est matérialiste et nous promet l’anéantissement final ; tandis que M. Maeterlinck est spiritualiste. Nous l’en féliciterons ; notons aussi que sa tâche sera plus difficile.

Non seulement il est spiritualiste ; mais à peine a-t-il soin d’écarter l’hypothèse matérialiste : il la considère évidemment comme non avenue. Non seulement il est spiritualiste, — et, s’il substituait l’esprit, substance unique, à la matière, substance unique, le changement serait de petite conséquence ; — mais il est dualiste et admet deux substances, la matière et l’esprit, le corps et l’âme.

Alors, il nous refuse l’anéantissement. Il le regrette : le néant, n’étant rien, ne serait pas redoutable. Mais, pour jeter au néant une chose, il faudrait concevoir le néant : et, si le néant existe, il n’est plus le néant. Ce positiviste raisonne à la façon des métaphysiciens : son argument, saint Anselme ne l’eût-il pas aimé ?

A vrai dire, quand nous parlons de notre anéantissement, il s’agit de notre individualité qui se décomposerait ; et Lucrèce ne demandait pas davantage. Or, qu’est-ce que notre individualité ? L’œuvre de notre mémoire : de notre qualité la plus fragile. Le moi n’est, en somme, presque rien : dans la durée, un bref accident. Et voici bien le ridicule : nous n’avons souci que de lui, que de cette « infirmité de notre conscience actuelle ; » nous exigeons que ce moi, qui n’est quasi rien, nous accompagne dans l’éternité ! Si nous étions moins fols, M. Maeterlinck nous détournerait d’une telle prétention. Il nous engagerait à nous dire : — Avec la mort, « une autre vie commence, dont les bonheurs ou les malheurs passeront par-dessus ma tête sans effleurer de leurs ailes nouvelles ce que je me sens être aujourd’hui. » Seulement, nous réclamons la persistance de notre individualité.

Nous la réclamons avec un tel acharnement qu’avant de nous la dénier M. Maeterlinck va consulter la science.

Il y a, en fait de savans, les théosophes et leur doctrine de la réincarnation, qui a de l’envergure. Mais, le travail des théosophes, on l’a examiné de près : on l’a vu tout plein de fraudes évidentes et souvent grossières. Renonçons aux théosophes.

Pais il y a, en fait de savans, les spirites et néo-spirites. M. Maeterlinck est touché de la précaution qu’ils mettent dans leurs expériences. Il ne conteste pas la part immense de rude mystification qui orna les débuts de leurs recherches. Du moins montre-t-il que plusieurs d’entre eux, fort honnêtes, procèdent bien, écartent les principaux risques d’imposture et enfin suivent les bonnes règles de la science. Mais, avec tout cela, quels renseignemens leur devons-nous ?

Ils réussissent à évoquer les défunts. Oui !... Soyons prudens : tout se passe à peu près comme s’ils réussissaient à évoquer les défunts. Et voici les défunts, invisibles, présens tout de même. On les interroge. Ils ne sont pas timides ou dédaigneux. Ils parlent volontiers. Que disent-ils ? Oh ! peu de chose ; avec beaucoup de mots, très peu de chose. La grande affaire, c’est, pour eux, qu’on les veuille bien reconnaître et qu’on ne doute pas de leur identité. Ils racontent des souvenirs de l’ancien temps. Ils vous disent : — Tu te rappelles, n’est-ce pas ?... Et ils vous citent des anecdotes, menues et démonstratives. Et ils bavardent. Vous les interrogez sur la vie qu’ils mènent là-bas : et, aussitôt, ils n’ont plus rien à vous dire ; ils s’en vont, et il n’y a plus personne.

Le docteur Hodgson, l’un des maîtres du spiritisme en Amérique, avait, de son vivant, promis de revenir, après sa mort, et de tout révéler : alors on connaîtrait la vie d’outre-tombe par lui comme, par les voyageurs, les pays lointains. Il revint, huit jours après sa mort. Et, par l’intermédiaire de Mme Piper (son ancien médium), il dit à. William James : — « Te rappelles-tu, William, qu’étant à la campagne, chez un tel, nous avons, avec les enfans, joué à tels et tels jeux ? — En effet, Hodgson, je me rappelle, répondait William James. — Bonne preuve, n’est-ce pas, William ? — Excellente, Hodgson !... » Et la causerie continua, très abondante et insignifiante. William James, rompant les chiens, demanda : — « Hodgson, qu’as-tu à nous dire au sujet de l’autre vie ?.., » Hodgson répondit : — « Ce n’est pas une vague fantaisie, c’est une réalité... » Bon ; mais enfin... « Vivez-vous comme nous, Hodgson ?... » Et lui : — « Plaît-il ?... » Était-il un peu dur d’oreille, désormais ? On répéta : — « Hodgson, vivez-vous comme nous ? » Il se taisait... « Avez-vous des vêtemens, des maisons ? » Comme on le pressait de répondre, il bégaya : — « Oui, oui, des maisons ; mais pas de vêtemens. Non, c’est absurde !... » Il ajouta : — « Attendez un moment, il faut que je m’en aille. — Mais tu reviendras ? — Oui. » Et, comme on dit, pas si bête ! il ne revint pas. Un autre esprit, nommé Rector, l’excusa : Hodgson était allé reprendre haleine. Je crois qu’il la reprend encore.

Avant d’examiner davantage la théorie des spirites, notons, — il en est temps ! — ce qu’ont de désolant ces dialogues, ce qu’ils ont de médiocre et d’absurde, ce qu’ils ont (à mon gré) de risible et, comme on n’a pas trop envie de rire à propos de ces augustes mystères d’outre-tombe, ce qu’ils ont (à mon gré) de révoltant. Ce pauvre docteur Hodgson, qui se sauve dès qu’il est au bout de ses papotages, fait pitié. M. Maurice Maeterlinck, si indulgent pourtant aux spirites, s’impatiente. Ces esprits, « pourquoi s’en reviennent-ils les mains et les paroles vides ? Est-ce là ce qu’on trouve quand on baigne à même l’infini ?... S’il en est ainsi, qu’ils le disent !... » Ils ne disent rien du tout. Leur babil ne vaut pas « la solitude glacée du néant. » Tout se passe (gardons cette scientifique prudence) comme si, ce que disent les esprits, l’indispensable médium l’inventait ; car ils racontent les petits faits d’ici-bas, non l’autre vie : ce qu’ils racontent, le médium le sait d’avance

Pas du tout ! répliquent les défenseurs des spirites ; le médium ne le sait pas. Mme Piper n’était pas au courant des souvenirs qu’avaient ensemble William James et le docteur Hodgson. Puisqu’on l’affirme, soyons-en sûrs ! Mais, sans mettre en doute la bonne foi du médium et la sincérité (indiscutable) des expérimentateurs, observons avec M. Maurice Maeterlinck que les révélations de Mme Piper, touchant le docteur Hodgson, s’expliqueraient le mieux du monde, sans nulle intervention de feu Hodgson, par les phénomènes de la télépathie : Mme Piper ne lisait-elle pas, à distance, la pensée de William James ?...

Or, les phénomènes de la télépathie, dont l’étude est commencée à peine, ont beaucoup d’intérêt ; et ils renouvelleront peut-être la psychologie. D’auteurs je n’en sais rien. Mais ils n’ont rien à faire avec la théorie des revenans et ils ne nous renseignent aucunement sur la vie d’outre-tombe.

En définitive, accordons à M. Maeterlinck qu’on aurait tort de rejeter, dès à présent, le spiritisme, une science qui prélude, « science née d’hier et qui cherche à tâtons ses outils, ses sentiers, ses méthodes et son but dans une nuit plus obscure que celle de la terre... » ; et « ce n’est pas en trente ans que se bâtit le pont le plus hardi qu’on ait entrepris de jeter sur le fleuve de la mort. » Certes !... Mais aussi, les conclusions hâtives des spirites, ne les adoptons pas ; et n’allons pas changer notre idée de la mort pour une science si petite encore et misérable.

M. Maeterlinck lui-même ne le fait pas. Le spiritisme, qui l’a tenté, l’a déçu. Il ne lui marque pas de rancune ; seulement, il se passe de lui. Que reste-t-il donc à M. Maeterlinck ? Le spiritisme était, appliqué au problème de la mort, la méthode expérimentale. Ainsi, la méthode expérimentale, quant à présent, n’a rien donné. Il reste la méditation.

Il reste la philosophie. Mais, si nous mettons notre espoir dans la philosophie, c’est que nous comptons sur le valable effort de la raison. Or, M. Maeterlinck n’est pas un rationaliste. Il y a, dans toute son œuvre, et notamment au cours de ce traité de La mort, les plus vives négations du rationalisme. L’auteur de La mort signale, à plusieurs reprises, l’infirmité de notre intelligence ; il affirme l’immensité, non seulement de l’inconnu, mais de l’inconnaissable, et il nous conseille d’acquérir peu à peu l’habitude de ne rien comprendre.

N’est-ce pas, d’un autre style, le commandement terrible de Pascal : « Abêtissez-vous ! » et n’est-ce pas, aux fins de nier les puissances de la dialectique, la même dialectique ?

Mais Pascal, ayant dénigré la raison, ne recourt plus à elle. Voire, il répond à qui attendait qu’il donnât des preuves de la religion : « Qui blâmerait les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance ? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam ; et puis, vous vous plaignez qu’ils ne la prouvent pas ? S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens ! » Au contraire, M. Maeterlinck reproche à la religion de ne pas apporter « une preuve devant laquelle puisse s’incliner une intelligence de bonne foi. » Il continue donc à la raison, qu’il a méprisée, sa confiance ?...

Oui. Mais il a vu la contradiction. Je crois qu’il n’en a pas souffert extrêmement : car il est mystique, s’il est positiviste ; et le mysticisme triomphe au paradoxe de réunir les contradictoires. Cependant, il atténue ou, si l’on peut ainsi parler, il adoucit la contradiction, comme ceci. La raison ne découvre pas la vérité : elle découvre l’erreur. Elle ne nous dit pas où est la vérité : elle nous dit où la vérité n’est pas. Et ainsi la raison, de même que l’expérience, ne nous livre pas le secret de la mort. Elle ne parvient pas à composer le théorème de la mort : elle suffit pourtant, aux yeux de M. Maurice Maeterlinck, à formuler les principes suivans, qui sont la conclusion de sa rêverie.

L’anéantissement total n’est pas admissible ; la survivance de notre conscience actuelle est aussi impossible que le néant. Alors, nous n’avons plus à examiner que deux solutions : la survivance dénuée de toute espèce de conscience ; et n’est-ce pas l’anéantissement ? donc nous écartons cette hypothèse ; — ou bien la survivance avec une conscience différente de celle qui est aujourd’hui la nôtre.

Voilà précisément l’hypothèse à laquelle nous invite l’auteur de La mort. Une conscience tout autre : qu’est-ce à dire ? Nous sommes du momentané, du limité, du fini. La conscience qui, après la mort, sera la nôtre est « la conscience de l’infini. »

Mais Pascal a écrit : « Le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. » Et M. Maeterlinck, ici, ne dément pas l’auteur des Pensées ; il écrit : « Nous ne pouvons nous faire la moindre idée de la conscience de l’infini. » Alors, à quoi nous sert cette hypothèse ? M. Maeterlinck s’est promis de nous tranquilliser : le fait-il ?... Du moins, il y tâche.

Il considère que l’infini « ne saurait nous vouloir du mal. » Et pourquoi ? C’est que, l’infini étant le tout, il faut que nous appartenions à l’infini ; de sorte que, s’il nous tourmentait, l’infini tourmenterait « quelque chose qu’il ne peut arracher de soi. » Il se tourmenterait : et cela n’est point concevable. M. Maeterlinck demeure fidèle à sa doctrine : la raison ne lui enseigne pas ce que fera de nous l’infini, mais elle l’avertit de ce que l’infini ne fera pas. Il dit encore : « Il est impossible d’imaginer une mauvaise volonté dans une volonté qui ne laisse autour d’elle aucun point qu’elle n’occupe tout entier. » Il nous accorde, en fin de compte, cette assurance.


Ce livre est beau. Il l’est par le sujet qu’il traite, et qu’il traite dignement, avec une parfaite loyauté de pensée, avec un simple et pur amour des idées. L’auteur est un homme que les idées contentent et qui ne leur demande qu’à les contempler. Il ne les habille pas de faux ornemens ; et il a soin de ne les point lancer dans des aventures où, parfois, on les compromet.

Ce livre est beau, à propos duquel on vient souvent à citer Platon, saint Anselme et Pascal. Maintes pages de La mort éveillent en nous le souvenir du Phédon ; et quelques-unes, celui du Protagoras. Les disciples de Socrate et aussi les délicats sophistes avaient de ces causeries, un peu lentes, prudentes et ingénieuses, qui semblent un jeu libre et aisé de l’esprit et qui vont habilement à leurs conséquences. Disciples de Socrate et sophistes ont presque le même langage ; et ils mêlent aux vérités souveraines les roueries secourables de la dialectique, ordonnant avec élégance le chœur gracieux des idées. Les chapitres où M. Maeterlinck épilogue sur l’infini, lequel ne peut être méchant et se châtier en quelque portion de lui-même, sont à peu près de cette qualité noble et fine. Et, par endroits, le subtil raisonnement rappelle (je l’indiquais) la manière de saint Anselme : il est du genre ontologique. Il n’aboutit pas à une démonstration tout à fait convaincante, pour le profane ; mais il serait plutôt un hommage que rend, à la certitude qu’il possède et qu’il aime, le dialecticien. Quand saint Anselme pose les prémisses de son argument célèbre, il ne doute pas du Dieu qui apparaît à la conclusion. Et M. Maeterlinck, avant de traiter à sa guise la notion de l’infini, savait qu’il l’inclinerait à la douceur.

Ce livre est beau, par l’évidente certitude qu’il contient et qui se devine déjà dans l’hésitation préliminaire, avant de s’épanouir. Quelle sérénité magnifique ! A nul instant l’auteur n’est inquiet. Cependant, jusqu’à la fin du Livre, il tempère de maintes réserves son affirmation. Mais il n’a pas de doute, quant à lui : on le sent merveilleusement tranquille ; et jamais la phrase ne tremble.

C’est la beauté de ce livre ; et c’en est aussi l’étrangeté presque insolente : il parle de la mort et ne frémit pas !...

Pascal frémit. Qu’on veuille comparer au Phédon les Pensées : voilà, très exactement, la différence que je trouve entre l’idée de la mort telle que l’a élaborée M. Maurice Maeterlinck et l’idée de la mort telle qu’à mon avis elle est dans nos âmes, non païennes et philosophes, mais chrétiennes et vivantes.

Cela me gêne, lorsque je lis — et l’admire — le traité de La mort : il n’a pas l’air écrit pour moi ; et je dis pour moi comme pour un autre lecteur de ce temps. Il a l’air écrit avant les siècles de la pensée et de la vie chrétiennes. Sauf les chapitres où l’auteur étudie les doctrines des théosophes et spirites, l’ouvrage aurait assez bien l’aspect d’un poème antique, mis en notre langue avec talent.

Or, cet ouvrage est, comme eût dit Pascal, de l’ordre « consolatif. » Mais il ne console pas notre idée de la mort : il console une idée de la mort, ancienne et antérieure à la nôtre.

M. Maeterlinck note que l’idée de la mort ne se transforme pas vite, et qu’elle dure, dans les âmes, obstinément la même, quand la philosophie générale subit les plus violentes tribulations. « Un homme d’un autre siècle, revenant parmi nous (remarque-t-il), ne reconnaîtrait pas sans peine, au fond d’une âme d’aujourd’hui, l’image de ses dieux, de son devoir, de son amour ou de son univers ; mais la figure de la mort, quand tout est changé autour d’elle et que même ce qui la compose et dont elle dépend s’est évanoui, il la trouverait presque intacte, telle qu’elle fut ébauchée par nos pères, il y a des centaines... » M. Maeterlinck ajoute : « voire des milliers d’années... » Des milliers d’années, non ; des centaines, oui. Et, l’idée de la mort, — qu’on en soit, ou non, satisfait, — c’est le christianisme qui l’a modifiée : c’est du christianisme que nous la tenons et que la tiennent, quitte à la dénaturer par ailleurs, ceux de nos contemporains qui protestent contre le dogme de l’Église.

Que l’idée de la mort n’ait pas changé, depuis des siècles, voilà un fait. Il est assez remarquable, et singulier même, pour qu’on veuille en chercher les causes. M. Maeterlinck l’attribue a une sorte de pusillanime paresse de notre intelligence : nous avons peur de la mort et n’osons pas penser à elle ; ainsi notre intelligence, si hardie aux abords des problèmes les plus divers, ne touche pas à l’idée de la mort. Cette interprétation d’un fait exactement constaté, je ne la crois pas juste. S’il est vrai qu’un chacun, dans le privé, se plaise à éconduire le plus angoissant des problèmes, peut-on dire que la philosophie et la science l’aient omis ? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la philosophie et la science tout entières, et dans toutes leurs démarches variées, tendent à la solution de ce problème ? La. philosophie est la méditation de la mort, et la science en est l’étude méthodique.

Seulement, la philosophie et la science n’ont rien trouvé qui ait changé notre idée de la mort. Voilà encore un fait. La philosophie à laquelle aboutit M. Maeterlinck est une espèce de combinaison platonicienne et qui ne doit absolument rien à des systèmes plus récens. Et la science ? M. Maeterlinck avait mis un peu d’espoir dans les expériences des spirites : puis il a dû renoncer à les suivre. Pourquoi donc s’étonne-t-il de nous voir attachés à une ancienne idée de la mort ?

Cette ancienne idée de la mort est de qualité religieuse. Or, Pascal a établi décidément que la philosophie et la science sont d’une autre nature que la religion, ne dépendent pas de la religion et que la religion ne dépend pas d’elles. Ni la science ni la philosophie n’ont organisé une idéologie, et ne l’organiseront, une idéologie qu’on doive substituer à la croyance. Elles bâtissent à côté de la religion ; mais elles ne bâtissent pas sur le terrain déblayé de la religion.

M. Maeterlinck se proposait pourtant, — et ce fut sa visée principale, — de substituer à l’idée religieuse de la mort une idée scientifique... il y renonce... et puis une idée philosophique de la mort. Il supprimait l’idée religieuse et remontait plus haut dans l’histoire de la pensée humaine, jusqu’à la pensée antique.

Supprimer l’idée religieuse de la mort ? Il y échoue deux fois : en logique, et puis en réalité.

Son argument, je le rappelle : la religion ne nous apporte pas une preuve. Mais la réplique de Pascal : — la religion n’a pas à donner de preuve ; ou bien elle serait une philosophie, et non pas une religion, — cette réplique de Pascal, où est enfermée l’essence même du principe religieux, la considère-t-il comme non avenue ? Il ne la discute pas ; et il chante victoire beaucoup trop vite.

En second lieu, cette formule selon laquelle la religion ne donne pas sa preuve, que vaut-elle ? Peu de chose. La religion, premièrement, s’appuie sur des témoignages : ce sont les évangiles. Ces témoignages constituent, — bonne ou mauvaise, — la preuve ; et non pas (il ne le faut pas) la preuve philosophique, mais : il le faut) la preuve historique. Que valent ces témoignages ?

Ou je me trompe, ou la question n’est point ailleurs : elle est là. Et la question religieuse est une question d’histoire, une question d’exégèse historique. Or, nous vivons sous l’impression, — je ne veux pas d’un mot moins vague, — sous l’impression de l’exégèse renanienne. Nous en avons reçu l’influence et nous la conservons, même après que l’exégèse renanienne a montré, sur tant de points, son extrême légèreté. C’est là, peut-être, la plus remarquable et périlleuse bizarrerie de notre époque. Les théories fort brillantes qui ont flori au sujet des épopées grecques, germaniques et françaises vers le temps où l’exégèse renanienne se répandait, nos érudits les ont réformées ; et personne, aujourd’hui, ne croit plus à la production populaire et spontanée des épopées. Mais, pour ce qui est du texte évangélique, nous demeurons touchés de la frivole exégèse renanienne. Et, cependant, le texte évangélique, dit Pascal et disons-le, engage notre tout !...

La question n’est pas résolue. M. Maeterlinck a eu tort de la considérer comme résolue, dans ce livre où il prétendait substituer à l’idée religieuse une idée de philosophie antique. Il fallait d’abord supprimer l’idée religieuse : on ne la supprime pas en un tournemain.

L’eût-on supprimée logiquement, par l’objection de la preuve qui manque, on ne la supprimait pas en réalité : elle subsiste dans les âmes. Et ce livre consolatif devait, pour être persuasif, prendre nos âmes telles que sont nos âmes, fussent-elles déraisonnables.

Ce livre de philosophie, qui nous charme par sa beauté sereine, a le défaut de ne pas nous émouvoir. C’est que notre idée de la mort n’est pas philosophique. « Nous mourons seuls ! » s’écriait Pascal ; et il nous avertissait de ne nous attendre qu’à nous. Mais, en un autre sens, nous ne mourons pas seuls. Et, s’il est un de nos épisodes qui soit accompagné de tous nos entours, de toute notre vie et de toute la pensée de notre lignée, c’est bien la mort. Pour nous aider à en subir l’événement, y a-t-il un autre sentiment que celui de la lignée où nous trouvons notre place d’éternité, la lignée de nos morts ? Il faut passer, du point vivant, à la série morte, où il nous semble nécessaire, avant tout, de n’être pas dépaysés. Et je crois que voilà, en quelques mots un peu obscurs, et obscurs de même que leur objet, pourquoi nous n’avons guère d’entrain ni d’audace à innover, touchant la mort.

Le traité de La mort est une belle méditation de glaciale solitude, relativement à l’heure où la solitude de la pensée nous laisserait le plus amèrement désemparés.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La Mort, par M. Maurice Maeterlinck, 1 vol. in-16 ; Fasquelle.