Revue musicale - 14 février 1895

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Revue musicale - 14 février 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 943-946).


REVUE MUSICALE


Théâtre de l'Opéra : La Montagne Noire, drame lyrique en 4 actes ; paroles
et musique de Mme  Augusta Holmès.



Il y a des précédens au cas de Mme  Augusta Holmès, et tous ces précédens sont fâcheux. Il semble que la composition musicale, j'entends la grande composition, ne soit décidément pas besogne féminine. Les femmes ont été souvent en musique de grandes interprètes ; jamais jusqu'ici de grandes créatrices. On peut citer, quand on a de l'érudition, ou qu'on a parcouru seulement les annales de l'Académie de musique, on peut citer quelques auteurs féminins d'opéras tous également infortunés. C'est d'abord, au xviie siècle, une dame de La Guerre, qui avait commencé par être claveciniste de Mme  de Montespan. Elle mit en musique un Céphale et Procris, de Duché, qui fut représenté, non sans insuccès, en 1694. Au commencement du siècle suivant, une demoiselle Barbier écrivait, en collaboration avec un abbé, les poèmes des Fêtes de l’Été, du Jugement de Pâris et des Plaisirs de la campagne. Après cette Mbrettiste, voici des musiciennes encore : Mlle  Duval, dont un ballet en quatre actes et un prologue, les Génies, eut neuf représentations (1736) ; Mlle  Villard de Beaumesnil, avec Tibulle et Délie ou les Saturnales (1784) ; Mme  Devismes, avec Praxitèle ou la Ceinture, joué quatorze fois en 1800. Enfin, le 14 novembre 1836, l'Opéra donnait la Esmeralda, poème de Victor Hugo, musique de Mlle  Louise Bertin. L'œuvre tomba. Elle tomba même de haut, étant donné l'attente, l'espoir que devaient avoir éveillé maintes strophes du grand poète saluant Muse et presque Déesse sa jeune collaboratrice. Quelquefois, lui écrivait Hugo,


Quelquefois, quand l'esprit vous presse et vous réclame.
Une musique en feu s'échappe de votre âme,
               Musique aux chants vainqueurs.
Au souffle pur, plus doux que l'aile des zéphires,
Qui palpite et qui fait vibrer comme des lyres
                Les fibres de nos cœurs.


Voilà comment la poésie chantait le talent de Mlle  Berlin. Et voici comment l'analysa la critique ; critique indulgente et critique de l'époque, s'il en faut croire le style de ce curieux morceau. On lit dans le Dictionnaire biographique de Fétis : « Mlle  Berlin puisa de bonne heure le goût des arts dans sa famille, où les peintres, les musiciens et les gens de lettres les plus célèbres venaient avec plaisir, parce qu'ils y étaient reçus avec cordialité. La peinture fixa d'abord son attention ; mais ne considérant l'art que dans ses résultats, elle ne voulut commencer à l'apprendre qu'en faisant un tableau, et pour la première leçon on fut obligé de lui donner une toile et des pinceaux. Cette méthode lui réussit. Mais bientôt son penchant pour la peinture fut effacé par un goût passionné pour la musique. Elle Jouait du piano et possédait une voix de contralto pleine d'énergie… Elle brûlait du désir d'écrire un opéra ; mais il n'entrait pas dans sa tournure d'esprit de commencer pour cela par apprendre l'harmonie ni le contrepoint ; il fallait lui enseigner à écrire des airs, des morceaux d'ensemble et des ouvertures, comme on lui avait montré à faire des tableaux. Mlle  Berlin écrivait ses idées, qui insensiblement prenaient la forme des morceaux qu'elle voulait faire ; l'harmonie se régularisait de la même manière, et l'instrumentation, d'abord essayée d'instinct et remplie de formes insolites, finissait par rendre la pensée du jeune compositeur. En procédant ainsi il se trouva qu'un jour un opéra en trois actes, dont le sujet était Guy Mannering, était achevé. Quelques amis se réunirent autour du piano et essayèrent cette production née d'une manière si singulière ; ils y trouvèrent ce qui y était en effet : de l'originalité, qui dégénérait quelquefois en bizarrerie, mais surtout un sentiment énergique des situations dramatiques qu'il était surprenant de trouver dans une femme. »

Représenté sur un théâtre de salon, dans l'intimité, Guy Mannering obtint un succès d'estime, ou plutôt d'amitié, qui décida de la vocation de Mlle  Berlin. Elle écrivit encore avec Scribe un certain Loup-Garou. « Mais quoiqu'il y eût là, poursuit Fétis, plus d'habitude de faire (sic) que dans Guy Mannering, il y avait moins d'effet dans la musique, parce que le genre de la pièce n'avait aucune analogie avec la manière de sentir du compositeur. Mlle  Berlin se retrouva bien plus dans le cercle de ses idées quand elle entreprit d’écrire pour le Théâtre-Italien un opéra de Faust, où toute l’énergie de son âme put s’exhaler à l’aise… Mlle Bertin n’a pas reculé devant une entreprise plus grande et plus difficile encore. » — Cette entreprise dernière était la composition d’Esmeralda. On sait quel en fut le succès.

Cette page de critique semble fournir sur la nature artistique non seulement de Mlle Bertin, mais peut-être de son émule actuelle, des indications, ou tout au moins des inductions précieuses. Chez Mme Holmès comme chez sa devancière, ce qu’avant tout on a jusqu’ici vanté, n’est-ce pas justement l’énergie, et comme on dit avec importance : « un tempérament », ou encore « une nature ». Quand les femmes ont du talent, il plaît à notre orgueil d’hommes qu’elles n’en aient qu’à notre manière. Or parmi les quelques musiciennes qu’on cite aujourd’hui, Mme Holmès est sans doute et de beaucoup la plus masculine. Elle écrivit à la gloire de la République et de la dernière Exposition certaine Ode triomphale, qu’un homme, plusieurs peut-être, n’auraient jamais faite plus virile. Ce n’est pas tout, et par d’autres traits encore, l’auteur de la Montagne Noire ressemble à celui, ou à celle d’Esmeralda. Elle aussi joue du piano, dit-on, et très bien. Elle possède également, on l’assure, une voix pleine d’énergie et c’est, paraît-il, merveille de l’ouïr. Hélas ! elle a brûlé aussi d’écrire un opéra et j’ai grand’peur que dans sa tournure d’esprit (pour parler comme Fétis) il ne soit pas entré de commencer par apprendre l’harmonie ni le contrepoint. Elle a sans doute écrit ses idées, mais ses idées n’ont pas pris insensiblement, comme celles de l’heureuse Mlle Bertin, la forme des morceaux qu’elle voulait faire ; l’harmonie, plus rebelle, ne s’est pas régularisée, et l’instrumentation est demeurée ce qu’elle était d’abord : essayée d’instinct et remplie de formes insolites.

Deux fois muse, Mme Holmès chante ses propres vers ; paroles et musique, son œuvre n’est que sienne. En voici le sujet. Aslar et Mirko, deux compagnons de guerre, s’étaient liés, suivant, dit-on, une coutume locale, par un serment d’honneur commun et de fraternel patriotisme. Une femme survint, une Turque, une belle ennemie, Yamina, et pour la suivre Mirko fut traître à son serment, à son frère d’armes, à sa fiancée, à sa patrie. Une première fois l’héroïque Aslar réussit à ramener le faible Mirko. Mais ayant échoué dans une seconde et suprême tentative, il tua son ami pour le sauver de la honte, et, sur le cadavre, lui-même se frappa.

Il n’est pas seulement charitable, il est juste de relever dans la partition de Mme Holmes une page qui n’est point méprisable : c’est une espèce d’Orientale, soupirée au second acte par Yamina se souvenant de son pays. J’en aime la mélodie aux notes graves et lourdes de langueur, les harmonies un peu maladives et l’accompagnement où tombent et retombent sans cesse de clairs arpèges de flûtes. Cela est excellent, et puis, et surtout cela marque nettement l’un des deux aspects ou des deux pôles entre lesquels oscilla toujours, comme l’âme de Mirko son héros, le talent de Mme Holmès.

Oui, le talent, car il y en eut, avant la Montagne Noire, dans Irlande, et dans les Argonautes, et dans les mélodies charmantes, belles quelquefois, que cette main de femme écrivit, plus prudente alors et plus heureuse. La note que donne la cantilène de Yamina, c’est la note voluptueuse, pâmée, celle des Ivresses, ou de ces fameuses Griffes d’Or, dont le titre seul est comme un programme de frénésie et de délire. C’est la note encore d’un Hymne à Éros qui restera parmi les meilleurs chants de Mme Holmès, étant l’un des plus passionnés et des plus contenus à la fois. L’autre note, à l’autre extrémité de la lyre, c’est la note innocente, presque enfantine, et pieuse avec naïveté : celle du gracieux Noël : Trois anges sont venus ce soir. Et volontiers j’oublierai la Montagne Noire, je l’ai déjà même oubliée pour ces deux derniers lieder. Il y a quelques années, je les entendis chanter par un grand artiste. C’était à Barcelone, pendant les fêtes d’une exposition. La ville espagnole était en liesse : on y respirait le printemps et la joie. Il me souvient qu’un soir, un soir de mai, soir de ce jour où j’avais entendu l’une et l’autre mélodie par les rues où fourmillait la foule, une procession passa. Tout le monde aussitôt se mit à genoux. Devant le prêtre qui portait Dieu, des enfans psalmodiaient et jetaient des fleurs. Puis le cortège s’éloigna et disparut. Le silence se fit avec la soUtude. La nuit tomba, la nuit d’Espagne, tiède et caressante. Alors Éros et Noël, le chant pieux et le chant d’amour, me revinrent ensemble, et tous deux se mêlèrent étrangement dans mon souvenir, comme se mêlaient dans l’ombre le parfum de l’encens et celui des roses.

Camille Bellaigue.