Revue musicale, 1er mars 1864

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REVUE MUSICALE.


La saison s’avance, et l’année s’écoulera probablement sans laisser un bien vif, souvenir dans les annales de l’art et surtout de la musique dramatique. Rien en effet ne s’annonce ; aucun homme, aucune œuvre ne s’élève au-dessus de l’horizon, et les théâtres, nous l’avons déjà dit, ne vivent que de leur ancien répertoire ; dont les chefs-d’œuvre sont bien souvent défigurés par une exécution misérable. Il faut avoir assisté à quelques représentations de Robert le Diable, des Huguenots, du Comte Ory, il faut entendre Zampa à l’Opéra-Comique et le Barbier de Séville aux Italiens pour se faire une idée de l’état où se trouve aujourd’hui le goût de ce public composite, qui remplit les salles de spectacle. Il ne juge plus, ce public formé d’élémens divers, où domine le voyageur des chemins de fer ; il s’amuse ou il s’ennuie de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, il se laisse aller à la sensation qu’il éprouve sans se soucier de l’apprécier en lui assignant un rang dans la hiérarchie des émotions qu’éveille l’art dramatique dans ses diverses manifestations. Il y aurait bien d’autres réflexions à faire sur un sujet qui touche à toute l’économie des plaisirs publics. Faute de mieux et pour varier un peu son répertoire, l’Opéra a donné le 19 février un nouveau ballet, la Marchera ou les Nuits de Venise, en trois actes et six tableaux. Le scenario est de M. Saint-George et de l’Italien M. Rota. La scène se passe à Venise, et voici sur quelle donnée quasi historique les auteurs ont bâti leur scénario. Dans l’année 1730, il y avait à Venise une célèbre danseuse qui portait le nom de la Zanzara. Elle était l’idole du public, qui accourait chaque soir au théâtre où elle produisait son merveilleux talent. La Zanzara, devenue riche grâce à la munificence de ses nombreux admirateurs, acheta un beau palais où elle recevait les premiers personnages de Venise. On dit qu’il se leva une rivale, une zingara de Bohême, qui parut sur la place de Saint-Marc le visage couvert d’un loup de velours noir qu’elle ne quittait jamais. Un jeune seigneur voulut un jour, à ce qu’il paraît, soulever le masque de cette ballerine mystérieuse qui excitait la curiosité générale ; mais la zingara se défendit en repoussant le téméraire par un coup de poignard qui aurait blessé grièvement le jeune seigneur ; mais ce qui paraît encore plus plaisant dans cette historiette, c’est qu’on aurait découvert, quelques années après l’événement, que la mystérieuse bohémienne était la Zanzara elle-même, qui, éprise d’un gondolier, se déguisait et se masquait pour voir avec plus de sécurité son obscur amant. Se non è vero, je ne me charge pas de prouver le contraire. Voici en quelques mots comment est distribué le scenario de MM. Saint-George et Rota. Le rideau se lève sur une place de Venise où une foule joyeuse attend Donato Rizzi, jeune peintre qui revient dans sa patrie après avoir été couronné aux concours de Rome et de Florence, Lorsque Donato traverse la place où ses amis se groupent autour de lui, il voit tomber à ses pieds un bouquet qu’une main invisible lui a jeté du haut d’une fenêtre. L’artiste ramasse le bouquet, et cherche du regard d’où peut lui venir ce témoignage de galanterie.

Après d’autres incidens sur lesquels il est inutile de s’arrêter, on voit arriver sur la place une troupe de bohémiennes commandées par une reine qui porte un masque en velours noir. Tout à coup elle aperçoit le jeune peintre occupé à reproduire les traits d’un pauvre vieillard qui mendie dans les rues. Curieuse comme le sont toutes les femmes, l’inconnue s’approche du peintre en lui disant : — Veux-tu faire mon portrait ? — Volontiers, répond l’artiste, pourvu que tu ôtes l’on masque. — C’est impossible. — Alors tu es laide, puisque tu crains de montrer ton visage. — Si tu veux absolument voir mes traits, réplique la ballerine, viens au rendez-vous que je vais te donner. Lorsque la nuit couvrira de ses ombres la belle Venise, tu suivras les gens que je t’enverrai, et que tu reconnaîtras à cette écharpe. — Et elle lui montre sa ceinture, qu’elle vient de détacher. Le peintre Donato va se trouver dans une position critique. Fils d’une famille honorable de bourgeois, il devait épouser sa cousine Marietta, à qui il était fiancé depuis son enfance. C’est entre ces deux femmes, Marietta et l’inconnue, que va s’engager une lutte violente qui est le nœud de la fable. Il nous suffira de dire qu’après une suite d’épisodes où la féerie intervient dans le jeu des passions d’une manière absurde, Donato finit par épouser sa cousine Marietta grâce au dévouement héroïque de la virtuose. Une scène charmante, et je dirai même touchante, est celle du bal masqué, à la fin du troisième acte. La danseuse Lucilla, touchée de la douleur de la pauvre Marietta, qui, par désespoir de se voir abandonnée par Donato, s’est jetée dans le canal, sacrifie son amour au bonheur de la jeune fille qu’elle vient de sauver. — Rassure-toi, mon enfant, lui dit-elle en la pressant contre son cœur, tu épouseras celui que tu aimes. — Mais, lui répond en sanglotant la jeune fiancée, peut-il m’aimer après vous ? — Il t’aimera, je le jure devant Dieu, — Voilà un mot bien éloquent pour une zingara. Quoi qu’il en soit, les deux femmes, déguisées avec le même costume et portant le même masque noir, se rendent au bal où doit se trouver Donato, à qui les deux rivales ont donné un rendez-vous particulier. Voilà le peintre au milieu de la foule, cherchant à reconnaître la personne chérie, et il s’approche d’un masque qu’il croit être Lucilla. Au moment où il prend la main de cette femme survient un masque tout à fait semblable, qui fait à Donato les mêmes signes d’intelligence. Ce jeu dure assez longtemps, et rien n’est plus comique que l’indécision du peintre, qui va de Charybde en Scylla, et qui ne sait à quel masque il doit promettre un amour éternel. Enfin, ceci est touchant, en embrassant, en étreignant contre son cœur tantôt l’une et tantôt l’autre de ces deux femmes, il sent tout à coup une émotion si profonde qu’il est persuadé que le masque qu’il tient pour le moment dans ses bras est celle qui l’aime le plus. À cette réflexion, elle ôte son masque, et Donato reconnaît Marietta, sa fiancée. — Voilà celle que tu dois aimer ! — dit la ballerine en se découvrant le visage. Pâle, tremblante et désespérée de ce grand sacrifice, elle se sauve, tenant à la main un laurier d’or que vient de lui remettre un grand admirateur de son talent, et elle s’écrie : « Plus d’amour ! L’art et la gloire, voilà ma seule pensée désormais ! » Avouons que Mignon, la divine zingarella, ne se serait pas mieux conduite que la Zanzara dans une pareille circonstance.

J’avouerai, en finissant cette analyse rapide, que le ballet est intéressant, et qu’il y a dans ces trois actes des situations dignes vraiment d’une œuvre d’art. Les décors sont beaux, les costumes très variés, et il y a parmi les tableaux qui se succèdent dans ces trois actes une scène vraiment originale : c’est le bal masqué de la fin, où apparaissent sous leur costume pittoresque tous les types de l’ancienne commedia dell’arte, les pierrots, les pantalons, les arlequins, les colombines, dont chaque groupe danse sur un rhythme particulier ; l’ensemble est gai et d’un effet vraiment comique. La musique, sans être bien distinguée de style, est facile, suffisamment colorée et bien rhythmée surtout, qualité indispensable dans l’accompagnement d’un ballet. C’est l’œuvre d’un compositeur italien très fécond, M. Giorza, qui a écrit la musique d’un grand nombre de ballets accueillis toujours avec beaucoup de succès en Italie. Quant à M. Rota, qui est le véritable auteur de la Maschera, c’est un artiste plus célèbre encore que le musicien, car, dans les nombreux scenario qu’on a représentés de lui, il a mis de la poésie et une entente habile de l’ordonnance de groupes dansans. L’auteur de la Maschera, qui se présente pour la première fois au public parisien, a produit un ballet : les Blancs et les Noirs, qui a été reçu avec enthousiasme dans toutes les grandes villes de l’Italie. Amina Boschetti, pour qui je crois a été tracé le rôle de la Zanzara, jouissait aussi d’une grande réputation dans son pays. C’est une femme d’une taille moyenne, bien prise et vigoureuse. Douée d’une physionomie mobile, elle exprime avec énergie et vérité les divers sentimens qu’elle éprouve, et sa pantomime vraiment italienne rappelle la ferme accentuation de la Ristori. Ceux qui n’ont pas peur de l’originalité et qui savent apprécier les forces vives de la nature dirigées par un art incontestable, ceux-là trouveront dans Mme Boschetti un talent curieux et piquant. Elle va, elle vient, elle bondit comme une lionne et retombe sur ses pieds solides avec une rapidité vertigineuse. Elle est aussi étonnante de précision quand elle se suspend au cou de son partenaire, M. Mérante, et quand elle exécute un point d’orgue d’entrechats, dont les mouvemens sont aussi serrés qu’un trille aigu de Mlle Patti ; mais ce que la cantatrice ne pourra jamais réaliser, c’est de courir à reculons sur la pointe de ses orteils et de faire ainsi des voltiges qui excitent l’étonnement même de cette minorité de la fashion qui juge en premier et dernier ressort les danseuses qui passent sur la scène de l’Opéra. Reconnaissons aussi que les plus célèbres danseuses qu’on a admirées à Paris depuis cinquante ans venaient de l’Italie. Mme Boschetti peut être classée parmi les danseuses réalistes qui rappellent un type de l’ancienne comédie dell’arte dont l’origine remonte aux atellanes, que les Romains avaient empruntées aux Étrusques. On voit par ces rapprochemens que la Zanzara de Milan vient de loin.

Le Théâtre-Italien a montré depuis quelque temps une activité dont il faut tenir compte à l’administration de M. Bagier, qui a compris qu’il faut bien des efforts pour relever une institution sur son déclin. Nous l’avons dit souvent : ce n’est pas le public qui manque à Paris gour faire réussir une entreprise d’art qui lui offre un plaisir certain. Voyez les concerts populaires de musique classique où se rendent, tous les dimanches, trois mille auditeurs, puisés dans toutes les classes de la société, pour entendre les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale ! N’est-ce pas là un signe éclatant des progrès immenses qu’a faits eh France cet art éminemment civilisateur ? Les sociétés consacrées à l’exécution de la musique instrumentale dans toutes ses formes sont très nombreuses à Paris, et toutes ont un public affidé qui chaque jour devient plus nombreux. Le Théâtre-Italien, auquel il faut revenir, a pu se convaincre aussi que l’exécution soignée d’un ouvrage connu obtient un succès fructueux et durable, parce qu’on ne se fatigue pas d’entendre un délicieux chef-d’œuvre comme Don Pasquale, où Mlle Patti est ravissante de naturel, de brio et d’espièglerie piquante.

Ce rôle de Norina a été écrit pour la Grisi, puissante et admirable cantatrice, auprès de laquelle Mlle Patti n’est qu’une enfant mutine. M. Mario, qui paraissait aussi dans ce rôle d’Ernesto qu’il a chanté jadis avec un charme que les femmes n’ont pas oublié, a retrouvé dans le duo et dans la délicieuse sérénade du troisième acte quelques accens émus que le public a salués comme un souvenir d’une époque incomparable dans l’histoire du Théâtre-Italien. C’est pour Lablache, Tamburini, Mario et même Grisi que Donizetti a composé Don Pasquale en 1843. Le rôle si difficile du vieil amoureux est rempli avec talent par M. Scalese, et M. Delle-Sedie est dans le personnage du docteur ce qu’il est partout, un chanteur de goût et un comédien intelligent. On a repris aussi tout récemment la Semiramide de Rossini pour les deux sœurs Marchisio, que nous avons vues sur la scène de l’Opéra il y a deux années. Depuis lors, elles ont beaucoup voyagé et chanté sur plusieurs théâtres de l’Italie. Elles viennent aujourd’hui directement d’Espagne, où, elles ont été fort appréciées, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque Mme de Lagrange y fait merveille avec une voix acérée et de faux transports. La nature a fait de ces deux filles de l’Italie, — elles sont nées à Turin, — un soprano et un contralto d’une inégale beauté, mais dont elles ont appris à fondre les timbres dans un harmonieux accord. C’est Barbara, le contralto, qui est montée la première sur la scène et débuta sur le théâtre de Madrid. Carlotta, le soprano, qui s’était vouée d’abord à l’étude du piano sous la direction de son frère, suivit bientôt l’exemple de Barbara, et toutes deux parurent ensemble au théâtre San-Benedetto à Venise. Quoi qu’il en soit de ces commencemens modestes des deux sœurs, elles sont aujourd’hui parvenues à une certaine célébrité. Carlotta. Plus grande et plus agréable, possède une voix de soprano fort étendue et d’une flexibilité naturelle que l’art a perfectionnée. Elle réalise sans trop d’efforts les difficultés vocales les plus compliquées, et les sons supérieurs sont aussi justes et presque aussi nourris que les notes de la partie moyenne de son échelle. C’est une artiste d’un vrai talent, mais elle manque un peu de passion. Elle chante en honnête femme qui ne veut pas éveiller de trop fortes émotions sur un public qui l’accueille du reste avec une juste estime. La voix de Barbara au contraire est un contralto fort inégal, dont les deux registres qui composent son clavier sont mal joints. Elle est d’ailleurs moins bien douée au physique que Carlotta, et elle ajoute à ce désavantage un défaut de prononciation qui rend sa voix plus sourde que ne l’a faite la nature. On ne sait vraiment dans quelle langue elle chante, et c’est aussi le reproche qu’on peut faire à Mme Meric-Lablache, qui, par ce défaut d’articulation, affaiblit une partie de l’effet que produirait son talent vraiment dramatique. Carlotta a chanté avec un très grand éclat l’air Belraggio lusinghiero, et dans le duo Eh ben ! elles ont été admirables par la perfection avec laquelle les deux voix s’unissent et se fondent en un accord ravissant. On leur a fait répéter ce duo, et si les autres chanteurs qui contribuent à l’exécution de ce grand ouvrage étaient moins médiocres, la reprise de Semiramide aurait eu plus de succès. M. Agnesi, qui est un Belge, je crois, a été chargé du rôle d’Assur. M. Agnesi, qui a une grosse voix de basse assez étendue,-ne sait pas encore s’en servir, et il a grand besoin d’étudier l’art de phraser, qu’il paraît ignorer. Je mentionnerai seulement le nom d’une cantatrice émérite, Mme Spezzia, qui a débuté dans il Trovatore, où elle a crié tant qu’elle a pu, car sa voix ruinée ne lui permet plus de chanter. Enfin le Théâtre-Italien a repris aussi Marta, de M. de Flottow. Nous l’avons déjà entendue plusieurs fois, cette musique agréable, qui manque absolument de style et d’originalité. Mlle Patti a chanté la fameuse romance de la Rose avec une simplicité d’accent qui a étonné et charmé le public. M. Mario est aussi agréable à voir et à entendre dans le rôle de Lyonnell, et en général l’opéra de M. de Flottow est assez bien interprété.

P. Scudo.