Revue musicale — 30 avril 1841

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REVUE MUSICALE.

Enfin, l’Opéra s’est décidé à sortir de l’inaction où les maîtres de la scène s’obstinent à le laisser languir depuis si long-temps. Après sept mois de travaux excessifs et d’efforts gigantesques, l’administration de l’Académie royale de Musique a mis au jour dans un accouchement des plus laborieux, un opéra en deux actes de M. Ambroise Thomas. On le voit, si jamais l’apologue de la montagne en mal d’enfant eut son application, à coup sûr c’est ici. N’importe, l’Opéra vient de donner signe de vie, au moins les pulsations se font encore sentir de loin en loin dans cet énorme corps ; vous disiez que c’était la mort, ce n’est que la léthargie ; attendez. Un opéra en deux actes, voilà certes qui va bien confondre la critique, et la commission des théâtres royaux ne manquera point de battre des mains en face d’aussi glorieux résultats ; d’autres diront peut-être que deux actes (deux actes de cette espèce) sont, après tout, fort peu de chose, que la pièce pourrait être meilleure et moins inconvenante, la musique plus originale. Pour nous, nous ne voyons en cette affaire qu’un précédent ingénieux et capable de porter les plus beaux fruits. En effet, il s’agissait de prouver que le concours des maîtres est ce qu’il y a au monde de moins nécessaire à un théâtre lyrique, et que, puisque MM. Meyerbeer, Auber et tant d’autres s’obstinent à refuser d’intervenir tant que durera ce régime, on peut à merveille se passer d’eux, tout comme on se passe de Mlle Loewe et de Mlle Pauline Garcia, de Taglioni et de Fanny Elssler. Le beau mérite, en vérité, d’attirer le public avec des chefs-d’œuvre et de grands artistes, avec Robert-le-Diable et Nourrit, les Huguenots et Mlle Falcon ! L’idéal d’une première scène vraiment royale, c’est de n’avoir ni musique ni sujets, et de faire, avec cela, salle comble. Sur le premier de ces deux points, nous avouons que l’administration actuelle de l’Opéra n’a pas le plus petit reproche à se faire ; reste maintenant le second.

Si quelqu’un ignorait encore par hasard les relations pleines de froid qui existent à cette heure entre M. Scribe et l’Académie royale de Musique, la pièce de Carmagnola suffirait pour l’en instruire. En effet, c’est bien là une pièce d’ennemi, du plus malin et du plus redoutable qui se puisse imaginer, d’un ennemi qui en veut à votre bourse, et qui d’avance a juré qu’il la viderait ou du moins l’empêcherait de se remplir. Jamais action plus insipide, jamais parade plus drôlatique ne fut donnée sur un théâtre sérieux ; qu’on s’imagine un comte de Boccace, moins la grace, l’esprit, l’invention et le style, la gravelure dans toute sa déplaisante crudité. Le comte Carmagnola convoite la femme du gouverneur d’une citadelle italienne, d’un de ces gouverneurs cousins de Shaha-Baham, et dont la race avait disparu depuis le fameux bailli du Rossignol. Or, il s’agit de savoir si le comte arrivera à ses fins, s’il enlèvera la femme au nez du gouverneur qu’il entoure de tous les soins affectueux usités en pareille circonstance. Chaque fois que le comte Carmagnola sort ou qu’il entre, il n’a garde de vous laisser ignorer où il va ni d’où il vient. La femme du gouverneur cèdera-t-elle, la beauté sera-t-elle moins inhumaine ? là réside toute la question ; c’est uniquement pour cela que les violons s’assemblent, que les chœurs chantent faux, et que M. Massol vocifère à tue-tête. Quelle inimitié profonde, irréconciliable, il faut que M. Scribe porte à l’administration actuelle, pour qu’il ait pu se décider à lui jouer une pareille pièce, lui, l’auteur du Philtre, de la Bayadère, du Comte Ory, et de tant d’autres aimables inventions qui ont fait fortune !

Le nom de M. Thomas, que d’ailleurs plus d’un succès honorable recommande, ne s’était point produit encore à l’Opéra, si ce n’est à l’occasion d’un ballet, de la Gipsy ; et franchement, dans l’intérêt de son avenir, le jeune musicien aurait dû s’en tenir là, ou du moins ne tenter l’aventure qu’à bon escient. Plus une épreuve est décisive, plus il importe de calculer d’avance toutes les chances d’en sortir avec honneur. Voilà malheureusement ce que les jeunes compositeurs ne sauraient comprendre de notre temps. Dans la fureur qui les possède d’être joués à l’Académie royale de Musique, ils passent par-dessus toutes les conditions qu’on leur impose, si funestes et si désastreuses qu’elles soient. Une pareille gloire les fascine tellement, qu’il leur semble qu’on a tout dit lorsqu’on a prononcé le nom de Mme Dorus ou de Mlle Dobrée, et que disposer pendant deux heures du gosier de M. Alizard leur paraît quelque chose de merveilleux. Cependant les obstacles s’amoncellent, les tribulations se multiplient, la dernière illusion se dissipe au lever du rideau, et c’est quand il n’y a plus moyen de revenir sur ses pas qu’on s’aperçoit de l’imprudence qu’on a faite. Et vous avez beau dire, vous n’empêcherez jamais cette fureur d’aller son train ; les exemples que vous citerez ne serviront qu’à enflammer l’émulation de nouveaux concurrens ; autant de lauréats, autant de victimes : laissez-les faire, et vous les aurez bientôt vus, l’un après l’autre, pauvres papillons éclopés, venir se brûler le bout des ailes au lustre de la rue Lepelletier. On n’a certainement point oublié le Perruquier de la Régence, le Panier fleuri, la Double Échelle surtout, la première et, selon nous, la meilleure partition de M. Thomas. Il y avait dans ces petits motifs heureusement trouvés, dans ces ariettes de bon goût et d’une expression parfois mélancolique, dans ces jolies phrases, comme un souvenir du vieux temps, comme un écho rajeuni de Dalayrac ; et ces facultés instinctives, modifiées avec toute convenance, auraient pu, aujourd’hui que chacun vise au grandiose et que les plus médiocres cerveaux prétendent fraterniser avec Beethoven, auraient pu, disons-nous, faire à M. Ambroise Thomas une place originale, une place à part dans la musique contemporaine. C’est avec regret que nous avons vu M. Thomas abandonner sa première manière et se jeter corps et ame dans l’imitation de Donizetti, lui qui pouvait si facilement aspirer à recueillir un jour l’héritage d’Auber. Mais le moyen de ne pas faire comme les autres ! le moyen, quand on possède en soi un grain d’originalité, de ne point aller le délayer dans la cuve commune où s’élaborent les grands chefs-d’œuvre du siècle ! C’est quelque chose pourtant que l’instinct mélodieux, n’en eût-on que la somme qu’il en fallait pour écrire la Double Échelle et le Perruquier de la Régence. Il n’y a dans le Comte Carmagnola qu’un morceau, qu’une phrase, le duo d’amour du second acte ; et cette idée pleine de charme et de sentiment, c’est à son inspiration naturelle, à son inspiration d’autrefois, que M. Thomas la doit. Pourquoi, lorsqu’on peut trouver dans son propre fonds de semblables motifs, chercher à se traîner à la suite des autres ? pourquoi surtout ne pas savoir attendre l’occasion favorable de se produire et tenter le sort en d’aussi malheureuses conditions ?

Arrivons au bénéfice de Duprez ; cette fois au moins on ne dissimulait pas ses prétentions. Que sert la modestie dans un temps où l’outrecuidance et la vanité sont de mise ? Rengorgeons-nous donc tant que nous pouvons, payons d’audace et d’amour-propre, et, si petits que la nature nous ait faits, dressons-nous sur nos talons, levons la tête, et faisons mine d’avoir six pieds de haut. Il s’agissait donc de jeter un défi dans les règles au Théâtre-Italien, de porter à ces pauvres virtuoses que vous savez une botte dont aucun d’eux ne se relevât. Au fait, les Italiens nous assomment ; pourquoi souffririons-nous plus long-temps ces oisifs de la musique, ces parasites de l’art qui nous imposent des contributions énormes, quand nous avons sous les mains de quoi les remplacer ? Est-ce que Mme Dorus-Gras ne vaut pas la Persiani, par hasard, Mme Stolz la Grisi, et M. Massol n’est-il pas fait pour en remontrer à Rubini ? Les merles chantent mieux que les rossignols, qui en doute ? Malheureux théâtre, le vertige le prend, la tête lui tourne, et c’est quand il ne peut même pas suffire à son répertoire, le plus monotone de tous les répertoires, que l’idée lui vient d’empiéter sur le domaine d’autrui et de s’aventurer dans une lutte à outrance avec des chanteurs dont le souvenir seul ruine d’avance par le ridicule toute entreprise de ce genre. Voyez cette affiche : Otello, Lucia. Ô Rubini, Tamburini, Giulia Grisi, Fanny Persiani, où donc étiez-vous samedi ? C’était cependant bien le cas de passer le détroit pour venir assister à cette parodie de toutes vos magnifiques soirées de Favart et de l’Odéon, à cette admirable parodie, taillée jusqu’aux moindres détails sur le patron du chef-d’œuvre. Rien n’y manquait, ni les pluies de fleurs, ni les petits billets qu’on vous jette à tout instant, illustres virtuoses, pour vous demander quelque duo, quelque cavatine en dehors du programme. Il y avait même des couronnes de laurier. Nous en avons compté deux, une pour M. Duprez, l’autre pour Mme Stoltz, couronnes qui ne laissaient pas de rappeler un peu celle que Potier colportait si plaisamment sous sa veste dans le Bénéficiaire. En fait d’ovations glorieuses au théâtre, parlez-moi des couronnes ; au moins avec celles-là, on sait à quoi s’en tenir. On se les fabrique soi-même le matin, en famille, dans son cabinet ou son boudoir ; puis à l’heure dite, au signal convenu, vous les voyez tomber à vos pieds : pour les bouquets, c’est différent ; il y a, dans ces gerbes de fleurs qu’une salle entière jette aux comédiens, quelque chose de spontané, d’unanime et d’imprévu, que l’enthousiasme seul provoque et qui ne saurait être préparé d’avance. Mais la couronne, c’est le triomphe organisé, la vapeur appliquée au succès, le dernier terme en un mot de la civilisation dramatique !

Le spectacle commençait par le premier acte du Barbier, c’est-à-dire par ce qu’on avait de meilleur à produire. Barroilhet, dans l’air de Figaro, a réalisé tout ce qu’on pouvait attendre du chanteur le plus intelligent, le plus consommé, le plus rompu aux mille artifices, aux mille roueries du chant italien. Quelle verve, quel entrain, quel brio ! Depuis Pellegrini, jamais on n’avait assisté à pareille fête. C’était débuter à merveille, et certes, il faut l’avouer, avec un ténor et une prima donna de la trempe du baryton, la soirée aurait bien pu avoir son côté sérieux. Mais patience. Comme on ne pouvait se passer de Barroilhet, on s’était arrangé de manière à l’évincer à temps. À huit heures et demie, c’est-à-dire à l’heure où le véritable public vient, tout était fini pour le virtuose italien. Dans la nécessité où l’on s’était vu de faire appel à son talent, on avait combiné les choses de façon à le reléguer dans les évolutions sans conséquence du prologue. Duprez était un bénéficiaire trop discret pour oser demander à son camarade quelque intermède de son répertoire, la scène de Torquato Tasso par exemple. Nous parlions de Pellegrini tout à l’heure ; c’est qu’en effet on ne peut s’imaginer à quel point Barroilhet rappelle ce chanteur dans Figaro, et cela non-seulement dans la vocalisation et ce qui touche à la musique, mais jusque dans sa manière de dire ou plutôt de jeter le récitatif. C’est la même aisance, le même geste vif et dégourdi, le même aplomb imperturbable, et franchement nous ne savons pas de meilleur éloge à lui faire. Rossini eût retrouvé là son Figaro d’il y a vingt ans. Mme Dorus a chanté la partie de Rosine en cantatrice française bien apprise, en virtuose irréprochable, qui se garderait bien de méconnaître la valeur d’un point d’orgue noté par Bordogni. Aux Italiens, c’est Mme Albertazzi qui joue ce rôle, et qui se charge de provoquer les frémissemens de la salle avec cette jolie cavatine de Una voce poco fa. Aviez-vous jamais soupçonné que Mme Albertazzi fût une grande cantatrice ? Il paraît cependant qu’il faut le croire. Qu’on doute ensuite de la puissance de certains parallèles ! Nous nous taisons sur Duprez dans le premier acte du Barbier. Vouloir chanter le même soir à quelques momens de distance, la partie d’Almaviva et celle de Ravenswood, c’était s’imposer une tâche extravagante. Duprez sait fort bien que son organe n’est plus dans les conditions où il se trouvait autrefois, lorsqu’il chantait à l’Odéon le rôle du comte. La voix de Duprez, en se transformant par la violence et le travail, a dépouillé son premier caractère. Ce qu’elle a gagné en puissance, en largeur, elle l’a perdu en agilité. Quand Duprez chantait jadis le comte Almaviva ou don Ottavio, il ne lui serait pas même venu à la pensée de prétendre aborder l’Arnold, de Guillaume Tell ou l’Edgar de la Lucia. Aujourd’hui que toute sa puissance réside dans la force de l’émission et dans le style, la moindre vocalisation l’embarrasse, le trait le plus simple lui devient inextricable. Les choses ont leurs conséquences. Joindre l’agilité à la puissance, chanter Otello et le comte Almaviva, Arnold, et don Ottavio, c’est tout simplement un prodige qui ne se révèle que chez certaines natures exceptionnelles ; et, quand on a le malheur de ne point s’appeler Rubini, il faut opter. Dans le duo du Barbier, Duprez faisait peine à entendre. On sentait qu’il était au supplice ; il suait sang et eau pour ralentir le mouvement comme à son ordinaire, et Barroilhet le menait un train de poste. Enfin ils sont arrivés au but, l’un essoufflé, rendu, l’autre vaillant et prêt à recommencer. On devine à qui se sont adressés tous les applaudissemens, tous les honneurs ; ç’a été comme dans le trio de la Favorite.

Venaient ensuite les deux derniers actes de la Lucia ou plutôt de Lucie de Lammermoor, car c’est à la traduction que nous avions affaire ; la parodie avait un élément de plus. M. Massol s’avance vêtu de noir, comme il convient à lord Ashton, puis Duprez en Ravenswood éploré, en mélancolique héros qui revient de l’exil et ne se donne pas le temps de secouer la poussière de ses habits. À voir le grand chanteur ainsi perdu dans l’immensité de sa chaussure, on dirait d’abord le petit Poucet dans les bottes de sept lieues : mais écoutez, il chante, et c’est l’ogre. Quels poumons ! quels transports ! quelles furieuses clameurs ! Ajoutez que M. Massol ne perdait pas son temps et faisait de la besogne à sa manière. Jamais nous n’avions assisté à pareils exploits. Ce que nous connaissions de plus fort en ce genre, l’unisson du fameux duo des Puritains, ne serait en comparaison qu’une petite musique douce et flûtée, qu’une ariette exhilarante à chanter dans l’alcôve d’un malade. Il faudrait remonter aux vieilles traditions de l’Opéra pour se faire une idée du terrible assaut que les deux athlètes se sont livré ce soir-là. — Cependant les chœurs s’assemblent et chantent à tue-tête cette magnifique phrase que les cuivres accompagnent avec tant de puissance. Et quand M. Alizard, en soutane noire, leur a bien raconté, d’une voix qui pourrait être plus juste, toutes les infortunes, tous les égaremens de la malheureuse Lucia devenue folle, la jeune fille paraît. Voici encore Mme Dorus, mais cette fois plaintive et gémissante, les cheveux en désordre, le regard fixe, toute pâle, toute blanche comme une ombre, hélas ! l’ombre de la Persiani. Mme Dorus a chanté cette scène avec assez de précision et de netteté. Sans s’élever jamais à des effets bien hauts, elle a su, d’un bout à l’autre, se maintenir dans une attitude honorable. Mme Dorus ne dispose pas de moyens très-puissans, chacun le sait ; la flamme et l’inspiration des grandes cantatrices lui manquent, et, quoi qu’elle fasse, le maître et le calcul ont toujours passé par là. Mais, au moins, chez cette virtuose, jamais rien d’incorrect ne vous heurte, et quand vous la voyez s’engager dans un pas, si difficile qu’il semble, vous êtes sûr qu’elle en sortira, sinon avec gloire, du moins sans encombre. Je n’en veux d’autre preuve que cette scène de la Lucia qu’elle a dite avec conscience, application et bonne foi. C’était mieux que Mme Thillon, c’était convenable. Et si l’on excepte les gammes chromatiques de la fin, où l’intonation et la mesure l’ont tout à coup trahie, Mme Dorus n’a failli devant aucun trait ; encore est-ce plutôt à l’orchestre que les reproches doivent s’adresser. Mme Dorus combine avec tant de soins tous ses effets, il y a dans le mécanisme de sa voix tant de précision ponctuelle et d’économie, que, lorsqu’un accident survient, c’est toujours à quelque circonstance extérieure qu’il faut l’imputer. À quoi pensait donc l’orchestre, qu’il a fallu par deux fois que la cantatrice se mît à lui battre la mesure des pieds et des mains pour le remettre dans le mouvement ? M. Habeneck ne dirigeait point ce soir-là, et jamais absence ne fut plus vivement regrettée. On s’attendait certes de toutes parts à voir ce défi porté aux illustres virtuoses italiens, cette incartade de peu de goût tourner au détriment des chanteurs de l’Opéra ; mais qui se fut avisé de croire que l’orchestre et les chœurs fléchiraient, eux aussi, dans une lutte semblable ? Nous n’en dirons pas davantage sur l’orchestre, dont il faut sans doute attribuer les égaremens à l’indisposition du chef expérimenté qui le gouverne d’ordinaire ; mais comment ne pas s’élever contre la manière déplorable dont les chœurs ont été exécutés ? et cependant nous ne pensons pas que personne ait envie de se récrier sur la difficulté des chœurs de Donizetti. Nous ne voyons là qu’un symptôme de plus de la décadence où s’en va l’Opéra de jour en jour. Il fut un temps où les chœurs étaient une des gloires de l’Académie-royale de Musique, un temps de richesse et de magnificence où le directeur, pénétré de la grandeur de notre première scène lyrique, ne reculait devant aucun sacrifice pour rendre cette partie de l’exécution capable de satisfaire les exigences les plus hautes. Alors Dérivis, Wartel, Alizard, Massol, Ferdinand Prévost, ne dédaignaient pas de se mêler aux ensembles ; alors, pour transformer en simples choristes des chanteurs ayant presque tous droit à des feux, on payait à prix d’or le finale de Don Juan. Hélas ! que sont devenus ces temps ? La confusion et la désuétude règnent partout aujourd’hui. Ce n’est plus le personnel qui alimente les chœurs, mais les chœurs qui se dédoublent pour fournir des sujets à la troupe. M. Ferdinand Prévost crée des rôles, M. Massol ténorise sur le premier plan ni plus ni moins que Barroilhet ; Wartel, découragé, se voue à Schubert, qu’il interprète comme on ne l’a plus fait depuis Nourrit, et les chœurs, dépossédés des chefs vaillans qui les menaient au succès, les chœurs se traînent misérablement dans la dissonance et la ruine.

Duprez chante la dernière scène de la Lucia avec cette largeur de style, ce pathos éloquent qu’il met dans tout ce qu’il récite. Dans l’adagio, il est admirable. Vous le voyez arrondir sa phrase savamment, en élaborer le moindre contour avec un soin minutieux ; c’est le modelé de la statuaire transporté dans l’art de Garcia et de Rubini. Il en résulte bien par instans quelque monotonie, quelque froideur, et toute cette plasticité musicale est loin de vous aller à l’ame comme la note expansive du ténor italien. Cependant il y a des effets qu’on ne saurait méconnaître dans ce style dont le grand chanteur abuse et qu’il met partout, faute de mieux. — Avec la cabaletta, les conditions changent. Il ne s’agit plus ici de polir des sons, mais tout simplement d’avoir dans la voix du pathétique et du naturel, de trouver en soi la corde sublime, la corde qui pleure, comme disent les Italiens de Bellini. Dès-lors toute comparaison avec Rubini devient impossible. Et cependant, on ne saurait le nier, chez Duprez, l’art est plus grand. Comme il compose son jeu ! Comme il s’arrange habilement pour mourir ! Comme il règle son intonation et la mesure sur les convenances dramatiques ! Rubini, lui, ne fait rien de tout cela, il chante comme il peut, à la fortune du moment, au hasard de l’inspiration ; à la reprise de la phrase, lorsqu’il vient de se frapper à mort, si sa voix dimine, ce n’est point calcul de sa part, c’est qu’il sent ainsi ; vous ne voyez plus devant vos yeux le comédien, mais l’homme, l’amant de Lucia, que les sanglots suffoquent et qui donne à son désespoir, à sa mélancolie, aux suprêmes élans de sa tristesse une expression sublime. C’est peut-être la cinquième fois que Duprez chante à Paris cette scène de la Lucia, et jamais, nous l’avouons, il n’avait produit moins d’effet dans la cabaletta. Mais lorsqu’on peut chanter cette musique dans sa langue originelle, dans cette harmonieuse langue italienne qui lui va si bien, pourquoi se donner les airs d’aller adopter une traduction ? Pour ceux qui, comme nous, se trouvaient encore sous le charme des impressions toutes récentes de Rubini, cette transformation du texte avait quelque chose de choquant, de bâtard et de si prodigieusement saugrenu, que l’oreille finissait par ne plus reconnaître les mélodies. Mais la véritable dupe en cette affaire, c’était Duprez. Il fallait voir comme ces périodes longues et diffuses l’embarrassaient dans ses moindres mouvemens, comme sa voix demeurait empétrée à tout instant dans cette glu visqueuse ! Ainsi :

Rispetta al men le ceneri
Da qui moria per te
,

devenait :

Respecte au moins, femme sans foi,
La tombe de l’amant qui sut mourir pour toi.

Plus loin :

Bell’alma inamorata, etc.,

assemblage de mots charmans, pleins d’harmonie et de douceur, se changeait en ceci par exemple :

De mes jours fleur parfumée,
Sur nous la terre est fermée, etc.

Puis c’étaient le triste mausolée, l’herbe sur la tombe isolée, remplaçant toutes ces divines paroles italiennes si faciles à chanter, à comprendre, et qui sont elles-mêmes une mélodie de plus dans la musique. Nous ne prétendons pas faire ici le procès de la traduction française de Lucia di Lammermoor ; il se peut que ce soit là une œuvre littéraire excellente, et notre blâme ne porte que sur la maladresse de Duprez, à qui du reste ses excentricités n’ont guère réussi ce soir-là.

Nous touchons au morceau le plus curieux de la représentation, au troisième acte d’Otello ; l’orchestre joue cette morne et sublime ritournelle que vous savez ; la toile se lève. Voici bien Desdemona, Mme Stoltz. Jusque-là nous n’y voulions pas croire ; plus de doute cependant. Cette fois l’affiche aura dit vrai, par hasard. La plaisanterie ira son cours. Mme Stoltz veut absolument qu’on l’inscrive au livre d’or des grandes cantatrices. Ô Pasta, Malibran, Sontag, Giulia Grisi, vous toutes qui avez chanté Desdemona, vous toutes qui vous êtes associées de l’ame et de la voix à cette inspiration de Shakespeare et de Rossini, à ce glorieux chef-d’œuvre de la poésie et de la musique ! ouvrez vos rangs, car une harmonieuse sœur vous est donnée, car la grande cantatrice de l’Opéra va prendre place en votre olympe, et la harpe de Desdemona dans les mains, les cheveux dénoués, les regards baignés de pleurs tragiques, Mme Stoltz vient s’asseoir parmi vous sous le saule, a l’ombra del salice. — Mais parlons du récitatif de Desdemona. Que de mélancolie profonde il y a dans cette musique du grand maître ! comme cela soupire la douleur et la plainte ! comme cette phrase entrecoupée, où les souvenirs d’Isaure se mêlent à des pressentimens de mort, sert d’admirable introduction, de prolégomène à l’élégie du Saule, chant sublime, véritable chant de cygne s’il en fut ! Mme Stoltz a dit cette mélodieuse rêverie sans aucune intelligence du sentiment élevé qu’elle renferme, s’arrêtant en dépit de la mesure, continuant de même, gesticulant à faux (sans doute pour que son geste se trouvât en parfaite harmonie avec sa voix), et prouvant par ses inflexions et sa pantomime qu’elle ne comprenait pas un mot aux paroles. Il semblait que c’étaient pour elle autant d’hiéroglyphes, presque de la musique. Il fallait entendre cette prononciation ! Jamais la langue de Pétrarque et de Cimarosa, de Rubini et de Giulia Grisi, n’eut à soutenir si rude assaut. C’était sans doute la première fois de sa vie que Mme Stoltz chantait de l’italien, et voilà ce qu’on devait faire savoir au public, qui, à cette considération, se fût montré plus indulgent. Mais silence : écoutez dans l’orchestre ces harpes qui préludent. Ici le sérieux s’arrête, et commence au cœur même de la tragédie un intermède comique des plus divertissans. Mme Stoltz, dans son ignorance profonde de la langue italienne, ne saurait en pareille occasion se passer de l’aide incessante du souffleur. Or, au moment de chanter le Saule, notre prima donna s’aperçoit qu’elle s’est placée trop loin, et que les paroles du mystérieux soupirail n’arrivent que peu distinctes à son oreille. La situation devenait grave, il s’agissait dès-lors ou de s’exposer à rester en suspens faute d’un mot, au beau milieu d’une gamme chromatique, ou d’avancer de quelques pas. Mais la romance du Saule se chante assise, et le fauteuil qu’on avait mis là se trouvait être une masse énorme de charpente et de peinture, un de ces meubles gothiques de l’invention de M. Duponchel, machine rude à mouvoir, comme on se l’imagine. N’importe, on se décide à tenter l’entreprise. Mme Stoltz prend un bras du fauteuil, Mlle Elian saisit l’autre, et le meuble gigantesque, grace aux efforts combinés d’Emilia et de Desdemona, s’avance pompeusement jusqu’à la rampe. En face d’une mise en scène aussi originale du troisième acte d’Otello, le sérieux était chose difficile à garder. On rit de l’aventure, on s’en égaie, et Mme Stoltz entonne la romance de la Malibran.

Le troisième acte d’Otello a ce caractère particulier, que, du commencement à la fin, tout s’y trouve noté, fixé, déterminé. Il y a déjà pour cette musique une tradition comme pour les tragédies de Corneille. On attend l’acteur au qu’il mourût. Tant de grandes cantatrices n’ont pu traverser le chef-d’œuvre sans y laisser des marques de leur passage. On se plaint de ce que les comédiens meurent tout entiers sans que le monde conserve rien d’eux après leur mort ; mais les comédiens ont les chefs-d’œuvre pour dépositaires de leur gloire, les chefs-d’œuvre, impérissables musées où chaque maître illustre suspend à son tour ses inspirations. Prenez le troisième acte d’Otello ; la Pasta et la Malibran ne vivent-elles point dans cette musique ? trouvez-vous là un effet, une note, qui ne vous les rappellent au point que vous croyez les entendre encore et les voir ? Je dis plus, ces femmes de génie, ces virtuoses de haut rang, ont agrandi la conception du maître de toute la puissance de leur nature. Quelque chose de leur voix, de leur style et de leur ame, a passé dans cette musique en la vivifiant, et désormais il existe entre elles et le chef-d’œuvre de Rossini une solidarité indivisible. Ici c’est la Malibran, pathétique jusqu’au sublime dans le récitatif et la romance ; plus loin c’est la Pasta, si dramatique et si noble dans les derniers reproches qu’elle adresse au Maure. Çà et là, mais dans un jour plus modéré, passent sous vos yeux la Sontag et la Grisi. Quoi que vous fassiez, vous n’échapperez pas à cette influence, à ces souvenirs qui sont des traditions et circulent désormais dans le torrent de cette musique. Et dire que Mme Stoltz n’a pas compris ces vérités, et qu’elle a voulu à toute force s’aventurer dans le domaine du génie, elle cantatrice d’un jour, elle sans expérience ni vocation, et se fourvoyer à travers ces empreintes profondes qu’elle ignorait et qui n’ont servi qu’à provoquer sa chute !

Cependant, comme toutes les calamités, les fausses notes ont leur terme ; Desdemona se retire, et, lorsque le rideau de son alcôve s’est abaissé, Otello survient. Duprez a récité tout ce magnifique monologue d’entrée en déclamateur habile, trop habile sans doute, car, à force de chercher uniquement le style, à force d’accentuer la phrase avec affectation, de tout sacrifier, jusqu’au mouvement dramatique, à je ne sais quelle pompe doctorale et pédantesque qu’il exagère à mesure que sa voix disparaît, le grand chanteur a fini par devenir d’une monotonie insupportable. Deux choses, en ce moment, paraissaient surtout préoccuper Duprez au plus haut point : son style d’abord, puis son costume, véritable équipage d’Hadjoute ou de Bérébère. C’était merveille de le voir se complaire avec amour dans sa double nature de grand chanteur et d’Africain parfait. Comme il sculptait chaque phrase, comme il en caressait les moindres tours ! Et d’autre part comme il se drapait noblement dans son ample burnouss ; comme il jouait avec la lame de son bon poignard de Damas, poignard démesuré, gigantesque, et qui n’avait que le tort de rappeler le trop célèbre mot de Cicéron ! Jamais plus grand chanteur n’eut la face plus noire et le manteau plus blanc. Si c’était un défi de costume que Duprez ce soir-là voulait porter à Rubini, Duprez a triomphé, et personne sans doute ne lui contestera cette gloire. Auprès de tant de luxe, de vérité, de caractère, auprès de ce roi de Maroc et de Tunis, de ce bey de Titteri et de Mascara, Rubini, avec sa veste brodée, son pantalon de mameluck, son turban feuille morte, Rubini n’est qu’un jongleur indien, qu’un bateleur de la trempe de Garcia. Malheureusement, et quoi qu’on en puisse dire, à l’Académie royale de Musique, le burnouss ne fait pas l’Otello, pas plus que l’habit ne fait le moine. — Quant au dernier duo, nous lui devons des actions de graces pour avoir mis fin à cette malheureuse et trop longue parodie du Théâtre-Italien. On sait quel chef-d’œuvre est ce morceau ; comme cela s’anime et s’emporte ! comme le maître a rendu cette action terrible de jalousie et de mort, ce drame ténébreux qui se consomme au fond d’une alcôve, au milieu des éclairs et de l’orage ! Il faut, pour exprimer cette scène, la dernière de la tragédie et la plus véhémente, cette scène toute de paroxisme et de frénésie d’une part, de l’autre de terreur et de mélancolique désespoir, il faut non-seulement une grande passion, une voix sublime, mais encore une force physique surhumaine. Or, en arrivant là, Duprez succombait ; à peine si dans les premières mesures on l’entendait au-dessus de l’orchestre. Pour ce qui regarde Mme Stoltz, franchement il vaudrait mieux n’en point parler. Que dire, en effet, de cette intonation, de ce style, de cet aplomb imperturbable, de cette sérénité radieuse que nul écart ne déconcerte ? Mme Stoltz n’a certainement jamais entendu ni la Pasta, ni la Malibran, ni la Grisi, dans ce rôle de Desdemona. Où donc la cantatrice de l’Opéra a-t-elle pu trouver cet accent vulgaire et trivial qu’elle donne à ces mots de perfido, ingrato, à cette apostrophe suprême que la Malibran disait avec une si déchirante expression de tendresse et de reproche ? Et cette phrase de Iago, un vile traditore, ce dernier cri de l’épouse courroucée, où la Pasta se montrait si fière et si noblement indignée, de quel ton Mme Stoltz l’a rendue ! En vérité, de semblables erreurs ne se discutent pas, et nous oublions que ni la Malibran ni la Pasta n’ont rien à voir en cette affaire. Et c’est une cantatrice de ce rang que l’administration propose à M. Meyerbeer, comme s’il pouvait entrer dans la pensée de l’auteur des Huguenots et de Robert-le-Diable de laisser aux chances d’un pareil hasard une de ses œuvres lentement élaborées qu’il environne de tant de soins et de sollicitudes ! Cette fois, l’illustre maître ne fléchira pas. Il s’agit pour lui de trop grands intérêts. On aura beau multiplier les annonces, engager sa responsabilité vis-à-vis du public, tant d’efforts et de manœuvres échoueront, et Meyerbeer, si tant est que sa partition soit terminée, ce que plusieurs affirment et ce que nous persistons à ne pas croire, nous qui puisons nos informations à bonne source, Meyerbeer attendra, pour se dessaisir, que des temps et surtout des cantatrices plus favorables à sa musique se rencontrent. On fera bien de chercher à se pourvoir ailleurs et promptement, car nous doutons que le Freyschütz, enrichi des inspirations de M. Berlioz, fournisse une longue carrière (M. Berlioz n’a pas la main heureuse au théâtre, chacun le sait), et le Freyschütz est l’unique nouveauté qu’on prépare. À propos du chef-d’œuvre de Weber, c’était d’abord M. Massol qui devait jouer Max, puis, comme on voulait donner à la chose plus de solennité, il fut décidé que Duprez chanterait ; aujourd’hui c’est définitivement M. Marié qui répète le rôle. Qu’on s’étonne ensuite des vicissitudes qui se disputent l’Académie royale de Musique. Il y a pour lire d’avance dans le répertoire de ce théâtre un procédé bien simple et qui ne trompe jamais. Il s’agit d’aviser toujours au rebours de l’affiche. Si l’affiche annonce Don Juan, tenez qu’on jouera Guillaume Tell ; si c’est Duprez qu’on vous promet, dites-vous : J’entendrai donc M. Marié. Cependant il faut croire que le public aime à voir clair dans ses plaisirs, et que si peu compliqué qu’il soit, le calcul ne lui va guère, car il déserte la place. L’occasion est belle et semble, en vérité, faite à souhait pour invoquer le nom de Meyerbeer Toutes ces fastueuses annonces ne prouvent qu’une chose, à savoir qu’on n’a pas une idée du caractère de l’auteur des Huguenots. Meyerbeer est l’homme du succès, Meyerbeer aime le succès, jusqu’à la superstition. Dès qu’il voit seulement une étoile poindre, il accourt ; un germe d’avenir, il le découvre et met toute sa gloire à le développer ; le culte du succès est inné chez lui, c’est un instinct. Mais si d’aventure il flaire quelque part la décadence, à l’instant même il disparaît, et jamais on ne le revoit plus. Alors commencent ces divagations sans nombre, ces courses d’Ulysse à travers toutes les eaux de l’Allemagne et de la Bohême, ces pérégrinations sans fin auxquelles sa santé ne sert que de prétexte. Au fond, ce n’est pas Meyerbeer qui souffre, c’est l’Académie royale de Musique ; Meyerbeer craint la contagion, voilà tout, et se tiendra le plus loin possible, jusqu’à ce qu’elle meure ou qu’elle renaisse.


H. W.