Revue musicale - ''Roland à Roncevaux'', de M. Mermet

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Revue musicale - Roland à Roncevaux, de M. Mermet
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 996-1006).
REVUE MUSICALE

ROLAND A RONCEVAUX, de M. MERMET

Lorsqu’un ingénieux et savant écrivain publiait ici même autrefois ses remarquables études sur la chevalerie[1], il ne se doutait guère que, parmi tant de trésors littéraires, ces pages fécondes contenaient aussi tout un grand opéra. Depuis le jour où M. Ampère semait le germe jusqu’au jour de l’épanouissement, plus d’un quart de siècle s’est écoulé; vingt-six ans pour mener à terme une partition, c’est presque ce qu’il faut à Dieu pour faire un chêne! À cette époque, il advint que M. Mermet cherchait un sujet : quel musicien, du plus grand au plus infime, n’en est là, quœrens quem devoret? Un moment son esprit à tendances épiques s’arrêta aux Niebelungen, qui plus tard devaient fixer M. Richard Wagner; mais bientôt le sujet, par son horreur, l’effraya. Il voulait un rôle de femme, de la passion, de la tendresse, et dans cette grandeur ne rencontrait que barbarie. Il lisait donc, compulsait les manuscrits de la Bibliothèque, prenait des notes, mais sans avancer. Tout en sachant ce qu’il voulait, il ne trouvait pas. Que faire? S’adresser aux maîtres du genre, leur demander un poème selon son goût? M. Mermet ne l’eût osé; contre l’excès d’une pareille démarche, la conscience de sa profonde obscurité le défendait. D’ailleurs, si modeste qu’il fût, ce musicien se sentait de force, le cas échéant, à se tailler lui-même sa besogne. Il y a chez M. Mermet un bon fonds littéraire, une sorte de carrure intellectuelle qu’on remarquera chez presque tous les hommes qui se rattachent plus spécialement à la tradition directe de Gluck. L’étude d’Ampère, paraissant sur ces entrefaites, fut le trait de lumière. Pour cette imagination possédée des souvenirs d’Armide, quelle évocation subite! quel délire! Roncevaux, Roland, la belle Aude, et Durandal la vivante épée, et Olifant le cor d’ivoire! Le poème d’abord, la musique ensuite : un rêve inénarrable,

Rêve de Table-Ronde et de chevalerie,


dont il fallut pourtant se réveiller un beau matin pour s’en aller courir les directeurs de spectacle! Ici la situation se compliquait, attendu qu’aux yeux de ce monde peu avenant des théâtres M. Mermet ne possédait pas même l’avantage, bien ordinaire cependant, d’être un simple inconnu. Chose triste à dire, le candidat avait débuté et mal débuté. Personne aujourd’hui ne se souvient du Roi David, partition éphémère dont un caprice de Mme Stoltz fit et défit la destinée. Il n’en est pas moins vrai que la mauvaise fortune de cet ouvrage devait longtemps peser sur l’auteur. Au théâtre, les premières impressions ne s’effacent guère, surtout quand elles sont fâcheuses, car alors la malveillance ne néglige point de les exploiter. Tout en faisant preuve dans le Roi David de certaines velléités dramatiques, M. Mermet avait laissé voir une grande inexpérience instrumentale. C’en était assez pour qu’on lui refusât à jamais le droit d’assembler un orchestre. Des études implacables auxquelles il s’était livré, de ses efforts, de ses progrès, on ne voulait pas tenir compte, et Roland, qui mourut à Roncevaux, vivait à Paris battant l’estrade.

On ferait un poème avec l’histoire de cette partition. Pour en arriver là où nous la voyons aujourd’hui, que de tribulations! quelle odyssée! Attendre, se morfondre, heurter à coups redoublés à toutes les portes, les voir un instant s’entr’ouvrir, puis aussitôt se refermer inexorablement, c’est l’ordinaire de presque tous ceux qui commencent; mais je doute que jamais homme, poète ou musicien, ait plus bravement que M. Mermet tenu tête à ces incroyables vicissitudes de l’existence d’artiste. À ce compte, il faudrait déjà le vanter pour son courage et son imperturbable entêtement; disons aussi que l’entreprise était singulière, et qu’il n’arrive pas tous les jours qu’on aborde facilement une grande scène lyrique avec une partition en quatre actes dont on a soi-même écrit le poème. Aux temps où régnaient les maîtres, où d’année en année d’illustres ouvrages se succédaient à l’Opéra, l’événement auquel nous venons d’assister n’eût pas été possible, et c’est au moins une consolation dont le public aurait mauvaise grâce à ne se point payer. Même des situations les plus fâcheuses peuvent naître certains avantages, et si nous devons chercher l’une des causes de la mise à la scène de Roland, à Roncevaux dans la détresse absolue d’un répertoire qui depuis trois ans, chose inouïe! ne s’était pas renouvelé, félicitons-nous pour cette fois de la circonstance, mais à la condition qu’on n’en abusera pas, car le vrai mérite pourrait bien ne pas se trouver là tous les jours à point nommé pour aider les imprévoyans et les inhabiles à sortir d’embarras. — J’ai parlé de l’intrépide persistance de M. Mermet. Pendant quinze ans. cette attitude ne s’est pas un seul instant démentie : honnête, calme, résolue, implacable en sa modération. J’en ai connu de plus fougueux, de plus rétifs, qui s’élancent à l’assaut de la forteresse au risque de se rompre le cou; M. Mermet procédait d’autre sorte : on le voyait froidement tracer ses circonvallations, reconnaître la place, l’entourer d’ouvrages avancés, puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’abandonner et s’en aller porter son siège ailleurs. Au reste, ni colères ni jactances; dans son tempérament, rien d’échevelé, rien qui trahît l’apostolat. M. Mermet ne fut jamais l’homme d’une idée, d’un système; c’est l’homme d’une partition. Il avait fait Roland à Roncevaux, et s’était juré à lui-même de ne pas mourir sans avoir vu représenter son œuvre. De là ces efforts que nul mauvais vouloir ne rebutait, ces démarches dont nul obstacle ne déconcertait la régularité méthodique. Rompue d’un côté, vite la négociation se renouait d’un autre, pour ne pas mieux réussir, il est vrai, mais sans que cette nature tenace et débonnaire se laissât infliger la colère ni le découragement. Vers la fin cependant, quelque ironie se faisait jour; l’auteur, tant de fois déçu dans ses espérances les plus chères, tant de fois molesté, se défiait, et quand un directeur de spectacle, le rencontrant, lui venait parler de monter Roland, M. Mermet haussait les épaules et poussait même l’irrévérence jusqu’à rire au nez du personnage; mais ce n’étaient là que boutades et feux de paille. Avec la réflexion, la conviction bientôt revenait; avec la conviction, le courage et la force; puis l’acharné lutteur se prenait de nouveau à rouler vers quelque cime inaccessible le rocher de Sisyphe de cette partition, qui, toujours soulevé, lui retombait toujours sur les épaules. D’autres ont des amours, des passions, des intérêts de famille et de fortune; lui ne connaissait au monde que Roland : c’était le passé, c’était le présent et l’avenir. Il en souffrait, il en pleurait, mais il en vivait. On ne sait pas ce que pour un tel homme peut contenir d’ivresses ce tonneau des Danaïdes qu’on appelle une partition. Vous y jetez vos larmes, vos misères, vos désespoirs de chaque jour, et tout cela remonte à votre esprit, à vos oreilles, en fulgurantes harmonies. Que de mécomptes oubliés, de douleurs, même physiques, vaincues avec un air qu’on ajoute à Roland, un morceau d’ensemble qu’on orchestre! Tâche incessante, dont c’est l’irrésistible attrait que jamais elle ne s’achève! On y revient comme à sa chimère, on refait ce qu’on a déjà fait, et en attendant la vie se passe, les douleurs s’usent, les plaies se ferment, car le travail a cela de bon, que, même dans le vide, il faudrait encore l’exercer. Dût-il ne rien produire, il fait oublier.

Cependant les amis de M. Mermet tenaient la campagne; Roland peu à peu gagnait du terrain. Un honnête homme, quand il a du mérite, finit toujours par trouver des gens qui l’aident. Cette ressource ne devait point manquer à M. Mermet, et ce n’est pas un médiocre honneur pour l’auteur de Roland à Roncevaux d’avoir su, par l’estime et la sympathie que personnellement il vous inspire, attacher à sa fortune musicale toute une légion de beaux esprits dont le concours ne s’est plus démenti. Non que ce témoignage tînt beaucoup du prosélytisme; ce n’était point une secte proclamant son chef, mais tout simplement un groupe d’hommes éclairés se donnant pour mission d’appeler l’attention du public sur l’ouvrage d’un musicien qui leur semblait n’être pas de ceux qu’on doive indéfiniment laisser à l’écart. — Un moment le Théâtre-Lyrique parut vouloir s’accommoder de l’affaire : la pièce convenait, la musique aussi. Tant de vicissitudes allaient donc enfin avoir leur terme. Chacun se le disait, quand tout à coup le vent tourna; les Troyens de M. Berlioz venaient de se montrer à l’horizon, et l’enthousiasme ondoyant du directeur du théâtre, sans se refroidir, changeait d’objet. Aux ailes d’oiseau du heaume féodal de Roland dont on l’avait vu coiffé pendant une quinzaine, il préférait désormais la crinière de cheval du casque d’Énée : des casques et des couleurs, il ne faut point disputer. Qui reçut le coup en pleine poitrine? Ce fut M. Mermet; il rentra chez lui sans se plaindre, enfouit sa partition dans une malle, et dit à ses amis: « N’en parlons plus! » Un soir, vers cette époque, je le rencontrai aux alentours de l’Opéra. — Et Roland? m’écriai-je. — Roland, me répondit-il d’un air consterné, il est mort! puis soudain, se reprenant et comme dans un accès d’hallucination douloureuse, «mais pas si mort, qu’il ne revienne. Je m’étais juré de n’y plus penser, et pour me tenir parole je l’avais enterré dans un vieux coffre sous des hardes; mais, bah! le trépassé a fait des siennes! Cette nuit, comme je rentrais pour me coucher, j’ai trouvé mon appartement illuminé a giorno et debout devant la cheminée, devinez qui? Roland! oui, Roland dans sa grande armure qui m’attendait pour me chanter ma partition. Puis à la file sont venus les autres personnages : Alde et Saïda, l’archevêque Turpin, l’émir de Saragosse, le traître Ganelon, toute la fantasmagorie, et la danse a commencé ! une fière musique, allez! une exécution atout enlever; c’était splendide ! » Certains hommes sont des voyans, et telle divagation nocturne, produit du découragement et de la souffrance, contient mainte fois le premier mot d’une énigme dont ils ne connaîtront que plus tard le secret. En assistant à l’Opéra, l’autre soir, à la première représentation de Roland à Roncevaux, l’idée nous revenait de cette scène d’ironie et d’amertume, et le succès nous charmait d’autant plus que nous avions depuis des années suivi de plus près l’auteur à travers ses inexorables tribulations. On nous eût dit alors que ce fameux rêve de gloire entrevu dans une nuit d’angoisse et de désespoir se réaliserait un jour dans toute sa magnificence, qu’une telle assertion nous eût trouvé fort incrédule. Il est vrai que l’homme jamais ne s’avise de tout. Sous cette partition, dont on se contentait de recommander la musique, se cachait un élément de fortune auquel il semble que les plus intéressés n’avaient pas un instant songé. Une œuvre que remplit le nom de Charlemagne ne saurait dans un temps comme le nôtre rester en chemin, et tôt ou tard le grand souffle qui l’anime et lui sert de véhicule l’eût, de gré ou de force, poussée à l’accomplissement de ses destinées.

Le poème et la musique de Roland à Roncevaux sont de la même main. Je ne crois pas qu’un pareil essai, réussît-il, doive faire loi. La musique dramatique prend et transforme. C’est un art essentiellement objectif pour parler comme les Allemands, très complexe, et auquel, en dehors des grandes passions qui le font vivre, il faut encore toute sorte d’accidens variés, d’effets pittoresques, de motifs qui sont du ressort de la mise en scène. Ce n’est point en vain qu’on a dit de tout temps qu’un musicien s’inspire de son sujet. Or ce sujet, pour être fécond, pour donner tout ce qu’il renferme, a besoin de traverser plus d’une épreuve. Qu’on le choisisse, qu’on le commande, passe encore; mais vouloir soi-même l’écrire, c’est une prétention maladroite. On n’est d’ailleurs jamais poète et musicien à titre égal, et le cas se présenterait-il, on devrait toujours se défier. Vous vous connaissez vous-même mieux que personne, dites-vous, c’est possible ; vous vous taillez la besogne en conséquence, je l’admets volontiers; mais à force d’abonder dans le sens de vos qualités, vous faites de ces qualités des défauts. Au lieu de se retremper à des sources nouvelles, d’y puiser des élémens de force et d’originalité, votre inspiration se consume à ne vivre que de son propre fonds. Qui sait tout ce que la collaboration d’un Scribe apportait au musicien de fécond, d’imprévu, tout ce que son expérience du théâtre créait au maître d’incidens variés, de ressources? Ce n’est pas lui qui jamais eût laissé son compositeur verser du côté de ses qualités. Du plus loin qu’il apercevait le danger, il y courait, le conjurait. Dans un opéra, ne l’oublions point, tout est spécial, à commencer par les vers. Ici le rhythme tient la première place. Or M. Mermet ne me paraît pas s’être assez préoccupé de cette condition essentielle de la poétique du drame musical. Son vers, d’ailleurs martelé, manque de souplesse. Il a des éperons, je lui voudrais parfois des ailes. C’est pour la musique un si heureux hasard que cette rencontre d’une strophe ingénieusement rhythmée. Interrogez les maîtres, ils vous répondront qu’en somme le style des paroles leur importe peu, et que la coupe du morceau, bien autrement que le style dont il est écrit, va déterminer chez eux l’inspiration. C’est là, j’en conviens, une théorie médiocrement littéraire, et que les esprits cultivés repoussent avec dédain : mais au théâtre il faut inévitablement accepter certaines servitudes. «Hugo ne puis. Scribe ne daigne!» tout musicien assez bel esprit pour vouloir se fabriquer à lui-même une pièce commencera, soyez-en sûr, par s’appliquer cette variante de la devise des Rohan. Condescendre aux platitudes du style courant, jamais on ne s’y résignerait, et comme d’autre part il y a dans cet art d’agencer des rimes de merveilleux secrets que la vocation et l’étude livrent seuls, comme on n’est soi-même poète que jusqu’à l’alexandrin, il arrive qu’on s’est mis de gaîté de cœur dans la nécessité de renoncer pour la musique à toutes les bonnes fortunes de la prosodie. J’entends reprocher à la partition de M. Mermet des défauts d’uniformité qui ne viennent que de son poème et de la coupe admirative de ses morceaux. Il n’en est point de la phrase musicale comme de la phrase poétique : plus vous donnez d’ampleur à celle-ci, plus celle-là sera nécessairement écourtée, plus elle devra, pour rendre le texte, recourir à d’intermittentes modulations. Le récitatif plus ou moins déguisé se montre trop souvent. Vous êtes en pleine passion quand tout à coup l’élan s’arrête, et la mélopée intervient de la plus indiscrète façon, tout cela, je persiste à le soutenir, par la faute du vers, dont la contexture résiste, au lieu de s’y prêter, au développement de la phraséologie musicale. Prenons par exemple le trio du troisième acte, un excellent morceau, bien posé, bien conduit, et qui pour la distribution des parties rappelle le trio de Robert le Diable. Dès les premières mesures, le ton s’affirme et s’élève: aux objurgations de l’archevêque, à ce cri d’amour éploré de la jeune femme, aux déchiremens de Roland, succède le chant de Durandal, grave, profond, solennel ; puis tout à coup le drame, ainsi musicalement engagé, tourne au récitatif, et cet intervalle de déclamation vient inopinément couper court à l’intérêt de la scène, qui ne reprend son autorité dramatique qu’avec le motif de la péroraison, idée large, pathétique, mais dont une strophe trop chargée de paroles gêne évidemment l’essor.

Ce troisième acte était vivement attendu. Dès les répétitions générales, on l’avait signalé comme la partie dominante de l’ouvrage, si bien que l’intérêt qui d’avance s’y attachait a dû nuire quelque peu à l’effet des deux premiers, où se rencontrent pourtant de vraies beautés. Je citerai dans le premier le début d’un air de femme très agréablement dit par Mme Gueymard, l’entrée de l’archevêque et surtout l’invocation aux Pyrénées, mélodie ample et vigoureuse, proposée d’abord à pleine voix par le ténor et reprise avec grand éclat par l’ensemble. — Au second acte, nous sommes chez l’émir de Saragosse. La belle Alde, que Roland dispute au traître Ganelon, se retrouve là sans qu’on s’explique trop comment ni pourquoi. Le libretto nous dit bien que c’est pour se soustraire aux barbares traitemens du chevalier félon, dont elle ne veut pas pour son époux. J’avoue que cette raison ne me satisfait pas. Une princesse chrétienne mêlée librement à toute une théorie de sultanes et tant bien que mal s’accommodant de cette vie de harem, j’estime que la chose au temps de l’empereur Charlemagne ne se voyait guère, et vous comprendrez avec moi tout à l’heure que Roland, rencontrant sa noble dame en pareil lieu, s’étonne d’abord, puis tout aussitôt demande qu’on le rassure. Il est vrai que ce harem de l’émir ressemble beaucoup au sérail de Bajazet : tout le monde y entre, même les chevaux. Voici maintenant venir le perfide Ganelon, qui, dans sa cotte de mailles d’or, accompagné d’un porte-gonfanon, nous annonce l’arrivée du neveu de l’empereur, en attendant que Roland à son tour nous annonce l’approche de l’empereur en personne. C’est entre ces deux avertissemens à son de trompe que le ballet se trouve placé.

Il est de règle que, dans tout opéra bien ordonné, le ballet ait sa part. Inventer des pas nouveaux, disposer des groupes, trouver à toute cette chorégraphie, plaisir des yeux, des raisons d’être, d’intéressans motifs de mise en scène, cet art charmant eut jadis aussi ses maîtres, lesquels, à en juger par ce que nous voyons aujourd’hui, sembleraient avoir emporté leur secret. Sans remonter aux nonnes de Robert le Diable aux patineurs du Prophète, qui ne se souvient de ce pas tout récent des amours de Diane dans Pierre de Médicis, gracieux intermède où la Ferraris excellait? Pour ce qui regarde le ballet de Roland à Roncevaux, je conseille aux amateurs du genre de laisser à la porte leurs souvenirs et leurs prétentions. C’est d’un ordinaire et d’un naïf à déconcerter les chorégraphes de la place du Châtelet. Les preux de Charlemagne viennent informer l’émir de Saragosse que, s’il ne consent à recevoir le baptême, sa ville sera rasée, et l’honnête émir profite de cette occasion pour leur donner des jeux. Immédiatement on dresse un dais dans un coin du théâtre; le Bédouin, entouré de sa cour, s’avance avec pompe, s’assied entre sa fille Saïda et ce traître de Ganelon, puis tout aussitôt les danses d’aller leur train. On le voit, comme idée, c’est primitif; nous retournons aux plus beaux jours de la Caravane du Caire :

Prenez part à la fête
Que j’ai fait préparer!


Dirai-je qu’ici l’exécution vaut l’idée? A quoi bon contrister de jeunes et modestes talens qu’il faudrait au contraire encourager, s’ils se produisaient à leur vraie place? C’est une aimable danseuse de second ordre que Mlle Fonta, jamais ni Mlle Fioretti, ni Mlle Montaubry, ni Mlle Baratte, ne dépareront un bon ensemble; mais faire ainsi résolument sortir du corps de ballet de pareils noms pour les étaler superbement, il y a là une prétention au moins singulière, et nous ne pensons pas que le public de l’Opéra permette qu’on abandonne à de simples coryphées l’avant-scène d’un théâtre où depuis vingt ans il a vu passer les Taglioni, les Elssler, les Carlotta Grisi, les Rosati, les Ferraris. Qu’on ne nous dise pas que les étoiles manquent, car il n’en est point des danseuses comme des ténors. Je ne parle pas de notre école française, aujourd’hui hélas! si stérile; mais l’Italie possède encore d’excellens sujets et Saint-Pétersbourg en forme d’admirables. On avait la Mouravief, on ne l’a plus; on avait Mme Zina Mérante, qui seule, au milieu du désarroi général, semblait avoir gardé le secret du grand style : on l’a laissée partir. Tout le monde connaît la combinaison, le système : les sujets coûtent cher, passons-nous d’eux; plus de troupe, mais seulement par occasion des étoiles filantes : Mme Petitpas pour une saison, la Mouravief au cachet! Il est évident qu’à de pareils arrangemens l’économie doit finir par trouver son compte. Reste à se demander si l’économie a des droits à faire valoir en un tel chapitre, et si un théâtre qui s’appelle l’Académie impériale, un théâtre auquel on affecte d’attribuer l’importance d’une institution nationale, peut être administré comme une scène ordinaire. Nous ne le pensons pas, et nous citerions au besoin ces paroles de l’empereur Napoléon Ier au sujet de l’Opéra : «Jetez l’argent par les fenêtres, si vous voulez qu’il rentre par la porte. »

Mais revenons à la musique, elle en vaut la peine. Le chœur de femmes par lequel débute le second acte, le couplet si voluptueusement mélancolique de Saïda dans cette introduction, le duo entre Roland et Alde, sont des inspirations d’un charme exquis et sur lesquelles je glisse rapidement pour arriver au morceau capital qui termine cette partie de l’ouvrage. Je veux parler du chœur des Sarrasins : Roncevaux, vallon triste et sombre! Ganelon a juré la mort de Roland; le traître vendu à l’émir et complotant avec lui l’extermination de ses frères d’armes signale à tous ces mécréans le lieu funèbre où doivent tomber les victimes : c’est Roncevaux, la vallée sombre, et le chœur de répéter le verset du félon avec un accent dont la terreur vous rappelle involontairement certaines psalmodies liturgiques. C’est d’une épouvante à donner le frisson, d’une énergie, d’une âpreté fatidiques. On sent que les Francs sont condamnés, et que ce chant de Roncevaux est leur chant de mort. À ce moment, Roland, sur son palefroi, passe au fond de la scène, emmenant la belle Aide, qui chevauche à son côté, et suivi des riches tributs qu’il vient de lever sur cette race de païens dont la soumission n’est qu’un piège. Soudain le chœur se tait, puis reprend, et tandis que le fier vainqueur s’éloigne dans sa gloire et dans son amour, cette phrase sinistre continue à gronder sourdement à vos oreilles comme un faux bourdon. Musique, drame, mise en scène, tout vous émeut; il y a là vraiment un tableau de grand opéra.

Ce finale de funeste augure a son écho dans les quelques mesures qui précèdent le lever du rideau du troisième acte. Impossible d’être plus vite et mieux introduit dans les profondeurs du tragique vallon. Nous sommes à Roncevaux, et, même avant d’avoir vu se dresser les pics gigantesques, nous le reconnaissons au seul rappel de cette phrase, qui, je le répète, porte en elle tout le pressentiment de la catastrophe. Un pâtre, appuyé sur son bâton ferré, soupire une églogue assez monotone qui ne vaut pas la chanson du chevrier dans Sapho puis il s’éloigne en annonçant le retour des Francs, et tout aussitôt des hauteurs environnantes descendent les preux de Charlemagne. Il va sans dire que l’orchestre leur fait bonne fête. Sonnez, clairons; grondez, ophicléides et trombones : à ces hommes de fer il faut du cuivre. À ce chœur très fier d’allure et d’un mouvement bien senti succède une farandole. « Des jeunes filles portent sur la tête des provisions qu’elles viennent offrir aux soldats. » A la bonne heure, respirons un peu. On chante, on danse, on disparaît dans la montagne, et la mélodieuse traînée laisse après elle je ne sais quelle atmosphère rafraîchissante dont la salle un moment se délecte entre deux orages. A vrai dire, l’illusion ne dure guère. Nous rêvions à Tempé, c’est à Roncevaux que nous sommes. Voici Roland, qu’un morne pressentiment obsède et qui vient confesser à l’archevêque Turpin un amour que le ciel réprouve. Il faut insister sur cette scène, car elle est fort belle. A la solennelle exhortation du prêtre, le héros répond par le récit d’un songe pendant lequel un ange lui est apparu. C’est à ce miracle que Roland doit la possession de Durandal, l’épée invincible qui ne saurait conserver sa vertu qu’à la condition d’avoir à défendre un cœur capable jusqu’à la fin de défier l’amour. Or Roland a trahi sa promesse, car il aime Aide et il en est aimé. Ce récit a de la grandeur, du pathétique; j’y trouve d’heureux effets dans l’instrumentation : l’opposition des harpes et des trombones, par exemple, au moment où l’ange disparaît, et vers les dernières mesures une reprise de l’orchestre éclatant en mineur sur cette phrase de Roland :

L’amour est le plus fort, il me tient enchaîné.

J’ai dit ce que je pense du trio, où la mélopée joue évidemment un trop grand rôle. A bien prendre, ce n’est point là un trio; c’est une scène de récitatif qu’entrecoupe le chant de Durandal, repris en par l’archevêque, et que termine une strophe lyrique d’un accent douloureux et passionné. — Cependant les Sarrasins arrivent par milliers, les Francs vont être écrasés sous le nombre. En vain Olivier, en vain Gui de Gascogne et les trois Renaud somment Roland d’appeler Charlemagne au secours de cette poignée d’hommes; Roland refuse, et plutôt que de sonner Olifant pour cette horde de païens, il tire du fourreau Durandal et pousse un cri de guerre qui, répété par la masse des chœurs, soutenu par toutes les batteries de l’orchestre, remplit la salle d’une explosion irrésistible. C’est ce vive l’empereur! qui fera la fortune de l’ouvrage. Chose étrange, voilà une partition qui, malgré son réel mérite, serait peut-être restée à terre, et que l’aile d’un couplet flamboyant porte aux étoiles! Les meilleurs morceaux passent inaperçus. Les bonnes intentions qui pavent cette musique, à peine si quelques esprits curieux daignent s’en informer! Mais attendez que le pas redoublé s’annonce, aussitôt les loges de s’émouvoir, le parterre de trépigner. Jamais le fameux chœur de Charles VI n’excita plus de délire. Trois fois le motif revient : ce n’est point assez. Quand la toile s’est baissée, on veut l’entendre encore, et le rideau se relève, et M. Gueymard, d’une voix que nul effort ne brise, le lance au-devant des bravos qui l’acclament! N’a-t-on pas déjà été à propos de ce finale jusqu’à le comparer à la bénédiction des poignards dans les Huguenots? Cela fait sourire; toutefois soyons juste et tâchons de ne rien exagérer. On vous dira : « C’est de la musique de janissaires! Otez à ce morceau les chœurs et l’orchestre de l’Opéra, ôtez la situation, les costumes, le mouvement de la mise en scène, que restera-t-il? Un chœur d’orphéon, un pas redoublé de bande militaire. » C’est possible; mais doit-on raisonner de la sorte, et n’y a-t-il point quelque injustice à vouloir juger de la musique de ce genre en dehors de son milieu théâtral? Autant vaudrait dire à un décorateur: « Voilà une toile de fond qui fait merveille; mais essayez un peu de lui ôter la rampe, tâchez de venir nous exposer cette peinture à la lumière du Louvre, entre un Raphaël et un Léonard, et vous verrez quel beau torchis cela deviendra! » Contre un pareil système de critique, Verdi tout le premier ne tiendrait pas une minute. Prenons les choses pour ce qu’on nous les donne, et quand Roland et ses paladins vont en guerre, ne reprochons point à la musique qui sonne la charge d’être cuirassée. C’est un splendide coryphée que M. Gueymard, un vrai ténor de combat et de champ d’honneur, qui, tant que l’action se prolonge, lutte sans se rendre et sans mourir. Au-dessus de la terrible mêlée des chœurs et de l’orchestre, sa voix monte et plane héroïquement. Vous l’entendez toujours, vous la suivez comme une épée, comme un panache! La légende prétend que Roland, à force de vouloir souffler dans son cor d’ivoire, se rompit les veines du cou. M. Gueymard accomplit bien d’autres prouesses. Il chante dans cet acte le récitatif du songe, le trio, ce finale tout entier, qu’encore on lui fait redire, et nul accident, grâce à Dieu, n’est à déplorer, et sa robuste organisation suffit à ce travail d’Hercule. M. Gueymard n’est pas seulement la voix de ce rôle, il en est l’homme. Sa haute stature, sa physionomie, se prêtaient d’avance au costume. Je regrette pourtant que l’expression de la tête réponde si peu à l’idée qu’on se fait du personnage. Pourquoi ces cheveux coupés court, cette moustache et cette barbiche de sous-officier? Voilà qui me gâte mon héros : ce n’est plus Roland, c’est un zouave de l’empereur Charlemagne.

Je ne quitterai pas cette partition sans dire un mot d’un effet très neuf et très original qui se trouve à l’entrée du quatrième acte. Il s’agit du cor Olifant. Le musicien avait à faire sonner l’instrument fabuleux. Roland, au moment d’expirer, porte à ses lèvres le cor d’ivoire, et la voix éplorée qui s’en exhale a des accens d’un autre monde. M. Mermet a compris qu’un simple instrument de l’orchestre ici ne suffisait point, et c’est à une intelligente combinaison des bassons et de l’ophicléide qu’il a demandé cette sonorité d’une mélancolie, d’une désolation vraiment légendaires. Du reste, cette curieuse ressource qu’on peut tirer des notes suraiguës de l’ophicléide pour produire un effet de lamentation avait été déjà indiquée par M. Berlioz dans son traité d’instrumentation. Que M. Mermet ait profité de la leçon ou que tout simplement l’idée lui soit venue, il n’y a qu’à le féliciter du résultat. Félicitons-le surtout de son succès, qui, en dégageant le passé, prépare l’avenir.

Aujourd’hui plus que jamais, l’auteur de Roland à Roncevaux doit savoir ce qui lui manque, et l’expérience qu’il vient de traverser ne sera point perdue. Pour les bons esprits, qui ne se laissent ni décourager par d’injustes dédains, ni étourdir par l’indiscret ramage des enthousiasmes immodérés, le succès a ses enseignemens : il fait qu’on se connaît, qu’on se critique, et nous donne, avec le sentiment de notre propre valeur, comme un surcroît d’admiration pour ces maîtres auxquels il faut d’autant plus revenir qu’on a désormais acquis le droit de parler au public. L’illustre chef de l’école française actuelle me disait un jour, comme je le complimentais à propos de la reprise de la Muette : « Pensez-vous donc vraiment que cela tienne encore? » Et il ajoutait avec cette fine pointe de scepticisme qui semble donner un agrément de plus à son esprit : « Quant à moi, j’en doute un peu. J’avais perdu de vue cette musique, que j’ai retrouvée aux répétitions, à près de quarante ans de distance; eh bien! vous me croirez si vous voulez,... ce n’est pas ça! » Lorsque l’ingénieux auteur de tant d’œuvres charmantes parle de la sorte, qui oserait se prévaloir définitivement du succès d’une soirée? M. Mermet vient de se faire connaître par un coup d’éclat, il s’agit maintenant pour lui de s’affirmer : au théâtre, pas plus qu’ailleurs, les bonnes intentions ne suffisent. C’est beaucoup de chanter, ce n’est point tout. L’idée mélodique, fût-elle toujours neuve et originale, ne saurait se passer des ressources d’un art qui la varie, la développe, la conduit avec amour et curiosité à travers mille transformations, et dans la chrysalide va chercher le papillon pour l’amener à la vie, à la lumière. Le bienheureux temps des sonnets sans défaut, qui valent seuls de longs poèmes, n’existe plus. Des sonnets! aujourd’hui tout le monde en sait faire, en poésie aussi bien qu’en musique, et s’il y avait à s’étonner, ce serait à propos d’un sonnet qui ne serait point sans défaut, tant cet art de la contexture a divulgué désormais ses moindres secrets! Je ne veux pas qu’une partition me livre dès l’abord tout ce qu’elle contient de beautés, de richesses. Il y a en poésie comme en musique des chefs-d’œuvre de clarté qui sont en même temps des merveilles de science : un sonnet de Pétrarque par exemple, un simple opéra-comique d’Auber! On saisit l’intention du maître, mais en s’y complaisant on y revient pour la mieux sentir, la mieux goûter, car cette clarté a des profondeurs où l’œil s’attarde, cette limpidité, comme le diamant, a ses facettes. Voilà ce qui, selon moi, manque à l’ouvrage de M. Mermet. Ce n’est certes point la partition du premier venu que ce Roland à Roncevaux; je dis plus, parmi les musiciens français qui écrivent aujourd’hui pour l’Opéra, je n’en connais point qui soit capable d’un pareil souffle. A ces rhythmes puissans qu’il sait trouver, à cette forte intelligence qu’il possède de la situation dramatique, il faut que M. Mermet s’efforce d’appliquer les ressources du style. Ne pas abuser incessamment de la pédale, chercher curieusement dans le grand ensemble instrumental des groupes sur lesquels se concentre l’intérêt, particulariser au lieu de toujours généraliser l’orchestre, art profond, souverain, qu’on doit acquérir à tout prix quand on l’ignore, car si l’inspiration fait le succès, c’est cet art seul qui fait les maîtres.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez la Revue du 1er et 15 février 1838.