Revue musicale/De quelques Livres sur l’Art lyrique

La bibliothèque libre.

de Leipzig forme un gros volume, où le chapitre consacré aux arts tient une bonne et large place. On écrit sur tout, à propos de tout, et le moindre incident de la vie publique devient l’objet d’une brochure ou d’un gros volume. On y étudie la vie des grands maîtres, on publie leurs œuvres, on glorifie leur mémoire et on maintient le respect des ancêtres au milieu des événemens du jour qui entraînent l’esprit humain on ne sait vers quel avenir de progrès ou d’abaissement intellectuel et moral. Les Allemands sont rarement concis ; leurs livres sont remplis de détails infiniment petits, qui absorbent l’attention du lecteur aux dépens de l’idée première qui est l’objet de leur étude. Tout dans la vie d’un homme célèbre leur paraît digne d’être transmis à la postérité, et ils chargent leurs pages de notes explicatives qui étouffent le texte et détruisent l’intérêt de l’ensemble. Ce défaut se fait particulièrement remarquer dans la Vie de Mozart, par M. Otto Jahn, l’ouvrage après tout le plus complet qu’on ait écrit sur l’auteur de Don Juan.

Puisque nous venons de nommer le chef-d’œuvre de Mozart, sur lequel il a été écrit de quoi former une bibliothèque de commentaires historiques et psychologiques, nous voulons dire un mot d’un opuscule intéressant qui a paru à Breslau sur la Mise en scène de Don Juan, d’après le libretto original de Lorenzo da Ponte. L’auteur de cet opuscule, M. de Wolzogen, est un esprit cultivé, un amateur des arts qui a longtemps habité Paris ; il a eu la bonne fortune de trouver dans la bibliothèque d’un curieux le libretto original de Don Juan qui fut publié à Prague en 1787, quelque temps avant la première représentation du chef-d’œuvre. Il suit scène par scène le poème de da Ponte, qui porte le titre de drama giocoso, et il en fait ressortir l’esprit avec beaucoup de goût et d’ingéniosité. L’opuscule de M. de Wolzogen ne peut manquer d’intéresser les nombreux admirateurs du plus parfait chef-d’œuvre de la musique dramatique.

M. de Wolzogen, qui aime le théâtre et qui comprend la bonne musique, a publié dans différens journaux politiques et littéraires de l’Allemagne des articles piquans qu’il vient de réunir en un volume sous ce titre : Théâtre et Musique. Nous y avons particulièrement remarqué le chapitre sur la décadence de l’art de chanter, qui renferme d’excellentes observations ; celui intitulé la Musique allemande en Italie, où l’on trouve des faits curieux et vrais ; enfin le chapitre sur la Musique de l’avenir, qui parut d’abord dans la Gazette d’Augsbourg en 1858. Les idées saines de M. de Wolzogen, que nous partageons entièrement, furent accueillies alors avec une légitime sympathie. M. de Wolzogen écrit avec une prestesse de style qui n’est pas une qualité commune au-delà du Rhin.

Le dernier des grands compositeurs allemands, Louis Spohr, qui est mort l’année dernière à Cassel, plein de jours et de gloire, a déjà occupé la plume des biographes, et l’un de ses élèves, M. Alexandre Malibran, a consacré à la mémoire de ce compositeur éminent quelques pages émues et touchantes. Si je ne me trompe, M. Malibran est venu, il y a cinq ou six ans, à Paris, où il a fait entendre au public une symphonie maritime de sa composition qui avait tous les inconvéniens de la musique pittoresque, lorsqu’elle n’est pas l’œuvre d’un homme de génie. M. Malibran a mieux réussi à raconter la vie de son maître, qui était un homme excellent à ce qu’il semble, plein d’aménité pour les personnes qu’il admettait dans sa familiarité. Spohr, qui a beaucoup voyagé pendant sa longue carrière de soixante-quinze ans, est venu aussi à Paris en 1819. Il n’avait pas conservé un très bon souvenir de son séjour dans la capitale de la France, et il jugeait les maîtres et les artistes de l’école française avec sévérité. Du reste, Spohr n’épargnait pas même le grand génie de Beethoven, dont il a dit n’avoir jamais pu comprendre les dernières compositions, parmi lesquelles se trouvent la Symphonie avec chœurs et plusieurs des plus beaux quatuors ! Le livre de M. Malibran, qui se lit avec intérêt, ne peut pas dispenser de connaître l’autobiographie que Spohr a laissée de lui-même, et qui se publie par livraisons en Allemagne. C’est là que Spohr a laissé les élémens d’une étude curieuse à faire sur ce grand musicien, ainsi que sur toute la nouvelle école qui s’est élevée depuis la mort de Mozart.

L’enseignement populaire de la musique en France est depuis quelques années le sujet d’un vif débat. Des méthodes nouvelles se sont produites avec beaucoup de fracas, qui ont demandé d’abord humblement d’être écoutées, d’être examinées avec calme et impartialité. Des jugemens divers ont été portés sur ces méthodes, qui ont fini par élever leurs prétentions jusqu’au système et par dire aux principes connus de l’enseignement existant : La maison m’appartient, c’est à vous d’en sortir. Ce débat contradictoire a donné lieu à un grand nombre d’écrits et de brochures que nous avons sous les yeux et qui sont signés de noms considérables dans l’art aussi bien que dans la politique. Comme toujours, les intérêts matériels et l’amour-propre des différens champions se sont introduits dans cette question de pure pédagogie et l’ont fait dévier de sa route pacifique. Nous nous sommes abstenu jusqu’ici de nous engager dans la mêlée et de prendre parti pour ou contre les réformateurs de la science officielle de l’enseignement populaire de la musique. L’art grand et noble, tel que nous l’aimons, n’ayant presque rien à démêler avec ces questions puériles de quiproquos et d’a, b, c, nous avons contemplé la lutte, non pas avec indifférence, car nous avons sur ces matières une opinion très arrêtée, mais en observateur patient qui écoute les bonnes raisons qui peuvent être dites par les uns et par les autres. En attendant que nous abordions directement cette question épineuse de l’enseignement populaire de la musique en France, nous voulons aujourd’hui recommander un petit essai qui résume avec clarté tous les faits historiques relatifs au sujet qui nous occupe.

Comme le Conservatoire de musique, comme l’École polytechnique et presque tous les grands élémens de la société moderne, l’enseignement populaire de la musique en France date de la révolution. Les quatre ou cinq cents maîtrises qui existaient avant 1789 avaient pour mission d’élever des enfans de chœur, des chantres et des maîtres de chapelle pour le service de l’église. S’il est sorti de ces conservatoires de musique religieuse quelques belles voix dont les théâtres ont profité, ce fut un bon effet du hasard, mais non pas un résultat prévu par les instituteurs des maîtrises. Ce fut M. Jomard, de l’Institut, qui importa de l’Angleterre les principes de l’enseignement de Lancastre, d’origine, française, au dire de M. Boiteau, l’auteur du petit volume dont nous parlons ; mais c’est surtout à un homme pénétré de l’esprit de la méthode anglaise, à Wilhem, que sont dus les premiers essais d’un enseignement populaire de la musique en France. Choron, notre illustre maître, qui toute sa vie s’est occupé de ce grave sujet, n’a jamais pu atteindre le but d’utilité générale et populaire que s’est proposé Wilhem. M. Boiteau raconte la vie laborieuse de Wilhem, ses efforts, ses tâtonnemens inévitables et le triomphe définitif de son mode d’enseignement, qui fut adopté dans les écoles primaires de la ville de Paris en 1826. Le gouvernement de juillet ne fut pas moins favorable à la méthode de Wilhem que ne l’avait été la restauration. En 1834, le ministre de l’instruction publique, qui était M. Guizot, décida que deux cents écoles primaires de France seraient dotées de la méthode Wilhem, et en 1838 l’université adopta officiellement cette même méthode et ordonna que le chant ferait partie des études de toutes les écoles primaires. La propagation de l’enseignement populaire de la musique selon la méthode de Wilhem survit à sa mort, qui arriva en 1842, et les grandes réunions orphéoniques, dont il fut également le créateur, propagent dans toute la France et même dans toute l’Europe le nom illustre de ce modeste instituteur du peuple.

Nous ne suivrons pas l’auteur du livre sur l’Enseignement populaire de la musique dans le récit intéressant qu’il fait des grands événemens de 1848. On vit alors la méthode de Wilhem tomber en défaveur auprès des nouveaux pouvoirs qui gouvernaient la France. Comme toujours, la politique se mêla d’une question qui lui était étrangère, et des méthodes nouvelles, plus démocratiques que ne l’était celle de Wilhem, prétendirent la supplanter dans les écoles primaires, essayant même de pénétrer jusqu’au Conservatoire. Cette plaisanterie n’a pas même fait sourire les hauts et puissans personnages qui se sont faits les protecteurs d’une méthode qui serait à la langue musicale ce que la réforme de M. Marie aurait été à la langue de Racine et de Bossuet. La lutte cependant a été longue entre la méthode de Wilhem et celle qui voulait la remplacer, lutte bruyante, acharnée, qui dure encore. La méthode de Wilhem a été affaiblie sans que les réformateurs puissent encore se vanter de l’avoir vaincue. Un troisième champion s’est glissé dans la mêlée qui, à l’aide de l’autorité supérieure, dont il possède les bonnes grâces, a fait adopter une méthode de sa façon si savante et si profonde, qu’on a été obligé de l’abandonner. M. Halévy a été chargé d’en rédiger une seconde, qui ne semble pas meilleure que la première, en sorte que l’enseignement de la musique dans les écoles communales de la ville de Paris est dans un complet désarroi depuis que les membres de l’Institut, au lieu d’écrire des opéras, font des discours et des méthodes inapplicables qui se vendent à un très grand nombre d’exemplaires. « Nous avons aujourd’hui, dit l’auteur du livre sur l’Enseignement populaire de la Musique, trois méthodes en présence où il n’y en avait qu’une. La ville de Paris avait tout fait pour établir la méthode Wilhem, elle en était fière, elle avait raille raisons pour en être satisfaite, et voilà qu’elle l’abandonne tout à coup, ainsi que l’enseignement mutuel, pour mettre en pratique le livre de M. Halévy. Tôt ou tard la ville de Paris, qui était jadis si prudente, s’apercevra qu’elle a tenté sans raison une expérience périlleuse. On doit faire le moins d’expériences qu’il est possible en matière d’enseignement. Que ceux donc qui en France pratiquent la méthode Wilhem s’y tiennent fidèlement, et que ceux qui, ayant charge d’écoles populaires, ne savent laquelle choisir se gardent bien de ne pas pratiquer celle de Wilhem. »

Les méthodes, expéditives pour apprendre toute sorte de sciences ne manquent pas du reste en France, et si la connaissance. des élémens de la musique, de l’harmonie et même de la composition ne se répand pas dans toutes les classes de la société, ce ne sera pas la faute des instituteurs qui, comme M. Halévy, se dévouent à cet ingrat labeur de l’enseignement. Nous avons précisément sous les yeux un Nouvel enseignement musical, ou Méthode pratique pour apprendre simultanément la lecture musicale, les accords et la composition. L’auteur de cet ouvrage ingénieux, M. Bernardin Rahn, n’a-t-il pas trop abusé de l’analyse et des subdivisions, et croit-il sincèrement que sa méthode pourrait être mise avec profit dans les mains d’un enfant sans la présence d’un maître qui guiderait son jeune esprit à travers le labyrinthe des définitions ? Je ne le pense pas. En général, ceux qui enseignent les élémens d’un art quelconque, particulièrement la musique, ne se préoccupent pas assez des inclinations de l’esprit des enfans, qu’il ne faut pas embarrasser avant l’heure des conséquences d’un principe posé. Le catéchisme commence par dire : Dieu a créé le ciel et la terre, sans prétendre expliquer comment cela s’est fait. Dites donc aux enfans immédiatement et absolument ce que vous avez à leur apprendre, et laissez au temps et aux leçons de chaque jour à faire le reste. La méthode ingénieuse et très scientifique de M. Bernardin Rahn prouve seulement qu’il est un excellent professeur, qu’on fera bien d’avoir recours à ses conseils et de le prendre pour guide du Nouvel enseignement qu’il vient de publier.

Le diapason légal, qui a été fixé l’année dernière par une ordonnance ministérielle, est déjà introduit à l’Opéra et au Théâtre-Italien, qui a fait sa réouverture le 2 octobre. Malgré la molle résistance des esprits routiniers et celle plus énergique des intérêts qui se trouvent lésés par cette réforme salutaire, l’application du nouveau diapason se fera dans tous les grands théâtres lyriques de l’Europe. Le gouvernement russe l’a introduit au théâtre italien de Saint-Pétersbourg. J’ai entendu dire dans le monde des artistes et des amateurs que la sonorité de l’orchestre de l’Opéra avait beaucoup perdu de son éclat depuis l’introduction du nouveau diapason. J’avoue, à ma honte, que je ne me suis pas aperçu de cet amoindrissement de la sonorité, que je trouve plutôt encore excessive, par rapport aux chanteurs qui se démènent sur la scène. L’abaissement du diapason était devenu une nécessité pour les théâtres lyriques, et en prenant l’initiative de cette réforme, l’autorité a rendu un véritable service à l’art, surtout à l’art de bien chanter. On peut lire dans un opuscule de M. Bénédit : Étude sur le diapason normal, ce que les théâtres de province ont eu à souffrir de l’extrême sonorité des orchestres qui écrasaient les pauvres chanteurs ; M. Bénédit, qui défend avec esprit dans un des principaux organes de la presse provinciale, le Sémaphore de Marseille, les saines idées de l’art, a réuni, en quelques pages vives, les meilleurs argumens en faveur du nouveau diapason, qui fera le tour du monde.


P. SCUDO.


V. DE MARS.

Sarti[1]. Lorsque l’expédition de Chine fut décidée par le gouvernement, nous reçûmes la visite de notre correspondant, qui arrivait de Rome, et que nous voyions pour la première fois. Il nous parla du long voyage qu’il allait entreprendre et du plaisir qu’il aurait à nous adresser les observations qu’il pourrait faire dans un pays aussi curieux que la Chine. En acceptant avec reconnaissance cette offre gracieuse, nous priâmes la personne qui se mettait ainsi à notre disposition de vouloir bien porter toute son attention sur la musique des Chinois. Quelques explications sont ici nécessaires.

On s’accorde à croire que la plupart des peuples de l’Orient possèdent chacun une gamme différente de celle qui nous est familière en Europe depuis la chute de l’empire romain. Les Indiens, les Arabes, les Persans, les Mongols, les Chinois admettent dans la série des sons élémentaires qui forment la base de leur tonalité des intervalles plus petits ou plus grands que ceux qui entrent dans nos deux seuls modes : majeur et mineur. Les Chinois par exemple posséderaient une gamme qui correspondrait à celle, que nous pourrions construire en partant de la note fa jusqu’au mi supérieur, et sans le si bémol, en sorte que dans cette gamme singulière, au moins, pour nos habitudes, il n’y aurait qu’un seul demi-ton, celui du troisième au quatrième degré étant supprimé.

Sans vouloir entrer aujourd’hui dans une discussion qui nous mènerait trop loin, nous nous permettons seulement de dire que nous ne sommes pas disposé à croire à l’existence pratique de ces prétendues gammes, et qu’il pourrait bien y avoir là un immense malentendu historique. Par des raisons philosophiques dont quelques-unes ont été déjà exposées ici même, nous sommes porté à croire que la théorie de l’art musical chez les peuples de l’Orient, comme chez les anciens Grecs et pendant notre moyen âge, renferme des subtilités doctrinales dont l’art vivant n’avait point à s’occuper. En un mot, nous pensons que, s’il existe réellement des chants populaires et religieux contenant des intervalles ou des accens mélodiques qui blessent nos habitudes et s’éloignent de la tonalité européenne, ce sont là des faits curieux de la sensibilité qui se perpétuent par la tradition, mais qui n’ont pas leur raison d’être dans un principe général de la nature humaine. Nous n’ignorons pas que cette manière de voir pourra fort étonner ceux de nos lecteurs qui sont au courant de la question que nous soulevons ; mais aussi, nous émettons cette opinion comme un a priori de notre esprit, sans prétendre l’appuyer par des faits contraires à ceux qui sont généralement admis par les historiens de la musique, principalement par M. Fétis.

La première chose donc que nous avons recommandée à l’attention de notre correspondant, c’est d’examiner la gamme, la tonalité surtout, de la musique des Chinois, « Ne vous occupez pas de la théorie exposée dans les livres, lui avons-nous dit, écoutez les chants populaires et les morceaux que les gens du métier pourront exécuter devant vous, et rendez-vous bien compte de la sensation physique que vous en éprouverez. Assurez-vous si les musiciens chinois ont conscience des effets qu’ils produisent, analysez ces effets, et veuillez nous dire s’ils vous paraissent appartenir à une échelle différente de notre gamme européenne. »

La lettre que nous avons reçue de Shang-haï porte la date du 28 mai 1860 ; elle ne contient encore qu’un aperçu général des mœurs du pays, des plaisirs, des fêtes et du théâtre des Chinois, sans toucher d’une manière précise aux questions que nous avons posées. Notre honorable correspondant nous promet plus tard de plus amples renseignemens. Laissons-lui un moment la parole :

«… Je ne vous parlerai de notre navigation de cinq mois que pour vous dire que dans nos différentes relâches au Cap, à Batavia, à Singapore et à Hong-kong, on lit beaucoup la Revue des Deux Mondes. La musique de chambre y est très cultivée par les Européens, parce que c’est la seule distraction qui rappelle la patrie… Je ne vous dirai rien des instrumens chinois qui sont connus en Europe et signalés par les auteurs qui ont écrit sur cet étrange pays mais les théâtres méritent une mention spéciale. Il y en a un grand nombre qui donnent des représentations en plein jour, aux abords des pagodes et sur les places publiques. On y représente des drames en beaux costumes et sans décors. Les acteurs se placent à l’ouverture des galeries de la cour, où il se fait une musique bruyante accompagnée de tam-tam qui ne plaît pas même aux indigènes. Dans les grandes villes, j’ai assisté à des représentations du soir dans de petites salles qui ressemblent un peu aux nôtres. Il n’y a pas de loges dans ces salles, mais des bancs disposés en amphithéâtre. De quatre heures de l’après-midi à minuit, on y représente ce qu’on pourrait appeler des opéras-comiques, on chante et on parle successivement, et le chant est accompagné d’un orchestre qui se tient au fond de la scène. Cet orchestre, composé d’un quatuor, lance des sons aigus et discordans sans préparation ni résolution, et qui m’ont fait penser au dernier opéra de Verdi, que j’ai entendu à Rome : il Ballo in Marchera. Les hommes chantent en voix de fausset pour imiter la voix des femmes, qui ne sont pas admises sur la scène chinoise. Les costumes sont magnifiques, un grand nombre de comparses animent la scène. Les pièces en général peuvent se comparer à notre ancien mélodrame, dont M. Pixérécourt est le Corneille. Ce sont des scènes attendrissantes, des combats, des bouffonneries, entremêlés de marches et de chant. Les décors sont dans l’enfance de l’art. De grosses enluminures couvrent le fond du théâtre ; il n’y a ni coulisses ni rideau. Sur le devant de la scène se trouve un petit autel couvert de fleurs, dédié au dieu de la folie. Vous voyez, monsieur, qu’il y a là une assez grande analogie avec le théâtre grec, avec l’autel de Bacchus et le chœur qui défilait autour. Le goût du spectacle est inné chez les Chinois. Chez tous les gens riches, il y a un petit théâtre, un assortiment de costumes et d’armes pour la scène.

« Notre armée vît au milieu des Chinois comme en France. Je me suis promené à Canton et à Shang-haï, dans l’intérieur de villes immenses, sans être inquiété ; au contraire notre uniforme est très bien vu des habitans, car nous les protégeons contre l’invasion des rebelles, qui de temps en temps viennent rançonner les habitans des villes du littoral. Une excursion dans ces rues où la foule vous coudoie et vous entraîne, au milieu de riches magasins si bien ordonnés, le silence de ce peuple qui ne s’occupe que de son industrie, tout cela produit sur vous un effet voisin du vertige. Il faut se faire porter en palanquin pour bien traverser ces rues, car les courses sont interminables dans des villes qui renferment deux millions d’habitans. Ce qu’il y a de plus curieux pour un étranger, ce sont les pagodes, les temples de Confucius et de Bouddha, les bonzeries où vivent les moines, et les charmans jardins de. plaisance, où les établissemens de thé et les restaurans sont aussi nombreux que sur les boulevards de Paris. »

En attendant, de nouveaux détails sur le sujet qui nous occupe, nous pouvons déjà tirer de cette lettre quelques données intéressantes sur ce vieux peuple rusé et corrompu qui possède une civilisation bizarre, où l’inexpérience la plus naïve, se combine avec le pédantisme d’une science toute scolastique, Ainsi, les Chinois ont un théâtre où tous les genres sont confondus dans un mélange inextricable de bouffonneries et de scènes attendrissantes, de chant, de danse, de beaux costumes et de marches triomphales et symboliques, théâtre qui a beaucoup d’analogie avec le drame romantique inventé de nos jours. Otez le génie de Shakspeare, et le canevas qu’il a rempli des types admirables de son imagination puissante et gracieuse ne s’élèvera pas au-dessus, de l’enfance de l’art dramatique et du théâtre populaire des Chinois. Il est bon aussi de savoir que le genre de l’opéra-comique, né du développement de l’ariette et du vaudeville, ce mélange très naturel de chant et de dialogue, de, mélopée et de libre parole, d’expansion lyrique et de raisonnement, qu’on croyait avoir été inventé par la France après l’Italie, remonte un peu plus haut dans l’histoire, et que les Chinois, qui ont connu la poudre et l’imprimerie avant l’Europe, n’ont point ignoré l’art de plaisanter en chantant. Il nous reste à apprendre sur quelle gamme ils chantent tout cela, Ici nous pouvons devancer un peu les informations de notre correspondant.

Sans nier même l’existence pratique des différentes gammes, des peuples de l’Orient, et en admettant les tonalités diverses qui en résultent, il resterait toujours, à expliquer d’une manière satisfaisante un tel phénomène de sonorité en le rattachant à une loi de l’histoire qui lui assignerait une place dans le développement de l’art et dans la hiérarchie de nos plaisirs esthétiques. Or ce problème, à notre avis aucun historien de la musique ne l’a encore parfaitement résolu, car il faut bien savoir que les variété des intervalles qui peuvent entrer dans la composition d’une gamme quelconque ne peut pas être infinie, et que cette variété, même est toujours renfermée dans l’octave, qui semble être l’unité primordiale de la nature, où s’agitent et sont contenus le caprice de la sensibilité physique et la puissance créatrice de l’imagination, en sorte qu’il n’est pas rigoureusement juste de dire que la musique est tout entière dans l’homme, et qu’il n’emprunte rien au monde extérieur pour créer ses chefs d’œuvre. Il lui emprunte le son, qui est une combinaison de la matière. Il reçoit de la nature l’organe merveilleux qui perçoit la sonorité, et la sonorité musicale mesurée par l’unité de l’octave, que l’homme n’a pas créée, non plus n’occupe qu’un très petit espace dans l’échelle immense des bruits de la matière. Un fait qui a été surtout mis en évidence par la sagacité de M. Fétis, c’est que l’harmonie de succession, l’harmonie attractive des sons simultanés, pour adopter l’heureuse expression de cet écrivain, n’est possible qu’avec notre gamme européenne. Voilà pourquoi M. Fétis a pu affirmer, mais, selon nous, d’une manière trop absolue, que les Grecs et les peuples de l’Orient n’ont pu connaître les effets qui résultent de la science harmonique des sons simultanés, parce que le genre d’intervalles qui entraient dans la composition de leurs tétracordes la rendaient impraticable.

Quoi qu’il en soit de ces questions épineuses, qui seront résolues le jour où les faits qui constatent la variété des échelles auront pu être mieux étudiés, nous sommes disposé à ne voir dans ces gammes multiples et bizarres que des formules mélodiques qui se transmettent par la tradition orale, des espèces de dialectes qui précèdent la formation de la langue générale, qui est notre gamme européenne. Cette langue générale une fois existante, les dialectes qui ont servi à la former disparaissent, et leurs variétés d’accens sont absorbées dans l’unité savante de l’art, c’est-à-dire que l’unité de l’octave se substitue aux différens intervalles qui la divisent chez les Arabes, les Persans, les Indiens, les Chinois. On pourrait ainsi appliquer aux différens modes que possédaient les anciens Grecs, et aux gammes accidentées des peuples de l’Orient, ces belles considérations de M. Renan, dans son Histoire des Langues sémitiques ; sur la multiplicité des dialectes primitifs avant la formation de la langue générale : « Il semble, au premier abord, que rien n’est plus naturel que de placer l’unité en tête des diversités, et de se représenter la variété dialectique comme sortie d’un type unique et primitif ; mais des doutes graves s’élèvent quand on voit les langues se morceler, avec l’état sauvage et barbare, de village en village, je dirai presque de famille en famille. Le Caucase et l’Abyssinie par exemple présentent, sur un petit espace, une immense quantité de langues entièrement distinctes. La nature et la variété des dialectes de l’Amérique frappèrent d’étonnement M. de Humboldt… Les langues qu’on peut appeler primitives sont riches, parce qu’elles sont sans limites. L’œuvre de la réflexion, loin d’ajouter à cette surabondance, sera toute négative !… »

Tel nous paraît être aussi le principe de développement historique qui explique l’existence d’une grande variété de séries sonores, de formulés mélodiques, qui peuvent entrer dans l’unité naturelle de l’octave, variété qui ne peut pas être infinie, et qui dès lors suppose une loi qui préside à la perceptibilité de l’organe auditif. Quelle est cette loi ? Ni la science, ni l’histoire ne l’ont encore bien définie. Ce qui est certain, c’est que l’harmonie des sons simultanés n’est possible qu’avec notre gamme européenne, et que la large tonalité qui résulte du contact et de la fusion de ces deux élémens fécondés par le rhythme exclut les nombreuses échelles primitives, qui ne peuvent se maintenir que sous la forme de série mélodique. C’est là le résultat des progrès de l’art et de la marche de l’esprit humain, qui en toutes choses vise à la simplification des procédés, à l’élimination des variétés, comme dit M. Renan, au profit de l’unité savante qu’exige la civilisation. C’est par la science de l’harmonie, par les artifices de la modulation, que l’art retrouve parfois le vague, l’indéfini, et la variété des tonalités primitives. Tel nous paraît être un des caractères de l’œuvre de Chopin, de Mendelssohn, et d’autres compositeurs modernes. Ces idées, que nous ne faisons qu’effleurer aujourd’hui, seront un jour l’objet d’une étude développée.


P. SCUDO.


V. DE MARS.


de frais d’imagination. Des vieilleries, de petits actes, des voix éraillées et taries, des chanteurs écloppés, de beaux décors et de grandes machines qui tiennent lieu de poésie, d’invention et souvent de musique, voilà quels paraissent être les élémens de succès qui attirent dans les salles de spectacle cette foule ahurie et frétillante dont le gros appétit ne vaudra jamais le goût éclairé des minorités choisies. Quoi qu’en disent certains discours officiels où l’on a essayé de transporter le principe de la souveraineté du nombre dans le domaine des beaux-arts et d’appliquer le suffrage universel au jugement des œuvres de l’esprit humain, il est douteux que le succès matériel des entreprises théâtrales, la popularité qui s’attache à certaines ébauches de la pensée, puissent être considérés comme des signes de supériorité et la marque d’une époque d’élection pour l’art. Si les doctrines émises récemment dans un discours prononcé à la distribution des prix du Conservatoire de musique étaient fondées, il s’ensuivrait que le théâtre des Bouffes-Parisiens, que protègent les puissances du jour et que fréquente la belle jeunesse dorée, serait la gloire du temps où nous avons le bonheur de vivre. Si satisfait qu’on soit de notre époque, je ne pense pas qu’il faille pousser l’émerveillement jusque-là.

Cependant le théâtre de l’Opéra continue avec un certain succès les représentations de la Semiramide de Rossini, traduite en français par M. Méry et remise à neuf par un grand spectacle et de magnifiques décors. Les deux cantatrices italiennes, les sœurs Marchisio, pour qui cette coûteuse translation d’un chef-d’œuvre du grand maître a été entreprise, se sont raffermies depuis leur début, qui remonte au 9 juillet dernier ; elles ont eu le temps de se familiariser un peu plus avec la langue nouvelle dans laquelle elles chantent et de manifester avec moins d’embarras les qualités originelles qui les distinguent. Les sœurs Marchisio sont de Turin, et elles appartiennent à une famille d’artistes dont le chef, leur oncle, est le correspondant de la maison Érard, de Paris. Barbara Marchisio, celle qui possède une voix de contralto, est entrée la première dans la carrière dramatique et s’est essayée pour la première fois au théâtre italien de Madrid. Sa sœur Carlotta, le soprano, qui s’était adonnée à l’étude du piano sous la direction de son frère, a suivi l’exemple de Barbara, et bientôt les deux sœurs ont paru ensemble sur un théâtre d’Italie, à San-Benedetto de Venise. C’est dans cette ville, je pense, qu’un voyageur français, M. Camille Doucet, les a entendues avec un grand plaisir. À son retour à Paris, il parla avec intérêt des deux cantatrices italiennes qui venaient de se produire tout récemment, et donna l’éveil à l’administration supérieure. Celle-ci chargea M. Dietsch, actuellement chef d’orchestre de l’Opéra, d’aller apprécier l’éclat et la grandeur des deux nouvelles étoiles. M. Dietsch écrivit que les deux sœurs Marchisio valaient leur pesant d’or, et que, depuis la réunion fabuleuse de la Malibran et de la Sontag, il n’avait pas entendu un ensemble aussi parfait que le duo du second acte de la Semiramide de Rossini chanté par les deux Piémontaises. Sur ce rapport favorable, leur engagement fut décidé, et pour ne rien diminuer de l’effet qu’on se promettait, on eut la pensée de transporter les deux cantatrices italiennes sur la scène de l’Opéra, avec la terre même sur laquelle elles avaient fleuri. C’est ainsi que vint l’idée de traduire en français et d’approprier à notre grande scène lyrique le dernier chef-d’œuvre que Rossini a composé à Venise en 1823.

Nous n’avons pas à juger la musique de Sémiramis, qui est suffisamment connue, et qui marque, comme chacun sait, dans la carrière du maître la dernière transformation qu’il ait fait subir à son génie avant d’arriver en France. Dans cette œuvre, comme dans beaucoup de partitions de Mozart, de Gluck, et dans les productions diverses de l’art, il y a des choses impérissables et des parties faibles, des inspirations d’une beauté absolue comme le sentiment qu’elles expriment, et des concessions faites au goût du temps, du pays, et aux moyens d’exécution qu’on avait sous la main. Je défie qu’on me cite une œuvre dramatique de quelque nature qu’elle soit, — depuis l’OEdipe-Roi de Sophocle jusqu’à Polyeucte, Athalie, le Misanthrope, Don Juan, Freyschütz, — où le génie créateur du poète ou du musicien n’ait pas laissé l’empreinte de l’heure fugitive où il écrivait et du coin de terre où il respirait à côté des beautés sublimes qui exciteront dans tous les siècles et chez tous les peuples civilisés la même admiration. J’ose même dire qu’il serait fâcheux que cette défaillance passagère du génie n’existât pas dans les-arts de sentiment, et que l’idéal ne fût pas la splendeur du réel, pour employer dans son vrai sens une pensée connue de Platon. Oui, j’aime que le génie touche terre en s’élevant vers le ciel, et qu’il paie son tribut à l’humaine nature en chantant l’harmonie éternelle de l’âme où Dieu a tracé ses lois de justice et d’amour.

Pour revenir à la partition de Rossini, l’introduction et le finale du premier acte, quelques passages du duo entre Sémiramis et Assur, la scène des tombeaux et le trio final, sont des beautés de premier ordre, qui n’ont rien perdu, de leur éclat, et qui seront toujours admirées tant que la véritable musique ne sera pas remplacée par le jargon lyrique des réformateurs de l’avenir. À l’Opéra, les morceaux que nous venons de citer produisent un très grand effet, et le style grandiose et lumineux qui traverse ces admirables inspirations se répercute heureusement dans de magnifiques décors. La traduction est facile et d’une fidélité littérale, l’exécution en général très soignée, aussi bien par les chœurs que par l’orchestre, à qui nous reprocherons pourtant de trop précipiter certains mouvemens ; mais ce sont les deux cantatrices italiennes, les deux sœurs, qui se ressemblent presque comme deux jumelles, qui excitent la curiosité et fixent d’abord l’attention du public. Carlotta Marchisio, celle qui représente le rôle imposant de Sémiramis, est une petite femme brune et un peu grasse, au front étroit, d’une physionomie vive et plus intelligente que belle. Manquant d’élégance et de beauté plastique, Carlotta doit son succès à une voix de soprano étendue, égale, d’un timbre brillant et doux, qui rayonne sans effort, et vous emplit l’oreille d’une sonorité modérée et charmante. Sa vocalisation est brillante et facile, et ne laisse à désirer parfois qu’un peu plus de correction dans l’enchaînement des sons et un goût moins risqué dans la composition de ses gorgheggi. Carlotta porte dans son chant une pétulance de tempérament qu’il ne faut pas confondre avec l’élan de la passion. C’est une cantatrice italienne de la vieille école, plus occupée de la qualité matérielle du son que du sentiment, plus soucieuse de la phrase musicale que de l’expression dramatique, et visant à vous charmer plus qu’à vous toucher. Dans l’introduction, Carlotta Marchisîo manque un peu de puissance, et dans l’air du second acte, — Doux rayon de l’amour, — on pourrait désirer plus de brio et d’enivrement ; mais elle chante fort bien le bel andante du duo avec Assur, — Jour d’épouvante et d’allégresse, — et d’une manière exquise et parfaite celui avec Arsace : Eh bien ! frappe ta mère !

Elle est bien secondée dans ce duo, comme dans le reste de l’ouvrage, par sa sœur Barbara, qui n’a pas été mieux traitée par la nature sous le rapport de l’ampleur des formes et de la beauté physique : elle est petite aussi, mais d’une taille mieux dessinée et d’une physionomie moins fruste. Barbara possède une voix de contralto qui n’a pas la profondeur ni la rondeur de celle de l’Alboni, mais qui est plus égale, et qui ne présente pas dans son parcours, — presque de deux octaves, — cette brusque solution de continuité, de la voix de poitrine à la voix mixte, qu’on remarque chez tous les contraltos. Elle vocalise avec autant de facilité que sa sœur le soprano, et son goût paraît plus sûr et de meilleur aloi. Elle chante avec placidité et se possède plus que sa sœur, qui est moins expérimentée comme comédienne. Dans le duo, déjà cité, entre Sémiramis et Arsace, ces deux femmes se complètent l’une l’autre, et la fusion de ces deux voix, alliées par la nature et par l’art, forme un de ces ensembles parfaits qui rappellent les plus beaux jours du Théâtre-Italien. Ce n’est pas de l’art grandiose, produisant une grande émotion dramatique ; c’est un plaisir délicat, une sensualité de l’oreille, tempérée d’une légère émotion morale, qui vous pénètre doucement dans le cœur, — per aures peptus irrigarer, — comme le dit heureusement un poète latin. On peut désirer entendre autre chose, sur la grande scène de l’Opéra, que de délicieux madrigaux comme ce duo et l’air que chante Arsace au troisième acte, en promettant de punir le meurtrier de son père ; mais une fois qu’on a accepté la donnée d’un ouvrage composé dans des conditions différentes, pour un public exclusivement musical et des virtuoses incomparables, on conçoit la possibilité d’un plaisir vocal assez intense pour vous faire oublier les lois d’une peinture plus rigoureuse des passions humaines. Tel était à peu de chose près l’opéra seria italien avant et depuis la réforme tentée par Gluck, un canevas prétendu historique, d’une contexture fort lâche, renfermant deux ou trois situations plus tendres que pathétiques, de beaux airs, des récitatifs et des duos comme celui de Sémiramis, chantés par des virtuoses tels que Pachiarotti, Mandini, Ansani, la Gabrielli, la Banti, etc. Je ne défends pas le système de l’ancien opera seria italien, mais je dis qu’il a eu sa raison d’être, puisqu’il a existé et qu’il a satisfait les goûts d’un peuple admirablement doué pour tous les arts, et que nous voyons renaître à la vie politique d’une manière miraculeuse.

Les sœurs Marchisio, qui sont avant tout des cantatrices, respectent scrupuleusement les limites et la sonorité naturelle de leur organe, et jamais elles n’en exigent des efforts qui altèrent la qualité musicale du son. Jamais elles ne crient, jamais elles n’oublient que les sentimens qu’elles expriment doivent être enveloppés d’une phrase musicale, sang laquelle on peut être tout ce qu’on voudra, excepté une cantatrice. Carlotta, le soprano, fera bien cependant de surveiller son goût et de faire un meilleur choix dans la joaillerie de ses ornemens. Nous lui conseillons par exemple de mettre de côté ces enfilades de notes staccate et pointillées qu’elle affectionne, et qui sont aussi désagréables à l’oreille que blessantes pour le sens commun, car le sens commun, qui est la logique en puissance, se glisse partout, jusque dans les caprices et dans les arabesques de la fantaisie. Barbara, le contralto, fera également un bon emploi de son temps en surveillant sa prononciation, qui est molle et vicieuse : elle rapproche ses lèvres et fait une sorte de petite moue d’où il ne s’échappe trop souvent qu’une syllabe sourde et sans vie. Nous lui conseillons de s’exercer à mieux articuler, à pincer fortement le mot, pour pouvoir le lancer au loin comme un trait sonore. Malgré ces imperfections, la Sémiramis de Rossini, interprétée par deux cantatrices aussi distinguées que les Marchisio et par M. Obin, qui chante et joue le rôle d’Assur d’une manière remarquable, n’en forme pas moins un spectacle digne de l’Opéra et de la capitale du monde civilisé.

Mme Vandenheuvel, la digne fille de M. Duprez, après quelques années de pérégrinations sur les premiers théâtres de province, a été engagée à l’Opéra pour remplacer Mlle Dussy, cantatrice distinguée, au style placide et souriant, qui a préféré le bonheur domestique au bruit de la renommée. Mme Vandenheuvel s’est produite dans le rôle de la princesse de Robert le Diable, et elle n’a pas eu de peine à montrer au public qu’elle est une cantatrice de haute lignée, sachant prendre sa place partout où elle se trouve. On peut être plus richement douée par la nature que ne l’a été Mme Vandenheuvel, posséder une voix plus fraîche et plus puissante ; mais il est difficile de chanter avec plus de goût, de correction et d’élégance que cette noble artiste.

Mlle Marie Sax, qui n’a point été bercée sur les genoux d’Apollon, car elle est sortie toute vivante d’un café chantant, a quitté le Théâtre-Lyrique, où elle a été accueillie d’abord, pour venir à l’Opéra, où sa belle et forte voix de soprano s’est essayée dans le rôle d’Alice de Robert. Mlle Marie Sax est presque l’opposé de Mme Vandenheuvel ; elle a de la voix, mais tout lui manque du côté de l’éducation, et elle ne peut guère prétendre encore qu’à passer pour une élève qui promet de devenir une cantatrice utile. À ce titre, l’administration de l’Opéra a eu raison d’engager Mlle Sax.

Un ténor qui jouit en province d’une certaine réputation, M. Wicart, a donné ce printemps quelques représentations à l’Opéra. Il a chanté le rôle d’Arnold de Guillaume Tell avec talent, surtout le duo avec Mathilde et l’incomparable trio du second acte. La voix un peu gutturale de M. Wicart est un ténor élevé, dont il se sert avec adresse. Il passe sans brusquerie de la voix de poitrine à la voix mixte, d’où il saisit les sons super-laryngiens avec vigueur et sans trop d’efforts. À tout prendre, M. Wicart est un chanteur qui n’est pas dépourvu de mérite.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, où semble régner depuis quelques mois une activité intelligente, a changé de direction. M. Roqueplan a fait place à M. Beaumont, qui a déjà donné des preuves de bon vouloir. Il était grand temps que ce théâtre chéri de la bourgeoisie française qui aime la musique, mais non à l’excès, et toujours tempérée par un dialogue vif et pressant, reçût une impulsion favorable. M. Roger y a donné quelques représentations qui ont plus excité l’enthousiasme des journaux que celui du public. M. Roger fera bien de garder pour l’Angleterre ou pour l’Allemagne les restes d’une ardeur qui s’éteint depuis dix ans. Mme Ugalde, qui ne faisait pas l’ornement du Théâtre-Lyrique, où elle est restée quatre ou cinq ans, est revenue au berceau de ses succès. Si Mme Ugalde était femme à conformer son humeur à sa fortune et se résignait à n’accepter que des rôles secondaires qui exigeraient plus de verve que de goût, plus d’esprit et d’activité scéniques que de voix, elle pourrait être encore utile à un théâtre qui a autant besoin de comédiens que de chanteurs. Quelques opérettes en un acte ont été données à l’Opéra-Comique que, pour l’honneur de la chronologie, nous voulons bien mentionner. Qui se souvient encore de l’Habit de Milord, qui a été représenté le 16 mai, paroles de MM. Sauvage et Léris, musique de M. Paul Lagarde ? Le Docteur Mirobolan, dont la première représentation a eu lieu le 28 août, est une vieille pièce d’un contemporain de Molière, Hauteroche, qui lui avait donné le titre de Crispin Médecin. Ce sont MM. Cormon et Trianon qui ont approprié cette plaisanterie un peu trop prolongée peut-être aux besoins de la musique que M. Gautier s’est chargé de composer. M. Gautier, qui a déjà écrit la musique de deux ou trois opéras en un acte, tels que Flore et Zéphir au Théâtre-Lyrique et le Mariage extravagant à l’Opéra-Comique, est un de ces compositeurs laborieusement fabriqués par le Conservatoire et couronnés par l’Institut, qui ont du talent, du métier, beaucoup d’assurance sans idées. M. Gautier me fait l’effet d’un homme gros et bien portant qui se croit plaisant, et qui débite avec assurance des lazzi d’un goût équivoque, qu’il prend pour des traits d’esprit, et peut-être pour mieux que cela. Je puis assurer à M. Gautier qu’il se trompe et qu’il rit tout seul de ses propres facéties, qui laissent le public froid. Dans toute la partition du Docteur Mirobolan, où MM. Couderc, Lemaire et Mlle Lemercier sont si drôles et si franchement comiques, je n’ai pu remarquer qu’un agréable duo entre Crispin et Dorine. L’administration de l’Opéra-Comique a dédommagé le public de toutes ces fades drôleries en reprenant, le 2 août, un charmant chef-d’œuvre de l’ancien répertoire, le Chaperon rouge de Boïeldieu. Pourquoi n’avouerais-je pas ma faiblesse ? J’aime mieux ces contes de Peau-d’Ane saupoudrés de bel esprit et de fausse naïveté, ces baillis vénérables, ces monseigneurs, ces Frontins, ces Colettes pimpantes, tout ce personnel classique du vieux théâtre de Monsigny et de Grétry, que les imbroglios prétentieux, la gaieté forcée et les élans d’une sentimentalité exagérée qui caractérisent la plupart des pièces modernes. Je ne prétends pas dire, assurément, que le libretto du Chaperon rouge, tiré d’un conte de Perrault par un faiseur habile, Théaulon, soit d’une contexture bien piquante ; mais, jouée par des artistes intelligens, cette pièce s’écoute avec plaisir, accompagnée de la musique de Boïeldieu, pleine de grâce, de sentiment et d’à-propos scénique. Le Chaperon rouge fut donné pour la première fois le 30 juin 1818 ; il était interprété dans l’origine par Martin, Ponchard, Mme Gavaudan, Boulanger et Desbrosses. Boïeldieu, qui avait alors quarante-trois ans, avait déjà composé un grand nombre d’opéras, parmi lesquels on remarque Zoraïme et Zulnare, le Calife de Bagdad, ma Tante Aurore, Jean de Paris, le Nouveau Seigneur de Village et la Fête du Village voisin. Dans tous ces ouvrages, Boïeldieu avait révélé une sensibilité exquise, un esprit fin, une imagination heureuse et un sentiment parfait des situations dramatiques dans le cadre et le style tempéré de l’Opéra-Comique. Telles sont aussi les qualités qui distinguent la partition du Chaperon rouge, qui a précédé la Dame Blanche de sept ans. Boïeldieu n’est pas un grand musicien, mais il est sérieux, laborieux, amoureux de son art, dont il s’efforce de surmonter les difficultés, et il a le don suprême de la grâce et de l’invention mélodique. Il est un peu dans l’école française, dans le cadre modeste où a brillé son aimable génie, ce que Cimarosa est dans l’école italienne, un mélange heureux de finesse et de sentiment, de gaieté tempérée, de tendresse, de sourires et de larmes, un bouquet exquis de chants et d’harmonies faciles appropriés à la situation. L’œuvre de Boïeldieu forme l’heureuse transition entre Grétry et Hérold, qui est, avec Méhul et Cherubini, la plus haute expression musicale du genre de l’opéra-comique.

La plus grande partie des morceaux du Chaperon rouge est devenue populaire. Tout le monde connaît la jolie romance Le noble éclat du diadème, — les délicieux couplets Robert disait à Claire, — l’air Anneau charmant si redoutable aux belles, — la ronde Depuis longtemps gentille Annette, — et le chœur de L’aurore naissante. Quelle est la partition moderne, je vous prie, qui renferme un si grand nombre de mélodies saillantes vivant de leur propre vie et pouvant être surprises, sans désillusion, dans le simple appareil d’un accompagnement de piano ? Oh ! nous sommes devenus trop savans pour nous contenter de ces simples et touchantes mélodies, qui ne sont bonnes que pour les admirateurs soucieux des chefs-d’œuvre du passé, le Chaperon rouge est monté aussi bien que possible avec le personnel existant à l’Opéra-Comique. Mme Faure-Lefebvre est gracieuse dans le rôle de Rose-d’Amour, et M. Montaubry, qui vient de prendre tout récemment le rôle de Rodolphe, confié d’abord à M. Crosti, y montre du talent comme chanteur et une certaine désinvolture qui n’est pas dépourvue de grâce comme comédien. Nous trouvons même que M. Montaubry a fait des progrès, et qu’il est parvenu à corriger un peu l’afféterie et le style trop léché que nous lui avons reprochés si souvent. M. Montaubry chante avec plus de naturel, et sa manière de phraser nous a paru plus large et d’un meilleur goût. Allons, que la direction nouvelle de l’Opéra-Comique persévère dans sa louable activité, et le public ne fera pas défaut à ce théâtre, aimé de la grande majorité du peuple français.

Comme tous les ans, le Théâtre-Lyrique a rouvert ses portes le 1er septembre. Il avait clos la saison précédente par quelques petits ouvrages en un acte, tels que les Valets de Gascogne, représenté le 2 juin, et dont la musique fade et incolore est d’un M. Dufresne et le libretto de M. Philippe Gilles. Le 17 juin, le même théâtre a eu le courage de donner Maître Palma, en un acte, dont la musique, assure-t-on, est l’œuvre d’une femme qui a gardé l’incognito. Nous pouvons louer au moins sa modestie. Le Théâtre-Lyrique avait fait mieux que cela en reprenant le-5 juin les Rosières, opéra-comique en trois actes de M. Théaulon, musique d’Hérold. Ce charmant ouvrage, où l’on sent déjà la main de l’auteur de Marie, de Zampa et du Pré aux Clercs, a été représenté pour la première fois le 27 janvier 1817. Hérold, qui devait mourir si jeune, hélas ! avait alors vingt-six ans.

Il était arrivé d’Italie depuis deux ans, et ne s’était encore fait connaître à Paris que par sa collaboration, avec Boïeldieu, à un opéra de circonstance, Charles de France. Il y a de très jolies choses dans la partition des Rosières, dont la pièce est fort amusante : l’ouverture d’abord, qui est clairement dessinée, et où quelques soupirs de cor, au commencement, indiquent déjà le style du Muletier ; puis viennent deux jolis morceaux pour voix de ténor, l’air de Bastien et celui du comte, Gentille rosière, la ronde que chante Florette et le quatuor qui suit, où l’on sent poindre l’instinct de modulation qu’Hérold développera plus tard. Au second acte, on remarque encore un quatuor avec chœur plein de charme, la romance d’Eugénie, Je suis sage et j’obtins la rose, qui est accompagnée avec beaucoup d’élégance ; le duo pour soprano et ténor, qui rappelle la manière de Boïeldieu, et la marche avec la scène finale, qui est un petit chef-d’œuvre. Au troisième acte, on peut signaler aussi un joli duo pour soprano et ténor qui se termine en trio, et les couplets que Mlle Girard chante avec esprit. C’est beaucoup pour un opéra en trois actes, qui n’a pas les proportions exagérées des ouvrages du jour, que d’offrir tant de morceaux agréables et piquans, revêtus d’une harmonie distinguée et d’une instrumentation claire, nourrie et déjà traversée par des modulations incidentes qui trahissent le génie d’un coloriste et d’un compositeur dramatique. L’opéra des Rosières, dont on vient de publier la partition pour piano et chant avec un soin et un goût qui font honneur à l’éditeur ainsi qu’à l’artiste, M. Léo Delibes, qui l’a arrangée, reparaîtra probablement au Théâtre-Lyrique, où il a été exécuté avec ensemble et beaucoup de succès. Nous ne croyons pas être téméraire en présumant que les Rosières seront plus profitables à l’administration du Théâtre-Lyrique que Crispin rival de son maître, comédie de Le Sage mise en opéra-comique par un chef de musique de régiment, M. Sellenik, et que l’Auberge des Ardennes, chef-d’œuvre en deux actes de MM. Michel Carré et Jules Barbier, illustré par la musique de M. Aristide Hignard ! Nous préférons à tout cela les Dragons de Villars, opéra-comique en trois actes, qu’on vient aussi de reprendre au Théâtre-Lyrique, où il a été représenté pour la première fois il y a quelques années. L’opéra des Dragons de Villars, que la province, après Paris, a accueilli avec beaucoup de faveur, est l’œuvre soignée et souvent réussie d’un compositeur de mérite, M. Aimé Maillart, qui a été récemment l’objet d’une distinction honorable que, pour notre part, nous trouvons très bien méritée. Le Théâtre-Lyrique, qui est dirigé maintenant par M. Réty, successeur de M. Carvalho, dont il veut suivre les bons erremens, nous promet une saison intéressante. Gluck ne serait pas abandonné ; on reprendrait Orphée, et on essaierait, avec le concours de Mme Viardot, Iphigénie en Aulide, ou Alceste peut-être. Qu’on ose donc faire le bien, puisque tant d’autres ne se gênent pas à faire le mal.

On a fait beaucoup de musique en Europe pendant l’horrible saison qui s’appellera l’été de l’année 1860. Dans le mois de juin, le 24, trois mille orphéonistes réunis de tous les coins de la France par M. Eugène Delaporte, l’organisateur et le chef de cette institution intéressante, se sont transportés à Londres, où ils ont été reçus par de bruyantes acclamations. Quatre séances de musique chorale ont été données au palais de Sydenham qui paraissent avoir produit un puissant effet et de très beaux résultats matériels. La musique des guides accompagnait cette multitude de chanteurs populaires : Des toasts, des discours semi-politiques, dont l’un a été prononcé par M. Paxton, membre de la chambre des communs, ont fait ressortir l’importance de cette fête paisible de l’art, qui pourrait être considérée comme un nouveau gage de l’alliance nécessaire des deux grandes nations de l’Occident. À Bâle, à Mulhouse, à Poitiers, dans plusieurs villes de l’Allemagne et des bords du Rhin, il y a eu aussi des fêtes, des chants, des réunions musicales de toute nature, A Bade, ce rendez-vous de la fashion de l’Europe, on a fait, comme toujours, beaucoup de musique. M. Gounod y a même composé expressément un opéra sous le titre de la Colombe, qui a été accueilli assez froidement, et ne semble pas avoir répondu à l’attente du public d’élite qui en a eu les prémices. Il était cependant chanté par M. Roger, Mme Carvalho et Mlle Faivre.

Nous voudrions bien pouvoir tirer une conclusion de l’ensemble des faits réunis dans cette chronique, et cette conclusion, nous croyons la trouver dans un phénomène curieux sur lequel nous désirons attirer l’attention du lecteur. N’est-il pas singulier qu’au moment où l’esprit de nationalité semble se réveiller de toutes parts, au moment où chaque peuple aspire à revendiquer le droit de vivre conformément aux lois de son génie et aux tendances de sa tradition, nous voyions se produire dans l’économie des théâtres lyriques de l’Europe des combinaisons étranges qui semblent en opposition directe avec la marche de l’esprit politique ? Ainsi, pendant que l’Opéra de Paris est desservi depuis une dizaine d’années par des cantatrices italiennes, comme l’Alboni, Mmes Tedesco, Borghi-Mamo et les Marchisio, qui savent à peine la langue du peuple délicat qu’elles doivent charmer, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre et la Russie sont remplies de chanteurs français qui se font passer et qu’on accepte pour des virtuoses italiens. Pendant que M. Roger chante en allemand à la grande satisfaction, assure-t-on, du public de Hambourg et de Vienne, l’Opéra de Paris fait venir un ténor de Dresde, M. Niemann, pour créer le premier rôle dans un opéra très allemand, d’un mérite contesté, le Tannhauser de M. Richard Wagner, qu’on traduit expressément pour charmer les loisirs de ce bon peuple français qui croit avoir encore quelque chose de l’esprit gaulois. Le Théâtre-Italien de Paris, dirigé par un Espagnol, et qui est rempli de Bas-Bretons et d’Auvergnats habillés à la mode de Naples et de Florence, nous donnera probablement cet hiver l’agréable opérette de Martha chantée par Mlle Battu, qui est aussi Italienne que la musique de M. de Flottow, pendant que les Marchisio chanteront à l’Opéra les inspirations de quelque prince de la confédération germanique. M. Faure, de l’Opéra-Comique, Mlle Poinsot, qui a longtemps chanté faux à l’Opéra, Mme Castellane, qui n’a jamais chanté juste, une foule de petites élèves du Conservatoire couronnées par M. Auber s’en vont par le monde, sous des noms supposés, vendre au poids de l’or leurs voix aigrelettes qu’elles font passer pour des voix italiennes, comme on vend aux Américains et aux cosaques du Don du vin de Champagne fabriqué à Francfort ! Mais le comble de toutes ces transmutations, c’est ce qui vient de se passer sur le grand théâtre de l’Opéra de Berlin. Mme Carvalho, une Française s’il en fut jamais, a chanté en italien le rôle de Rosine du Barbier de Séville de Rossini, avec des partenaires qui lui répondaient en allemand ! Cela s’est vu et entendu dans la capitale de la Prusse, le centre intellectuel de l’Allemagne, où fut représenté, il y a trente-neuf ans, le Freyschütz, cette immortelle protestation du génie national contre la domination exclusive de l’art étranger.

La conclusion à tirer de ces faits singuliers, c’est qu’ils semblent l’indice d’un vaste remuement des esprits et des intérêts, l’indice d’une confusion ou d’une fusion, comme on voudra, des propriétés originelles des choses, des langues et des styles. On dirait que l’art des nuances, expression savante et délicate des variétés de la nature, qui s’est formé lentement sous la tutelle des minorités aristocratiques, tend à disparaître pour faire place à je ne sais quel goût cosmopolite, à un panthéisme de la pensée, à un partage universel dépourvu d’accent et de distinction, instrument émancipateur de la démocratie et, comme tel, apprécié du philosophe et de l’homme d’état. Mais le poète, mais l’artiste et le critique qui se complaisent dans les nuances infinies de l’âme, dans les manifestations diverses de l’imagination, peuvent-ils voir sans tristesse cette altération de plus en plus grande des propriétés originelles des peuples, des genres et des génies, pour je ne sais quel pathos démocratique qui va se formant sous la pression des majorités triomphantes ? Si c’est là le bel avenir que nous promettent les discours officiels où Aristote a été traité d’imbécile, je demande qu’on me reconduise aux carrières, et qu’on me condamne à cet art factice des minorités blasées dont se contentaient le siècle de Louis XIV, celui de Gluck et de Mozart.


P. SCUDO.


Un Dernier Mot sur l’Emancipation des Serfs en Russie, par M. N. Tourguenef ; 1 vol., Paris, Franck.

La grave question de l’émancipation des serfs occupe depuis quelque temps tous les esprits en Russie. Une vie tout entière consacrée à cette cause autorisait M. N. Tourguenef, l’auteur de la Russie et les Russes, à présenter un plan pour l’exécution de cette grande réforme sociale. Tout le monde est d’accord sur l’urgence et la nécessité de l’émancipation ; s’il y a des opinions dissidentes, elles ont honte de se formuler ouvertement, et l’esprit d’opposition s’est réfugié dans l’examen des nombreuses questions de détail que soulève l’application du projet que l’empereur Alexandre II a pris noblement sous son patronage. Indépendamment des difficultés que soulève l’opposition indirecte d’une partie de la noblesse russe, il en est de très sérieuses dont les partisans les plus chaleureux de l’émancipation cherchent la solution, jusqu’ici sans trop de succès.

La publication de M. Tourguenef expose avec une grande lucidité les élémens de ce difficile problème : résumant tout ce qui a été écrit sur ce sujet, l’auteur montre qu’il reste deux systèmes d’émancipation en présence, l’un qu’il nomme le système de la grande concession, l’autre le système de la petite concession. Expliquons ces termes : en émancipant le paysan russe, il faut de toute nécessité lui donner en propriété une partie de la terre. Le


  1. Revue du 1er janvier, 15 août 1854, 1er et 15 août 1855, 15 avril et 1er juin 1856.