Revue littéraire — 31 octobre 1839

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LITTÉRAIRE.

La littérature n’est pas très vive : le sera-t-elle cet hiver, et se relèvera-t-elle par quelque coup d’éclat de l’espèce de marasme qui a suivi ses excès ? paraîtra-t-il quelque œuvre d’imagination, quelque beau roman inespéré, quelque poème ou drame duquel chacun dise : L’avez-vous vu, l’avez-vous lu ? Je ne sais si, l’œuvre même échéant, le public serait en mesure, et si son attention se trouverait assez vacante pour cela. Cette indécision, disons le mot, cette apathie littéraire, se trahit en ce moment même dans la lutte très peu animée (si lutte il y a) pour le fauteuil de M. Michaud à l’Académie française. Voilà long-temps sans doute que l’Académie n’est plus au centre de la littérature actuelle ; elle s’en est rapprochée toutefois : où sont donc les jours où l’on faisait tant d’efforts pour la ranimer, la piquer d’honneur, et où l’on menaçait de l’envahir ? On a parlé de la candidature de M. Augustin Thierry : nul doute que si l’historien épique des Normands, le peintre ferme, sobre et accompli des premiers siècles de la monarchie française, avait insisté pour un siége spécial parmi les quarante académiciens qu’on répute maîtres en notre langue, il ne l’eût obtenu, et à l’unanimité, j’aime à le croire. M. Thierry ne se présentant pas, M. Berryer s’est levé. Quand M. Berryer se lève, chacun se tait d’ordinaire et consent d’avance, quoi qu’il aille dire. On assure, et nous le pensons aisément, que M. Berryer a toutes les chances. Quelques personnes ont remarqué que M. Berryer n’a rien écrit : on pourrait répondre sans épigramme que c’est là un avantage de plus pour être de l’Académie française, quand on en est digne d’ailleurs. Je ne suis pas de ceux qui croient que la compagnie des quarante ne soit faite que pour les écrivains de métier et de mérite, qu’elle ait pour rôle de les recruter exactement par ordre de travaux et même de talent. Cela est si vrai, qu’on peut citer des talens de premier ordre qui ne paraîtraient pas et ne se sentiraient pas à leur place à l’Académie : Béranger, par exemple, ou M. de La Mennais. L’Académie est un salon dont l’entrée confère certains honneurs. Comme dans tout salon, il y a, indépendamment du fonds et de la valeur absolue, certaines conditions sociales, une convenance extérieure qu’il faut remplir, que surtout il ne faut pas violer. Jean-Jacques Rousseau ne pouvait pas être de l’Académie française sans perdre la moitié de sa force, et sans mettre une sourdine à ses accens les plus vibrans. Ces conditions sociales, comme je les entends, entrent pour une si grande part dans ce premier salon littéraire qu’on nomme Académie française, qu’elles emportent quelquefois le fonds, et suffisent pour désigner les choix. L’urbanité, le bon goût, l’usage pur et choisi de la langue, dans certaines positions élevées qui font exception, me semblent, même encore au XIXe siècle, un titre très réel pour être convenablement de l’Académie. Un archevêque de Paris (pour prendre un exemple) qui se ferait remarquer par la modération, le bon ton et le bien dire en ses mandemens, serait toujours des mieux placés parmi les quarante. Ce n’est pas uniquement à l’Académie des sciences morales et politiques que pourrait prétendre un homme d’état, nourri aux bonnes lettres, aux traditions françaises classiques, héritier d’un grand nom, le justifiant par l’intelligence de son temps et par de continuels services, auxquels vient s’ajouter, au milieu des luttes de tribune, le succès d’une parole aisée, positive, spirituelle et toujours polie : lorsque M. Molé fut un moment sur les rangs pour l’Académie française, nous aurions trouvé que la compagnie n’eût pas trop mis du sien dans la bonne grace de ce choix ; il est tel soi-disant écrivain dont il ne serait pas malheureux de se priver moyennant ce biais-là. Encore une fois, l’Académie est un salon, et, à ce titre, quelque fantaisie dans la composition ne messied pas. Cela dit, il reste vrai que le plus grand nombre des fauteuils appartient de droit au talent pratique, éprouvé, laborieux, des gens de lettres éminens. Si M. Victor Hugo se présente sérieusement, nous pensons, même en face de M. Berryer, que l’Académie se ferait tort de le repousser par je ne sais quelle mauvaise humeur plus prolongée. Que peut désirer de plus l’Académie que de voir M. V. Hugo ambitionner son suffrage ? Son talent est de ceux que nul ne conteste désormais ; si l’usage qu’il en fait n’agrée pas à tous, c’est là une question secondaire, et sur laquelle l’Académie peut toujours poser ses réserves en s’ouvrant au poète. Je m’imagine volontiers la séance académique la plus piquante, la plus animée et la plus contrastée qui se soit vue depuis long-temps ; celle où M. Villemain a reçu M. Scribe n’était qu’un faible prélude : cette fois, c’est M. Villemain (ministre encore, peu importe ! je ne prétends certes pas lui retirer son portefeuille pour cela), c’est lui donc, je suppose, qui reçoit M. Victor Hugo. Le lion est descendu dans l’arène ; chacun l’approche et le touche ; il est chargé des liens académiques ; il ne blessera pas, on en est sûr ; n’est-ce pas le moment, puisqu’il l’a voulu, de le chatouiller un peu ? Quoi que dise M. Victor Hugo ou qu’il ne dise pas dans son discours de réception, ce sera toujours un hommage ; et puis l’Académie répond : elle loue, mais elle a droit de choisir la louange, et chaque louange peut avoir double trait. Le poète reste un grand poète ; l’Académie ne cesse pas d’être elle-même, et le possède sans trop lui céder. Entrer à l’Académie, d’Alembert l’a dit, c’est donner des gages.

Un autre lion, mais d’une espèce moins royale et d’une qualité très inférieure, s’est tout-à-fait blessé et percé lui-même à mort ces jours-ci : nous voulons parler des plus qu’étranges équipées judiciaires où s’est lancé M. de Balzac, et qui n’ont laissé de doute, qu’à lui seul peut-être, sur le genre d’intérêt qu’inspirent ces sortes d’éclats. Tout a des bornes, et, quoique le public français soit aujourd’hui le personnage peut-être envers qui on peut oser le plus, il est un degré de malencontre et de mésaventure d’où près de lui l’on ne revient pas. Dans un récent plaidoyer, où devant le tribunal de Rouen M. de Balzac est allé défendre, en qualité de président, les intérêts de la Société des Gens de Lettres, il s’est échappé à dire qu’il n’y avait plus à Paris que deux maisons de librairie qui n’eussent pas fait faillite, et qu’encore l’une de ces deux uniques maisons était en liquidation. La librairie parisienne, sérieuse et probe, celle qui ne cesse d’exploiter, au milieu des difficultés du moment, les branches utiles de jurisprudence, de philosophie, d’histoire, s’est émue d’une légèreté si hardiment injurieuse, et a rabattu, par une lettre fort spirituelle[1], l’assertion du plaideur intéressé : C’est le roman qui fait faillite, lui a-t-on très bien répondu.

Bien qu’en faillite, le roman industriel essaie encore de survivre ; à peu près tué sous la forme de roman, et n’arrivant plus qu’à grand’peine aux deux volumes obligés, il se morcelle et rompt ; il se divise à l’état de nouvelle, et la nouvelle à son tour, en peine d’atteindre à sa fin, se brise et s’émiette en chapitres. On n’a plus de romans, on n’a plus même de nouvelles, on n’a donc que d’interminables suites de chapitres à tiroirs. Les journaux apparemment ne suffisant pas à cette dilapidation, on s’efforce de nouveau de l’organiser en volume. Voici, en ce genre, un nouvel enfantement qui se prépare ; écoutons le prospectus inimaginable qui vient d’être lancé : « Sous le titre symbolique de Babel, la Société des Gens de Lettres publie une œuvre collective, monument curieux de l’esprit d’association appliqué à l’intelligence, et dont le résultat sera la confusion des genres et des noms réunis sous l’influence morale qui caractérise notre époque. » On voit que la Babel ne se fait pas attendre, et qu’elle commence, dès le prospectus, à s’expliquer dans sa langue. Ce qui nous fâche, c’est de voir de beaux noms compromis dans le pêle-mêle, et par-là même complices de cette nouvelle échauffourée littéraire. Voilà où mène le compagnonnage ; il embauche les esprits, il attente à la noblesse de l’intelligence. Apprenez donc, gens d’un vrai talent, à apprécier la nature et l’essence de ce que vous portez en vous. Que les fruits en soient à tous, que l’inspiration en soit humaine et généreuse ; mais restez libres, le plus que vous pouvez, dans les moyens et dans les choix. Quand vous serez plusieurs réunis en mon nom, a dit l’Esprit, je serai avec vous. Cela, dans l’ordre du talent, n’est vrai que d’un très petit nombre. Et la Muse sévère, à son tour, pourrait dire : « Quand vous serez plus d’un nombre choisi, et qui vous direz réunis en mon nom, vous mentirez, et je n’y serai pas. » Au reste (qu’on n’aille pas s’y méprendre), ce n’est point par modestie et par pur oubli d’eux-mêmes que plusieurs vrais talens se commettent de la sorte, c’est par ambition et orgueil. Ils se disent qu’ils peuvent se mêler sans péril, se ménager toutes les alliances, qu’ils sont immaculables, et sauront toujours s’en tirer. Ils se trompent : le talent, si haut qu’il soit, perd à ces gaspillages intéressés. Avec plus d’humilité intérieure, ils seraient plus fiers.

La Revue tiendra bon contre ces excès déshonorans ; elle tâchera de ne céder à aucun de ces travers. Son public lui saura gré de ses efforts ; elle ne craindra pas de lutter contre lui quelquefois. Le public, sérieux même et choisi, se laisse plus ou moins entamer, s’il n’y prend garde, par l’atmosphère qu’on respire ; le goût de la nouvelle le gagne, il veut un morceau de roman ; il appelle cela son plaisir. Illusion de lointain ! il ne sait pas, une fois la porte entrouverte, à quel débordement il s’expose ; une agréable fantaisie de hasard, signée de tel nom, entraîne après elle tout un fatras pour rançon inévitable. La Revue demande la permission de ne présenter, en ce genre, que ce qu’elle trouvera de bon goût et de fine espèce. À ce prix, il faudra parfois attendre ; les talens d’imagination et de poésie, dont elle croit posséder quelques-uns, ne travaillent pas à la journée ; très légèrement encouragés qu’ils sont par le triomphe du pêle-mêle, ils sont plutôt portés à se retirer dans le rêve, et à être avares d’eux-mêmes dans un temps qui discerne si peu. En ne négligeant rien pour les remettre en confiance et en veine, la Revue croira faire assez, dans l’intervalle, d’égayer ses travaux sérieux par d’intéressans articles de voyages, auxquels elle n’a jamais manqué, et dont quelques-uns, comme ceux de M. Barrot (s’il nous est permis de les louer), offrent un si vif agrément lorsqu’on s’y embarque une fois : quel roman ordinaire égalerait en variété de tels récits ? On tâchera, de plus, de ne pas manquer les occasions dans l’exposé courant des folies et des forfanteries littéraires du jour ; en disant un peu franchement ce qui se passe, en le rassemblant sous un coup d’œil, on aura souvent mieux, et sans y viser, qu’un chapitre d’invention. La Revue se contentera volontiers de cette double ressource pour sa portion la plus légère, et elle se rappellera avec satisfaction que le Globe lui-même, en son temps, fut toujours accusé d’être sérieux.

Il y a très peu à dire aujourd’hui sur les ouvrages qui ne le sont pas. En feuilletant le Capitaine Pamphile[2], que vient de lâcher M. Alexandre Dumas, nous trouvons que c’est dans le genre l’abrégé le plus amusant et le plus fou ; on peut s’y tenir, et brûler le reste. Le spirituel auteur ne prend plus la peine de rien déguiser ; il conte pour conter, il écrit pour écrire ; il lui suffit de ne pas ennuyer. Le Capitaine Pamphile est gai autant qu’un déjeuner de garçon ou qu’une charge d’atelier peut l’être en deux volumes. Cela se lit pourtant, et ne laisse pas de courir par cette force de verve native qui, à défaut de tout, se réfugie encore dans les nerfs et dans les esprits animaux, comme dirait Mallebranche. Et quand je dis animaux, ce n’est pas même ici une métaphore : les véritables héros de ces facétieux volumes sont, en effet, un singe, une grenouille, un ours et une tortue. — Qu’on nous pardonne de revenir vite à notre espèce, et de nous acheminer au sérieux, non sans passer pourtant par l’agréable.


Mézélie, par H. Arnaud (Mme Charles Reybaud)[3]. — L’auteur de ce roman s’est fait remarquer depuis quelques années, sous un pseudonyme qui n’a pas tardé à devenir transparent, et qui n’est plus là aujourd’hui que pour constater la continuité, le lien des nouveaux ouvrages avec les premiers. Mme Charles Reybaud a pris, décidément, place parmi les romanciers les plus aimés du public. Bien des qualités naturelles, douces et vives, ont mérité cette faveur à ses productions qui, toutes, se font lire avec intérêt, et dont quelques-unes émeuvent plus profondément. Qui ne se rappelle avoir lu, dans une autre Revue, avec un charme et un entraînement véritable, la nouvelle intitulée les Deux Corbeaux ? Mme Reybaud possède la principale qualité du romancier et du conteur ; elle a le don du récit, la facilité de suivre, d’enchaîner, de démêler les aventures ; quelque chose, enfin, de ce qui se trouve à un si haut degré chez Scott, Prévost, Le Sage. Quand on n’a pas cette faculté courante, eût-on toute l’analyse, toute la méditation, tout l’art d’écrire, on n’est pas romancier ; on peut faire un livre sous ce titre en sa vie ; mais on n’en fera pas à toute heure, comme c’est le propre de ces talens fertiles. Une autre personne de ce temps-ci, qu’il y a justice à nommer comme possédant aussi de nature cette faculté du récit, cette source du roman, et qui sait y combiner des analyses pures et délicates, c’est Mme de Cubières. Mme Reybaud sait d’ordinaire mêler au train des évènemens des caractères vrais, des personnages bien observés ; son imagination méridionale s’accompagne d’une connaissance juste de la vie. Presque toutes ses scènes se passent dans les contrées du soleil, en Provence, en Espagne, dans les Antilles ; on ignorerait à quelle patrie on doit son talent, que cette prédilection dans le lieu de ses sujets suffirait à l’indiquer. Née à Aix, elle porte dans la nouvelle la verve de ces esprits faciles, tempérée par une douceur et finesse de femme. La littérature espagnole l’a dû beaucoup occuper et charmer ; par ce détour, sans y songer, elle se rapproche de plusieurs de nos anciens romanciers du XVIIIe siècle. Mais un droit sens la préserve des exagérations castillanes et des invraisemblances. Son roman de Mézélie est d’une engageante lecture. La combinaison n’en a rien de bien serré ; la composition s’y laisse même voir comme très successive. Mézélie n’apparaît distincte que vers la fin du premier volume. Sa mère, Mme Louise d’Effanges, est une femme riche, heureuse ; elle a deux filles enfans, un mari qui s’occupe peu d’elle, il est vrai, mais qui la laisse maîtresse et paisible dans son intérieur. Nous assistons d’abord à cette vie calme, pure, monotone, vraie ; un affreux malheur vient la rompre. M. d’Effanges a fait de mauvaises affaires ; des spéculations l’ont ruiné. Une intrigue qu’il avait nouée avec l’amie intime de sa femme, se déclare au moment même, et il disparaît en enlevant la coupable égarée. Louise et ses deux filles, pour échapper à la misère, sont recueillies par deux parentes de son mari, deux vieilles filles qui habitent Avignon. On change de scène ; la vie rétrécie, égoïste, avare, de ces deux personnes, vient faire contraste à l’existence parisienne opulente et comblée que nous quittons. Après deux années de souffrance étouffée, Mme d’Effanges apprend, par un ami de Marseille, que son mari a refait une espèce de fortune à la Vera-Cruz. La gêne insupportable de sa condition, l’intérêt de ses enfans, la pensée d’un devoir, lui inspirent le courage de l’aller rejoindre, et l’on débarque bientôt à la Nouvelle-Espagne avec elle. Mais son mari ne se trouvait plus à la Vera-Cruz ; il est parti pour l’intérieur du pays. Pauvre femme isolée, avec ses enfans encore en bas-âge, il lui faut s’aventurer dans cette contrée inconnue. Elle y meurt en route, et ses enfans, recueillis par le vieux curé d’Acayucan, élevés par sa sœur dona Pepa, deviennent, après quelques années, deux belles jeunes filles : l’une des deux est Mézélie. On a fait bien du chemin déjà, mais il n’a point paru long, tant le récit a été facile. Les personnages qu’on a rencontrés et qu’on a laissés derrière, les lieux qu’on a traversés et qui ont été décrits en passant, ont paru tout naturels et simples. Mme Reybaud ne s’appesantit pas trop au détail, bien qu’elle fasse voir les choses suffisamment. La peinture des deux jeunes filles dans la maison du curé, au sein d’un paysage grandiose, est surtout pleine de fraîcheur. Le roman de Mézélie commence, à proprement parler, ici : nous le laissons intact au lecteur qui nous en saura gré. Comme conseil à l’auteur, s’il nous était permis de lui en donner, nous voudrions seulement qu’il songeât (sans rien perdre surtout de cette aisance animée qui fait sa grace) à concentrer un peu plus parfois son intérêt, son action. Tout romancier, dans les œuvres qu’il produit, a une double part, l’une d’invention et l’autre de souvenir ; c’est en insistant principalement sur celle-ci, c’est-à-dire sur la réalité, telle qu’elle l’a dû voir, que Mme Reybaud imprimera aux scènes et aux personnages, qu’elle gouverne si bien, un caractère plus approfondi et d’un effet plus sûr. Qu’elle se consulte elle-même, j’ose croire que dans plusieurs de ses excellentes nouvelles il y avait un fonds de vérité précise, une circonstance connue qu’elle serrait de près. C’est ainsi qu’au milieu de beaucoup d’œuvres aimables et attachantes qu’on aura dues à sa plume, elle pourra venir à en atteindre quelqu’une de celles qu’on relit et qui durent.


Souvenirs de M. de Bonstetten, écrits en 1831[4]. — M. Michaud, dont on a retenu tant de mots spirituels, disait quelquefois que, comme nouveauté, on devrait se mettre à rendre compte des livres publiés il y a cent ans. Ce petit écrit de M. de Bonstetten ne date pas de si loin, bien qu’il ait été publié déjà depuis huit ans, ce qui est un siècle par ce temps-ci. Mais il n’a jamais été annoncé en France, et, comme il nous est tombé sous la main l’autre jour, on nous permettra de l’indiquer en passant. Il est très fâcheux que M. de Bonstetten n’ait pas laissé de mémoires : dans sa carrière de plus de quatre-vingts ans, il a été (génie à part) une sorte de Goethe et de Voltaire suisse, ou mieux un Fontenelle : il a eu tout l’esprit de ce rôle. Il avait beaucoup voyagé, et de plus, comme chacun avait passé près de son beau lac, on ne pouvait citer un seul homme célèbre qu’il n’eût connu. Ce petit livre de Souvenirs nous offre l’idée de ce qu’il aurait pu dire causant sur les divers personnages. Haller, Ganganelli, l’improvisatrice Corilla, y sont touchés en traits rapides. Il raconte de curieux détails sur l’intérieur de la comtesse d’Albani, qui donna pour successeur au prétendant Charles-Édouard Stuart, Alfiéri le tragique, puis le peintre Fabre. Il nous entretient, avec plus d’étendue et avec toute l’émotion de l’amitié, du charmant poète rêveur Matthisson, qui vécut deux années près de lui au château de Nyon. — « Dans nos promenades solitaires, nous allions quelquefois courir après les eaux d’un ruisseau, où nous nous plaisions à lire nos destinées futures. Vois-tu là-bas le calme des eaux, lui disais-je, est-ce bonheur ou ennui ? — Oh ! là-bas, répondait Matthisson, c’est mieux encore : un cours paisible suivi d’un vif entraînement. — Ce sera joli, lui dis-je ; et plus loin, vois-tu ces chutes d’eau sur de durs cailloux ? c’est du malheur, mais cela passera ; et tout là-bas est le beau lac où les ondes des torrens auront de plus nobles destinées. » — Cette mélancolie chez Bonstetten n’est que par éclairs : c’est l’esprit avec lui qui court le plus fréquemment. On trouvera de touchantes révélations sur Gray, si peu connu, excepté par son Cimetière immortel. Bonstetten le vit beaucoup à Cambridge en 1769. Le tendre poète, vieilli et chagrin, y végétait enseveli dans un des cloîtres de ces gothiques colléges. Bonstetten l’oppose à Matthisson, si heureux sur les pentes de Nyon « Gray, dit-il, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur. Le génie poétique de Gray était tellement éteint dans ces sombres manoirs, que le souvenir de ses poésies lui était odieux ; il ne me permit jamais de lui en parler. Quand je lui citais quelques vers de lui, il se taisait comme un enfant obstiné. Je lui disais quelquefois : Voulez-vous bien me répondre ? Mais aucune parole ne sortait de sa bouche. Je le voyais tous les soirs de cinq heures à minuit. Nous lisions Shakspeare qu’il adorait, Dryden, Pope, Milton ; et nos conversations, comme celles de l’amitié, n’arrivaient jamais à la dernière pensée. Je racontais à Gray ma vie et mon pays ; mais toute sa vie à lui était fermée pour moi, jamais il ne me parlait de lui. Il y avait chez Gray, entre le présent et le passé, un abîme infranchissable ; quand je voulais en approcher, de sombres nuées venaient le couvrir. Je crois que Gray n’avait jamais aimé : c’était le mot de l’énigme… » On sent tout le charme qu’il y avait à causer parfois avec l’aimable vieillard. Espérons que ces Souvenirs relus donneront l’éveil, que les correspondances nombreuses, les papiers de Bonstetten, recueillis aux mains de quelque biographe attentif, réaliseront un jour ce que lui-même n’a pas achevé. Déjà, tout près des lieux habités par lui, M. Charles Eynard, neveu du philhellène, vient de publier une volumineuse et très intéressante biographie du célèbre médecin Tissot. Il en prépare en ce moment une autre, non moins complète de Mme de Krüdner dont il possède quantité de lettres. Nous savons qu’il pense à Bonstetten aussi, et nous voudrions de plus en plus l’y convier.


Œuvres complètes d’Hippocrate, traduites par M. Littré[5]. — Le premier volume de ce grand ouvrage avait à peine paru, il y a quelques mois, que l’auteur trouvait immédiatement la juste récompense de sa science profonde d’helléniste et de son remarquable talent d’écrivain dans le choix empressé de l’Académie des inscriptions. Cette distinction était méritée, à notre sens, et, nous devons le dire, elle honorait autant l’Institut que M. Littré. Déjà l’Académie avait repris la bonne voie en nommant M. Charles Magnin ; aujourd’hui l’élection du traducteur d’Hippocrate semble indiquer pour l’avenir les mêmes et louables tendances. Tout le monde sait en effet que cette compagnie illustre, entravée par de misérables coteries qu’on ne devait pas s’attendre à rencontrer en lieu aussi sérieusement scientifique, s’était longtemps laissée entraîner à d’incroyables exclusions, à des préférences dont l’esprit de parti seul ne voyait pas le ridicule. On ne veut ici nommer personne ; mais ne suffisait-il pas, hier encore, de la connaissance quelquefois douteuse de je ne sais quel idiome oriental dont on pouvait donner en France quelque production bien pâle d’après les traductions anglaises ; ne suffisait-il pas de quelque interprétation médiocre, de quelque livre bien lourd, violant à toute page la syntaxe, de quelque édition sans critique et sans correction de texte, pour voir s’ouvrir au plus tôt les portes de l’Académie des Inscriptions ? Un corps qui possède des écrivains aussi éminens que M. Daunou, M. Guizot et M. Thierry, des savans aussi célèbres que M. Letronne et M. de Pastoret, avait droit, ce semble, d’être plus exigeant dans ses choix et de ne pas laisser passer de la sorte en des mains indignes le noble et officiel héritage de l’érudition française. L’entrée de M. Magnin et de M. Littré indiquent des dispositions meilleures qu’il importe de signaler au public. En se hâtant d’admettre dans son sein deux écrivains qui manient la langue avec une égale habileté, et qui ont chacun un style propre et une manière excellente, l’Académie a largement réparé le scandale de plusieurs choix où les considérations grammaticales et l’estime du bon langage étaient entrées pour fort peu de chose.

L’œuvre que M. Littré a commencée sur Hippocrate est immense et lui a déjà demandé de longues années. Nous n’entreprendrons certainement pas l’examen détaillé d’un livre qui, pour être apprécié à sa vraie valeur, demanderait des connaissances tout-à-fait spéciales, et plus encore la science du médecin que la science de l’helléniste. La Revue se réserve d’ailleurs d’apprécier au long cette sérieuse et considérable publication, dès qu’elle aura atteint un nombre de volumes qui permette d’embrasser dans son ensemble au moins une des séries de la collection hippocratique. Je ne veux donc qu’indiquer à la hâte les divisions et les résultats du beau travail de M. Littré.

La première édition d’Hippocrate a été donnée à Rome, en 1525, par un ami de Raphaël, Fabius Calvus, que ce grand peintre aida dans son malheur. Mais ce n’était là encore qu’une traduction latine, propre sans doute à donner une idée des œuvres du père de la médecine, mais très insuffisante pour les amis si nombreux alors de la littérature grecque. Aussi les célèbres typographes vénitiens, qui ont rendu tant de services aux lettres et à l’antiquité, ces Alde dont M. Augustin Renouard a écrit la curieuse histoire, donnèrent-ils bientôt le texte grec. Douze ans après, en 1538, un imprimeur de Bâle, un ami d’Érasme, dont il est bien souvent question dans les lettres du panégyriste de la Folie, Froben mit au jour une édition nouvelle. Les traducteurs latins se multiplièrent ; après Calvus, il faut nommer Cornarius, et surtout Foës dont le travail, publié dans les dernières années du XVIe siècle, est resté l’un des plus grands et des plus remarquables monumens de l’érudition de la renaissance. Mais pour ne parler que des versions françaises, François Sentier, sous Louis XIV, avait commencé une traduction complète qui est restée inachevée. Le XVIIIe siècle ne produisit guère que des traductions partielles, quelquefois estimables. En 1801, Gardeil, plus heureux que Senner, donna un texte français d’Hippocrate. Bien que suffisamment exacte dans l’ensemble, cette œuvre était très loin d’être définitive. Toutefois la tentative peu heureuse du chevalier de Mercy, en 1812, ne devait pas être un encouragement. La difficulté extrême, l’aridité du sujet, n’ont pas rebuté M. Littré, et il a entrepris avec persévérance la construction d’un monument qui continuera dignement la gloire et la supériorité de l’érudition française.

À ne considérer cette nouvelle édition qu’au point de vue philosophique, M. Littré a rendu aux lettres grecques un immense service, qui honorerait même le nom de M. Hase ou de M. Boissonade, et dont il s’est acquitté comme l’eussent fait ces maîtres, avec perspicacité et patience. Depuis plus de dix ans, M. Littré collationne le texte d’Hippocrate sur les nombreux manuscrits de la Bibliothèque du Roi, et ce difficile recollement lui a fourni un grand nombre de leçons et de gloses qui lui ont permis d’arriver à une singulière pureté de texte. Il n’est pas de page qui ne contienne vingt ou trente variantes, la plupart pleines d’intérêt pour le sens ou la philologie ; des passages inédits tout entiers ont été retrouvés dans ces pénibles et laborieuses recherches. Pour ne citer qu’un exemple, le traité des Semaines, que l’on croyait perdu, existait encore, et M. Littré en donnera la traduction latine qu’il a découverte, et qui, malgré son obscurité extrême, n’en est pas moins d’un grand prix.

Si le volume que nous avons sous les yeux ne contient encore qu’un seul et assez court traité d’Hippocrate : Περὶ ἀρχαίης ἰητρικῆς, lequel est traduit avec un grand art, un vrai sentiment de la langue grecque et une singulière rigueur, c’est que l’espace est entièrement consacré à une introduction considérable, qui a plus de cinq cents pages, et qui à elle seule est un ouvrage véritable. Après avoir jeté un coup d’œil sûr et ferme sur la médecine avant Hippocrate, après avoir laissé bien en arrière les travaux de Leclerc, de Sprengel, de Schultze et de M. Hecker, M. Littré aborde la vie du médecin de Cos, et dissipe, à la lumière de la science et avec une logique puissante et serrée, les fables qui entourent cette obscure biographie. Tous les témoignages sont discutés, comparés, dans leurs moindres détails, avec une sagacité, une étendue, une méthode devenues bien rares. On aime aussi ce désintéressement scientifique qui, loin de tout scepticisme exagéré, examine sans passion, évite les hypothèses, et n’est jamais guidé que par l’amour réel et sérieux des vérités littéraires. En arrivant à la collection hippocratique, les difficultés redoublent ; c’est un dédale où M. Littré a fini cependant par se guider avec certitude. Questions chronologiques, questions grammaticales, commentateurs, dialectes, authenticité, incohérences, tout est pesé, trié, avec un discernement compréhensif qui n’est jamais en défaut. Les documens extrinsèques sont habilement rapprochés des données hippocratiques même, et, par un contrôle sévère, les traités apocryphes se trouvent successivement éliminés et rejetés dans les séries secondaires. C’est enfin une suite de dissertations où les moindres et plus minutieux points de médecine, de philologie, d’érudition, sont parfaitement élucidés.

M. Littré n’a pas d’ailleurs borné son rôle à se montrer critique intelligent et éditeur exact. Les aperçus philosophiques, les jugemens élevés, les rapprochemens lumineux ne manquent pas. Je recommande surtout deux chapitres vraiment éloquens sur la doctrine médicale d’Hippocrate et sur son style. L’influence réciproque de la philosophie et de la médecine grecque, le caractère si élevé de la méthode hippocratique, y sont saisis de haut et mis dans tout leur jour.


Histoire de la littérature hindoui et hindoustani, par M. Garcin de Tassy[6]. — Les grands travaux de M. de Sacy sur les littératures de l’Orient ont donné, en Europe, à la science française un caractère de supériorité éminente qu’il ne faut point lui laisser perdre. La critique ne saurait donc trop encourager les tentatives nombreuses de traductions et d’investigations historiques, par lesquelles de modernes orientalistes, la plupart élèves de l’illustre M. de Sacy, ont continué l’œuvre du maître. Parmi eux, M. Garcin de Tassy s’était d’abord occupé d’arabe et de persan, et outre la traduction de quelques ouvrages de théologie musulmane, il avait reproduit les charmantes allégories morales d’Azz-Eddin-Elmocaddessi qui sont connues sous le titre de : les Oiseaux et les Fleurs. Depuis, M. de Tassy semble avoir concentré ses études sur un idiome spécial et bien peu connu encore en Europe, je veux dire l’idiome des Hindous. La traduction des œuvres du poète Wali et des Aventures de Kamrûp, dont l’intelligence fut aidée par la publication d’une grammaire, avaient été ses premiers travaux dans cette voie nouvelle ; aujourd’hui une histoire étendue de la littérature hindoui et hindoustani vient compléter ces différens essais et ajouter aux notions jusque-là si vagues et si peu déterminées que nous avions sur ce point.

Vers le XIe siècle, il s’est opéré dans la langue de l’Inde un mouvement tout-à-fait analogue à celui que l’on retrouve en France après le démembrement de l’empire de Charlemagne. L’idiome sacré des Védas fut remplacé par des idiomes nouveaux, comme la langue romane elle-même l’avait été par la langue des troubadours et la langue des trouvères. L’influence des conquêtes substitua à l’ancien langage de l’Inde, au nord, le dialecte urdû qui procédait du persan, et, au sud, le dialecte dakhni, né de l’occupation musulmane. De là un double développement linguistique, qui répond assez bien à nos littératures d’oil et d’oc, et dont il est important de recueillir et d’indiquer les monumens. Le célèbre indianiste Wilson avait déjà attiré l’attention sur ces productions et ces écrivains, dont M. Garcin de Tassy donne en ce moment l’histoire. La langue hindoustani prend d’ailleurs chaque jour une nouvelle importance, et, à l’heure qu’il est, son emploi dans l’Inde est presque général ; elle a remplacé le persan dans les tribunaux comme dans les documens officiels. Par malheur (et M. Garcin de Tassy me paraît glisser un peu légèrement sur un point qui diminue sans aucun doute l’importance de son travail), les ouvrages originaux n’abondent pas dans l’hindoustani, et c’est trop souvent au persan, au sanscrit, à l’arabe, que les écrivains de cet idiome demandent leurs inspirations. L’imitation est donc, d’abord, le caractère de la littérature hindoustani ; cette langue brille surtout par une manière tempérée et naturelle, et qui se tient aussi loin de l’enflure persane que de la fermeté un peu nue du sanscrit. Toutefois l’étude de ces productions est loin d’être sans profit pour l’histoire poétique et philosophique de l’esprit humain. Cette littérature a une saveur propre, une simplicité gracieuse et ornée, qui n’est point sans charme, à en juger du moins par les traductions de M. Garcin de Tassy. Romans, traités philosophiques, histoires, presque tout était écrit en vers, et ce qu’on rencontre le plus souvent, ce sont les Divân, espèces de recueils d’odes appelées Gazal et écrites sur une même rime, odes que l’on sait exister également en persan et en turc. En général, la poésie hindoustani a pour principal objet de populariser les doctrines les plus élevées de la théodicée et les hautes spéculations métaphysiques. Dans ce but, les allégories philosophiques abondent, et quand le poète, avec cette imagination orientale qui cherche les images dans ce que la nature offre de plus gracieux, dans l’arome suave des fleurs, dans l’épanouissement délicat des plantes les plus charmantes à l’œil, quand le poète, disons-nous, montre l’union de l’homme avec Dieu en des fables transparentes, il s’agit toujours du rossignol et de la rose, du papillon et du flambeau, du taon et du lotus.

L’ouvrage de M. Garcin de Tassy est encore incomplet, et la partie inédite doit offrir, selon nous, beaucoup plus d’importance que le volume aujourd’hui publié. Jusqu’ici, en effet, ce ne sont guère que des énumérations biographiques, que des notices, utiles sans doute, mais la plupart sans grand intérêt. L’auteur, il est vrai, a traduit çà et là quelques morceaux pleins de poésie, ou remarquables au point de vue de la philosophie ; mais l’ordre alphabétique nous paraît avoir été adopté à tort, et il eût été plus convenable, à notre sens, de ne pas s’abandonner ainsi au hasard inintelligent de l’alphabet, qui mêle incessamment et sans aucun ordre, sans qu’on puisse surtout suivre la génération des idées et des écoles, tous les hommes et tous les temps. Cela rend la lecture fatigante, et rompt à chaque instant l’attention. Si l’on objectait cependant que par là les recherches sont rendues plus faciles, on pourrait répondre qu’une table bien faite eût tout sauvé. L’anthologie que M. Garcin de Tassy nous promet pour son second volume, ces morceaux étendus et ces analyses, qui seront fort curieux sans nul doute, n’eussent-ils pas été bien mieux placés dans la biographie même des écrivains, et n’en eussent-ils pas corrigé à propos l’uniformité monotone ? Quoi qu’il en soit, cette estimable publication mérite les encouragemens de la critique et l’appui du monde savant.


Notices sur La Romiguière, Van-Praët, Vanderbourg, Parent-Réal, Tacite, etc.[7], par M. Daunou. — Nous avons, contre nos habitudes, négligé de parler de la dernière séance annuelle de l’Académie des inscriptions, et cet oubli n’était guère pardonnable, car il ne s’agissait pas moins que de deux lectures de M. Daunou : la première, sur Vanderbourg, l’éditeur, et pour quelques-uns l’auteur présumé des poésies de Clotilde de Surville, la seconde sur Van-Praët, le célèbre bibliothécaire. Heureusement ces Notices viennent d’être imprimées, et le nouveau public auquel s’adresse aujourd’hui M. Daunou aura pour ces solides et délicats morceaux des applaudissemens, peut-être moins bruyans, mais aussi sincères et plus durables que ceux des auditeurs de l’Institut. Rien de plus élevé et de plus simple à la fois que la biographie de Van-Praët ; c’est un modèle d’atticisme et de bon goût. Il y perce à toutes les pages comme un amour sincère des vertus du savant, comme une sympathie éclairée et sereine pour ceux qui évitent l’éclat et préfèrent modestement l’ombre. De plus une ironie, pleine d’aménités malignes contre les mauvaises passions du métier, anime à propos et aiguise ce calme récit. « Comment un si modeste genre d’études n’est-il point exempt de ces rivalités malfaisantes, dit excellemment M. Daunou à propos des pamphlets oubliés de l’abbé Rive contre Van-Praët ? On s’afflige plus qu’on ne s’étonne des querelles passionnées que de grands intérêts ou de hautes prétentions suscitent au sein de la république des lettres ; mais que l’époque ou d’autres circonstances d’une édition aient donné lieu à des controverses envenimées, à des contestations hostiles ; que des écrivains, d’ailleurs recommandables, aient pu étaler avec faste la découverte d’une date ou d’un prénom, et triompher avec un menaçant orgueil de quelques légères inadvertances, un tel égarement serait incroyable, s’il n’était attesté par trop d’exemples. M. Van-Praët est peut-être le seul bibliographe de profession qui s’en soit toujours préservé !… » Quelle insinuation fine et détournée, quel conseil opportun, même pour les archéologues, au milieu de l’Académie des Inscriptions ! Qu’en aura pu dire, par exemple, M. Raoul Rochette ? Lorsqu’on songe à ces mille querelles, souvent scandaleuses, à ces incroyables haines, des bibliothécaires à l’occasion d’un obscur manuscrit, des bibliographes pour l’année d’une édition, des érudits pour l’esprit rude ou doux d’un mot grec ; lorsqu’on reporte son regard à ces passions particulières, à ces envies étroites, sortes de maladies à part, sui generis, que développe chez un grand nombre l’assiduité aux dépôts de livres ou aux académies, on comprend la haute probité des paroles de M. Daunou, de cette spirituelle et ferme leçon de moralité scientifique que lui seul pouvait donner, et qui était si convenablement placée dans la bouche d’un savant illustre mêlé avec honneur depuis cinquante ans à tous les grands évènemens de la science et de la politique. L’Académie des Inscriptions s’est honorée elle-même en confiant à M. Daunou le titre de secrétaire perpétuel. Pour ne parler que des notices nécrologiques qui rentrent dans ces fonctions, qui eût su plus délicatement que lui mêler dans les biographies l’appréciation équitable et la convenance des éloges à l’impartialité nécessaire et supérieure du critique ? Il y a d’ailleurs un long compte à solder pour ces notices, et l’Académie des Inscriptions a derrière elle toute une génération de ses membres dont la biographie est en retard. Heureusement quelques noms sont devenus vite obscurs, et il sera permis de glisser rapidement sur des mémoires oubliées et peu dignes de réveil. Mais dans cette cinquantaine d’éloges qui manquent encore, M. Daunou trouvera aussi bien des figures modestes de savans à remettre dans leur jour, bien des souvenirs éclatans à évoquer. Comme Fontenelle, il suffira à cette tâche dont il s’acquitte avec un art sobre et consommé. Parmi les noms plus récens et vers lesquels son choix se trouvera incessamment porté, sans nul doute, il faut compter M. de Talleyrand. Rien ne serait plus piquant qu’une pareille séance.

La notice sur Vanderbourg donne à entrevoir la figure à demi dérobée d’un érudit ingénieux et quelque peu poète, qui contribua à introduire en France, avec discrétion, la connaissance de la littérature allemande. M. Daunou dit de ce sage critique ce qui s’appliquerait bien mieux encore à lui-même : « La rigueur de ses jugemens est inexorable, mais tellement tempérée par l’urbanité de l’expression, que ses censures ne sont plus que d’utiles conseils, de bons offices, et presque des hommages. »

En même temps qu’il relevait les bustes, déjà dans l’ombre, de Van-Praët et de Vanderbourg, M. Daunou consacrait aussi deux articles à ses anciens amis La Romiguière et Parent-Réal. Le morceau sur La Romiguière est excellent, et on y retrouve le caractère sain et élégant du style de M. Daunou. Oserai-je objecter cependant qu’à quelques rares momens, dans cette notice, l’illustre écrivain semble quitter un peu ce ton de parfaite modération qui lui est habituel ? À propos de doctrines philosophiques modernes, les mots d’insensées et de prétendues ne semblent plus dans la manière habilement réservée d’un sage qui sait si bien le doute, d’un écrivain qui sait si bien les détours. Dans la biographie de Parent-Réal, où M. Daunou a dignement rappelé un caractère recommandable, ne se serait-il pas exagéré à lui-même les difficultés de vivre sous la restauration dans je ne sais quelle petite ville de province ? Nous n’aimons pas plus que M. Daunou un régime hostile aux libertés publiques et aux sympathies générales ; mais ces expressions « d’intolérable, » de « temps mauvais, » ne sembleraient-elles point supposer des fureurs civiles ou un despotisme digne des époques les plus fatales de l’histoire de France ?

En somme, M. Daunou gagne à être un peu gêné ; cela le force à se montrer malin, et son esprit en triomphe avec charme sous les convenances imposées et jusque sous le décorum académique. Qu’on se rappelle, en effet, ce bel éloge de M. de Sacy et les sacrifices méritoires qu’il y a faits de certains préjugés du XVIIIe siècle ; qu’on lise surtout cette admirable biographie de saint Bernard, dans l’Histoire littéraire, biographie qui est un chef-d’œuvre de science étendue, de profondeur morale, et aussi de critiques détournées et fines.

La Vie de Tacite, composée pour être mise en tête de la traduction de l’historien dans la collection que dirige M. Nisard, fait souvenir des fermes et éloquentes pages, déjà consacrées par M. Daunou à ce grand peintre de l’antiquité. J’y admire, jusque dans les portions les plus succinctes, la sûreté et le goût d’une plume qui sait atteindre au complet du genre en se bornant. Qu’une telle vieillesse, dans sa perfection, est belle !

  1. National du 27 octobre et Débats du 28.
  2. Dumont, Palais-Royal.
  3. Ladvocat, place du Palais-Royal.
  4. Cherbuliez, rue de Tournon, 17.
  5. Tome I, in-8o, 1839 ; chez Baillière, 17, rue de l’École de Médecine, et à Londres, 219, Regent-Street.
  6. vol. in-8o, 1839, Imprimerie Royale, chez B. Duprat, rue du Cloître Saint-Benoît, 7.
  7. Chez Firmin Didot, rue Jacob, 56.