Revue littéraire - Une imposture de la science allemande

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Revue littéraire - Une imposture de la science allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 698-709).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE IMPOSTURE DE LA SCIENCE ALLEMANDE [1].

En 1298, un sculpteur, dont le nom s’est perdu et qui ornait la cathédrale de Strasbourg, acheva une frise où l’on voyait la « procession Renard, » où l’on voyait la messe des morts célébrée par l’âne, le bœuf et le cerf. Le mort était ce grand farceur de Renard, qui faisait le mort et, un œil clos, mais l’autre ouvert, guettait le joli moment de sauter hors de son brancard. L’ours tendait le goupillon ; le loup portait la croix ; le lièvre tenait un cierge allumé ; la truie et le bouc étaient chargés du brancard ; la chienne avait une posture inquiétante. L’âne chantait : le chat, servant de lutrin, lui présentait le livre de sainte musique où le chanteur appuyait deux sabots. Le cerf était à l’autel et, auprès du calice nu, lisait l’office.

Cette étrange scène, et plus étrange à l’église, est bien exactement l’illustration de l’un de nos romans de Renard, de l’un des mieux contés, et des plus libres et obscènes par endroits.

Plus tard, et après la Réforme, on détruisit à la cathédrale de Strasbourg la procession Renard. Mais, pendant des siècles, elle n’avait scandalisé personne. Les prédicateurs du moyen âge empruntaient aux romans de Renard quelques-uns des « exemples » qu’ils aimaient à développer dans leurs sermons. Or, si nous lisons aujourd’hui ces romans, il nous semble que les prêtres et les moines, les cérémonies de la religion, les préceptes de la morale y sont pour le moins tournés à la plaisanterie. Sans doute n’avons-nous pas raison. Peut-être aussi avons-nous tort d’entendre mal cette plaisanterie. L’une des plus anciennes images de Renard et de son cortège funèbre, où l’on voyait, dans l’église Sainte-Marie majeure, à Verceil en Piémont, un coq porter la croix, un deuxième coq porter l’encensoir, un troisième le goupillon, les poules suivre et qui chaulaient les oremus, était un pavé de mosaïque marqué de cette inscription latine, ad ridendum : c’est pour rire. Peut-être ne savons-nous plus au juste ce que c’était que rire avec tant d’innocence. Peut-être confondons-nous, sans finesse, le badinage et la rude satire. Peut-être le moyen âge, que les amis du progrès se plaisent à nous représenter comme une époque sombre jusqu’au noir, a-t-il été le temps de la gaieté la plus anodine et charmante.

Nous connaissons très mal le moyen âge ; nous ne savons pas du tout l’interpréter. Nous lisons ses épopées, ses romans, ses chansons : nous sommes déconcertés ; les sentiments, les intentions nous échappent. Et, il faut l’avouer, les commentateurs même diligents ne nous aident pas beaucoup, ne nous aident pas à pénétrer cette âme d’autrefois, d’où est venue la nôtre et qui nous est plus étrangère que l’âme antique.

Les commentateurs n’ont pas le temps ; ou, si l’on veut, ils n’en sont pas encore là. Pour le moment, où ils travaillent à merveille, leur ouvrage immense consiste à délivrer le moyen âge d’une extraordinaire profusion de folies que leurs prédécesseurs avaient accumulées autour de sa littérature. M. Joseph Bédier, l’auteur des Légendes épiques, a entrepris cette besogne salutaire et l’a menée avec bonheur. A la suite de M. Bédier, maints érudits font de même et, quand ils auront achevé leur tâche préliminaire, il sera possible d’examiner les poèmes du moyen âge comme ceux de Ronsard ou de Malherbe, comme les tragédies de Corneille ou de Racine, non plus au travers des nuages que la critique déraisonnable avait assemblés, mais directement et avec une espèce de naïveté intelligente. L’étude parfaite que M. Lucien Foulet vient de consacrer au Roman de Renard est de celles qui auront nettoyé les environs du problème.

Un grand nombre d’œuvres du moyen âge ne sont pas signées ; le nom de l’auteur a disparu. Il s’agirait de le chercher, de le trouver, de chercher aussi quelques renseignements sur cet homme, de savoir ce qu’il a voulu dire. Faute de trouver le nom de cet homme et l’anecdote de sa vie, l’on connaîtrait son époque, les influences qu’il a subies, les circonstances qui l’ont fait écrire : et l’on s’occuperait de l’entendre un peu comme ses contemporains l’entendaient.

L’auteur ?... Pauvres gens, qui vous figurez qu’au moyen âge il y avait des auteurs ! Au moyen âge, les livres n’étaient pas écrits par des gens de lettres. Les livres, au moyen âge, se faisaient, pour ainsi parler, tout seuls : comme l’Iliade ou l’Odyssée. Vous n’ignorez pas qu’Homère n’a point existé : la jeune Grèce, animée de poésie, chan- tait ; ce qu’elle chanta, ce furent l’Iliade et l’Odyssée. Quant au scribe auquel on doit la conservation de ces poèmes, vous n’allez pas considérer ce garçon comme l’auteur de ces poèmes : l’auteur, c’est la foule. Au moyen âge également, l’auteur, c’est la foule. Voilà, en peu de mots, l’erreur principale et qui, à l’origine, est une erreur allemande. Lisez Wolf sur les poèmes homériques : les formules de Wolf ont été depuis lors étendues à l’épopée universelle. Jacob Grimm reprend les idées de Wolf ; il écrit : « C’est le peuple entier qui crée l’épopée. Il est nécessaire que toute épopée se compose elle-même et ne soit écrite par aucun poète. » Il serait absurde... il est nécessaire... : on remarquera le dogmatisme de ces théoriciens, leur assurance catégorique ; et la singularité de leur théorie, selon laquelle un poème se fait sans nulle intervention d’un poète. Ces théoriciens ont l’air de se moquer du monde, avec tant d’aplomb que d’abord on se demande s’il faut rire ou se fâcher. Il ne faut pas rire.

Mais il y a des poètes français du moyen âge : on sait leurs noms et leurs poèmes. En admettant même que Turold ne soit pas l’auteur de la Chanson de Roland, d’autres chansons de geste sont bel et bien signées. Les disciples de Wolf et de Grimm réduisent à si peu de chose l’initiative de ces poètes qu’autant dire ils suppriment les poètes. En doutez-vous ? Lisez Renan qui, dans ses Cahiers de jeunesse, note à merveille les opinions florissantes : « On ne songe pas assez qu’en tout cela l’homme est peu de chose, et l’humanité est tout... » Je vois bien ce cheval, disait Aristote ; mais, la chevaléité, je ne la vois pas : nos philosophes ne voulaient pas voir l’homme et croyaient voir l’humanité ; imprudemment, ils immolaient le poète à la poésie... Renan continue : « Et les auteurs des fragments légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu’on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s’ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc. En vérité, j’en serais fâché, parce qu’alors on dirait très positivement l’Iliade d’Homère, le Roland de Turold, etc... Alors, on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C’est l’esprit de la nation, son génie, si l’on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n’est que l’écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple. » Le vrai poète, c’est le peuple. Et ces prétendus poètes, les Homère, les Turold, ce ne sont, à un moment donné, que les scribes ou les secrétaires du peuple poète.

Ces Homère et autres Turold, on les remercie mal d’avoir au moins transmis l’œuvre du prodigieux poète le peuple : généralement, on les accuse d’avoir dénaturé, rapetissé, avili enfin l’œuvre dont ils sont les médiocres interprètes, l’œuvre qu’ils ne comprenaient pas. Ils ne la comprenaient pas ; c’est tout naturel : l’individu, qui écoute la dictée formidable de l’humanité, s’embrouille.

Alors, on suppose, on invente et l’on admire, derrière les poèmes écrits du moyen âge, une incroyable floraison de poésie ; derrière nos chansons de geste, on suppose, on invente et l’on admire des cantilènes innombrables, des chants épiques et lyriques, toute une « épopée primitive, » mais dont il ne reste absolument rien, pas une trace et non pas même un souvenir. Le Roman de Renard est, en son genre, une épopée : l’épopée du monde animal ; on suppose, on invente et l’on admire, derrière le Roman de Renard, une quantité souveraine de contes relatifs à tous les animaux de la création. Les prétendus auteurs du Roman de Renard ou des romans de Renard, Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, qu’importe ? ne sont que les rédacteurs, les scribes. Le poète, ce fut l’auteur des contes anonymes : ce fut le peuple. Et la muse était la forêt, la prairie ; la muse était, pour mieux parler, la Nature.

Cette théorie vient d’Allemagne. Elle en vient par Wolf et par Grimm. Et elle a tous les caractères, notamment la grandiose niaiserie, des systèmes qui se fabriquent en Allemagne. Elle sacrifie l’humble vérité à une idéologie vaste. Et puis, les érudits allemands l’ont employée au service de la Germanie. Elle leur a permis de faire, dans notre littérature ancienne, quelques annexions très avantageuses.

Par exemple, la Chanson de Roland, telle que Turold l’a copiée, ou l’a rédigée, ou l’a composée telle que nous l’avons sous les yeux, c’est un poème de chez nous : un Franc de France y glorifie la douce France. Mais, si la Chanson de Roland n’est que la forme tardive et arrangée d’une épopée lointaine, qui durait depuis des siècles, chantée longtemps avant d’avoir été jamais écrite, on observera tout ce qui reste, en ce dernier poème, de ses poignantes origines ; l’on y verra une idée de la guerre, une idée de la royauté, une idée de la féodalité, une idée du droit et une idée de la femme, qui sont, — regardez bien ! — des idées germaniques. Et l’on définira la Chanson de Roland l’esprit germanique sous une forme romane. » Aussitôt, le tour est joué. Par qui ? Par les savants d’Allemagne ou, hélas ! par des savants de chez nous que dupait et que détournait la superstition de la science allemande. Or, le même Jacob Grimm l’un des ingénieux Allemands qui ont le mieux collaboré à ces besognes d’annexion, quand un jour le bruit court que les Nibelungen ne seraient pas d’origine allemande, mais scythique, ce bon Jacob a du chagrin : « Si l’on met en question l’origine de notre poésie héroïque, j’avoue que je n’abandonnerai pas volontiers, de prime abord, le sol connu, les rives de notre Rhin bien-aimé. S’il me fallait admettre une origine scythique, cela me ferait le même effet que s’il me fallait abandonner ma religion pour une autre religion plus ancienne. » Il tenait à son bien, ce Boche ; seulement, il chapardait le bien d’autrui : c’est la manière de chez lui. La manière de chez nous, jusqu’à ces derniers temps, ce fut de nous laisser piller par les savants de Germanie. Mais, en 191!2, M. Bédier, citant ces lignes de Jacob Grimm, a répliqué : « Pareillement, je ne conviendrai pas sans de bonnes raisons que les chansons de geste soient d’origine germanique ; et, ne connaissant à l’appui de cette hypothèse que des raisons sans force, je ne rendrai notre Chanson de Roland aux Germains que lorsque les Allemands auront d’abord rendu aux Scythes leurs Nibelungen. » On dira que la science et le patriotisme n’ont rien à démêler ensemble : c’est aux savants allemands qu’il faut le dire ; les nôtres ont, jadis et naguère, poussé l’abnégation patriotique au delà de ce que voulait la vérité. L’on répétera les magnifiques paroles que prononçait Gaston Paris au Collège de France, le 8 décembre 1870, quand les armées allemandes resserraient leur « cercle de fer » autour de la capitale : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. » Si l’on n’attribue pas à l’érudition tant d’importance et même si on la regarde comme un jeu subtil, la probité est la règle du jeu. Mais, tandis que nos savants menaient à la plus exquise délicatesse leurs scrupules de toute sorte, les savants allemands trichaient : nos savants se laissaient voler.

Appliquée au Roman de Renard, la théorie allemande est une habile transposition du système qui a donné de si fameux résultats pour les chansons de geste. Comme on a créé la fiction d’une épopée primitive et populaire, on crée la fiction d’une épopée animale antérieure aux poèmes écrits. Cette épopée animale, où a-t-elle pris naissance et à quelle époque ? Demandez-le à Grimm : dans les forêts de Germanie, avant les invasions. Mais, Jacob Grimm n’est plus à la mode ; c’est un vieux romantique suranné ? Demandez-le donc à M. Hermann Suchier, professeur de philologie romane à l’Université de Halle et, en 1900, l’auteur d’une Histoire de la littérature française ; il écrit : « La thèse de Jacob Grimm, qui voyait dans les contes d’animaux circulant parmi le peuple la source principale du Renard, a été confirmée par les plus récentes investigations. Les Germains, qui ont répandu en France tant de légendes, de coutumes, d’institutions et de manières de voir, ont aussi contribué pour une large part à y introduire les contes d’animaux. Aux Français appartient sans conteste le mérite d’avoir les premiers développé ce genre littéraire dans une langue moderne. » Que ces lignes sont bien allemandes ! Elles vous ont, avec perfidie, un si bon air de loyauté ; elles se terminent si gentiment sur l’éloge des Français ! Seulement, avant de rien accorder aux Germains, l’on a fait aux Germains la part du lion, sans discrétion ni cérémonie : le Roman de Renard est allemand, tout allemand, et allemand comme on ne l’est pas ; ensuite, ces gracieux Français en ont traduit quelques morceaux, avec talent.

C’était le seul moyen d’annexer à la Germanie le Roman de Renard, écrit chez nous, et en français, par des Français. Il y a bien un Reinhart Fuchs, en allemand. Mais il n’a pas l’ancienneté que l’on voudrait et il dérive trop évidemment des poèmes français : de poèmes perdus, disait-on ; de nos poèmes conservés, comme le dit et le prouve M. Lucien Foulet. Le seul moyen d’annexer à la Germanie le Renard était ainsi de supposer, à l’origine de ce roman, toute une épopée animale, non écrite, et populaire, et perdue, et de source allemande. Allemande ? Mais oui ! Et, comme elle est perdue, — ou n’a point existé ailleurs que dans l’imagination de Jacob Grimm et compagnie, — allez donc y voir, si j’ose m’exprimer ainsi !

Comment se fait-il que la théorie allemande, si allemande, si peu conforme aux saines méthodes françaises et, d’ailleurs, si manifestement profitable aux cupidités de la Germanie, ait eu chez nous ce grand succès ? Car elle avait conquis tous nos savants, ou à peu près : la résistance que lui opposa Paulin Paris n’en préserva point Gaston Paris, pourtant si avisé. Telle était alors la crédule confiance que l’on accordait à la science allemande ! Les érudits allemands faisaient chez nous la pluie et le beau temps. Or, l’érudition n’est pas allemande. Elle est française, et non pas naturalisée française, mais née en France et de parents français. Nos bénédictins ont inventé l’érudition, la vraie. Ils ont eu les grands maîtres qui font les principales découvertes, qui organisent le travail et le dirigent sans faiblesse ; et ils ont eu les équipes laborieuses qui accomplissent les indispensables corvées. Eh ! bien, au milieu du siècle dernier, plus tard encore, nos érudits oubliaient tout cela pour se mettre, disaient-ils sans vergogne, à l’école de la science allemande. L’oubliaient-ils, ou préféraient-ils se dire les élèves de l’Allemagne plutôt que les élèves des religieux ?... Ils ont été des élèves dociles, jusqu’à la pire soumission quelquefois, et jusqu’à l’imprudence généralement. L’Allemagne avait emprunté à la France, — comme elle emprunte : et c’est pour confisquer, — l’érudition, qui nous est revenue marquée des défauts allemands, tarée d’une certaine déraison, puis secrètement tournée au service de l’Allemagne. Nos savants ne s’en sont point aperçus : car ils subissaient un prestige.

En outre, la théorie des origines populaires avait été bien adroitement combinée pour les séduire. Elle était, en quelque façon, républicaine et démocratique. Aux alentours de 1848, elle coïncida le mieux du monde avec la philosophie et la politique à la mode. On avait alors le goût de glorifier premièrement le Peuple et de lui attribuer toutes les vertus et tous les droits, le talent aussi et le génie universel, le génie de se gouverner lui-même : et comment lui refuser le génie de la création poétique ? Est-ce qu’il n’était pas le Peuple souverain ? Les autres souverains, les souverains d’ancien régime, sont volontiers les protecteurs des arts et de la littérature ; il leur damait, en quelque sorte, le pion : car il était lui-même les artistes et les poètes. L’on recherchait, l’on découvrait ou l’on inventait à l’envi les poètes paysans et les poètes ouvriers. On avait eu, l’on avait cru avoir, Magu, tisserand de Lisy-sur-Ourcq ; Reboul, de Nîmes ; Jasmin, d’Agen. Olinde Rodrigues publiait, sous le titre de Poésies sociales des ouvriers, une anthologie des « poètes travailleurs, » parmi lesquels on distingua un cordonnier du nom de Savinien Lapointe. Mme Sand, qui avait le cœur si généreux, s’éprit d’un ouvrier maçon, Charles Poney, poète qu’elle préféra de beaucoup à Victor Hugo, cet aristocrate. Elle écrivait à Poney : « C’est le Peuple, qui éclate par votre voix ! » Elle refusa d’être une grande dame ; elle sacrifia son bisaïeul, le maréchal de Saxe, et son trisaïeul le roi de Pologne à « sa mère la comparse et à son grand-père le marchand d’oiseaux. » Elle réclamait l’honneur d’ « être peuple ; » et, n’estimant désormais que la « littérature prolétaire, » elle se vanta de son « sang plébéien. » Elle attendit toute poésie du « feu sacré qui couve dans le peuple depuis six mille ans, » disait-elle : car elle avait une manière exubérante de compter.

Au Peuple poète on promit l’avenir ; en tout cas, on lui donna le passé. L’on décida qu’il était l’auteur d’une immense épopée chevaleresque, hélas ! perdue, et dont les œuvres de Turold et autres petits rédacteurs ne sont que le dernier reflet ; l’auteur aussi d’une immense épopée animale, perdue, hélas ! et dont les romans de Renard n’ont sauvé qu’un certain nombre d’épisodes. Encore ne les ont-ils que mal sauvés, Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lion et autres rimeurs de cabinet n’étant guère capables d’incarner le génie formidable du Peuple : un air de flûte ne rend pas le vacarme des ouragans, les murmures de la forêt, le concert illimité de la nature.

Comme c’étaient pourtant des savants qui formulaient avec entrain cette hypothèse, il fallut au moins présenter quelques arguments et trouver quelques preuves un peu nettes de cette activité poétique attribuée au Peuple. On organisa une science qui eut pour objet de recueillir les témoignages : et ce fut le folklore.

Les folkloristes vont par les villages, interrogeant les paysans, finissent par découvrir un bon vieux ou une bonne vieille qui leur raconte des histoires ; ils notent soigneusement ces récits, les font imprimer : et voilà de la littérature populaire. M. Foulet, dans son essai sur le Roman de Renard, étudie les Contes populaires de Lorraine publiés par M. Cosquin, « l’une des collections françaises les plus connues et qui méritent le plus de l’être. » M. Cosquin ne s’est adressé qu’à un seul village : « Ces cent contes et les variantes, dit-il, ils ont été recueillis par mes sœurs et moi à Montiers-sur-Saulx, village de Lorraine, — ou, si l’on veut plus de précision, du Barrois, — situé à quelques centaines de pas de l’ancienne frontière de Champagne. Nous devons la plus grande partie de notre collection au zèle intelligent et à la mémoire prodigieuse d’une jeune fille du pays, morte aujourd’hui, qui s’est chargée de rechercher par tout le village les contes des veillées et nous les a ensuite transmis avec une rigoureuse fidélité. » M. Foulet ne suspecte pas la bonne foi de M. Cosquin ; mais il demande : « Qui était cette jeune fille au zèle intelligent et à la mémoire prodigieuse ? Savait-elle lire ? Quels livres lisait-elle ? Soupçonnait-elle qu’on racontât ailleurs des histoires analogues ? Avait-elle une idée du travail que préparait M. Cosquin ? Et, ces bonnes gens des veillées, qui étaient-ils ? Prenaient-ils la parole chacun à leur tour, ou y avait-il des conteurs attitrés ? D’où venaient leurs histoires ?... » A Montiers-sur-Saulx, y avait-il une école, au temps de M. Cosquin ? « De quels livres s’y servait-on ? Quels livres aurait-on trouvés chez les habitants ?... » M. Cosquin ne répond à aucune de ces questions ; et nulle question de ce genre n’est jamais posée aux folkloristes. M. Foulet compare l’extrême sévérité avec laquelle on a bien raison de taquiner le philologue et l’indulgence dont profite le folkloriste. Eh ! sans indulgence, le folkloriste serait inutilisable : car il travaille sans méthode ; et quelle méthode suivre, en son jeu plaisant ?

Une fois, M. Cosquin s’est occupé de savoir d’où venaient à Montiers-sur-Saulx, les contes que recueillait la jeune fille au zèle intelligent : « Quelques-uns avaient été apportés dans le village, peu d’années auparavant, par un soldat qui les avait entendu raconter au régiment. » Et M. Foulet : « Quel jour une simple phrase comme celle-là nous ouvre sur les origines des contes qu’on se redit dans tel ou tel village ! C’est Montiers-sur-Saulx brusquement mis en communication avec le reste de la France et, qui sait ? peut-être avec la littérature ! » Judicieuse remarque : ces contes, qui seraient la source des poèmes, ne dérivent-ils pas des poèmes ?

Pour démontrer que ces contes ne dérivent pas des poèmes et que les poèmes dérivent d’eux, il faudrait exactement dater le folklore : on n’y parvient jamais. On recueille en divers pays, en tous pays, des contes d’animaux, par exemple, et qui ont ensemble des analogies singulières. Alors, on dit : ces contes, latins ou germaniques, slaves ou scandinaves ne sont pas nés d’hier et d’un seul coup dans tous ces divers pays ; ils témoignent du temps où le peuple composait, — et les savants allemands disent, les savants de chez nous répètent : en Germanie, — l’épopée animale. Ces contes, recueillis partout de nos jours et qui ont ensemble des analogies, ont aussi des analogies avec le Roman de Renard : l’origine de ces contes ne serait-elle pas tout simplement le Roman de Renard ? Mais on répond : jamais de la vie ! comment voulez-vous qu’un poème, un vieux poème du XIIe siècle se soit répandu en tous pays lointains et jusque chez les Slaves et les Scandinaves ? Répliquons : vous admettez bien que se soit répandu en tous pays lointains et jusque chez les Scandinaves et les Slaves un conte, une quantité de contes, et non écrits ; serait-ce l’écriture, le seul fait d’avoir été un beau jour rédigée, qui empêcherait une histoire d’animaux d’être connue on divers lieux et conservée au cours des siècles ?

Si ingénieux que soient les folkloristes — et, d’habitude, ils ne le sont que trop : le désir de composer un joli recueil touche ces gens de lettres et les anime, — et plus est rigoureuse leur loyauté, souvent mise à l’épreuve, moins leurs recueils sont aguichants : ils n’ont à nous offrir que des récits d’aujourd’hui, du folklore moderne. C’est par hypothèse, — et quelle hypothèse en l’air ! — qu’on vieillit ce folklore et qu’on le place à une époque si ancienne, plus reculée que le XIIe siècle où fut écrit le Roman de Renard. Il nous faudrait du folklore ancien, daté par exemple du XIe siècle ou des premières années du siècle suivant. Il n’y en a pas. On en cherche ; et l’on n’en trouve pas : mais on tâche d’en attraper au moins la trace, fût-elle extrêmement ténue, un peu effacée même. Or, entre les années 1114 et 1117, Guibert, abbé du monastère de Nogent, près de Coucy, écrivit en latin l’histoire de sa vie et raconta comment Galdricus, évêque de Laon, fut assassiné par un vilain nomme Teudegald. Ce vilain, l’évêque le connaissait et avait coutume de l’appeler Isengrin, parce qu’il avait un visage de loup. Guibert ajoute : « Quelques personnes, en effet, nomment ainsi les loups. » Dans le Roman de Renard, qui est une œuvre de la fin de ce XIIe siècle, chacun sait que le loup s’appelle Isengrin. De sorte que, disent les théoriciens des origines populaires, les aventures d’Isengrin couraient le Laonnois environ trois quarts de siècle avant que ne fût rédigé le Roman de Renard tel que nous le possédons. Il y avait donc un roman de Renard, populaire et non écrit, à une époque où n’existaient ni Pierre de Saint-Cloud ni Bernard de Lison. Voilà conclure, et promptement ! M. Foulet ne se laisse pas mener là. Ce n’est pas le vilain nommé Teudegald, c’est l’évêque de Laon, qui emploie le sobriquet d’Isengrin : donc, vous ne savez pas que cette façon de parler fût populaire. Et Guibert de Nogent ne dit pas que le sobriquet d’Isengrin fût d’un usage populaire : quelques personnes, dit-il, l’emploient volontiers. Bref, ce passage de Guibert prouve que les auteurs du Roman de Renard n’ont pas inventé le nom d’Isengrin, mais ne prouve pas du tout qu’ils n’aient pas inventé les aventures d’Isengrin. Dans le même passage de Guibert, un mot n’était pas facile à comprendre : on lisait Renulfus ; et, tout de go, l’on traduisait Renard. Vous voulez rire ? Mais non ! Gaston Paris lui-même écrit : « Il semble bien que le nom de Renoul soit employé comme le fut plus tard celui de Renard. » Renulfus, Renoul et Renard : ainsi Renard accompagnant Isengrin, le folklore ancien du Laonnois nous donnerait, et grand merci, les deux héros du Renard. Seulement, il est difficile de lire Renard sous le vocable Renulfus ; et puis la phrase où il y a Renulfus et où Gaston Paris nous invite à flairer le renard est toute dépourvue de signification, par malheur. Un autre manuscrit, par bonheur, fournit le texte véritable, où il faut lire, au lieu du Renulfus très bizarre, le participe revulsus. Tout aussitôt, la phrase devient claire : mais le Renard en est absent. Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît le folklore animal des années 1114 à 1117, qui était le meilleur appui de la doctrine et qui prêtait un joli air d’ancienneté aux anecdotes que nos vaillants folkloristes modernes recueillent en se promenant. Il n’en reste rien, que le sobriquet d’Isengrin, donné au loup dans le Laonnois par quelques personnes, dont un évêque, sobriquet d’ailleurs assez rare, assez peu familier au public ordinaire pour que Guibert ait dû l’expliquer et le traduire à son lecteur.

Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît le prétendu folklore ancien, chaque fois qu’on essaye de le dater, si l’on ne cède pas à la tentation de lire ce qu’il serait agréable de lire et si l’on a pris son parti de lire tout uniment ce qui est écrit. Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît, généralement, toute espèce de folklore, fût-il moderne, si l’on a soin d’apporter à son examen la méthode et la précaution que la saine critique recommande. Il ne suffit pas de recueillir un conte : il faut se méfier du conteur. La méfiance et la critique, c’est tout un. Le conteur populaire, à qui a-t-il emprunté son anecdote ? A son camarade, n’est-ce pas ? lequel la tenait du soldat qui, l’ayant apprise au régiment, la colportait à Montiers sur Saulx ! Mais, au régiment, c’était un malin qui la débitait, et qui peut-être la tenait d’un « savant » ou l’avait lue dans un livre. Derrière les conteurs populaires, il y a toujours, visibles ou cachés, des savants et des livres. La foule n’invente rien : quelqu’un dans la foule a peut-être inventé le sobriquet d’Isengrin ; mais la foule n’a composé jamais ni une épopée ni le Roman de Renard. Un chanteur populaire invente une pauvre petite chanson peut être, courte et sotte : les belles chansons populaires sont l’œuvre de poètes bien doués et lettrés, qui ne les ont pas toujours signées, qui les ont toujours écrites, ce qui s’appelle écrire ; mais n’allez pas confondre, pour les besoins de la cause, la poésie anonyme et la poésie populaire. C’est un métier de faire un livre, une épopée, un roman ; c’est un métier qu’on ne sait pas sans l’avoir appris. Les poètes ouvriers ou paysans qui excitaient l’admiration de la bonne Mme Sand, veuillez les lire, étaient pourris de littérature. Charles Poncy, le maçon, vous imitait Victor Hugo à tel point qu’elle était obligée de lui dénigrer son modèle ; et, quand il ne rêvait que de chanter « Juana l’Espagnole, » elle avait toutes les peines du monde à lui rappeler qu’il était le Peuple poète. De ces poètes ouvriers ou paysans que les républicains lancèrent, de 1830 à 1848, il n’est rien resté, rien. Le Peuple a-t-il perdu sa poésie depuis qu’on le mène à l’école et depuis que Mme Sand et sa postérité l’encouragent ?

Plutôt que de risquer de telles conjectures, si attristantes, il vaut mieux penser qu’autrefois comme aujourd’hui la littérature était l’ouvrage des gens de lettres. « Nous avons la conviction et parfois la certitude, — écrit M. Foulet, — qu’en nombre de cas on a voulu expliquer la formation des branches de Renard par des contes modernes qui dérivaient de ces branches mêmes. « Il faut retourner au livre. Derrière le Renard français, il y a un Ysengrimus latin, de quelques années antérieur. Et, derrière l’Ysengrimus latin, qu’y a-t-il ? Rien qu’on sache ; et, en d’autres termes, il n’y a rien. L’Ysengrimus est une œuvre savante. Les romans de Renard sont des œuvres de clercs. L’Ysengrimus et les romans de Renard sont des œuvres du XIIe siècle Français. Pour les interpréter avec justesse, il convient d’y chercher la pensée du XIIe siècle français, et non pas l’écho de ce qui s’est chanté ou murmuré dans les forêts de Germanie avant les invasions. Cette épopée animale, narquoise, — et narquoise, de quelle façon ? — placez-la dans son milieu ; comparez-la aux œuvres de la même époque où la société d’alors est peinte ; rapprochez-la des événements dont elle a subi l’influence. Déjà vous commencez de mieux l’entendre, si vous n’y guettez plus la clameur d’une foule indistincte, mais la voix d’un poète, si vous la dégagez d’un mystère inutile et l’amenez à la clarté du sens commun. Ces fameuses ténèbres du moyen âge, c’est la science allemande, à la fois déraisonnable et astucieuse, qui les avait accumulées. Toute notre vieille littérature en était obscurcie : l’on n’y voyait plus rien. Dans cette confusion, les savants allemands travaillaient pour la Germanie ; et, jobards, nos savants travaillaient avec eux. Notre nouvelle école d’érudits, et qui ne date pas de la guerre et de la rancune récente, — les Légendes épiques de M. Bédier ont paru de 1908 à 1913 et le Roman de Renard de M : Foulet vient de paraître, mais était composé avant la guerre, — a dévoilé l’erreur et l’imposture : elle nous rend notre littérature médiévale et va lui rendre sa clarté, preuve qu’elle est française.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Le Roman de Renard, par Lucien Foulet (librairie Champion).